Heures d’Ombrie

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Heures d’Ombrie
Revue des Deux Mondes5e période, tome 42 (p. 134-158).
HEURES D’OMBRIE

Pour bien goûter le charme de l’Ombrie, il faut y pénétrer, non par les routes toscanes, mais en venant de Rome ou, mieux encore, après avoir traversé les Marches et les rudes Apennins. De Bologne, il faut faire un détour par Rimini et Ancône. Les merveilles de L.-B. Alberti dans le vieux temple du Malatesta et, peut-être, un coucher de soleil sur l’Adriatique dédommagent de cet allongement de chemin. A partir de Pesaro, la voie ferrée court le long de la grève, au milieu des cabines et des baigneurs étendus sur les plages au sable d’argent. L’eau est si bleue, d’un bleu tellement intense, qu’elle a des reflets de métal et semble un bain chimique où les mains se teindraient en s’y plongeant. La mer est déjà orientale. Quand le vent souffle du Sud-Est, il vient directement de Grèce, tout chargé des parfums de la terre antique. Dans les voiles gonflées des tartanes palpite le Levant : jaunes ou rouges, souvent rayées de larges barres brunes, leurs couleurs s’avivent et flamboient sur cette plaque de lapis-lazuli ; quelques-unes arborent encore les emblèmes des pirates barbaresques, le croissant ou le soleil. L’air est si pur que, parfois, aux fins de journée, les montagnes des côtes dalmates se dessinent nettement à l’horizon, à plus de quarante lieues… Je les revois encore, en un crépuscule d’août, se dressant comme des terres de rêve au-dessus de l’eau étincelante. Du côté de Venise, c’était un éblouissement de lumière dorée, un de ces fonds comme essaya d’en peindre Ziem et dont la clarté vive fait mal aux yeux. Vers Ancône, au contraire, le ciel était d’un violet sombre et tragique, bordé d’une bande écarlate sans cesse grandissante. Les deux couleurs se heurtaient violemment, sans transition, sans gradation, comme les costumes moitié rouges et moitié bleus des pages du Pinturicchio.

Encore un de ces paysages entrevus par la portière d’un wagon, un de ces coins de nature où j’aurais voulu m’arrêter, où je souhaite de vivre pendant quelques jours et que, peut-être, je ne reverrai même pas. Une ligne, une simple ligue vient de l’évoquer. J’avais ouvert un carnet de voyage, croyant y trouver de longues notes. Après une page sur le temple de Sigismond Pandolphe, j’ai lu : « Coucher de soleil sur l’Adriatique. » Mais ces simples mots ont tout fait apparaître, et le ciel, et la mer, et les barques lumineuses, et les nuages éclatans, par un phénomène semblable à celui de ces coquilles qu’il suffit de porter à l’oreille pour entendre encore le bruit des vagues. Et j’ai cru respirer aussi la brise marine, comme en cette soirée passée sur le môle désert d’Ancône, éclairé seulement par la lumière frémissante de ces constellations que, chaque nuit, et presque du même endroit, Leopardi contemplait « scintillantes sur le jardin paternel. »

Peu de panoramas sont plus attristans que celui qui se déroule ensuite, à travers le sombre pays des Marches, jusqu’à Fossato. Ah ! comme on les comprend, et comme ils sont bien d’ici les vers désolés du solitaire de Recanati ! Toute la rudesse d’un sol infécond est passée dans cette poésie hautaine et sévère où nulle grâce ne sourit. Mais, très vite, le paysage s’éclaire et s’égaye, se pare déjà d’un reflet d’Ombrie. Les oliviers argentent les plus proches coteaux. Les cyprès dressent leurs glaives aigus, groupés comme des faisceaux de lances romaines. Après Foligno l’enchantement commence. Le train se hâte vers Pérouse, longeant les collines sur la crête desquelles sont posées des villes presque aériennes, tellement serrées dans la ceinture crénelée de leurs murailles qu’elles paraissent aussi naïvement construites et aussi inaccessibles que les cités peintes à l’arrière-plan des vieilles toiles de Bonfigli.

Ici encore, j’ai vainement cherché une note. La veille du départ, comme tant d’autres fois déjà, en achetant le carnet où je devais écrire mes impressions, j’ai cru qu’il n’aurait pas assez de pages. Et le voici, comme les précédens, presque intact. Le premier jour, les yeux avides absorbent passionnément tout ce qui s’offre à eux. L’esprit essaie de tout saisir ; mais trop de sensations neuves se présentent. Le souvenir des choses vues, l’attente des surprises prochaines se heurtent, se gênent, se contredisent. La mémoire des jours écoulés, des coins dénature qui furent chers, des œuvres d’art qui émurent le plus, se mêle au désir des heures ardentes que nous allons vivre en un décor nouveau, — et tout cela se fond en une délicieuse mélancolie, à la fois joyeuse et triste, en une sorte de griserie hostile à tout travail, que connaissent et savourent les vrais voyageurs. Alors, suivant le conseil de Renan, il faut se borner à « ouvrir notre âme aux douces impressions des choses. » Plus tard seulement, lorsqu’il y a un certain recul, tout se met en place. Quelques mois après un voyage, nous sommes un peu comme au haut d’une montagne d’où les villes, les collines, les fleuves nous apparaissent à leur juste valeur. Toutes les heures où s’exaltèrent notre imagination et notre sensibilité prennent alors leur véritable physionomie, leur charme propre. Nous n’avons qu’à les évoquer. Pareilles à de riches fontaines aux eaux toujours vives, elles nous versent, à notre gré, du plaisir et de la beauté.

Quand j’arrive à Pérouse, le jour tombe dans une fulguration de soleil. L’énorme globe de feu disparaît à moitié derrière les monts du Trasimène. Sous ses obliques rayons, la route et les murailles ont des reflets sanglans. Des lueurs d’incendie s’allument aux vitres des croisées, aux verrières des toits. Le ciel est un gigantesque brasier où les collines, au couchant, semblent flamber. La poussière même est lumineuse. Les moucherons qui la traversent luisent comme de mobiles grains de phosphore. C’est par un soir pareil que Ruskin dut faire cette entrée à Sienne dont son imagination fut si frappée qu’il se la rappelait encore aux ultimes heures de sa vie : « Comme elles brillent les mouches de feu ! Comme elles brillent ! On dirait des parcelles d’étoiles se mouvant derrière des feuilles de pourpre… »

Le Giardino di Fronte, balcon accroché à la montagne qui s’élance au-dessus de la vallée comme l’éperon d’un navire sur les flots, est la merveille de Pérouse. Presque toutes les cités de Toscane et d’Ombrie ont ainsi des terrasses admirablement situées d’où l’on domine la plaine et qui, plus que pour l’attaque ou la défense, furent choisies pour la joie des yeux. Sans frais, les Italiens surent s’offrir des spectacles infiniment variés. Allégresse des matins, splendeur des pleins midis éblouissans, violence ou douceur des crépuscules, ils connurent toutes les magies de la lumière. Si loin qu’on soit encore de la Grèce, on comprend déjà les adieux à la vie des héros antiques. Sous ce ciel, d’un bleu moins intense mais aussi pur que celui d’Athènes, ce qui plus que tout doit attrister, c’est de songer que l’on ne verra plus la radieuse clarté du jour ; et l’on ne serait point surpris d’entendre les pauvres auxquels on fait l’aumône vous remercier avec l’admirable souhait des mendians de Corfou : « Puissiez-vous jouir longtemps de vos yeux ! » Les peuples septentrionaux, quand ils s’effraient de la mort, pensent au néant, au non-être, à la disparition de leur personnalité morale ou intellectuelle ; ceux d’ici regrettent surtout le bonheur de vivre, de respirer sous le soleil, la joie de voir et d’admirer qu’ils ne connaîtront plus.

