Heures de lecture d’un critique - William Collins

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Heures de lecture d’un critique - William Collins
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 91 (p. 744-780).
HEURES DE LECTURE
D’UN CRITIQUE

WILLIAM COLLINS.

Les plus récentes écoles de géologie nous ont appris que, contrairement à ce que croyaient les plus anciennes, la nature dans ses évolutions procède plutôt par transitions insensibles que par brusques changemens ou cataclysmes subits. Pas plus que dans la nature, il n’y a dans le domaine des choses de l’esprit de révolutions imprévues ou soudaines, et le poète qui fait le sujet de ces pages en est une preuve intéressante et curieuse. En 1746 parut à Londres un tout petit volume d’odes signées du nom de William Collins. Le livre n’eut absolument aucun retentissement, et ne fut connu que de quelques lettrés, dont la plupart en jugèrent froidement, même lorsqu’ils en constatèrent le mérite, et négligèrent en conséquence de le recommander au public. Cette obscurité où le nom du poète resta enseveli toute sa vie continua si longtemps après sa mort, que, vers la fin du siècle, le plus illustre poète de l’époque, William Cowper, écrivant à un ami, demandait ce qu’était un certain Collins dont il venait de trouver le nom dans les biographies de Johnson. Pour obtenir la place petite, mais légitime, qui lui était due, il lui fallut attendre que l’inspiration romantique eût renouvelé complètement la poésie anglaise avec Coleridge, Southey, Wordsworth, Walter Scott ; alors à cette longue obscurité succéda une renommée modeste et aimable, quelque chose comme un peu de clair de lune adouci par un voile de nuages sortant d’une nuit longtemps noire. En remontant le courant qui les avait produits, ils avaient reconnu en Collins la molécule première, tout à fait irréductible et indivisible, de la poésie nouvelle qu’ils s’efforçaient de faire triompher.

A Dieu ne plaise que nous cherchions à faire notre poète plus grand qu’il n’est, car c’est par sa petitesse même qu’il est sympathique et instructif. Collins est ce que j’ai dit, un atome; mais un atome d’une qualité singulièrement précieuse et rare, et qui, dans sa mobile ténuité, possède une importance littéraire véritable. Les pages qui suivent manqueraient donc leur but si elles ne retenaient pas le lecteur sur le terrain de l’infiniment petit; mais elles le manqueraient également si elles ne réussissaient pas à associer à cet infiniment petit cette sorte de grandeur qui est repliée en tout germe, ce germe fût-il plus exigu que le grain le plus invisible de pollen fécondant.


I.

De la restauration des Stuarts aux approches de la révolution française, le pâle troupeau des talens malheureux, pour employer l’expression d’Auguste Barbier dans son sonnet à Mazaccio, s’est recruté en Angleterre de très nombreuses victimes, et notre poète d’aujourd’hui en fut une des plus regrettables, sinon des plus douloureuses. La thèse pessimiste qu’Alfred de Vigny a si mélancoliquement plaidée dans Stello se présente d’autant plus naturellement au souvenir qu’une des trois victimes de son livre appartient au XVIIIe siècle anglais. Les faits, il faut l’avouer, justifient assez bien cette thèse, et cependant si, oublieux volontairement du précepte d’Horace, simplex duntaxat et unum, nous nous attardions pour évoquer quelques-unes de ces pâles ombres, je crois fort qu’elles auraient à nous donner une leçon autrement pessimiste que la thèse de Vigny, et que leurs accusations viseraient plus haut encore que la monarchie ou le gouvernement parlementaire. Elles nous diraient en effet de quelles ressources infinies disposent la nature, le hasard et la fortune pour rendre les hommes malheureux.

La variété de ces ressources apparaît clairement dans l’histoire de William Collins. Ni les circonstances de la famille, quoiqu’il fût d’extraction modeste, ni les circonstances de la fortune, quoiqu’il ait eu quelques quarts d’heure besogneux à l’excès, ne lui furent défavorables. Les amitiés sincères et fidèles ne lui manquèrent pas, ni les juges sympathiques et affables jusque dans leur sévérité, comme Johnson, ni même les protecteurs faciles. La nature seule fut coupable de ses malheurs. En même temps qu’elle le douait des plus rares qualités poétiques, elle déposait en lui un germe morbide qui devait les stériliser et lui créer une des destinées les plus ingrates qu’il y ait eues dans le monde des lettres. J’entends bien l’objection : Eh! quoi donc, la maladie crée-t-elle un droit au titre de talent malheureux? J’aurais cru que c’était là une de ces fatalités qui pèsent indistinctement sur tous les hommes. — A ceux qui parleraient ainsi, je me contenterai d’observer que notre Jean-Jacques est assez justement classé parmi les talens malheureux, et que, cependant, sa seule infortune véritable fut l’hypocondrie. Mais cette néfaste hypocondrie, quelles qu’aient été ses conséquences, n’empêcha en rien sa victime de donner au moins l’entière mesure de son génie ; elle pervertit tout, peut-être, elle ne détruisit et ne stérilisa rien. Il n’en fut pas de même pour le petit William Collins. Le germe maladif qu’il portait en lui le condamna toute sa vie à une brièveté et à une intermittence d’inspiration absolument singulières, en même temps qu’il créait un état d’incertitude, d’irrésolution et d’agitation inquiète qui le rendait incapable de se fixer sur rien pendant huit jours. Il ne fut donc jamais poète que par échappées, et par échappées de quelques minutes et à des intervalles vraiment faits pour étonner. Ceux-là seuls qui étaient assez près de lui pour le voir pendant ces échappées eurent occasion de reconnaître son mérite ; c’est dire que le nombre en fut petit, et que le sentiment qu’il leur inspira fut plutôt celui d’une affectueuse compassion que d’une sérieuse admiration. L’amitié littéraire, d’ailleurs, est de nature si délicate, qu’elle ne va jamais sans une pointe de scepticisme lorsqu’elle ne sent pas son objet appuyé par le grand nombre, et le pauvre Collins eut probablement à souffrir plus d’une fois de ces doutes de l’amitié plus cruels que la complète indifférence. Parlant de notre poète, ce critique d’une si charmante érudition, Isaac d’Israeli, compare la souffrance qui résulte de cette persistance d’obscurité pour un être fait d’imagination et de sentiment à ce que serait pour un homme ordinaire la sensation d’être enseveli vivant ; et, par cette comparaison heureuse, il a exprimé en toute justesse la nature vraie de la fatalité qui pesa sur Collins.

« Il ne vivra pas, » dit une fois un médecin, en examinant un enfant qu’il venait d’aider à entrer dans le monde. En dépit de ce pronostic, l’enfant sortit victorieux des maladies innombrables du premier âge. « c’est égal, il ne vivra pas, » répéta le médecin pessimiste. L’enfant grandit, devint homme, se maria, eut de nombreux rejetons, et à chacune des phases de son existence, le têtu médecin s’obstina dans son oracle lugubre, en dépit des démentis qu’il recevait. A la fin, il se trouva que le médecin avait eu raison, parce que, tous comptes balancés, la vie qu’avait menée le personnage condamné avait été si peu de chose qu’elle équivalait à une non-existence. Je ne sais où j’ai lu cette anecdote à la Sterne, qui ferait bonne figure dans le Tristram Shandy, mais elle illustre de la manière la plus exacte l’histoire de William Collins. A chacune des périodes de sa vie, un observateur expérimenté aurait pu dire en le voyant agir et arranger ses plans littéraires : « Tout cela est bien, mais l’enfant ne vivra pas. »

Quoiqu’il puisse sembler presque ridicule d’appliquer à un si petit génie le grand appareil de ces influences de race et de milieu si fort à la mode aujourd’hui, il est deux circonstances que nous voulons noter comme pouvant expliquer dans une certaine mesure cette irrésolution de volonté et cette intermittence d’inspiration qui sont les marques de son caractère et de son talent.

La première de ces circonstances est un de ces détails physiologiques auxquels se complaisait Michelet. Collins naquit en 1721, à Chichester, d’un père chapelier dont il fut le dernier enfant. Il est remarquable qu’entre sa naissance et celle de la plus jeune de ses sœurs il y eut un intervalle de plus de seize ans, et que, par conséquent, sa mère le mit au monde à la veille même du jour où la nature allait mettre fin à sa faculté de procréation, après l’avoir suspendue si longtemps qu’elle semblait avoir voulu devancer la date normale de la période stérile. Qui sait si ce n’est pas dans cette naissance tardive, précédée de cette longue stérilité maternelle, qu’il faut chercher l’origine du germe maladif qui, se développant sous forme de disposition inquiète, après l’avoir rendu incapable de toute persévérance de travail et de toute constance de dessein, finit par engendrer la folie et le conduire à une mort quelque peu prématurée? Comme le caractère, le tour du génie put être déterminé par cette particularité. La nature ayant été en quelque sorte contrainte, rappelée au moment où elle se retirait, ne put donner que ce qu’elle donne aux derniers jours de l’automne, des choses exquises de déclin, des couleurs attendrissantes aux nuances délicatement variées, des rayons d’une lumière en quelque sorte purifiée, des clartés sans chaleur, des splendeurs de crépuscule. Cette hypothèse physiologique a-t-elle quelque vérité? Je ne sais ; en tout cas, elle n’est pas plus étrange que quantité de faits relatifs à la génération, qui sont d’occurrence fort ordinaire. Pourquoi les enfans des vieillards ont-ils généralement, avec une délicatesse physique qui confine à la faiblesse, une extrême pureté de tempérament? Pourquoi les aînés ont-ils d’ordinaire plus d’énergie physique, de vaillance charnelle que les enfans qui suivent? Et pourquoi les derniers nés sont-ils si souvent remarquables par les qualités de finesse et de ruse pour lesquelles Jacob et Poucet sont restés célèbres ?

