Hermine Gilquin/XVI

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E. Fasquelle (p. 69-72).
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XVI


Un jour, Hermine sortait du logis pour gagner la campagne où elle trouvait un apaisement à regarder le ciel, la terre et la mer, où elle respirait librement à l’écart des bêtes humaines qui la tourmentaient. Comme elle passait le long de la grange, ses regards montèrent vers le grenier.

C’était là que le petit Jean s’était pendu pour elle. C’était lui qui avait donné le signal des malheurs d’Hermine. Elle n’était jamais montée à ce grenier, devenu un endroit maudit depuis le jour tragique. Elle s’arrêta, songeant à cette catastrophe. Puis elle voulut voir la place lugubre où avait commencé à se jouer sa destinée. Une échelle était appliquée à la muraille. Elle monta doucement, s’arrêtant à chaque échelon pour reprendre haleine. Lorsqu’elle fut au faîte et qu’elle entra, son cœur battait violemment, elle était pâle et froide.

Dans une solive du plafond, un clou était fixé, où s’accrochait une grande poulie servant à soulever les bottes de paille et de foin. C’était de ce clou que Jean s’était servi pour quitter la vie. Hermine s’assit sur le foin, se perdit au vague de sa songerie.

Elle pensa, pour la première fois, que, si elle avait épousé Jean, elle ne serait pas dans l’état affreux où elle se trouvait. C’était un bon ouvrier, et un brave et gentil garçon. Elle ne se souvenait pas de lui, mais elle le créa soudain avec précision, le devina tel qu’il était, et le pleura. Ses larmes silencieuses devinrent des sanglots convulsifs, et elle se sentit l’âme soulagée. Quand elle redescendit, encore tremblante de son émotion, elle n’était plus la même. Une pensée nouvelle était entrée dans sa vie.

Désormais, elle s’ennuya moins. La nature lui parut moins triste, la vie moins désespérée. Elle avait trouvé un but à ses rêveries, une occupation à son cœur désœuvré : faire revivre en elle celui qui était mort pour elle, pleurer sa disparition, chérir son souvenir.

Peu à peu, cette illusion de son esprit devint la réalité de son existence. Son être intérieur se transforma. Elle, qui n’avait jamais aimé, sentit tout à coup son cœur battre d’amour. Elle aima un être pur et mystérieux, — un mort !

Souvent, presque chaque jour, elle remonta au funèbre grenier, animé maintenant pour elle de tous les aspects du sort qui aurait pu être le sien. Son imagination refaisait sa vie. Elle épousait Jean, ils avaient de beaux et charmants enfants. La ferme restait semblable à ce qu’elle était du temps de son cher père, et même elle se développait, devenait le décor du bonheur d’une famille. Le domaine, riche et prospère, offrait le déroulement continu, régulier, de la beauté des travaux et des saisons, avec les parures variées des champs, l’heureuse vie des animaux bien traités, la surveillance d’un doux maître, la bonté d’une mère inquiète et prévenante. Oh ! oui, c’était là le bonheur, et cela ressemblait aux contes dont on avait bercé son enfance. Pourquoi la vie était-elle venue tuer ce beau rêve ?