Hermiston, le juge-pendeur/Chapitre 2

La bibliothèque libre.
Fontemoing (p. 43-58).


CHAPITRE II

Père et fils


Mylord juge était connu de beaucoup de monde ; la personnalité d’Adam Weir ne l’était peut-être de personne. Il n’avait rien à expliquer, rien à dissimuler, il se suffisait entièrement et silencieusement à lui-même ; et ce côté de notre nature qui se montre (trop souvent avec un éclat trompeur) pour conquérir la gloire ou l’amour, semblait lui faire défaut. Il ne tentait pas d’être aimé, il ne se souciait pas de l’être ; il est probable que même la pensée lui en était étrangère. Il fut un avocat admiré, un juge tout à fait impopulaire ; et il regardait de haut ceux qui lui étaient inférieurs dans l’une ou l’autre situation, avocats de moins de poigne ou juges moins détestés. Dans le reste de ses journées ou de ses actions, aucune autre trace de vanité n’apparaissait ; et il traversait la vie comme insensible à ce qui l’environnait, d’un mouvement mécanique qui avait quelque chose d’auguste.

Il voyait peu son fils. Dans ses petites maladies de l’enfance, il demandait de ses nouvelles et lui faisait une visite chaque jour, entrait dans la chambre d’un air à la fois facétieux et terrifiant, faisait négligemment quelques plaisanteries, et sortait précipitamment, au grand soulagement du malade. Un jour, une vacance de la Cour tombant très à propos, Mylord prit sa voiture et conduisit lui-même l’enfant à Hermiston, le lieu habituel de ses convalescences. Il est à croire qu’il avait été plus inquiet que d’habitude, car ce voyage resta toujours dans le souvenir d’Archie comme une chose extraordinaire, son père lui ayant raconté du commencement à la fin, et avec beaucoup de détails, trois assassinats authentiques. Archie suivit les cours que suivaient en général les autres enfants d’Edimburg, l’école supérieure et le collège, et Hermiston le surveillait, mais de très loin, affectant à peine de s’intéresser à ses progrès. Pourtant, chaque jour, après dîner, il le faisait venir, lui donnait des noix et un verre de porto, le regardait d’un air sardonique et le questionnait ironiquement :

— Eh bien, monsieur, qu’avez-vous traduit dans votre livre aujourd’hui, débutait Mylord, puis il lui posait des questions embarrassantes en un latin juridique tout à fait indéchiffrable pour un enfant à peine entré dans Cornélius Népos, dans Papinius et dans Paul.

Mais papa ne se souvenait que de celui-ci. Il n’était pas sévère pour le petit écolier, ayant acquis un grand fond de patience à la barre et il n’éprouvait aucune peine à dissimuler ou à exprimer son désappointement.

— Eh bien, vous avez encore une longue route à faire, observait-il en bâillant, et, comme si Archie était absent, il retombait dans ses propres pensées jusqu’au moment de leur séparation ; alors Mylord prenait la bouteille et son verre, et se retirait dans une chambre du fond de la maison, donnant sur les prairies, pour y étudier ses dossiers jusqu’à une heure avancée de la nuit.

Il n’y avait pas d’homme plus « complet » à la Cour, sa mémoire était merveilleuse, bien qu’exclusivement légale ; s’il y avait à donner une consultation ex-tempore, personne ne la donnait mieux ; toutefois, personne non plus ne s’y préparait avec plus d’ardeur. Sans doute, lorsqu’il passait ainsi ses soirées, ou qu’il était assis à table oubliant la présence de son fils, goûtait-il au fond de lui-même des plaisirs abstraits. Se consacrer entièrement à un travail intellectuel, c’est bien remplir sa vie, et ce n’est peut-être que dans l’étude des lois ou des hautes mathématiques, que ce don de soi-même peut se produire, car ces sciences se suffisent à elles-mêmes sans réaction et procurent continuellement à ceux qui les cultivent une calme et suffisante récompense.

Le travail ardu de son père formait autour d’Archie la meilleure atmosphère qui pût contribuer à son éducation. Sans doute, cette vie de travail ne l’attirait pas, elle le rebutait et le comprimait plutôt. Mais pourtant, c’était toujours dans l’existence de l’enfant, inaperçu comme le tic-tac d’une horloge, un idéal aride et un stimulant sans saveur offert à son imitation.