Comme les impressions de l’enfance sont de toutes les plus durables et les plus fécondes, le lieu de naissance est toujours pour tout homme d’une importance capitale, puisque ces impressions sont déterminées en partie par le spectacle du milieu où l’âme fait l’apprentissage de la vie. Collins passa toute son enfance dans cette ville de Chichester où il était né, et cette circonstance ne dut pas peu contribuer à lui donner cette imagination rêveusement rétrospective et cette sympathie délicieusement vague pour les choses du passé qui le distinguent. Les vieilles localités sont, en effet, de deux sortes. Les unes, fières de quelque souvenir exceptionnellement illustre ou de quelque période plus particulièrement glorieuse, ramènent si obstinément la pensée vers un point précis du temps que la brume des âges antérieurs et postérieurs en est comme dissipée, et que la vision de cette heure privilégiée surgit devant nous avec une telle netteté que nous en devenons, pour ainsi dire, les contemporains. À cette obsession du souvenir, le cœur peut gagner en patriotisme local et l’imagination en puissance, mais certainement la rêverie n’y trouvera pas au même degré ce sentiment des choses fuyantes, du flottant indéterminé, du noyé, du lointain, qui est l’élément préféré où elle se meut et respire. Les autres localités, au contraire, ne se recommandent par rien de mémorable et d’éclatant ; elles sont vieilles, et cela leur suffit ; leur vétusté leur tient lieu de tout. C’est dans celles-là qu’est vraiment le charme du passé, précisément parce qu’elles n’ont rien qui contraigne l’imagination et mette en fuite la rêverie; c’est en celles-là qu’on aime l’antiquité pour elle-même, qu’on la sent en elle-même, et Chichester est de ce nombre. Son passé plonge jusqu’à la plus lointaine période saxonne; mais les siècles, en s’accumulant sur elle, l’ont faite vénérable plutôt qu’illustre, et lui ont donné la douceur de ce qui n’est plus, plutôt que l’orgueil et le regret de ce qui fut. C’est cette douceur de l’autrefois que respira William Collins dans sa jeunesse; il l’a faite passer dans ses poésies, où elle s’associe de la manière la plus naturelle à la mélancolie qui lui était propre.

J’ai dit que les circonstances de la famille ne lui avaient pas été défavorables. Son père, en effet, quoique simple chapelier, était cependant un personnage de quelque importance dans la ville de Chichester, en ayant été maire plusieurs fois. Un certain M. Ragsdale, qui, quelque vingt-cinq ans après la mort du poète, rassembla ses souvenirs pour une édition projetée, nous a laissé de ce père un portrait qu’il faut citer : « Son père était marchand, mais non fabricant de chapeaux. Sa manière de vivre à Chichester était de la bonne sorte ; il était pompeux dans ses manières, mais à sa mort il laissa des affaires quelque peu embarrassées. » D’après ce portrait, il ne tient qu’à nous de voir dans M. Collins père quelque chose comme le bourgeois gentilhomme de Molière, qui s’est fait prendre au sérieux, ou le potier d’étain d’Holberg, qui a réussi. Il vendait des chapeaux, il n’en fabriquait pas: délicate nuance. Autant vaut dire qu’à l’instar de M. Jourdain père, il avait chez lui une certaine provision de chapeaux et qu’il en cédait pour de l’argent à ses amis et connaissances[1]. De tels pères, il faut le dire, font d’ordinaire des éducations déplorables, en ce sens que leurs façons de parler et d’agir ont l’inconvénient de masquer aux enfans la réalité de leur condition. Quoiqu’il l’ait perdu de très bonne heure, c’est probablement dans les habitudes de ce père aux manières pompeuses et aux affaires embarrassées qu’il faut chercher l’origine de ce manque de prudence pratique qui fut un des fléaux de la vie de Collins, et aussi d’une certaine affectation d’élégance qui lui valut une si verte semonce de son cousin, le docteur Payne, un jour qu’il se présenta chez lui, après sa sortie de l’université, en riche costume et une plume au chapeau. Ce cousin Payne était un clergyman qui eut grande influence dans l’éducation de l’enfant, qu’il contribua à faire admettre d’abord aux écoles ecclésiastiques de Chichester et de Winchester, puis à l’université d’Oxford. Un autre de ses parens, le colonel Martyn, un futur combattant de Fontenoy, fut pour lui une véritable providence, car il lui dut de pouvoir passer dans l’aisance ses années de mélancolie et de folie. Collins fut donc, à tout prendre, aussi bien apparenté que tout autre poète, et il ne semble pas qu’il ait jamais eu à reprocher à sa famille autre chose que de n’y pas rencontrer la sympathie qui lui était nécessaire. Aucun de ses parens, en effet, ne semble l’avoir jamais pris au sérieux et n’avoir fait le moindre cas de ses talens, et il fut quelque peu pour eux ce que les enfans qui naissaient à Laputa avec le signe de l’immortalité étaient, au dire de Swift, pour leurs progéniteurs, ascendans et collatéraux[2].

L’enfant donna de très bonne heure des gages de talent. À douze ans, il faisait des vers, et à dix-sept ans, alors qu’il était encore à Winchester, un jour que son imagination s’était échauffée pour l’Orient après certaines lectures sur la Perse, il composa les Eglogues orientales, qui ouvrent le mince volume de ses œuvres, première en date de ses productions, et, à notre gré. Une des plus aimables. Plus tard, il affecta de les mépriser en les nommant ses Eglogues irlandaises, mais il avait réellement tort, car il n’a rien laissé où ce qui était sa vraie nature se soit révélé avec plus de simplicité et de candeur. Un petit dessin exécuté trois ans avant cette époque, — le seul portrait qui existe de lui, — nous permet de nous représenter ce qu’il était à ce premier moment d’inspiration, un gentil poupard au visage rond, aux traits nets, presque vigoureux ; rien qui indique le mal futur, si ce n’est dans le regard une délicate lueur de mélancolie et dans l’ensemble de la physionomie quelque chose de légèrement pensif. Au-dessous de ce dessin est inscrit ce vers des Géorgiques :


Quos primus equis oriens adflavit anhelis,


vers qui non-seulement donne la date de ce matin de sa vie, mais par lequel il a lui-même voulu marquer la première heure de son aube poétique, car il l’a donnée pour épigraphe à ses Églogues orientales. Voilà, ce semble, une aube pleine de promesses et qui laisse espérer un beau jour. Hélas ! l’enfant ne vivra pas[3].

À l’université d’Oxford, ces signes d’un irrécusable génie poétique se montrèrent, quelques années plus tard, d’une manière plus frappante encore. C’était l’époque où sir Thomas Hanmer donnait son édition de Shakspeare, laquelle, entre les éditions de Pope et de Johnson, marque une étape importante dans la révision et l’élucidation du texte du grand poète. À cette occasion, Collins adressa à l’éditeur, qui vivait dans son voisinage, à Oxford même, une épître qui est un des meilleurs morceaux de poésie critique qu’il y ait dans la langue anglaise. C’est, dis-je, une preuve de génie autrement frappante que les Eglogues. Pour produire les Eglogues, il suffisait, à tout prendre, de la fraîcheur d’imagination de la première jeunesse ; mais ici il fallait quelque chose de plus, du sérieux d’esprit et des facultés habituées déjà à la discipline de la réflexion. C’est la première fois, peut-être, qu’on ait parlé de Shakspeare d’une manière tout à fait moderne, comme nous en parlons nous-même, et cela tout en tenant compte, dans une mesure très judicieuse, de l’admiration de l’école classique pour les modèles français. Qui le croirait ? Collins, dans cette épître à Hanmer, parle de la poésie française, de l’art dramatique français et de ses deux illustres représentans avec infiniment plus de mesure que Dryden, plus de sympathie sincère qu’Addison et plus de justesse que Pope. Le passage vaut vraiment d’être cité : « Par des pas graduels et lents, la France, plus exacte, vit le bel empire de l’art s’établir sur ses rivages. Correctement hardie, et juste dans tout ce qu’elle peignit, elle arriva par longueur de travail à une perfection brillante, jusqu’à ce qu’enfin Corneille, enflammé par l’esprit de Lucain, exhala le libre accent que Rome et son poète lui avaient insufflé, et que le jugement classique conquit au doux Racine la force tempérée du vers plus chaste de Virgile. » Quiconque comparera ce passage de l’épître de Collins au passage de l’épître à George II, où Pope a parlé de la littérature dramatique française, ne pourra manquer d’être frappé en même temps et de la supériorité de Pope comme versificateur et de l’infériorité de son jugement sur celui de Collins. Shakspeare, et ses plus illustres contemporains, Ben Jonson, John Fletcher, ne sont pas caractérisés avec moins de bonheur et de vrai sentiment. « Le rôle qui appartient à la critique, Ben Jonson le connut avec trop de scrupules ; chez lui, la nature fut presque perdue dans l’art. D’une trempe plus souple, le noble Fletcher vient après lui le premier par l’ordre du temps, comme le premier par le nom. Dans ces scènes où son génie nous tient délicieusement attentifs, nous trouvons toute pensée enflammée qui échauffe l’âme féminine, tout soupir touchant, toute tendre larme, les vœux de l’amant et les terreurs de la vierge : grâces et sourires réclament son inspiration. » Eh bien ! au moment même où il produisait cette œuvre presque magistrale, Collins quittait brusquement l’université d’Oxford sans prendre ses derniers grades. Nulle bonne raison n’a été donnée de cette résolution subite qui ressemble à une incartade d’enfant trop fantasque. C’était, a-t-on dit, pour se dérober aux précoces créanciers que son imprévoyance, trop précoce aussi, lui avait créés. Le fait a été expliqué d’une manière plus naturelle par la mort de sa mère, qui arriva à cette époque ; quoi qu’il en soit, Collins se trouva, par ce départ inopiné, privé du bénéfice de ses études universitaires. Encore une fois, vous le voyez, l’enfant ne vivra pas.