C’est à l’heure fuyante du crépuscule que j’aime à venir rêver dans ce jardin, quand le ciel est déjà d’un bleu très doux, presque laiteux, de la nuance adoucie des violettes de Parme. La vallée ombrienne s’enfonce entre la double chaîne des Apennins et des collines qui dominent le Tibre. Les montagnes vont en se resserrant et forment un de ces fonds imprécis et flous qu’aimait Léonard. Les villes s’estompent dans les lointains, sous la légère brume qui monte du sol surchauffé. Des buées roses s’accrochent aux oliviers, se nouent aux cimes des cyprès. Pourtant l’on distingue encore les méandres du fleuve, les toits de la Portioncule et de Bastia, la blanche Assise au flanc du Subasio ; et je devine même, tant ce panorama m’est familier, Spello, Foligno dans la plaine, Montefalco au sommet de son pic et, derrière la colline de Bettona, la Rocca de Spolète et son bois de chênes verts.

La chute du jour accroît encore la spiritualité de cette terre que Dante appela « le jardin de la Péninsule » et Renan « la Galilée de l’Italie. » Aucun autre spectacle de nature ne peut donner la même impression de douceur et de grandeur. Que d’heures déjà j’ai vécues sur cette terrasse ! Je n’en sais pas de plus belles. D’autres furent plus éclatantes ou plus voluptueuses : celles-ci sont les meilleures. Devant cette vallée où tant de civilisations se succédèrent, où tant de siècles d’histoire laissèrent leurs traces, où la religion et l’art trouvèrent leurs plus pures expressions, il semble que toute, sensation s’avive, que toute pensée s’ennoblisse. Autant de bourgs dans la plaine ou sur les coteaux, autant de noms glorieux et d’œuvres illustres. En oubliant même Pérouse, — où naquit et grandit toute une école, où : travaillèrent les Pisano et l’Angelico, d’où sortit le Pérugin, où étudia Raphaël, — voici Assise avec Cimabue et Giotto, Spello et ses Pinturicchio, Trevi et ses Spagna, Spolète et ses Filippo Lippi, Montefalco et ses Gozzoli. Les yeux errent du vieux Tibre au Clitumne sacré, du Topino chanté par Dante aux toits de la Portioncule, des collines du Trasimène aux murailles de Spolète où régna Lucrèce Borgia. Du haut de ce même belvédère, les Pérugins virent passer les cohortes étrusques et les légions de Flaminius, les foules qui suivaient saint François, et les armées des papes, et les soldats de Napoléon : vraiment l’on pourrait graver sur le petit portique qui se dresse sous les chênes verts du jardin, une inscription analogue à celle d’une des portes de Sienne : Cor magis tibi Sena pandit.

A mon arrivée, quelques personnes étaient assises sur les bancs de pierre et, le Bædeker à la main, cherchaient à reconnaître les villes, ou à suivre le cours du Tibre qui se perd au milieu de la verdure et des champs. Mais, la nuit tombant, elles sont parties. Seul un vieillard est resté et se promène de long en large, tenant par la main une petite idiote qui balbutie d’une voix monotone des mots sans suite.

Peu à peu l’obscurité s’étale. Les collines semblent se rapprocher et former un cercle plus étroit autour de la plaine. Les montagnes s’infléchissent, enferment les vallons dans leur ombre, s’enveloppent de brume. Une cloche sonne tout à côté, au clocher de San Pietro, grêle et fêlée, et semble, suivant la mélancolique expression de Dante, « pleurer le jour qui se meurt. » Le vent de tramontane se lève, aigre et froid. Je rentre rapidement par le Corso Cavour désert, laissant derrière moi la petite idiote dont la voix lamentable me poursuit.

Une année précédente, presque à pareille époque, j’avais eu, en arrivant à Pérouse, l’impression d’entrer dans une autre ville, tant il y avait de mouvement et d’agitation dans les rues. Certes, M. Schneider, dans son beau livre sur l’Ombrie, exagère un peu son rôle d’explorateur quand il nous dit qu’elle est « restée dans une solitude presque arcadienne » et qu’elle est « aussi peu connue qu’elle est belle ; » mais enfin, j’avais surtout gardé de Pérouse le souvenir d’une ville tranquille, sommeillant à l’ombre de ses vieilles murailles, et je trouvais une cité fiévreuse, vivante, grouillante même. Par une curieuse coïncidence, les fêtes du cinquantenaire de la célèbre Madone de la Grâce, — et une fête religieuse en Italie ne va pas sans concerts, illuminations, feux d’artifices, etc., — se déroulaient en même temps que les dramatiques péripéties du procès Modugno, qui passionnait alors l’Italie. Et j’étais arrivé le jour même où l’un des défenseurs, le très fameux avocat Bianchi, avait été assassiné, sans que d’ailleurs ce meurtre eût le moindre rapport avec le procès qu’il plaidait. Je tombais en pleine tragédie. Malgré les sentimens violens qui agitaient la foule, j’avais été frappé par sa tenue et sa dignité d’attitude. L’Ombrien, comme son voisin de Toscane, a le souci de ne point paraître ridicule ; réfléchi et sérieux, il est moins lourd que le Lombard, mais moins exubérant aussi que le Romain ou le Napolitain. Les femmes, de même, sont élégantes et de mise recherchée ; jadis on en médit quelque peu ; peut-être n’est-ce pas un simple hasard qui fit trouver à Pérouse le miroir du musée de l’Université, le plus beau miroir que l’art romano-étrusque nous ait laissé. La race se rapproche beaucoup du type florentin, avec pourtant plus de rudesse. L’Ombrie a, dans son passé, trop de siècles de guerres et de violences pour qu’il n’en reste pas encore des traces. L’histoire de Florence est presque pacifique à côté de celle de Pérouse qui, pendant deux cents ans, fut plus une forteresse qu’une cité et compta plus de tours que de maisons. Perugia turrita, l’appelait-on. Le bec menaçant, les ailes hérissées, les griffes écartées et prêtes à déchirer, son griffon fut un symbole véridique : les louves de Rome et de Sienne, les lions guelfe et vénitien, l’étalon hennissant d’Arezzo ont un abord moins hostile. Etrusque ou romaine, féodale ou démocratique, sous le joug des papes ou d’un tyran, Pérouse fit constamment la guerre. Au moyen âge surtout, écrasée entre Rome et l’Empire, déchirée par des querelles intestines, elle ne déposa jamais les armes. A une époque où l’Italie donna le jour à tant de princes illustres par leur cruauté, elle connut certainement les plus cruels. Un sonnet célèbre a flatté le Malatesta ; car, « parmi tous les tyrans qu’un peuple détesta, » les Baglioni ont le droit de passer les premiers. Dans les petites rues de la ville, tortueuses, étroites comme des couloirs, parfaits coupe-gorges où tout parle encore d’attaque et de défense, entre ces vieux palais aux fenêtres grillées, sur ces dalles qui n’ont pas bougé depuis les siècles où elles furent si souvent ensanglantées, comment ne pas songer à cette terrible famille dont on a pu dire que les enfans naissaient avec l’épée au côté et dont pas un des membres ne mourut de mort naturelle ? Que de scènes tragiques virent les hautes murailles de ce Municipio, masse sombre et farouche qui ne s’égaye d’ouvertures, de colonnades et d’ogives qu’à la hauteur où l’assaut n’est plus à craindre ! Les églises elles-mêmes étaient rudes et guerrières, comme cet étrange Sant’ Erculano, aux murs crénelés, où bien des messes furent dites sans que, sur le sol, les taches de sang aient été effacées. Un matin, avant une cérémonie, comme l’eau manquait, il fallut laver les murailles du Dôme avec du vin.

