Hermine Gilquin/L

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E. Fasquelle (p. 251-258).
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L


À la première heure, maître Philipon se présentait, accompagné du juge de paix, d’un huissier et d’un troisième personnage.

— Monsieur Jarry, voici M. le juge de paix qui vient apposer les scellés pour permettre l’inventaire de la ferme, et voici M. l’huissier et M. le gardien des scellés et des biens à liquider… Mais auparavant, je dois vous lire le testament de Mme Jarry, née Hermine Gilquin.

La colère sauvage envahit l’âme de Jarry, mais il se contint devant les hommes de la loi, si sûrs d’eux-mêmes, le notaire, vieux et ferme, le regard acéré derrière ses lunettes d’or, le juge de paix, l’huissier, solides, paisibles, vêtus de noir comme le notaire.

Me Philipon ajouta :

— J’ai appris la mort de Mme Jarry presque aussitôt que je recevais son testament… Puis-je saluer ce qui reste d’elle ?

On lui ouvrait le passage. Il monta, regarda longuement la femme dont le silence lui disait tant de choses, s’inclina :

— Pauvre enfant ! — dit le vieux homme, prévenu trop tard et devinant trop tard.

Et tout de suite, le tabellion, essuyant ses lunettes un peu embuées, signifia de sa voix d’étude, de sa voix grave :

— Monsieur Jarry, je désire vous lire ici même, devant témoins (tout le monde était monté), le testament d’Hermine Gilquin, femme Jarry… C’est ainsi qu’il est signé, écrit tout entier de sa main, daté du 31 décembre, et parfaitement en règle. Je dois tout vous lire.

Il débuta ainsi :


« Au moment de disparaître, et pour me séparer de toutes choses, je commence mon testament par mes adieux à la vie :


« Je remercie le hasard, toutes les circonstances, bonnes ou mauvaises, qui m’ont fait assister au spectacle de la vie.

» Malgré les douleurs que j’y ai rencontrées, je suis fière de m’être assise au banquet de l’humanité.

» Adieu donc au Soleil, père de la vie.

» Adieu à la Terre, mère de la vie.

» Adieu à la Lune, énigme de ma jeunesse.

» Adieu aux Étoiles, regards de l’espace.

» Adieu aux Nuages, fugitifs comme la vie.

» Adieu aux Forêts, oasis de la vie.

» Adieu aux Champs, nourriciers de la vie.

» Adieu aux Saisons, féerie magnifique de la vie.

» Adieu à l’Océan, miroir des cieux.

» Adieu aux Animaux, serviteurs de la vie.

» Adieu à la Jeunesse, espoir de la vie.

» Adieu à la Vieillesse, science de la vie.

» Adieu à l’Amour, fleur de la vie.

» Adieu à l’Amitié, compagne de la vie.

» Adieu aux Méchants, ignorants de la vie.

» Adieu à la Bonté, douceur de la vie.

» Adieu aux Joies, ombres passagères de la vie.

» Adieu aux Douleurs, conséquences de la vie.

» Adieu aux Malheureux, parias de la vie.

» Adieu à tout ce que je ne reverrai plus.

» Salut à la Mort, récompense de la vie.

» Je ne suis plus rien, mais j’ai été. »


Maître Philipon s’arrêta. François Jarry crut qu’il avait terminé, et son visage massif et bestial exprima la plus basse satisfaction. C’était là, cette ritournelle de litanies, ce que cette folle appelait son testament ! Il faillit crier cela tout haut malgré la présence d’Hermine, de sa forme raidie, de son visage énigmatique.

— Je continue, — dit le notaire.

Tout le monde se regarda.

Maître Philipon reprit sa lecture :


« Je pardonne à tout le monde, à tous ceux qui m’ont raillée et insultée, à tous ceux qui m’ont méconnue, à tous ceux qui m’ont trahie. Je pardonne à la petite Zélie son vilain espionnage. »


La petite Zélie devint rouge, regarda ses souliers, se cacha derrière les servantes.

Maître Philipon, après un coup d’œil :


« Je ne pardonne pas à François Jarry. C’est un méchant homme qui a été mon bourreau, qui m’a martyrisée et séquestrée. »


Le bourreau essaya de ricaner, mais son ricanement s’arrêta devant le froid et implacable visage d’Hermine, cependant que le notaire lui portait le coup final :


« Je lègue tout ce qui me revient de mes biens à la commune où je suis née, pour qu’elle construise une école pour les enfants, un asile pour les pauvres, qu’elle serve une rente viagère de trois cents francs à la vieille Olympe, du village de La Roche, une autre rente viagère de trois cents francs à Agathe, qui m’a donné les derniers soins, et qu’elle place mille francs, dont le capital et les intérêts seront remis à la petite Zélie, au jour de sa majorité.

» Je désire être enterrée dans mon jardin : c’est la seule condition que je fasse pour la donation de mes biens.

» Je suis bien mal de corps, mais saine d’esprit en écrivant ces lignes, que je confie à l’honneur de maître Philipon, pour qu’il assure mes dernières volontés.

» Fait dans ma maison, le 31 décembre 19… Signé : Hermine Gilquin, femme Jarry. »


Il y eut après cette lecture un silence formidable. Puis cette parole tomba sèchement :

— Nous allons procéder à la pose des scellés.

François Jarry flageolait sur ses jambes.

— Que va-t-il se passer ? — demanda-t-il en bégayant au notaire.

— Vous désirez le savoir, monsieur Jarry. Les biens seront vendus… Votre part vous sera naturellement comptée.

— Ma part !… ma part !… Mais le reste ?…

— Serez-vous assez riche pour l’acheter ?… Il y aura de la concurrence, je vous en avertis.

Et le notaire asséna à Jarry cette dernière phrase :

— D’ailleurs, je suis obligé de communiquer le testament de Mme Jarry au Procureur de la République. Il contient une accusation sur laquelle vous aurez à vous expliquer… et qui sera appuyée de témoignages, j’ai quelques raisons de le croire !