Collins avait été élevé en vue du ministère religieux, mais le premier résultat de cet avortement universitaire fut de rendre plus difficile la réalisation de ce plan de famille. Il ne se sentait d’ailleurs aucune vocation sérieuse pour une profession qui exige moins de dilettantisme que de dévoûment et plus de prudence que de rêverie. Pour la même raison, il était impropre à la carrière militaire, à laquelle il songea un instant, et dont son oncle Martyn, qu’il alla, paraît-il, visiter alors dans sa garnison de Flandre, le détourna lui-même. Alors il se résolut à courir les hasards de la vie littéraire, sans s’être interrogé d’avance sur la direction qu’il devrait donner à ses talens très réels, et s’être créé des moyens d’attendre qu’il pût les mettre en lumière. « Il était toujours à élaborer des plans de vastes publications, qui n’allaient jamais plus loin que les prospectus pour souscriptions, » dit, dans une lettre publiée en 1781, son ancien camarade d’université, l’aimable curé de Selborne, Gilbert White, qui l’a jugé sévèrement, avec un mélange de compassion et de mépris dont quelques-uns des admirateurs du poète ont été indignés[4]. Parmi ces projets, Gilbert White, dont la mémoire est ici probablement infidèle, nomme une histoire du moyen âge; Samuel Johnson, mieux informé, par le d’une histoire de la renaissance des lettres. De vastes sujets véritablement, de longue, de difficile exécution, et de médiocre ressource, on en conviendra, pour assurer le pain de chaque jour. Il va sans dire que jamais une ligne ne fut écrite de ce livre projeté, bien que Collins en ait caressé la pensée toute sa vie. Est-ce à dire pour cela que ces beaux plans restèrent absolument stériles? Rien n’est stérile en ce monde, pas même les chimères, car souvent ce qui est pour nous pur château en Espagne peut aisément devenir un substantiel et fructueux domaine pour d’autres mieux favorisés par les circonstances. Ce fut là le cas de Collins. Ces plans, il les élaborait en compagnie de deux de ses camarades d’université, les deux frères Warton, Joseph, encore cité aujourd’hui pour son Essai sur Pope, dont leur père avait été l’ami, et Thomas, le premier en date des historiens littéraires de son pays qui ait eu le sentiment du moyen âge et soit remonté aux origines de la poésie anglaise. Nous surprenons bien dans les vers des deux frères, mais plus particulièrement dans ceux de Joseph, l’influence des idées poétiques de Collins et les traces de sa manière ; et pourquoi alors Thomas n’aurait-il pas bénéficié dans une certaine mesure des conversations de son camarade sur des sujets qui leur étaient chers à l’un et à l’autre? Et il put en bénéficier longuement et tout à loisir, l’amitié des deux frères étant restée fidèle au poète jusqu’à la fin. La chose est d’autant plus probable que Samuel Johnson, qui n’avait pas, comme Warton, connu Collins dès l’origine et qui ne le fréquenta qu’un très court moment de sa vie, a été lui-même frappé de ses conversations et le jugeait suffisamment armé pour l’entreprise qu’il méditait. « Je l’ai entendu, dit-il, parler avec une grande tendresse de Léon X et avec un vif ressentiment de l’absence de goût de son successeur... C’était un homme d’une vaste littérature et de facultés vigoureuses. Il était versé non-seulement dans la connaissance des langues classiques, mais dans celle des langues italienne, française et espagnole. » Tenons donc pour assuré que, dans les travaux de Thomas Warton, il est entré quelque chose des idées que le pauvre Collins ne put mettre à exécution.

Il fallait vivre cependant, en attendant la réalisation de ces espérances littéraires fondées sur les brouillards de la Tamise. Collins avait eu bientôt fait de dépenser le petit héritage qu’il tenait de sa mère; après quoi il se vit contraint de se nourrir quelque peu de vache enragée, selon l’expression populaire consacrée qui peint à merveille l’insalubrité tant morale que matérielle propre à certains dénûmens. C’est dans ces circonstances qu’il fit la connaissance de Samuel Johnson, qui, lui aussi, était encore à se débattre avec les longues misères de sa jeunesse besogneuse. C’était l’époque où Malone nous l’a représenté n’osant s’asseoir à la table de son éditeur Cave, par honte de ses habits déguenillés, et mangeant derrière un paravent sa part du dîner auquel il avait été convié. Il était déjà pourtant célèbre, et il venait justement de publier la vie de Richard Savage, la plus amusante des œuvres sorties de sa plume, véritable roman d’aventures écrit sous la dictée du héros même, et où il avait accepté avec la crédulité de l’amitié tout ce que ce louche Rodomont de Bohême s’était plu à lui raconter. C’est un trait qui honore singulièrement Johnson que cette fidélité qu’il eut toujours pour ses camarades de misère ; s’il y eut en lui un peu du pédant et du magister, il n’y eut jamais rien du sycophante et du parvenu. Il aima réellement Collins, car il a rendu justice à ses talens autant que le lui permettait son robuste esprit mieux fait pour voir les couleurs que les nuances et quelque peu apte à confondre les délicatesses avec les mièvreries, et il jugea sa nature morale avec une pénétration sympathique qui lui permit de réduire à leur juste valeur certaines imputations légèrement portées sur son caractère et ses mœurs. L’amitié de Johnson ne fut pas inutile au poète, même au point de vue pratique, ainsi qu’en témoigne l’anecdote que voici. « Un jour qu’il était muré dans sa chambre par un recors qui braillait dans la rue, je parvins à pénétrer jusqu’à lui. En cette circonstance, nous eûmes recours aux libraires, et sur la promesse d’une traduction de la Poétique d’Aristote, avec accompagnement de larges commentaires, il obtint une avance assez considérable pour lui permettre de se sauver à la campagne. » Une traduction de la Poétique d’Aristote avec commentaires ! encore une besogne de facile exécution pour quelqu’un qui est obligé de vivre au jour le jour de son travail. C’est peut-être l’unique fois qu’Aristote ait rendu ce service à un lettré. Quelque temps après, il hérita de son oncle, le colonel Martyn, et il put rendre les guinées avancées par le naïf libraire avec la bonne foi de la parfaite ignorance, car il est difficile d’admettre qu’il ait eut soupçon de ce que la besogne ainsi commandée exigeait de lenteur et de travail. Et voilà un expédient dont un bohème moderne ne s’aviserait pas ; chaque siècle a ses mœurs.

Cette misère de Collins n’eut jamais aucun sombre caractère. Ce fut une misère en quelque sorte élégante, où ne manquèrent pas les dangereuses douceurs. Il fréquentait les cafés littéraires de l’époque, et il y avait fait connaissance avec nombre de gens d’esprit et d’acteurs, parmi lesquels le célèbre Garrick. Par Garrick, il fut introduit dans le monde du théâtre, et il en fréquenta les foyers et les coulisses avec une assiduité où il entrait autre chose encore, paraît-il, que le désir d’en étudier les mœurs, dont il parlait, au dire d’un témoin déjà cité, avec une verve des plus amusantes. « Il passait son temps dans toutes les dissipations du Ranelagh, du Vauxhall et des théâtres, écrit son vieux camarade Gilbert White ; je le rencontrais souvent à Londres, et je me rappelle qu’il logea très longtemps dans une petite maison, au coin de King’s-Square-Court, Soho, en compagnie d’une certaine miss Bundy. » Cette dissipation de Collins est d’autant plus à noter qu’elle est en contradiction avec le caractère que laissent supposer ses poésies et qui fut certainement le vrai. Rien dans ce qu’il a écrit qui se sente de ce désordre, rien qui indique un attrait pour le vice, pas une image qui ne soit chaste, pas une idée qui ne soit pure, pas une expression qui ne soit suavement pudique. S’il parle des choses de l’amour, ce qui n’a été que rarement, c’est avec une candeur charmante, révélatrice d’une âme innocente, où le plaisir n’a laissé ni remords ni souillures. Collins, — et c’est une de ses originalités les plus marquées, — eut à un degré remarquable le sentiment et le goût de la vertu. Il l’aima comme une chose propre, blanche et de bonne odeur, ce qu’elle est en effet, et il n’en a jamais parlé qu’avec un respect attendri ; qu’il prononce seulement ce nom, et sa page entière en est illuminée comme par magie. Aussi avons-nous peine à croire que ces désordres aient jamais été bien profonds. La vérité sur ce sujet délicat a été très probablement dite par Samuel Johnson. « Ses mœurs étaient pures et ses opinions pieuses; mais avec une pauvreté prolongée (il y a ici de la part de Johnson une légère exagération) et de longues habitudes de dissipation, on ne peut attendre qu’un caractère quelconque reste toujours exactement le même. Que cet homme, sage et vertueux comme il l’était, ait toujours passé sans s’y laisser prendre à travers les traquenards de la vie, il y aurait à l’affirmer témérité et prévention ; mais on peut dire qu’il conserva au moins sans souillure la source de l’action, que ses principes ne furent jamais ébranlés, que la distinction du bien et du mal ne fut jamais oblitérée en lui, que ses fautes ne furent jamais de malignité ou de parti-pris, mais eurent toujours leur origine dans quelque pression inattendue des circonstances, ou quelque tentation occasionnelle. » Tenons-nous à ce jugement, que corrobore parfaitement la lecture de ses poésies, et disons, en variant quelque peu à son sujet un mot profond de Chamfort, qu’il était de ceux dont les mœurs peuvent être dissolues sans que le cœur soit atteint.