N’est-ce pas d’ailleurs l’un des phénomènes les plus curieux de l’histoire d’Italie, ce mélange perpétuel de barbarie et de religion qui fut à l’aurore de la Renaissance ? Sigismond Pandolfe fut capitaine de la Sainte-Église et commanda à L.-B. Alberti le revêtement du temple de Rimini en l’honneur de sa quatrième femme, après avoir répudié la première, empoisonné la seconde et étranglé la troisième. Mais nulle part le contraste ne fut plus saisissant qu’ici, dans ces bourgs qui vivaient de pillages et de meurtres, où la guerre régnait de cité à cité, de quartier à quartier, de famille à famille, et où fleurirent cependant, entre les pavés rouges de sang, les œuvres délicates de l’école ombrienne et de la piété franciscaine. Saint François lui-même, d’abord guerrier, n’est-il pas le symbole de l’Ombrie belliqueuse et mystique où le chêne et l’olivier alternent leur feuillage sur les coteaux ?

La dévotion des Italiens aime ce qui parle aux yeux. A une grand’messe célébrée, l’an dernier, par le cardinal de Ferrare, qui présidait les fêtes du cinquantenaire, j’ai vu les gens entrer comme à un spectacle, aller d’un autel à un autre, s’extasier bruyamment sur la décoration de l’église et les illuminations. Les femmes se promenaient, l’éventail à la main, s’arrêtaient pour suivre un instant l’office, faisaient une génuflexion et un signe de croix, puis reprenaient leur promenade, s’entretenaient avec des voisines rencontrées, admiraient la Madone de la Grâce que, du haut de la nef, de mouvantes projections lumineuses éclairaient comme une étoile de ballet.

Aujourd’hui le Dôme est désert. Le sacristain, voyant un étranger, accourt et veut me montrer les œuvres d’art de son église et tout d’abord la Descente de Croix du Baroccio ; mais, tandis qu’il tire le rideau qui la recouvre, je m’éloigne. A quoi bon revoir cette toile déclamatoire qui m’a laissé le souvenir d’une scène d’épilepsie et ne dégage aucune émotion ? Combien, dans sa rude simplicité, est plus poignante la Madone avec quatre Saints de Signorelli ! Voilà un admirable artiste, le précurseur direct de Michel-Ange. A l’époque où il peignit ce tableau, nul, pas même Mantegna, n’avait une connaissance plus profonde de l’anatomie. Quelle sobriété, quelle gravité d’ordonnance, quelle force sévère et parfois même un peu âpre ! Vraiment, c’est devant cette œuvre qu’il faudrait s’arrêter après avoir regardé les Pérugins de la Pinacothèque : au sortir du milieu factice et froid où se plut l’imagination du Maître de Pérouse, on goûterait mieux encore la joie de se trouver devant le réel, devant la vie.

En quittant le Dôme, je m’engage dans le dédale des petites rues qui s’enchevêtrent en tous sens, montent, descendent, se croisent, se terminent en escaliers ou aboutissent à une terrasse par-dessus laquelle on aperçoit le moutonnement clair des oliviers et l’ondulation des collines souples, où les maisons des bourgs se serrent les unes contre les autres comme des nids d’hirondelles au bord d’un toit. Rien de plus émouvant que ces places minuscules, comme la Piazza di Porta Sole ou la Piazza delle Prome suspendues au-dessus des ravins qui séparent les divers faubourgs de la ville. L’âme du passé flotte sur elles, sort des vieilles maisons, rôde autour des jardins discrets et silencieux endormis à l’ombre des murs d’où dépassent seulement les quenouilles endeuillées des cyprès. Des branches de saule et de vigne vierge pendent aux grilles, retombent le long des fers rouilles, lasses et pensives, comme si elles se souvenaient. Le gazon croît aux fissures des dalles, entre les pavés usés, et recouvre le sol, assourdissant, ouatant les bruits. Sur les murailles aussi, la mousse jaillit aux joints des pierres, si abondante parfois que les maisons en sont comme feutrées et absorbent les vibrations sonores. Moellons déchaussés des portes en ruines, toits où l’herbe pousse, tout a ce grand air résigné, mais fier des choses d’autrefois, qui attendent la mort sans lutter, sachant que rien ne pourra les faire revivre. Pourtant, une fenêtre ouverte, une silhouette entrevue au fond d’un couloir, une boutique, un petit étalage, une terrasse fleurie de lauriers-roses rappellent que la vie quotidienne continue, que des gens naissent et meurent, que des amans s’étreignent et souffrent, ici comme ailleurs.

Revenir et revoir ont souvent plus de charme que découvrir. A se retrouver dans une ville chère, on a la même joie qu’à relire un beau livre où chaque fois apparaissent des grâces nouvelles, des raisons nouvelles de l’aimer et de l’admirer. Rien n’est plus agréable en voyage que de s’arrêter, de loin en loin, dans des cités familières où l’on peut sortir librement, au gré de sa fantaisie, sans avoir à se reconnaître sur un plan ni à suivre les indications d’un guide. Dans les musées ou les églises, au coin d’une place ou d’une rue, on sait vers quelle œuvre d’art on va, joyeux et confiant, certain qu’elle vous accueillera avec une tendresse amie. Au contraire, en arrivant pour la première fois dans une ville, on a hâte de tout voir, d’examiner chaque œuvre, de la situer dans son siècle et dans son école ; et rien n’est plus pénible que cet incessant travail d’esprit, surtout pour un simple romancier en vacances qui a le malheur, comme dit M. Paul Bourget, de n’être ni archéologue, ni critique d’art. Mais faut-il le regretter ? Pour sentir les belles choses, en jouir en dilettante, recevoir d’elles les douces, profondes ou violentes émotions qu’elles recèlent, peut-être vaut-il mieux n’être pas chargé d’un trop lourd bagage d’érudition.

Des merveilles de Pérouse, ma préférée est la Fonte Maggiore. C’est l’une des plus belles fontaines de l’Italie qui en compte tant. Quelle élégance dans ses trois vasques superposées et sa double rangée de bas-reliefs ! L’un de ceux-ci porte une pompeuse inscription que l’on peut déchiffrer encore et où les noms de Nicola et de Giovanni Pisano sont pour la première fois accolés. Le père termine son illustre carrière ; le fils commence la sienne. L’aube du XIVe siècle luit déjà. Abandonnant les antiques formules, l’art se tourne vers la nature, ne se Rome plus à l’expression du sentiment religieux. C’est la sculpture qui opère d’abord cette révolution sous la double influence de la statuaire antique, dont Nicola vit des modèles dans l’Italie méridionale, et surtout du nouvel art français. Quand, par qui, comment les deux Pisano connurent-ils l’admirable floraison de nos cathédrales ? C’est aux historiens à se mettre d’accord sur ce point. Ce qui est certain, c’est que, dès le milieu du XIIIe siècle, l’art gothique leur fut familier. Les chaires du baptistère de Pise et du dôme de Sienne en témoignent ; certains détails de la Fonte Maggiore également : la Dialectique, par exemple, est habillée à la française et la Musique, au lieu de tenir une lyre suivant la tradition iconographique, frappe sur de petites clochettes, ainsi qu’au chapiteau de Chartres où elle est représentée au-dessus de Pythagore.