Mais Hermiston n’était pas seulement un travailleur austère. C’était aussi un solide buveur ; il pouvait rester à boire jusqu’à l’aube et passer directement de la table à son banc de juge, la main ferme et le regard net. Après la troisième bouteille, le plébéien qui était en lui se montrait plus librement : sa parole basse et lourde, sa gaieté bruyante et commune devenaient de plus en plus grossières et vulgaires ; il était moins terrible et infiniment plus répugnant. Or, l’enfant avait hérité de sa mère, Jeanne Rutherford, une délicatesse craintive s’alliant assez mal avec sa violence virtuelle. Dans les jeux avec ses jeunes compagnons, il répondait par un coup à une expression grossière ; à table avec son père (quand le moment fut venu de partager ses beuveries) il devenait pâle et souffrait en silence. Parmi les hôtes qu’il y rencontrait, un seul ne lui était pas intolérable, c’était David Keith Carnegie, Lord Glenalmond. Lord Glenalmond était grand et maigre, avec des traits allongés et de longues mains fines. On le comparait souvent à la statue de Forbes de Culloden qui se trouvait au Parlement, et bien qu’il eût passé la soixantaine, ses yeux bleus avaient encore le feu de la jeunesse. Son extrême dissemblance d’avec les autres compagnons d’Hermiston, son extérieur d’artiste et d’aristocrate échoué parmi ces gens grossiers, tout cela attira l’attention de l’enfant ; et comme l’intérêt et la curiosité sont les choses du monde dont on est le plus vite et le plus sûrement récompensé, Lord Glenalmond fut attiré vers l’enfant.

— Ainsi, voilà votre fils, Hermiston ? demanda-t-il un jour en mettant la main sur l’épaule d’Archie. Il devient grand garçon.

— Hout, dit le gracieux papa, il ressemble à sa mère, — je n’ose pas dire à une oie.

Mais l’étranger retint l’enfant, lui parla, le fit parler, trouva en lui du goût pour les lettres et une belle âme ardente, modeste et juvénile ; il l’encouragea à venir le voir tout simplement, le samedi soir, dans la salle à manger froide et solitaire où il restait à lire dans l’isolement d’un célibataire vieilli, mais habitué à une certaine élégance. La douceur et la grâce du vieux juge, la délicatesse de ses goûts, de ses pensées, de ses paroles, parlaient à Archie le langage de son propre cœur. Il conçut l’ambition de lui ressembler, et quand le jour vint pour lui de choisir une profession, ce fut pour imiter Lord Glenalmond, et non Lord Hermiston, qu’il choisit le barreau : Hermiston voyait cette amitié avec une secrète fierté, mais il ne montrait au dehors qu’un mépris intransigeant. Il ne perdait pas une occasion d’humilier les deux amis par des paroles sèches et brutales, et ce n’était pas difficile, à vrai dire, car ni l’un ni l’autre n’avait la répartie prompte. Il n’avait que mépris pour la cohue des poètes, peintres, musiciens, et leurs admirateurs, la race bâtarde des amateurs. Continuellement ces mots étaient sur ses lèvres :

— Signor violonisto, oh ! pour l’amour de Dieu, plus de ces signors.

— Vous êtes de grands amis, mon père et vous, n’est-ce pas ? demanda une fois Archie.

— Il n’y a personne que je respecte plus que votre père, Archie, répondit Lord Glenalmond. C’est un homme de valeur pour deux raisons : il est grand juriste et loyal comme le jour.

— Vous êtes si différent de lui, dit Archie, fixant son vieil ami avec des yeux semblables à ceux d’un amoureux regardant sa maîtresse.

— Oui vraiment, dit le juge, très différent. Et je crains que vous ne le soyez aussi. Et cependant cela me ferait de la peine si mon jeune ami jugeait mal son père. Il a toutes les vertus d’un Romain. Caton et Brutus étaient ainsi ; je crois que le cœur d’un fils devrait être fier d’une telle hérédité.

— Et moi, j’aimerais mieux qu’il soit un berger en plaid, dit Archie avec une soudaine amertume.

— Et cela n’est ni très sage, ni je crois entièrement vrai, reprit Glenalmond. Avant longtemps, vous verrez que quelques-unes de ces expressions s’élèveront en vous comme des remords. Elles ne sont que littéraires et imagées, elles n’expriment pas exactement votre pensée, votre pensée même n’est pas sérieuse ; et sans doute votre père (s’il était ici) vous appellerait : « signor violonisto ».

Avec le sens infiniment délicat de la jeunesse, Archie évita dès lors ce sujet. Ce fut peut-être dommage. S’il avait parlé — parlé librement — s’il avait répandu ses paroles sans contrainte (comme les jeunes gens aiment et doivent aimer à le faire) il n’y aurait peut-être pas eu d’histoire à écrire sur les Weir de Hermiston. Mais l’ombre d’une menace de ridicule devait suffire. Dans la légère sévérité de ces paroles, Archie lut une défense, et c’est probablement ce que voulait Glenalmond.