Nous venons de citer ses œuvres comme document biographique. C’est qu’en effet, à les bien lire, elles constituent le meilleur document que nous ayons sur lui, car à défaut de faits qu’elles ne peuvent pas donner, elles nous dévoilent son âme et le secret de ses malheurs. Voici, par exemple, son petit volume d’Odes, publié pendant ces années de misère, en 1746. Ce sont des odes à tendances allégoriques, adressées à ces êtres de raison qui s’appellent pitié, terreur, simplicité, paix, liberté, etc. Il peut sembler étrange que des allégories de cette sorte aient un caractère biographique ; il en est pourtant ainsi. On s’aperçoit très vite que ces divers êtres abstraits ont eu pour lui, tour à tour et pour quelques instans, la valeur de petites idoles, et que ces odes ne sont que des prières discrètes par lesquelles il leur demande la puissance et la constance nécessaires pour exécuter les plans multiples de son incertaine imagination. Rien ne dit mieux ses ambitions passagères et changeantes, ses désirs irrésolus, ses aspirations sans suite. Nous avons là la confession involontaire de cette morbide mobilité que nous avons indiquée comme la source véritable de ses malheurs. Ce n’est pas un seul genre poétique qui l’a tenté, ce sont tous les genres poétiques dont il a envié les couronnes. Comme l’observation n’a pas été faite, ne craignons pas d’insister. Deux odes à la pitié et à la terreur ouvrent le volume. Vous croyez peut-être qu’il les a écrites dans un dessein purement esthétique? Eh! non, c’est qu’au moment où il les écrivit il aspirait à la gloire du poète dramatique, et il nous le dit en termes auxquels il n’y a pas à se méprendre. « Qu’il me soit permis, s’écrie-t-il, après la description d’un temple que son imagination se propose d’élever à la pitié, qu’il me soit permis de m’y retirer souvent pendant le jour, et d’y habiter avec toi l’âme perdue dans des rêves de passion ; qu’il me soit permis d’y dépenser les heures mélancoliques de la lampe nocturne, jusqu’à ce qu’enfin, ô vierge ! tu puisses te réjouir d’entendre encore une lyre britannique. » Dans sa conclusion de l’ode à la terreur, ce n’est rien moins que la gloire de Shakspeare à laquelle il prétend : « Apprends-moi seulement une fois à sentir comme lui, décrète que sa couronne de cyprès sera ma récompense, et alors, ô terreur ! j’habiterai avec toi. » L’ambition est formelle, mais tournez le feuillet et elle a changé de nom et de caractère. Voici une ode à la simplicité, où cette plus essentielle des vertus littéraires est célébrée avec une élégance chaste vraiment digne d’elle. Cette fois, c’est vers la poésie pastorale que s’est porté le feu de paille de son désir : « Que d’autres aspirent à de puissantes tâches ; moi, je cherche seulement à trouver ta vallée tempérée où mon chalumeau pourrait résonner souvent pour les jeunes filles et les bergers qui m’entoureraient et où je pourrais apprendre mon chant à tous tes fils. » Plus loin se rencontre une ode sur les mœurs où nous voyons qu’il a envié la gloire de l’humoriste et du romancier, celle de Cervantes et de Le Sage, qui venait justement de mourir et qu’il nomme avec enthousiasme. Il n’y a qu’une gloire à laquelle il n’ose aspirer, parce qu’elle lui semble trop haut pour que le vol même du désir puisse l’approcher, celle de Milton, mais ce regret modeste de son impuissance est encore un aveu d’ambition. Aucun de ces rêves ne devait se réaliser; il est heureux cependant qu’il les ait eus, car le plus clair de sa gloire littéraire est dans les beautés lyriques qu’il a rencontrées en cherchant à les exprimer.

Ces Odes sont biographiques encore en un autre sens. Elles nous révèlent les opinions ou plutôt les tendances politiques de l’auteur, et nous laissent apercevoir quelque chose de l’état des esprits en Angleterre au moment où elles parurent. Collins était whig, ou plutôt, comme on disait alors, patriote, pour mieux identifier le parti dominant et triomphant avec la nation même, mieux marquer le contraste avec le parti tory, et faire de ce dernier nom le synonyme de tyrannie à l’intérieur et d’obéissance à l’étranger au dehors. Nous sommes au lendemain de Culloden, au lendemain de Fontenoy aussi, et les vers de Collins conservent, avec une douceur et une suavité mélancolique adorables, le souvenir de cette triste victoire et de cette noble défaite. Douceur ! suavité ! voilà des termes bien singuliers, et en apparence bien impropres, quand on songe aux événemens qu’il s’agissait de célébrer; cependant ils ne sont que justes. L’ode à une dame sur la mort du colonel Ross, tué à Fontenoy, n’est qu’une exquise élégie héroïque ; et, quant à la seconde petite ode sur la même bataille, c’est la plus délicieuse épitaphe qu’on puisse rêver pour un monument funèbre en l’honneur de la masse anonyme des morts de cette journée mémorable. Et Culloden, dont le nom, par une discrétion délicate, n’est pas même prononcé et qu’il faut deviner, comment le célèbre-t-il? Par une ode à la clémence, une ode à la liberté, et une ode aussi à la paix, où ce souvenir récent de guerre civile se partage avec la pensée de la guerre extérieure, toujours grondante, la préoccupation du poète. C’est qu’il a beau être whig et patriote, il n’y a chez Collins aucune des malfaisantes ardeurs du partisan ; quand il pense à la guerre civile, ce n’est pas pour triompher sur les cadavres de ses compatriotes, mais pour appeler la clémence à descendre sur cette terre où s’est brisée la rébellion ; quand il pense à la guerre extérieure, ce n’est pas pour enflammer les ardeurs belliqueuses, c’est pour inviter la paix à revenir élire domicile dans cette île d’où le tintamarre des armes et les vautours du carnage l’ont fait fuir sur son char attelé de colombes.

Collins avait publié son petit volume d’Odes en même temps que son camarade Joseph Warton publiait de son côté un volume de poèmes. Un instant même, ils avaient caressé le projet de se présenter au public fraternellement sous la même couverture ; il fut heureux pour Warton que ce projet n’eut pas de suites, car son volume s’enleva fort bien, tandis que celui du pauvre Collins, qui eut grand’peine à trouver un éditeur (le célèbre Dodsley ayant déclaré que ses odes n’étaient pas dans le goût du jour), restait en magasin. Le dépit que le poète ressentit de cet insuccès fut si vif qu’il jeta, dit-on, au feu les exemplaires qu’il avait de son œuvre, et qu’il songea à rembourser le libraire de la maigre somme qu’il en avait reçue. C’est probablement à ce dépit qu’il faut attribuer le silence qu’il garda jusqu’à sa mort, à une ou deux exceptions près, que nous signalerons tout à l’heure. Ce petit volume invendu reste en effet son œuvre capitale; à partir de ce moment, sa veine semble tarie, et, si elle se réveille, c’est accidentellement, par le fait d’une occasion qui aurait pu ne pas être, et non par la force de l’inspiration intérieure.

Ces pauvres odes pourtant ne lui furent pas inutiles. C’est à peu près à cette époque qu’il paraît avoir fait la connaissance de Thomson, l’auteur des Saisons. Si Thomson, comme disent ses biographes, l’aima beaucoup, ce ne fut pas par parité de génie, car on ne saurait trouver deux poètes plus dissemblables. Entre l’inspiration large, facile, abondante de Thomson, qui ramasse comme d’un coup de filet rapide tous les détails d’un sujet pour les fondre dans de vastes ensembles sans s’attarder plus qu’il ne faut aux délicatesses de l’expression, et l’inspiration laborieuse, méticuleuse, minutieuse de Collins, il n’y a certes rien de commun ; si donc, non content d’aimer l’homme, Thomson apprécia sérieusement ses poésies, cela fait honneur à la tolérance de son goût. Thomson était alors une manière de favori de Frédéric, prince de Galles, qui, brouillé avec son père, avait, pour lui faire pièce, installé, sur les conseils de l’aimable et quelque peu turbulent Lyttleton, une manière de petite cour à Richmond, où il s’entourait, sans y prendre grand plaisir, il est permis de le croire, de poètes et de gens d’esprit. Prenant occasion de la publication des Odes, l’auteur des Saisons présenta Collins au prince, et notre poète devint ainsi un des habitués de ce Château de l’indolence si bien chanté par son ami, et où l’on veut, avec assez de justesse, qu’il lui ait donné une place[5]. Collins put donc se croire en voie de sortir de la gêne où il languissait depuis trop longtemps ; mais, hélas! L’illusion ne lut que d’un instant. Le prince se brouilla bientôt avec lord Lyttleton, qui, tout occupé qu’il fût alors à pleurer sa Lucie Fortescue dans des élégies sincèrement douloureuses, mais sans le moindre souci de la concision, trouvait encore à employer quelques heures aux intrigues politiques, et le château de l’indolence s’évanouit comme une demeure de fées, en laissant ses hôtes sur la plaine nue. À cette aventure, Collins ne perdait que des espérances, mais là encore se révélait le guignon cruellement taquin qui ne cessait de le poursuivre. La mort de Thomson (1748) suivit de près cette éclipse de la fortune, et Collins célébra sa mémoire dans un chant funèbre d’un tour très particulier, une élégie nuancée d’idylle avec une délicatesse merveilleuse, comme il convenait pour le chantre des Saisons, un des dirges les plus exquis qu’il y ait dans la littérature anglaise.