Mais une autre influence est à la source de cette rénovation artistique : le mouvement franciscain. Si Thode est allé trop loin en soutenant que la Renaissance était issue de ce mouvement et si, de même, Renan a forcé sa pensée quand il a déclaré que « le sordide mendiant d’Assise fut le père de l’art italien, » il est hors de doute que nul, plus que saint François, ne hâta l’éclosion du renouveau. Sa vie, tout imprégnée d’humilité et d’amour, de pitié et de charité, la légende de la Portioncule mêlée à chaque instant à la vie des hommes, l’histoire de l’ordre populaire des Fratelli parlèrent directement à la sensibilité des artistes qui essayèrent, du mieux qu’ils purent, de traduire les impressions tendres ou pathétiques qu’ils ressentaient. Nul n’inspira plus de portraits que le Poverello. Déjà on le reconnaît dans les mosaïques de Saint-Jean de Latran et de Sainte-Marie Majeure, dans de vieilles fresques de Giunta et de Berlinghieri, dans une sculpture d’Orvieto. A la coupole du baptistère de Parme, la scène des stigmates fait déjà pendant à la vision d’Ezéchiel. L’an dernier, à l’Institut des Beaux-Arts de Sienne, j’ai été frappé par la quantité de Saint François qui s’y trouvent : le premier tableau que l’on voit en entrant, attribué à Margueritone d’Arezzo, les deux suivans portés sur le catalogue comme étant « à la manière grecque, » plus de quarante autres à travers les salles, tous le représentent écartant de la main sa robe de bure pour montrer à son flanc la trace du coup de lance que reçut le Christ.

Pour illustrer le poème franciscain, les artistes, à défaut de tradition, durent observer directement la vie. Jusqu’alors, ils n’avaient guère exprimé qu’un sentiment, commun d’ailleurs à toute la chrétienté : l’effroi de l’homme devant la divinité. Dans les antiques fresques qui nous restent, Dieu est un maître farouche et menaçant, inaccessible au fidèle. La Madone est la Vierge byzantine, impassible et rigide, qui, dans la scène du Calvaire, pleure debout. Les personnages autour de la croix, immobiles et roides, ont des têtes trop grosses, des yeux vides et sans vie, suivant la vecchia maniera greca goffa e sproporzionata dont parle Vasari. On sent le peintre oppressé par l’angoisse religieuse qui pesa sur tout le moyen âge. Quand le soleil d’Assise eut illuminé le ciel italien, l’art, entr’ouvrant son lourd cercueil de plomb, s’élança vers la radieuse lumière. Le vieux drame chrétien se rajeunit et s’humanisa. Les moules usés éclatèrent sous les coulées nouvelles que les artistes, avides et pressés, y jetèrent joyeusement. Le Christ redevint le Fils de l’Homme ; on le représenta couronné d’épines, les yeux fermés, la tête inclinée sur l’épaule, le corps fléchissant et ensanglanté, comme dans ce beau crucifix de bois de la Pinacothèque que le Pérugin accola à l’une de ses œuvres. La Madone hiératique s’attendrit ; maternelle, elle se penche sur son enfant et le serre sur son cœur. En même temps, peintres et sculpteurs regardent la nature, cherchent autour d’eux des inspirations, paraphrasent le Cantique des Créatures. Des arbres, des guirlandes de vigne, des paysages paraissent. C’est ainsi qu’à cette Fonte Maggiore, malgré le délabrement des bas-reliefs et la grille qui empêche d’approcher, on peut distinguer encore des scènes champêtres, les travaux des mois, la cueillette, la chasse et la pêche, des animaux, non plus grimaçans et terribles, mais vrais et vivans, un agneau, un loup, un chien, des oiseaux, un faucon, tous ceux que le Saint avait aimés et auxquels, d’après la légende, il avait si souvent parlé. Le mois d’avril est symbolisé par une femme qui tient une corne d’abondance et une corbeille de roses : n’est-ce pas l’annonce de la Renaissance qui va s’avancer, comme le Printemps de Botticelli, couronné de feuillages et semant des fleurs ?

Boccati, Bonfigli, Fiorenzo : combien j’aime vos œuvres, actes de foi ardente et vive ! Vos couleurs se firent lucides et comme transparentes pour mieux traduire la pureté de vos cœurs ; nulle matière n’en semble épaissir la fluidité limpide. Vos coloris sont rouges comme la flamme de votre amour, ou bleus comme l’azur immaculé de votre ciel où brilla la plus claire lumière qui ait lui sur les hommes depuis l’étoile de Bethléem. Certes, je déplore que vos peintures ne soient plus accrochées aux murs pour lesquels vous les avez exécutées. Ici du moins vous a-t-on épargné des voisinages choquans, et vos douces Vierges qui s’émeuvent à l’approche de l’Ange annonciateur ne sont pas encadrées par des nymphes au bain ou de provocantes Léda. Vous n’avez pas regardé les légendes sacrées comme des anecdotes agréables et commodes à illustrer. Votre christianisme est sincère, non théâtral et faux, ainsi qu’il le deviendra trop vite chez vos voisins de Florence, de Rome ou de Bologne. Par l’art, vous vouliez servir la religion ; après vous, ce sera la religion qui devra servir l’art. Et je vous aime aussi parce que toujours vous fûtes des méconnus. Aujourd’hui encore Les critiques sont sévères, quand ils ne vous ignorent pas. S’ils parlent de vous, c’est presque à regret, pour être complets : l’un d’eux, tout récemment, à propos de Bonfigli, se Rome à mentionner « les médiocres essais d’un peintre d’anges mignards, couronnés de chapeaux de roses. » D’autres, parce que vous êtes pieux, naïfs et sincères, vous ont considérés comme des mystiques, obstinément hostiles au mouvement réaliste, ce qui, ajoutent-ils, est tout naturel puisque vous viviez au pays de saint François : ils n’ont pas vu qu’il y avait tout au moins quelque illogisme à attribuer au même homme la révolution naturaliste de Giotto et la soi-disant réaction des peintres de Pérouse.

D’ailleurs, même chez le vieux Boccati, il y a une curieuse recherche de la vérité. Quoi de moins mystique que la frise où se heurtent archers et cavaliers, ou que le Bambino jouant avec un lévrier ? Le portique fleuri, qui se dresse derrière la Vierge, rappelle ceux qu’aimait Mantegna, et la variété des instrumens de musique, dans le concert d’anges, indique un évident souci du réel. Chez Bonfigli, les tendances naturalistes s’accentuent. Ses naïvetés ne sont pas toujours des gaucheries et des inexpériences ; elles sont souvent voulues pour obtenir des effets dramatiques. N’est-il pas émouvant, le geste de ce frère qui, dans les Funérailles de saint Ludovic, devant le cercueil éclairé par les flammes funèbres des cierges, se couvre le visage avec la main pour dissimuler ses larmes ? Dans la Bannière de saint Bernardin, quel sens du pittoresque et du mouvement ! Comme il a su rendre vivante cette scène si curieuse où le peuple fanatique, sur l’exhortation du saint, brûla tous les objets de vanité et de luxe, les livres et les bijoux ! Le fond du tableau reproduit avec exactitude la façade de San Bernardino qui venait d’être achevée. La plupart des personnages sont des portraits. L’œuvre de Fiorenzo di Lorenzo est plus exempte encore de tout mysticisme et, chose extrêmement curieuse pour l’époque, cet artiste fut beaucoup plus préoccupé de peindre la vie extérieure que des scènes de piété. L’élégance et le mouvement sont ses principales recherches et, bien plus que du Pérugin, c’est de Ghirlandajo et même de Verrochio qu’il se rapproche. Plastique des figures et des corps, coloris des étoffes, animation des scènes, tout cela est porté à un haut degré de perfection dans chacun de ces huit petits panneaux destinés à une porte de sacristie, — et qui sont bien l’une des œuvres les plus délicieuses que je sache. Tout y est vivant, nerveux et spirituel. Quelle légèreté, quelle souplesse presque féline chez ces jeunes guerriers ! Quelle grâce et quelle fantaisie dans ces perspectives de paysages, dans ces constructions architecturales ! Quelle richesse et quelle variété dans les vêtemens couverts de pierreries et brodés d’or qui font songer aux richesses de Crivelli !