En dehors du vieillard, le jeune homme n’avait ni confident, ni ami. Ardent et sérieux, il traversa l’école, le collège, la foule des indifférents, dans le vide que faisait autour de lui sa timidité. Il devint beau, avec l’air ouvert, la parole facile, les manières empreintes d’une grâce juvénile ; il était intelligent, il remporta des prix et brilla dans la « Spéculative Society »[1]. Il semble qu’il aurait dû conquérir une foule d’amis, mais un je ne sais quoi, qu’il tenait de la délicatesse de sa mère et de l’austérité de son père, lui éloignait les sympathies. C’est un fait et un fait bien étrange que, parmi ses contemporains, le fils d’Hermiston passait pour ressembler à son père.

— Vous êtes ami d’Archie Weir ? dit quelqu’un à Frank Innes.

Et Innes répondit avec sa pétulance habituelle et une précision qui, elle, ne lui était pas ordinaire :

— Je connais Weir, mais je n’ai jamais rencontré Archie.

Personne n’avait jamais rencontré Archie, mal plus fréquent chez les fils uniques que chez les autres enfants. Sa personnalité se laissait entrevoir par instant, mais personne n’y faisait attention. Il semblait appartenir à un monde très lointain d’où toute espèce d’intimité devait être bannie ; et il regardait autour de lui l’émulation de ses condisciples, dans l’avenir la monotonie des jours et les connaissances à faire, sans espoir ni intérêt.

Mais le temps vint où le vieux pécheur endurci lui-même se sentit attiré vers le fils de sa chair, le seul continuateur de sa famille, avec une tendresse de sentiment à laquelle il pouvait à peine croire, et qu’il était tout à fait impuissant à expliquer. Mais avec sa figure, sa voix, son attitude, qu’il avait habituées depuis quarante ans à produire la terreur et l’intimidation, Rhadamanthe pouvait être solennel, mais non pas attirant. C’est un fait qu’il essaya d’apprivoiser Archie, mais un fait qu’on ne peut invoquer à la légère : la tentative fut faite d’une manière si peu apparente, et l’échec fut supporté si stoïquement ! Ces natures de fer n’attirent pas la sympathie. S’il ne put arriver à gagner ni l’affection de son fils, ni même son indulgence, il n’en gravit pas moins la pente longue et aride du devoir sans joie ni abattement. Il aurait pu avoir plus de plaisir dans ses relations avec Archie, lui-même par moments le reconnaissait, mais le plaisir n’est qu’un produit inférieur dans la singulière chimie de la vie, et les fous seuls en attendent.

Maintenant que nous avons tous grandi et oublié les jours de notre jeunesse, il nous est difficile de nous faire une idée de l’attitude d’Archie. Il ne fit pas le moindre effort pour comprendre l’homme avec qui il dînait et déjeunait tous les jours. Le moins de peine possible, ou le plus de plaisir, telles, sont les deux alternatives de la jeunesse, et Archie choisissait la première. Le vent froid soufflait-il d’un certain côté — il lui tournait le dos ; il demeurait aussi peu que possible en présence de son père ; et, quand il y était, il détournait les yeux autant que la bienséance le lui permettait. Pendant des centaines de jours, la lampe brilla sur ces deux visages réunis à table, Mylord, couperosé, sombre et railleur, Archie avec sa gaieté latente toujours troublée ou voilée devant son père ; et il n’y avait peut-être pas alors dans toute la Chrétienté, deux hommes plus étrangers l’un à l’autre. Le père, en toute simplicité, parlait de ce qui l’intéressait, ou bien gardait le silence sans affectation. Le fils cherchait dans sa tête quelque sujet de tout repos pouvant lui épargner de nouvelles preuves de la grossièreté inhérente à Mylord ou de sa naïve férocité ; il s’aventurait craintivement dans les sentiers qui pouvaient le rapprocher de son père comme une dame qui relève ses jupes dans un mauvais chemin. S’il se trompait, et si Mylord commençait à prendre la mouche, Archie se repliait sur lui-même, ses sourcils se fronçaient, son rôle dans la conversation s’éteignait ; mais Mylord, tout animé, continuait de répandre avec conviction le pire de lui-même devant son fils silencieux et mécontent.

— Allons, c’est un pauvre cœur que rien n’égaie, disait-il comme conclusion de ces entretiens de cauchemar, mais il faut suivre ma charrue.

Puis, il s’enfermait comme d’habitude dans sa chambre, et Archie s’enfonçait dans la nuit de la cité, tout frissonnant d’animosité et de mépris.



  1. Conférence de jeunes avocats rattachée à l’Université d’Édimbourg.