Cette mort de Thomson fut la première des deux occasions où Collins rompit le silence qu’il gardait depuis ses Odes. Voici la seconde. Parmi ses connaissances se trouvait un certain Barrow, whig renforcé, qui avait fait, eu compagnie du poète écossais John Home, la triste campagne de guerre civile de 1745, où il avait eu une aventure particulièrement périlleuse, une évasion forcée au moyen d’une corde qui finissait à trente pieds au-dessus du sol. En 1749, Home étant venu à Londres pour négocier avec Garrick la représentation de cette tragédie de Douglas si fameuse en son temps, Barrow le présenta à Collins. Les conversations de ce confrère écossais sur les mœurs, les traditions, les croyances populaires de son pays natal intéressèrent vivement le poète, dont l’imagination, au rapport de Johnson, avait toujours été passionnément éprise de merveilleux et particulièrement studieuse des œuvres où il pouvait se rencontrer. Pour conserver le souvenir de ces conversations, Collins écrivit une épitre à Home qui est le pendant de celle qu’il avait adressée autrefois à Hanmer sur Shakspeare, mais plus belle encore et de plus grande portée. Ce n’est rien moins, en effet, qu’une poétique nouvelle dont il jette les fondemens en passant en revue les diverses superstitions écossaises et en montrant la parti que la poésie en pouvait tirer. Cette épître prophétique de tant de futurs chefs-d’œuvre, depuis le Tam O’Shanter de Burns jusqu’aux romans et aux poèmes de Scott, resta inconnue de tout le monde, sauf des Warton, à qui Collins la lut en 1754, dans un des intervalles de sa folie, et ne fut révélée que nombre d’années après sa mort par le brouillon que Home en avait emporté en Écosse. A son irrésolution et à son intermittence de verve, le pauvre Collins semble avoir ajouté un troisième moyen de se nuire, c’est-à-dire un don particulier pour cacher ou perdre ce qu’il faisait. Une ode sur la musique en Grèce, dont la seule lettre qui reste de lui par le comme achevée à cette époque, n’a jamais pu être retrouvée.

Cette longue et remarquable épître à Home montre qu’à cette date de 1749 le poète avait encore toute sa force, et que le silence qu’il avait gardé n’était pas d’impuissance. Il avait alors vingt-huit ans et pouvait se promettre, en dépit de ses échecs, une longue carrière poétique. Il le pouvait d’autant mieux que son oncle, le colonel Martyn, venait de mourir, le laissant héritier de sa fortune pour une part qui s’élevait à 2,000 livres sterling. Les jours de pénurie étaient donc passés ; il allait désormais se livrer à son inspiration, sans souci de savoir si elle répondrait au goût de l’acheteur; il allait travailler activement à cette fameuse histoire de la renaissance des lettres, toujours projetée ; il allait fonder une revue littéraire dont il exposa le plan à Thomas Warton. Mais la nature avait décrété que l’enfant ne vivrait pas, et s’empressa de mettre à néant les bonnes chances qui pouvaient de jouer son mauvais vouloir obstiné. Juste au moment où le poète entrait dans cette vie nouvelle de labeur tranquille, il s’aperçut que des nuages s’étendaient sur son intelligence. Alarmé, il essaya de résister à cet envahissement de la nuit par les distractions du voyage. Il se rendit en France dans cette intention ; mais le mal fut plus fort que le remède, et il revint en Angleterre dans un état d’anémie extrême, qui cependant avait encore respecté l’intelligence, au dire de Johnson. « Il n’y avait alors dans son esprit de désordre reconnaissable que pour lui-même, mais il avait cessé toute étude, et il avait voyagé sans autre livre qu’un Nouveau-Testament, comme ceux que les enfans portent à l’école. Lorsque son ami (Johnson) le prit dans sa main par curiosité de savoir quel compagnon un homme de lettres avait choisi : « Je n’ai plus qu’un livre, dit Collins, mais c’est le meilleur. » Deux ou trois années d’atonie morale se passèrent sans incident; mais, en 1754, la crise décisive arriva à Oxford, où il avait voulu aller rendre visite aux Warton. C’est alors que Gilbert White prétend l’avoir vu luttant dans la rue et emporté de force par plusieurs personnes dans un asile d’aliénés. Thomas Warton ne parle que de faiblesse, mais il appuie tellement sur ce point qu’il corrobore le témoignage de White : « Il était venu à Oxford pour changer d’air et se distraire; il y resta un mois. Je le vis souvent, mais il était dans un tel état de faiblesse et de prostration qu’il ne pouvait pas supporter la conversation. Une fois il alla de son logement, qui était en face de Christ-Church, jusqu’à Trinity-College, mais appuyé au bras de son domestique. » On le transporta à Chichester, où il passa les dernières années de sa triste vie sous la surveillance de sa sœur Anne. Une phrase de l’une des nombreuses lettres de Johnson, qui, pendant cette longue agonie, ne cessa de s’informer du poète avec la plus vive affection, laisse malheureusement soupçonner que cette surveillance ne fut pas aussi tendre qu’elle aurait dû l’être. « Cet esprit chercheur et véhément, écrit-il à Joseph Warton, est aujourd’hui sous le gouvernement de ceux qui, récemment encore, n’auraient pas pu comprendre le moindre et le plus étroit de ses projets. » Une chose curieuse et qu’on n’a pas songé à remarquer, c’est que sa maladie répéta exactement l’histoire de sa vie. Comme son inspiration poétique, sa folie fut intermittente, irrégulière, et comme son caractère, elle se composa d’agitation inquiète et de dépression mélancolique plutôt que de déraison et de fureur. Dans ses périodes de lucidité, rien ne trahissait l’existence du mal qu’une extrême faiblesse; aussi son infortune fut-elle en quelque sorte adoucie par la demi-tolérance que lui laissa la nature de converser encore comme autrefois avec ses amis des choses qui étaient chères à son imagination. Enfin, en 1759, arriva l’heure tardive du repos. L’enfant n’avait pas vécu.

Il fut enterré dans une des églises de Chichester. Ses pauvres os y dormirent longtemps sans honneur; mais, trente ans après, en 1789, son nom ayant fini par émerger de l’ombre où il était resté jusqu’alors enseveli, un lettré de sa ville natale eut la pieuse pensée de lui faire ériger un monument par souscription. L’idée réussit et le monument fut exécuté. Le sculpteur choisi fut Flaxman, peu apprécié, lui aussi, de ses contemporains pendant sa vie, et dont la destinée ne fut pas sans quelque rapport à cet égard avec celle de Collins. L’épitaphe fut écrite par un poète du temps, du nom d’Hayley, imitateur attardé de Pope et auteur d’un badinage héroï-comique en six chants, intitulé : the Triumphs of temper, un titre vraiment de bon conseil. Comme cette épitaphe est très suffisamment éloquente, qu’elle peint avec assez de vérité le caractère et le génie de Collins, et qu’enfin elle exprime avec une louable convenance les regrets qu’il est d’usage que la postérité doit éprouver pour les infortunes dont la responsabilité ne lui incombe pas, nous la donnerons pour conclusion à cette esquisse biographique :

« Vous qui révérez les mérites des morts, qui tenez l’infortune pour sacrée, le génie pour précieux, regardez cette tombe où Collins, nom malheureux, sollicite à double titre votre sympathie. Quoiqu’il eût reçu de la nature et acquis par la science le feu de l’imagination et la profondeur de la pensée, condamné par un destin sévère à une extrême pénurie, il passa dans les tortures de la folie le rêve fiévreux de sa vie, et les rayons de son génie ne servirent qu’à lui montrer l’horreur où il était enveloppé et à porter son malheur au comble. Murs qui lui renvoyâtes l’écho de ses gémissemens frénétiques, conservez les justes souvenirs inscrits sur cette pierre. Des hommes qui lui étaient étrangers, enthousiastes de ses chants, ont élevé à ses talens l’hommage affectueux de cette tombe. Elles ne réclamaient pas moins les cendres d’un poète dont la lyre sut rendre les plus tendres notes de la pitié, qui joignit une foi pure à de vigoureux talens poétiques, qui, dans les heures lucides où revivait sa raison, ne chercha de repos pour son esprit troublé que dans un seul livre, le livre de Dieu, qu’il estimait droitement le meilleur. »


II.