Telles étaient les tendances de cette école de Pérouse qu’il ne faut pas appeler ombrienne, car ce terme trop vaste ne permet plus de distinguer entre ces peintres et d’autres artistes qui, quoique nés en Ombrie, se rattachent soit à Sienne, comme Gentile da Fabriano, soit à Florence, comme Piero della Francesca ou Signorelli. Malheureusement, le Pérugin arrêta le mouvement réaliste qui se dessinait. Mieux doué, connaissant mieux la technique des procédés à l’huile, il obtint le plus grand succès avec des tableaux doucereux et mystiques où la perfection matérielle était poussée à l’extrême. L’amour de l’argent, auquel il sacrifia tout, le décida à les recommencer indéfiniment. Parmi les artistes qui se sont ravalés au métier, son exemple est le plus lamentable. Son atelier devint une fabrique d’imageries religieuses. L’Ombrie fut inondée de ses productions mercantiles, ouvrages de pratique courante, exécutés de mémoire et d’après les formules chères au public. Quand il fit autre chose que de se répéter, — soit dans les œuvres où il mit quelque orgueil, soit dans des portraits comme ceux du Cambio et de la sacristie de San Pietro, — c’est vraiment un très grand peintre. Fut-il toujours incrédule ou d’abord croyant ? La question, souvent débattue, importe peu. Il est cependant intéressant de noter que le même homme, qui, au has de son propre portrait, inscrivit les premières paroles d’un sermon de Savonarole, mourut en refusant de se confesser, ce qui était alors passablement audacieux. Je croirais volontiers qu’il fut toujours athée. Il peignit des scènes religieuses parce qu’un artiste ne représentait guère autre chose. Et, comme il ne savait ni animer une action ni reproduire le mouvement, il ne s’occupa que des physionomies, du coloris des vêtemens et des paysages. S’il avait eu une forte sensibilité, s’il avait perdu la foi dans une crise, nous trouverions, à un moment donné, une coupure, un changement. S’il avait été sincère avant, quelque chose le trahirait après. Or, c’est toujours la même froideur, la même expression extatique, moins pieuse que dévote. Ses personnages n’ont jamais vécu, jamais souffert ; leur physionomie impassible est éternellement indifférente ; ils semblent, suivant la remarque de Taine, retenus dans l’enfance par l’éducation du cloître. Ils ne se regardent jamais. Ils ont l’air étrangers à la scène à laquelle ils participent. La symétrie de leur attitude et du paysage augmente encore leur fadeur. Dans une Adoration des bergers il y a, comme encadrement, quatre piliers de bois surmontés d’une petite toiture triangulaire qui sont bien le décor le plus étrange qu’ait jamais imaginé un peintre. Prises en elles-mêmes, les figures sont belles, mais l’ensemble est toujours glacial et parfaitement ennuyeux.

En la portant au faîte de sa renommée, le Pérugin avait tué l’école de Pérouse. Les peintres locaux, — si nombreux à en juger par la quantité d’œuvres cataloguées sous la dénomination de « scuola del Perugino, » — se bornèrent à imiter celui qui s’était tant imité lui-même. Parmi eux peut-être, s’ils avaient pu échapper à cette influence déprimante, se seraient formés quelques grands artistes, comme ce Giannicola Manni, que l’on ne connaît pas assez, et dont certains personnages ont la plus exquise élégance. Heureux Pinturicchio qui fut appelé à Rome, plus heureux encore Raphaël qui alla respirer l’air libre de la Toscane ! Déjà, chez ce dernier, dans sa fresque de San Severo, passe un souffle plus vif. Le culte de la beauté est près de renaître sur la vieille terre païenne. Bien vite la sensualité percera sous la religion. Les Vierges ne seront plus que de jeunes femmes, dont la chair riche et souple aura cette carnosità plus proche de la volupté que de l’idéal chrétien. Raphaël à Pérouse, au retour de son premier voyage à Florence, n’est-il pas le symbole de ce moment si émouvant dans l’histoire de la sensibilité humaine, où le rêve pieux du moyen âge s’efface devant le paganisme renaissant ?


Intra Tupino e l’acqua che discende
Del colle eletto dal Beato Ubaldo,
Fertile costa d’alto monte pende


Cette côte fertile, entre le Chiascio et le Topino, c’est la côte d’Assise ; couverte de vignes et d’oliviers, je l’aperçois de ma voiture qui descend vers le Tibre au calme trot de deux chevaux paraissant déjà las au départ. La matinée est lumineuse et fraîche. Il a plu pendant la nuit et, à travers l’atmosphère lavée, les choses prennent une telle netteté que l’on songe au lumine acuto dont parle Dante. Une simple averse a suffi pour faire renaître, comme par enchantement, l’Umbria verde. Des gouttes d’eau luisent encore sur le clair feuillage des oliviers dont les mornes troncs, nettoyés par la pluie, semblent plus noirs et plus tragique. Rien n’est douloureux comme l’aspect de ces arbres : vraiment l’un d’eux était digne d’abriter la seule défaillance du Christ. Ceux qui couvrent les versans de ces collines comptent parmi les plus vénérables d’Italie. Ils sont si vieux qu’ils devaient être déjà centenaires au temps de saint François. Troué, fendu, ravagé comme par une souffrance intérieure, déchiqueté, crevassé, ouvert de tous côtés, leur bois dur porte les traces du constant effort qu’il eut à soutenir pour écarter le roc et vivre sur un sol avare. Parfois l’écorce seule est restée, et l’on se demande comment la sève peut circuler encore. L’hiver, le froid, la pluie, le soleil brûlant, le vent ont torturé ces arbres chers à Pallas, qui symbolisent ici la lutte plus que la paix. Serpens enlacés dans un combat frénétique, câbles tordus et noués, muscles cambrés pour une incessante défense, tout rappelle ces damnés qui hurlent aux pages de l’Enfer. Mais, par un curieux contraste, un délicat feuillage recouvre ces troncs tourmentés, et rien n’est plus séduisant que le miroitement des petites feuilles qui luisent sous le soleil comme des écailles d’argent.

Au bas du coteau, l’aspect change, et la nature devient riante. Il n’y a presque plus d’oliviers. La campagne ressemble à un vaste jardin. Les mûriers, la vigne, le blé, le maïs se partagent les champs de cette plaine où s’étalait jadis le lac du Topino Sur les légères ondulations, quelques groupes de chênes verts massifs et puissans ; de loin en loin, un peuplier ou un cyprès, moins vigoureux, mais concentrant toute leur sève sur un seul point, pour monter plus haut vers le ciel. Autour, des maisons, des vergers et des tonnelles. Des tas de tomates séchant au soleil font de larges taches rouges. On sent que la vie doit être facile, et l’horizon lui-même, fermé de tous côtés par une ligne d’harmonieuses collines, incline l’âme à la sérénité. Une brise légère souffle et son murmure est doux comme celui du vent dans les roseaux du Trasimène. Une impression de force et de santé monte de la terre grasse. L’Ombrie est à la fois plus joyeuse et plus rude que la Toscane ; mieux qu’elle, elle réalise le Soave austero. On est facilement la dupe des mots, de la « piperie » desquels Montaigne avertit de se défier, et souvent l’on trouve aux choses l’aspect que par avance on désire leur voir ; mais vraiment « douce Ombrie » n’est pas un cliché, à la condition toutefois de prendre le mot, non comme synonyme de fade, mais dans son sens le plus large et le plus fort. Douce Ombrie, parce qu’elle est pacifique, d’un rythme égal et tranquille, parce que l’admiration qu’elle inspire est sans terreur, parce qu’elle est vraiment humaine. On comprend que le bonheur de vivre ait tenu dans la religion de saint François plus de place que la crainte de la mort.