Ce fut une nature Imaginative et rêveuse dont l’originalité ne put se développer en toute liberté, faute d’être venue au monde dans un temps qui lui fût propice. C’est cent cinquante ans plus tôt, entre Spenser et Milton, qu’il aurait dû naître, ou quatre-vingts ans plus tard. Cette renaissance dont il rêva d’écrire l’histoire, voilà l’époque qui eût été vraiment congénitale à ses aptitudes poétiques. Tout petit qu’il est, son bagage poétique suffit à nous montrer qu’il n’est presque pas de poète de l’Élisabethan Era avec qui on ne puisse l’associer. Ce fin sentiment qu’il avait de l’allégorie, par exemple, s’il eût vécu au temps de Spenser, au lieu de s’exprimer par de courtes odes, aurait pu aisément s’épanouir en belles visions. Ce qui est encore plus sûr, c’est que nous pouvons sans invraisemblance le supposer collaborant avec Fletcher pour la Fidèle bergère, ou écrivant des sonnets ou des chansons pour l’Arcadie de sir Philippe Sidney. Et les fées anglaises ne compteraient-elles pas un poétique annaliste de plus s’il eût été contemporain de Shakspeare, de Ben Jonson, de Michel Drayton? Ses défauts n’auraient pas moins trouvé satisfaction que ses qualités à cette époque. Son ode sur le Caractère poétique ne prouve-t-elle pas, en effet, qu’il aurait pu rivaliser avec George Chapman de platonicisme obscur et d’élévation nuageuse? Ou bien supposez-le vivant dans la première partie de notre siècle, et voyez comme il aura aisément sa place marquée dans ce grand renouvellement poétique qui eut lieu alors. Ses facultés auraient pris tout leur développement dans l’air libre et puissant qui souffla sur les contemporains de la révolution française et des guerres napoléoniennes, et il aurait cultivé le poème exotique aux côtés de Southey ou de Moore, le poème légendaire, aux côtés de Coleridge, la poésie intime et minutieusement symbolique, aux côtés de Wordsworth, ou bien il aurait tiré avec Scott d’admirables effets de terreur et de tendresse des superstitions du passé, car il n’est aucun de ces genres de poésie dont on ne trouve en lui le germe très net, et le microscope critique qui l’y découvre n’a même pas besoin d’être très grossissant. Mais s’il y eut jamais une époque défavorable à un génie poétique de la nature du sien, ce fut bien celle où il vécut, et très particulièrement le court moment où est comprise sa carrière, 1740-1750. Nous essaierons dans un instant de marquer le caractère de cette époque ; bornons-nous à dire qu’elle ne lui offrait aucun appui et le laissait livré à ses seules ressources. Tout n’était pas inquiétude maladive dans cette inconstance de désir qui le portait successivement vers tous les genres littéraires : c’est qu’il sentait bien qu’il n’était soutenu par aucun grand courant général, et qu’il manquait décadrés acceptés où son inspiration pût aisément se couler, comme en avaient eu ses heureux prédécesseurs. Il lui fallait tout tirer de lui-même, comme le ver à soie. De là cet air d’isolement qui le distingue, un je ne sais quoi de difficile et de laborieux dans l’inspiration, d’hésitant, d’incertain et d’obscur dans l’exécution.

Si son époque a mis obstacle à l’expansion de son génie, elle ne l’a ni altéré ni faussé. Son originalité reste repliée sur elle-même, mais bien entière ; il a su la sauver des contagions de la mode et de l’influence des renommées littéraires du temps. Il a pu goûter les grands talens contemporains sans être entamé par eux. Pas une épithète qui fasse songer à Pope, pas un tour qui rappelle Thomson, dont il a été cependant l’ami. Collins n’imite jamais. Il boit dans son propre verre du vin de son propre enclos, et il importe peu que le verre soit petit et que l’enclos ne soit que de quelques arpens ; on ne pourrait peut-être pas en dire autant de tel autre beau talent qui le jugeait avec une commisération dédaigneuse, Thomas Gray, par exemple. Ce que Collins doit à ses contemporains et à ses devanciers se réduit donc vraiment à rien ou à peu de chose. Après minutieuse enquête, je ne vois à relever chez lui que deux emprunts, et encore n’y en a-t-il qu’un seul de certain. Son ode superbe sur les Passions n’aurait probablement jamais été écrite sans la Fête d’Alexandre de Dryden. C’est la même idée, mais quelle refonte elle a subie ! On peut recommander cet emprunt aux imitateurs comme le meilleur exemple de ce qui peut légitimer cette liberté, toujours de délicate nature. Le second emprunt est plus douteux. L’Ode sur le caractère poétique, où il fait remonter à la source divine l’origine des différentes formes littéraires, est peut-être une transformation de l’allégorie de Spenser qu’elle raconte à son début; nous avons cependant quelque soupçon que Collins a bien pu la puiser dans les Plaisirs de l’imagination d’Akenside, où cette même théorie idéaliste et platonicienne est exposée en toute ampleur. Le poème d’Akenside (1744) a précédé de deux ans les Odes, et il est assez admissible que Collins ait ressenti le charme de l’éloquence élevée avec laquelle cette idée y est présentée, puisque tout homme d’un goût véritable, même médiocrement amateur du poème didactique et de la critique en vers, le ressentira encore aujourd’hui.

De tous les poètes qu’il avait rêvé d’être, il n’y en a qu’un seul qui ait réussi à se manifester, le poète lyrique. Mais c’est un vaste champ que la poésie lyrique, qui comprend des genres nombreux, et là non plus il n’est pas certain pour nous qu’il se soit adressé au genre le plus favorable à son originalité. Essayons de découvrir ce qui constitue foncièrement cette originalité, et alors la poésie de Collins nous sera expliquée à la fois dans ses qualités et dans ses défauts. Nous comprendrons ce qui en a fait le charme durable et ce qui en a peut-être retardé le succès.

Son imagination est essentiellement pastorale; elle l’est tellement qu’elle communique ce caractère à tous les genres où il s’est essayé: ode, dithyrambe, épître familière. Quel que soit le sujet choisi, les images champêtres abondent sous sa plume, que ce sujet les réclame ou non. Il est idyllique d’instinct, inconsciemment ; quand il s’adresse au sublime, il le mène involontairement faire un tour à la campagne, et quand il s’attaque à l’héroïque, il le conduit dans la solitude pour qu’il parle de plus près à son cœur. Peut-être faut-il voir dans cette tendance invincible un effet du germe maladif qui était en lui ; il n’y a de tels pour être affamés de silence et de repos que les inquiets et les inconstans : c’est l’antidote que discrètement leur propose la nature. Et, d’autre part, qui ne connaît par expérience personnelle cette image illusoire de la vie qui se produit chez tout jeune homme au moment de l’adolescence ? Or cette image est fort différente selon les individus : là où il y a pleine santé et force joyeuse, l’illusion hardie, hautaine, prend des formes de gloire bruyante ou de brillante mondanité ; là au contraire où couve la mélancolie, cette illusion est un rêve de tendresse au sein de la solitude, de bonheur secret sous une lumière sans violence, de pureté et d’innocence. Il est aisé de deviner à laquelle de ces deux formes d’illusion l’imagination de Collins aima de préférence à croire.

Cet élément pastoral qui s’insinue partout dans Collins, et fait à son insu l’unité charmante de son œuvre, ne s’est exprimé pleinement et volontairement qu’une seule fois, dans ses Eglogues orientales, dont la nature lui souffla l’idée dès la première heure de son inspiration, lui nommant ainsi le genre pour lequel il était doué avant tout. Depuis la traduction des Mille et une Nuits, l’Orient était à la mode tant en France qu’en Angleterre ; on sait le parti qu’en surent tirer nos philosophes et nos romanciers, combien il rendit d’oracles de tolérance pour le compte de Montesquieu et de Voltaire, et par combien de thèses subtiles de sérail il aida l’érudition libertine de Crébillon fils à édifier cette sophistique du cœur que nous présentent ses romans, tandis qu’en Angleterre, ramené à un enseignement plus modeste, il se bornait, sous la plume d’Addison, dans le Spectator, et sous celle de Johnson dans l’Idler et le Rambler, à enseigner les devoirs du chrétien patriote ou à préconiser les vertus de l’anglican conservateur. Mais quoiqu’un vers de la Dunciade nous montre Philips rimant une histoire persane pour un petit écu, le bénéfice de cette mode avait été beaucoup plutôt pour la prose que pour la poésie, en sorte que la première originalité des Eglogues de Collins est d’être une des seules œuvres du temps où cette mascarade orientale ait emprunté le secours du rythme, et de rester la meilleure, la plus suave et la plus innocente de toutes ces turqueries et persaneries.

Le plan en est extrêmement ingénieux et d’une réelle nouveauté. Pope a fait quatre pastorales, dont chacune se rapporte à une des divisions de l’année, idée fort simple, mais qui n’en a pas moins été d’une fécondité assez remarquable. Thomson avouait avoir trouvé dans cette division le germe et le plan de son poème des Saisons, d’où il n’était pas non plus très difficile de les tirer. Les Églogues de Collins sont visiblement une variante de cette même idée ; comme celles de Pope, elles sont au nombre de quatre, mais, au lieu de se rapporter aux divisions de l’année, elles se rapportent, ce qui est beaucoup moins banal, aux divisions du jour, le matin, le midi, le soir, la nuit, et chacune de ces idylles a été fort délicatement construite, de sorte qu’elle s’associe d’une manière tout à fait intime avec l’heure qu’elle allégorise. Voici le matin, l’heure à la fois fraîche et radieuse où la journée est encore innocente, où la lumière limpide ignore les violences du midi et les équivoques séductions du crépuscule. C’est l’heure que choisit judicieusement le berger Selim pour adresser ses leçons de morale amoureuse aux jeunes bergères des campagnes qu’arrose le Tigre, et leur insinuer des conseils qui pourront faire leur vie pareille à une longue matinée, toute de paix et de candeur. Matin qui est le printemps du jour, jeunesse qui est le matin de la vie, morale d’innocence qui est comme la prière au réveil, tout cela est en accord charmant, et ces conseils sont prêches en vers souvent exquis : « Ô sexe complaisant à lui-même, vos cœurs croient en vain que l’amour aveuglera le berger qu’il aura une fois enflammé ! C’est en vain que vous espérez gagner un amant par vos défauts, comme les taches de l’hermine en embellissent la peau. — Les terreurs propres à l’heure de midi, aux clartés d’une sinistre franchise, sont racontées par Hassan le chamelier. Hassan, poussé par l’appât du gain, a quitté dès l’aube Schiraz, la ville des roses, et s’est engagé dans le désert pour aller chercher par-delà ses sables un or problématique, mais l’heure de midi lui révèle les périls de son entreprise : la faim, la soif, les tourbillons de sable, les bêtes fauves, les serpens aux blessures mortelles. Il avait cependant à Schiraz une belle fiancée dont son départ a brisé le cœur ; « Ah ! lui a-t-elle dit, lorsque la tempête soufflera sur toi, puisses-tu ne pas la ressentir davantage que tu ne sens mes soupirs rejetés ! » À ce souvenir, son cœur faiblit, et, mieux inspiré que la cavale de Musset, il pense qu’il y a à Schiraz de frais ombrages, des sources abondantes, de sûrs asiles, et il rebrousse sagement chemin. — La troisième églogue, consacrée au soir, est la plus jolie des quatre, et tout à fait dans le meilleur goût de la pastorale du XVIIIe siècle. Le roi Abbas, conduit par la chasse, a surpris la bergère Abra faisant avec ses compagnes bouquets pour leurs seins et couronnes pour leurs chevelures. Aussitôt aimée, aussitôt enlevée, mais en s’éloignant elle ne dit pas adieu à ses campagnes. Son cœur y reste attaché, et, chaque année, lorsque le printemps revient, quittant les splendeurs de la cour, elle reprend pour un temps sa condition de bergère, accompagnée de son royal amant, qui consent avec joie à devenir paysan pour elle, comme elle s’est résignée à devenir reine pour lui. Il y a dans cette gracieuse idée comme un souvenir lointain de la princesse paysanne Perdita et du travestissement rustique du prince Florizel dans le Conte d’hiver de Shakspeare ; mais il y a peut-être autre chose encore. C’est presque une idée à la Fénelon, une de ces inventions candides et ingénieuses dont notre suave écrivain a peuplé son Télémaque, son Aristonoüs, son Melésichton pour associer la sagesse à la modestie de la vie. Parmi les contes composés pour l’éducation da duc de Bourgogne, il en est un surtout, l’Histoire d’Alibée, Persan, qui, pendant la lecture de l’églogue de Collins, m’est revenu obstinément au souvenir. Le berger Alibée est devenu grand-vizir, mais sa grandeur n’a pas effacé en lui le souvenir de son origine, et tous les jours il se dérobe pendant quelques heures pour méditer sur son changement de fortune devant ses habits rustiques qu’il a précieusement conservés, Collins savait le français; sa pastorale serait-elle une transformation heureuse du conte de Fénelon ? Ou bien encore, à l’âge où il la composa, tout plein qu’il était de ses lectures classiques, se rappela-t-il cette souveraine de Babylone, qui, tirée de la condition de paysanne, regrettait tellement, au dire de Quinte-Curce, les ombrages et les ruisseaux de ses vallées natives, que, pour lui en rendre au moins l’illusion, son royal époux inventa les fameux jardins suspendus? J’insiste sur cette églogue, parce qu’elle fait parfaitement comprendre la nature des emprunts littéraires de Collins, emprunts qu’on peut soupçonner plutôt que les constater sûrement. — La nuit. Deux bergers circassiens fuient à travers les montagnes, revêtues de clair de lune, devant une invasion de cavaliers tartares, dont on entend dans le lointain les cris sauvages. — Rien qui ressemble moins, on le voit, aux sujets traditionnels de l’idylle, rien aussi de moins convenu que le sentiment qui anime toutes ces pièces, un sentiment où se trahit un besoin profond de repos qui étonne quand on songe à l’âge qu’avait l’auteur lorsqu’il les composa.

À ces Eglogues il convient d’associer certaines petites imitations de Shakspeare, qui furent écrites à peu près à la même époque. D’instinct il va chez le grand poète à ce qui s’y trouve de pastoral. Il transforme, par exemple, en chant funèbre, les adieux des deux frères chasseurs de Cymbeline à Imogène qu’ils croient morte. Ou bien encore, il s’amuse à joindre bout à bout les fragmens de chansons d’Ophélia et autres héroïnes, et de cette marqueterie exécutée avec adresse il sort tout naturellement une manière d’idylle sentimentale de la plus gentille mélancolie.

Mais c’est dans les Odes que cette aptitude innée révèle le mieux ce qu’elle avait d’invincible. Beaucoup ressemblent à des brouillons d’idylles, comme l’Ode à la simplicité, par exemple. Dans d’autres, de courts fragmens de pastorales se sont introduits tout naturellement, si naturellement qu’on ne songe pas d’abord à remarquer qu’ils ne sont pas en accord bien exact avec le sujet ; voyez l’Ode à la terreur, où il mêle aux souvenirs d’Eschyle et de Sophocle les spectres des cimetières et les lutins des campagnes d’Angleterre. Les personnages de ces odes sont allégoriques, la pitié, la terreur, la simplicité, la clémence, la paix, la liberté, le soir, les passions, etc. D’ordinaire les allégories sont volontiers grandioses, ici elles se sont rapetissées à la stature de fées naines et d’elfes minuscules. Nymphes, vierges, souriantes fiancées, les appelle-t-il selon la formule convenue pour les invocations poétiques adoptée par tous les poètes du temps ; mais ici ces expressions, surtout la première, n’ont rien de conventionnel et sont les noms véritables de ces êtres abstraits qui ressemblent à de gracieuses apparitions de la solitude. Voici la Chasteté, nymphe soupçonneuse ; la Gaîté, nymphe au teint éclatant de santé; l’Espérance, fée au beau sourire, qui dénoue ses cheveux d’or, la Pitié, vierge aux mains humides de baume, aux yeux de rosée lumineuse; la Simplicité, nymphe à la modeste franchise qu’il implore par tout le thym et toutes les bruyères de l’Hybla ; le Soir, nymphe pensive dont les ondées du printemps baignent les tresses soulevées par les brises, dont l’automne remplit le sein de feuilles et dont l’hiver déchire brutalement les robes ; la Terreur, nymphe insensée, qui, pareille aux folles de village, court le long des précipices et escalade les pics où habite le vertige et que hantent seuls les somnambules. Le milieu dans lequel se meuvent, glissent, flottent et volent ces allégories à physionomie rustique est en étroite harmonie avec leur caractère. C’est d’ordinaire un paysage sans rien de vague, mais toujours tout aimable dans sa mignonne précision ; une plaine légèrement ondulée, ou une vallée au pied de collines modestes, traversée par quelque courant limpide, un séjour fait à souhait pour les petits dieux champêtres. Partout des indications de petits temples, grands comme des chapelles rustiques, de grottes à la sonorité mélancolique, d’ermitages, asiles de vertus obscures, de tertres funèbres, sous lesquels dorment d’humbles héros; une miniature d’Arcadie d’où surgissent en abondance des images de paix, de repos et de silence.

Et il communique à tous les sentimens que ces allégories représentent, quels qu’ils soient, cette douce contagion idyllique. Il est, je crois, le seul poète qui ait chanté l’héroïsme et la vertu militaire sur le chalumeau, la tenuis avena de Tityre. Le choix de cet instrument, il l’a fait non par inadvertance ou maladresse, mais librement, et il en a tiré un chant sans bizarrerie ni dissonance, plein d’élévation mélancolique et presque de grandeur. Voyez plutôt l’ode à une dame sur la mort du colonel Ross, tué à Fontenoy ; voyez surtout la petite ode écrite peu après cette première sur ce même événement de Fontenoy. Elle se compose de deux courtes strophes, mais ces deux strophes sont restées célèbres dans la poésie anglaise. Les voici : rien ne peut mieux faire comprendre cet instinct inéluctable qui pousse Collins à associer à toute chose des images champêtres :


Comme ils sommeillent bien les braves qui se sont enfoncés dans leur repos, bénis par tous les vœux de leur patrie 1 Lorsque le Printemps, avec ses doigts froids de rosée, reviendra parer leur tertre consacré, il le revêtira d’un plus doux gazon que n’en foula jamais le pied de l’imagination.

Par des mains de fées leur glas est sonné ; par des formes invisibles leur chant funèbre est chanté; là vient l’Honneur, gris pèlerin, bénir la terre qui enveloppe leur dépouille; et là aussi viendra pour un temps faire séjour la Liberté, ermite en pleurs !