Si, à Pérouse, il est possible d’oublier le Poverello, ici, dans cette vallée sur laquelle ses yeux s’ouvrirent et se fermèrent, le long de cette route Jalonnée par de petits autels à la Madone, il n’y faut pas songer. Chaque coin raconte un épisode de sa merveilleuse vie, fut témoin de l’un de ses miracles. Son nom est partout. On marche véritablement sur ses chemins. Et ceux-ci ont si peu changé ! Voici le Ponte San Giovanni, le vieux pont romain en dos d’âne jeté sur le glorieux Tibre. Même presque à sec, ce fleuve est émouvant. Les eaux sont des miroirs mystérieux qui gardent le frisson des choses réfléchies. Sur ce pont passa saint François toutes les fois qu’il allait d’Assise à Pérouse, et le soir où, prisonnier, il fut emmené par les Pérugins triomphans. Les mêmes prairies, les mêmes arbres le virent, et aussi les mêmes habitans, aimables et doux, auxquels il contait ses rêves et ses croyances. Je l’imagine, aux matins d’été, sortant de la Portioncule, allant à la rencontre des paysans, s’entretenant avec eux et les aidant dans leurs travaux. Puis, la journée finie, après le repas pris en commun à la ferme, devant la tranquille magnificence de la nuit criblée d’étoiles, il leur disait les splendeurs de l’univers.

Le sentiment, l’amour de la nature sont devenus chose banale. Il n’est personne aujourd’hui qui n’admire, — avec plus ou moins de sincérité, — un lever ou un coucher de soleil, la mer étincelante, une prairie en fleurs, un bois rougeoyant à l’automne. Dans les poèmes et les romans de ces dernières années, il est plus de belles pages inspirées par la beauté des paysages que par l’analyse du cœur humain. Et beaucoup d’écrivains pourraient dire avec la poétesse du Cœur innombrable :


La forêt, les étangs et les plaines fécondes
Ont plus touché mes yeux que les regards humains.


On chercherait vainement dans la littérature médiévale italienne quelques lignes consacrées à un spectacle naturel. Même chez Dante et Boccace, les détails pittoresques sont très rares. Peut-être faut-il mettre à part Pétrarque et, surtout, au siècle suivant, ce Sylvius Æneas Piccolomini qui, devenu pape, se plaisait à tenir le consistoire au bord d’une prairie, à l’ombre d’arbres séculaires, et dont les descriptions de Todi, de Nemi et de Sienne nous semblent presque modernes. Encore est-il tout à fait curieux de lire, par exemple, dans Pétrarque, le récit de son ascension au Ventoux. Longtemps il hésite, et il ne se décide qu’après avoir vu dans Tite-Live que le roi Philippe avait gravi l’Hémus. Un vieux berger le conjure de revenir sur ses pas, lui prédit toutes sortes de malheurs. Il poursuit sa route ; mais, au sommet, son émotion et sa crainte sont si fortes qu’il est obligé de s’asseoir… Il ouvre les Confessions de saint Augustin et tombe sur ce passage qui l’effraie et lui semble choisi par Dieu même : « Les hommes vont admirer les hautes montagnes et la mer qui s’agite au loin, et les torrens écumans, et ils s’oublient eux-mêmes dans cette contemplation… »

Cette plaine d’Ombrie, si célèbre et si célébrée aujourd’hui, n’inspira point jadis les écrivains qui la virent. C’est à peine si Montaigne lui consacra quelques lignes lorsque, sur la route d’Ancône, il s’arrêta à Foligno, sans daigner remonter jusqu’à Assise. Le président de Brosses ne quitta point son coche et admira distraitement par la portière le paysage illustre. Gœthe ne remarqua qu’un temple païen dans la ville de saint François, et Stendhal lui-même ne parle pas du chemin qu’il suivit quand il revint de Rome à Pérouse. A l’aller, il n’avait même pas pénétré en Ombrie ; il s’était contenté de regarder distraitement, dormant sous un clair de lune romantique, « les restes de ces villes de l’antique Etrurie, toujours situées au sommet de quelque colline, » et il n’avait éprouvé, à leur aspect, qu’un seul sentiment, de l’indignation contre les Romains « qui vinrent troubler, sans autre titre que le courage féroce, ces républiques qui leur étaient si supérieures par les beaux-arts, par les richesses et par l’art d’être heureux. » Saint François, au contraire, passa sa vie à chanter cette vallée, à s’enivrer de sa lumière, à la boire des yeux, suivant une expression vulgaire, mais rigoureusement exacte. Il la contempla dès son enfance, à cet âge où les impressions laissent des traces ineffaçables sur une neuve imagination, où Ruskin émerveillé, contemplant la plaine de Croydon, s’écriait que les yeux lui sortaient de la tête. Les parens du jeune Bernardone habitaient à Assise, dans le haut de la ville, et, de ses fenêtres, il pouvait admirer la campagne dans toute la grâce de son printemps ou la mélancolie de son automne. Les vastes horizons aux lignes souples n’avaient plus de secrets pour lui. Même là où le Chiascio disparaît sous la verdure, ses yeux avertis pouvaient en suivre encore le cours sinueux à travers les champs. Peu de coins de nature sont plus lourds de poésie que cette vallée qui va de Pérouse à Foligno. Quelles sensations douloureuses dut éprouver le Poverello, lorsque, au retour de son voyage d’Egypte, avide de retrouver la terre natale, il s’arrêta dans la lagune vénitienne, sous les ifs funèbres du petit îlot désolé qui, depuis, lui est consacré ! Avec quelle hâte il dut quitter ce décor lugubre où tout parle de tristesse et de mort ! Comme il les voyait claires et riantes les collines d’Assise, sous le feuillage de leurs oliviers d’argent ! Et comme elles allaient accueillir avec joie le fils aimant et soumis !

Au grand étonnement, au scandale presque de mon cocher, je lui dis de ne pas s’arrêter à Sainte-Marie des Anges. C’est le souvenir le plus pénible de mes anciens pèlerinages à la colline sacrée : pourquoi le renouveler ? Certes, c’est là que fut la Portioncule, c’est là le berceau de cet ordre illustre qui donna cinq papes à l’Église : mais que reste-t-il de la cabane primitive où se déroula l’idylle naissante de saint François et de « madame la Pauvreté ? » Sur une brochure achetée à une précédente visite et que je retrouve dans mon guide, je lis bien que « l’élégance du style, la pureté des lignes, l’ampleur de l’enceinte font de cette Basilique l’une des plus belles du monde et qu’en y entrant, le cœur se sent comme agrandi, tant elle est spacieuse et lumineuse, » mais je me rappelle douloureusement la petite chapelle, si misérable dans la vaste église moderne, et l’horrible fresque d’Overbeck, et le jardin des roses sans épines dont les moines vous donnent, — moyennant une offrande, — quelques feuilles tachées de rouille. Doux Poverello, qui voulus un jour renverser les murs couverts de tuiles, que tes compagnons avaient, en ton absence, substitués aux cabanes de chaume, que dirais-tu si tu entrais dans la froide et somptueuse demeure que les gens de ce siècle t’élevèrent ? Vainement tu chercherais le toit de la cellule sur lequel, le soir où tu mourus, les alouettes vinrent, au coucher du soleil, se poser et crier joyeusement, — des alouettes qui pourtant ne chantent qu’au clair soleil du matin, alaudæ aves hicis amicæ

A un tournant de la route, Assise apparaît dans son majestueux développement. Vue d’ici, la cité est formidable. C’est une ville guerrière, une forteresse imprenable, dressée sur un contrefort du Subasio. N’est-ce pas d’ailleurs une citadelle, l’une des plus glorieuses du monde spirituel ? A son aspect, comment ne pas éprouver l’une de ces secousses profondes qui, deux ou trois fois dans l’existence, nous font tressaillir jusqu’en nos fibres les plus secrètes, quand, devant une œuvre d’art, nous découvrons la pure beauté, quand, sous les lignes d’un livre, nous entrevoyons les lois mêmes de la vie, quand, d’une hauteur, nous apercevons tout à coup, comme Ruskin, de la terrasse de Schaffouse, un panorama si merveilleux et si éclatant que nous nous sentons prêts à ployer les genoux ?

Toujours nous émeuvent les lieux où vécut un grand homme, lorsqu’ils servirent à façonner sa sensibilité. Les paysages parlent surtout à notre imagination parce qu’ils ne changent point et que nous pouvons nous dire : Voici l’horizon qu’il avait sous les yeux, voici les campagnes et les collines, les mêmes après des siècles, dont ses regards s’enivrèrent. Plus que le couvent et les églises d’Assise, la nature environnante éveille notre émotivité. Ces arbres déjà roussis par l’été, ces pampres dorés suspendus aux ormeaux, ces prés jaunissans reverdiront encore, toujours jeunes et toujours nouveaux, quand ces murs formidables seront depuis longtemps écroulés.

Aucun saint n’a plus passionné les érudits et n’a provoqué plus de commentaires savans que celui qui condamna la science et vendit, un jour, pour acheter du pain à une vieille femme, l’unique psautier de la Portioncule. Je ne sais qui a dit, assez méchamment, que saint François avait eu la haine des livres parce qu’il prévoyait quelques-uns de ceux qu’on lui consacrerait. Renan le comprit mieux que personne ; il goûtait surtout son amour de la pauvreté, cet amour si particulier et si rare que même ses disciples ne le comprirent point, qui regardèrent la mendicité comme une œuvre de piété donnant des grâces spéciales. « Comme le patriarche d’Assise, dit-il, j’ai traversé le monde sans attache sérieuse au monde, à l’état de simple locataire, si j’ose dire. Tous deux, sans avoir rien eu en propre, nous nous sommes trouvés riches. Dieu nous a donné l’usufruit de l’univers et nous nous sommes contentés de jouir sans posséder. »

Ce qui fait le charme de saint François et explique l’attrait qu’il exerce sur les esprits le plus éloignés de lui, c’est que nul n’est moins homme d’église. Il n’est pas du tout prêtre, pas du tout théologien. Il sait mal sa Bible, ignore le premier mot de la scolastique. Il connaît à peine les saints dont il devait être le plus grand. Il est surtout profondément humain. Ayant vécu de la vie de ce monde, il n’en ignore ni les tristesses ni les déboires. « Il en est de lui, dit un de ses historiens, comme du livre de l’Imitation, où les hommes les plus opposés d’idées et d’opinions trouvent leur pâture, [et qui était cher au fondateur du positivisme. Pour goûter passionnément ce livre, comme pour admirer les actes et les paroles de ce saint, il n’est pas nécessaire de croire ; il suffit d’avoir vécu, aimé et souffert. » Le fils de Bernadone, le drapier d’Assise, avait vécu, aimé et souffert. Il aurait pu faire siens les vers que l’abbé Le Cardonnel me récita, l’an dernier, sur ce petit balcon de San Pietro que j’aperçois d’ici, suspendu au flanc du coteau, ce balcon où Léon XIII venait rêver quand il était archevêque de Pérouse :


Comme le voyageur qui n’a trouvé que sables,
Chercheur d’ivresse, cœur amèrement puni
Pour avoir trop aimé les beautés périssables,
Je sais quelle tristesse est au fond du fini…


Ce n’est pas un simple hasard qui fait vivre ici, dans ce couvent d’Assise, celui qui écrivit les plus beaux poèmes chrétiens de notre langue, l’auteur de cette admirable Attente mystique, dont les tercets me reviennent aux lèvres, tandis que je monte lentement vers la colline sainte, entre les oliviers poussiéreux.

L’un des faits les plus extraordinaires de l’histoire de l’art est cette prodigieuse floraison de peintres qui, aux alentours de la Renaissance, revêtirent de chefs-d’œuvre les murs des églises d’Italie et plus particulièrement de Toscane et d’Ombrie. De toutes petites chapelles perdues dans la montagne renferment des fresques souvent remarquables, presque toujours dignes d’intérêt. Chaque jour, sous le badigeon, en apparaissent de nouvelles. Beaucoup sans doute dorment encore sous leur blanc linceul. Dans leur hâte de faire disparaître ces vénérables reliques, les gens des XVIIe et XVIIIe siècles ne prirent point le temps de les détruire et se contentèrent de les recouvrir d’une couche de plâtre, devenant ainsi les conservateurs inconsciens des chefs-d’œuvre dont leur mauvais goût s’offusquait. Que n’ai-je le temps d’aller visiter quelques-unes de ces humbles églises, celle de la Rocchicciola, par exemple, où l’on ne peut accéder que par un sentier abrupt et où, il y a quelques années, M. Broussolle eut la joie de rendre la vie à toute une série de belles peintures ! Mais le temps presse : il me faut quitter l’Ombrie. Je n’ai plus que deux journées à lui consacrer et je les ai jalousement réservées à Montefalco.

La traversée de la plaine de Foligno, l’ascension du pic sur lequel est perchée la petite ville comme un faucon sur son aire, la montée dans les oliviers, les horizons sans cesse agrandis à mesure que l’on, s’élève, les trésors d’art qui vous attendent dans la vieille église de San Francesco : voilà certainement l’une des séries d’impressions les plus exquises et les plus fortes que réserve cette prodigue Ombrie. C’est que là, vraiment, la civilisation moderne n’a rien changé. Montefalco est restée telle qu’elle était aux siècles passés et les touristes y sont rares encore. Pendant deux jours, j’ai été le seul étranger à errer dans les rues désertes ; nul autre pas sacrilège n’a résonné sur leurs cailloux pointus.

La plaine de Foligno est l’une des plus fertiles de l’Italie. Nulle part, même en Lombardie, je n’ai vu d’aussi belles vignes. Le long des arbres courent, en épaisses guirlandes, les rameaux touffus d’où pendent les grappes lourdes aux grains dorés, gonflés à éclater. Les ceps vigoureux, gros parfois comme des bras, enlacent les troncs des mûriers et des ormeaux ; les branches flexibles de la vigne jaillissent des têtes rondes des arbres, légères et ondulant au vent, comme autant de banderoles de fête. Les teintes différentes des verdures se marient si élégamment que les vers des Géorgiques viennent tout naturellement à l’esprit ; on comprend mieux Virgile et son âme élégiaque. Par endroits, les vendanges commencent. Les vignerons, hissés sur des échelles, enfouis dans le feuillage, cueillent les raisins venus aux plus hauts sarmens ; les femmes coupent les grappes qui pendent aux guirlandes, à la portée de leurs mains. Quand les corbeilles sont pleines, d’un geste vif, elles les chargent sur leurs épaules et les emportent, le pas souple, la marche harmonieuse. Où donc ai-je vu pareille scène ? Ah ! je me souviens : au Campo Santo de Pise, dans ces Vendanges de Noé, si célèbres pour le détail, d’ailleurs accessoire, de la Vergognosa. C’est ici que Gozzoli dut avoir l’idée de sa fresque ; je reconnais ses mêmes vignerons, ses mêmes vendangeuses ; près d’une ferme, voici la même tonnelle. Et, serait-ce suggestion ? il me semble que le décor qu’il a peint est justement ce coin de paysage que j’aperçois entre la double ligne des vieux saules longeant les fossés de la route.

Nous croisons des chariots traînés par de grands bœufs blancs, aux cornes magnifiques et luisantes. Leurs yeux sont pensifs, tristes et doux. Leur pelage est clair, sans une tache, de la nuance laiteuse des vieilles majoliques de Gubbio. Tout à coup mon conducteur se retourne, m’indique d’un geste théâtral un mince ruisseau et solennellement annonce : le Clitumne ! Puis il m’explique que c’était là le fleuve sacré [dont l’eau donnait la blancheur aux animaux qui s’y désaltéraient. Le ponceau sur la rivière est tellement en des d’âne qu’il faut lancer les chevaux au galop pour l’escalader : encore un auquel les ingénieurs de ce siècle ne touchèrent point ! L’eau est d’une absolue limpidité qui explique la vieille croyance. Sans doute, bien d’autres torrens sur le flanc des Apennins ont la même transparence ; mais pourquoi ne pas ajouter foi aux légendes ? Elles sont chères aux poètes. Pline, qui l’était à ses heures, compare la couleur de cette eau à celle de la neige. Ne le contredisons point, pas plus que Byron, qui nous affirme que les nymphes n’eurent jamais pour se baigner un plus pur cristal :


the most living crystal that was e’er
The haunt of the river nymph, to gaze and lave
Her limbs


Après une série d’autres petits ponts sur les nombreux bras du Teverone, qui va rejoindre le Topino en arrosant les champs de Bevagna, l’ascension commence. Les chevaux se mettent au pas ; le cocher descend de son siège : en voilà pour une bonne heure ! Mais c’est une si douce sensation de s’élever ainsi au-dessus de l’une des plus glorieuses plaines du monde, au milieu des oliviers argentés frissonnant sous le blond soleil, que l’on trouve presque la route trop courte. La volupté est complète : joie de l’âme et de l’esprit, joie aussi de « notre frère le corps, » pour parler comme saint François. A mesure que l’on monte, les pics, les collines, les vallons se dessinent. Derrière les coteaux, les bourgades paraissent, surgissent à chaque pli du terrain. Dans le creux, la vallée s’étale, parfaitement unie : on se rend compte qu’elle est l’ancien lit d’un lac desséché.

A l’entrée de Montefalco, une femme, très belle, au type antique, passe, une corbeille posée sur la hanche, vivante statuette de Myrina, harmonieuse et souple comme une vierge de la procession des Panathénées.

Pendant qu’à l’auberge de la Poste on me prépare une chambre et un frugal déjeuner, je cours à San Francesco. Le gardien s’approche de moi, grave et vénérable. D’un geste large, il m’invite à pénétrer dans « son » église.

Rien n’est lamentable d’aspect comme un sanctuaire désaffecté. Toute mort nous émeut ; mais celle-ci plus qu’une autre, parce que la vie s’est éteinte là où elle fut plus qu’ailleurs fervente. Pourtant, mieux vaut encore avoir laissé ces peintures aux places où les artistes les conçurent. Transportées dans un musée, des fresques me rappellent ces oiseaux des îles qui, blottis dans un coin de leur cage, grelottent sous notre ciel froid et nous regardent d’un œil morne et douloureux.

Le custode m’indique la madone de Giotto, les œuvres complètement restaurées, celles qui commencent à apparaître sous le crépi blanc. Presque tous les peintres ombriens sont représentés dans cette église que sa richesse artistique a fait transformer en musée d’État. Mais j’ai hâte de voir les Gozzoli.

Quelle fraîcheur ! Quelle suavité de composition et de coloris ! Jamais le peintre ne fut plus parfait : c’est que jamais il ne fut plus sincère ; c’est qu’il s’est mis tout entier dans son œuvre, sans chercher à nous étonner ou à nous éblouir. Tout ce qu’il sait déjà, tout ce qu’il a appris auprès de l’Angelico ou devant les fresques d’Assise lui sert à exprimer les sentimens que lui inspire la pieuse contrée qui avait offert le creux de ses collines comme berceau au christianisme renaissant. Nul autre horizon, nulle autre atmosphère ne pouvaient mieux séduire une âme artiste et croyante. Deux ans Gozzoli vécut ici. Après le travail du matin, à la tombée du soir, ses yeux se reposaient dans la contemplation de la douce vallée. Des blanches murailles d’Assise, des toits de la Portioncule où fleurirent les premières fleurs mystiques, des champs de Bevagna où saint François prêcha les oiseaux, les parfums de la merveilleuse légende montaient vers lui, en lourdes et grisantes bouffées. Mais cette plaine, comme d’ailleurs la vie même du Poverello, lui enseigna aussi l’amour de la nature et de la vérité. Quelle différence avec les fresques auxquelles il travailla sous la direction du moine de Fiesole ! Si son cœur reste fidèle au tendre idéal du maître, son esprit s’est ouvert. L’artiste se dégage des formules et se rapproche du réel. C’est par là du reste qu’il nous séduit. Plus tard, à Florence, à San Gimignano ou à Pise, il s’émancipera encore, mais aux dépens de sa sincérité. Il ne sera plus attentif qu’au spectacle bariolé et brillant de la vie mondaine. Son art deviendra profane, presque païen. Metteur en scène habile, conteur pittoresque à la verve endiablée, il déploiera ses ingénieuses cavalcades sur les murs du palais que Michelozzo Michelozzi venait de bâtir pour Pierre de Médicis ; mais il ne sera plus alors le peintre ému et émouvant de Montefalco et, malgré toute sa science et tout son esprit, il nous paraîtra plus loin de nous qu’ici, dans cette église de San Francesco où il se borna à laisser parler son cœur. Il n’apporte pas à l’exécution de ses fresques ce souci de correction, cette recherche de l’élégance et du fini qui seront, par la suite, sa principale préoccupation. Souvent même, il est gauche et incorrect, mais il est loyal et véridique. Nulle recherche d’attitude, nul travail d’expression. Il peint comme il voit ou comme il imagine. Il illustre, du mieux qu’il peut, le poème franciscain tel qu’il chantait dans la tête d’un chrétien d’alors, avec toutes ses naïvetés et toutes ses candeurs. Il adapte à la vie du saint les scènes populaires auxquelles il est mêlé chaque jour. Les visages qu’il prête aux acteurs de la légende sont ceux qu’il rencontre dans les rues de la petite ville : Comme décor, il met les paysages qu’il a sous les yeux : les Apennins, le Subasio aux flancs ravinés, Spello, Bevagna au milieu de ses grasses cultures, Montefalco avec ses remparts, ses tours et ses églises. Ce souci du réel le rapproche parfois de nos modernes. La silhouette grave et tranquille de la mère de saint François l’accueillant au haut de l’escalier m’a rappelé Puvis de Chavannes et sa sainte Geneviève veillant sur Paris. Dans la Prédication aux oiseaux, la physionomie du saint est si vraie et si expressive qu’il semble qu’on entende le délicieux sermon : « Mes frères, louez votre Créateur qui vous a couverts de si belles plumes et donné des ailes pour voler dans l’air pur et spacieux. » Tous les oiseaux que Gozzoli voyait autour de lui y sont, les blancs pigeons, les canards, les fauvettes qui chantent dans les buissons, et les hirondelles qui nichent aux murailles de Montefalco. Vraiment toute l’Ombrie, tout le charme et toute la douceur de cette vallée sont résumés là, dans le chœur de cette modeste église, où l’un des plus exquis parmi les peintres du XVe siècle vint glorifier la plus pure idylle qui, depuis le Christ, se soit déroulée parmi les hommes.


GABRIEL FAURE.