Comme je sens trop tout ce que la traduction enlève à ces strophes d’aérien et de féerique, je veux au moins mettre le texte de la dernière sous les yeux de ceux de nos lecteurs qui connaissent la langue anglaise, afin qu’ils puissent juger par eux-mêmes du charme de cette poésie :


By fairy hands their knell is rung;
By forms unseen their dirge is sung
There honour comes, a pilgrim grey,
To bless the turf that wraps their clay;
And freedom shall awhile repair
To dwell, a weeping herniit, there!


J’ai dit que Collins s’était parfois inspiré de Shakspeare ; eh bien! savez-vous que dans cette petite pièce il a été vraiment son rival ? Depuis le dirge délicieux, dont Ariel, dans la Tempête, abuse les oreilles de Ferdinand pour lui faire croire à la mort de son père :


Full fathom five thy father lies
Of his bones are corals made...


il n’y a rien eu de comparable dans la poésie anglaise à ce petit chant si bizarrement héroïque, rien qui soit venu plus directement du pays même de féerie pour employer l’expression des romanciers du moyen âge.

Toutes ces qualités idylliques éparses se sont réunies et concentrées un certain jour pour produire son chef-d’œuvre, l’Ode au soir, une rareté poétique absolument exceptionnelle, qui n’avait pas eu de précédent et n’a pas trouvé d’imitateurs. Pas même chez ces poètes de l’Elizabethan era, qui ont eu de la nature des sentimens si divers, on ne découvre une fusion aussi intime de l’âme du poète avec le phénomène qu’il s’est proposé d’étreindre, et pas même chez les modernes, armés comme ils le sont de toutes les ressources des procédés poétiques, on ne rencontre un talent de peindre aussi parfait. C’est à d’autres arts que la poésie qu’il faut s’adresser pour trouver des exemples de ce rendu merveilleux et de cette mélodie générale qui sort de l’étroite harmonie des choses plutôt encore que du choix des paroles et de la musique du nombre. Ce qu’il y a de plus singulier, c’est que cet art est absolument naïf, et que ce chef-d’œuvre a été obtenu par les procédés les plus usés, les plus poncifs, par tout ce qu’il y a de plus vieux jeu, comme on dit aujourd’hui, et ces procédés même ne sont pas employés sans quelque maladresse. Une invocation au soir ouvre l’ode et en occupe plus d’un tiers; aucune description qui vise à être générale, deux courts tableaux bien choisis parmi tous ceux que présente le crépuscule; puis quatre petits croquis du soir aux quatre saisons de l’année, et enfin pour clore le tout, un appel à cette sociabilité que le soir favorise en toute saison. Vous reconnaissez là, n’est-il pas vrai? tous les trucs et toutes les conventions de la poésie anglaise au XVIIIe siècle. Cette invocation, elle est habituelle à tous les poètes d’alors, qu’elle soit nécessaire ou non; ce choix soigneux et restreint des tableaux vient de l’école classique; ces petits croquis d’un même phénomène aux diverses époques de l’année sont une mode du temps, et cet appel à la sociabilité enfin est un souvenir de cet élément social que les grands poètes de l’époque précédente ont fait entrer à si forte dose dans leurs œuvres : Pope’s social page, dit Thomson, et l’expression est aussi heureuse que vraie. Eh bien! toutes ces conventions, tous ces lieux-communs, tous ces encadremens artificiels, ont produit ici quelque chose d’absolument nouveau et original. Collins avait si bien rencontré le sujet qui répondait le plus profondément à sa nature que les défauts mêmes qu’on lui reproche (ce qui, du reste, est le cas pour tout poète lorsque l’inspiration est tout à fait heureuse) l’ont aidé à faire de sa pièce le chef-d’œuvre qu’elle est. L’inversion lui est familière, et elle se prolonge tellement quelquefois que sa pensée en devient obscure ; il y en a une dans l’Ode au soir, qui se continue pendant quatre strophes, mais on aurait tort de s’en plaindre. Pendant qu’elle déroule ses méandres et laisse le sens suspendu, les ombres tombent toujours plus épaisses, le silence se fait toujours plus profond, et lorsque enfin elle a rencontré son terme, il se trouve que le tableau du soir est complet, qu’on en a compté tous les bruits, et celui que font les brises mourantes, derniers soupirs du jour qui agonise, et celui que fait la chauve-souris dans son vol violent et lourd en agitant le cuir de ses ailes, et les bourdonnemens de l’escarbot, lorsque, dans son vol incertain et comme assoupi, il vient heurter le front du promeneur pensif.

Si les procédés de composition sont anciens, en revanche le style de cette œuvre est d’une nouveauté singulière. Collins l’a inventé tout entier pour la circonstance, car, si on en rencontre les élémens épars dans ses autres œuvres, on ne le trouve en toute sa perfection que dans celle-ci. Je ne crois pas qu’il soit possible d’exprimer à la fois avec une précision plus flottante et un lâché plus net ce spectacle sans substance du soir, dont l’air et la lumière composent les élémens visibles, mais insaisissables. Ces mots tout chargés d’ombre ou tout légers de lumière, ont vraiment la valeur de souffles, d’haleines, de murmures, de brumes transparentes derrière lesquelles tremblent les objets. Il est si nouveau, et surtout si particulier, ce style, que pas un poète depuis Collins, même parmi les plus grands, ne s’est approché de cette exactitude pour ainsi dire fluide, et que dans les plus heureuses descriptions de la nature qui nous ont été données, il semble par comparaison que leurs auteurs se soient contentés d’à peu près. Il y a mieux : aucun poète ne paraît s’être aperçu de ce que cette nouveauté avait de fécond, et ne paraît avoir eu l’idée d’y trouver un point de départ pour une interprétation à la fois plus libre et plus serrée de la nature. Ce n’est que de nos jours que quelques-uns de nos plus récens poètes ont eu l’idée de quelque chose d’analogue; on comprend que nous voulons parler de nos impressionnistes et décadens. L’Ode au soir est en effet de la poésie impressionniste au premier chef; d’instinct, Collins a découvert et appliqué inconsciemment la théorie que l’on sait, et il lui a suffi pour cela du désir d’imiter son objet aussi étroitement que possible, car s’il est vrai que les choses sont plus poétiques par leurs aspects que par leurs formes et par leurs couleurs que par leur substance, on comprendra aisément comment le phénomène du soir, qui dissout progressivement toute forme naturelle et détruit la solidité de tout objet, s’accommode mieux que tout autre d’être traité selon cette doctrine, qui, si elle est douteuse dans d’autres cas, est absolument vraie dans celui-ci. Je recommande cette Ode au soir aux mieux doués de nos jeunes décadens, M. Paul Verlaine, par exemple : ils y découvriront qu’ils ont eu, il y a un peu plus d’un siècle, un ancêtre inconscient, et ils y trouveront un modèle du style qu’ils cherchent avec tant de tâtonnemens; qu’ils fassent seulement réflexion que l’inventeur de ce style ne s’en est servi qu’une fois et pour un seul des spectacles de la nature.

Je cherche quelles sont dans les différens arts les œuvres où ce même sujet ait été traité avec un sentiment analogue ou qui m’aient donné une sensation de même nature, et je n’en trouve que trois. Au musée de La Haye, un tableau d’Isaac Van Ostade, le Soir devant une chaumière, merveilleux de clair-obscur et où le plaisir du repos a été rendu avec une fidélité sympathique, mais qui manque absolument de ces féeries poétiques du soir dont l’ode de Collins est comme pénétrée. Dans l’œuvre de notre paysagiste Corot, qui connut, au contraire, ces féeries et sut les traduire avec autant d’adresse que de sentiment par son faire incorrect avec intelligence, un petit tableau portant ce titre le Soir, exposé au Salon de 1846 ; l’impression m’en reste encore aussi vive qu’au jour de cette lointaine époque où je l’ai ressentie. Enfin, le Soir de Lamartine. Ah ! certes, il y a là une élévation de rêverie, un vol de sentiment qui ne se rencontrent pas chez Collins ; mais pour les raisons que j’ai dites, Collins l’emporte pour le talent de peindre. Les deux œuvres peuvent d’ailleurs difficilement se comparer, ne se rapportant pas tout à fait à la même heure ; ce que Collins a peint, c’est surtout le crépuscule, tandis que la rêverie de Lamartine s’exhale en pleine nuit, sous la clarté de la lune. Je n’ai souvenir d’aucune œuvre musicale qui traduise aussi pleinement et aussi simplement cette note; mais s’il y en a quelqu’une, c’est très probablement dans Mendelssohn, et surtout dans ses romances sans paroles, qu’il faut la chercher.

Je n’ai pas tout dit sur les allégories de Collins. A leurs physionomies de nymphes et de modestes divinités, elles joignent une sveltesse et une légèreté délicieuses. On ne les voit jamais qu’en mouvement, et leur passage est toujours rapide ; elles touchent le sol juste le temps nécessaire pour montrer leurs élégantes figures et s’envoler aussitôt sur un fond de douce lumière. Ces qualités de sveltesse et de légèreté ont vivement frappé quelques critiques, qui, se méprenant, je le crois, sur leur nature, ont parlé à leur sujet de préraphaélitisme et d’Angelico de Fiésole. Le sentiment qui a dicté l’opinion de ces critiques est fort juste; le choix des noms cites l’est, à mon avis, beaucoup moins. Je le sais bien, ce qui a fait choisir ces noms comme termes de comparaison, c’est la chasteté et la pureté irréprochables de ces allégories; mais pour si chastes et pures qu’elles soient, elles n’ont rien de mystique : ce sont de vertueuses, non de pieuses allégories. C’est plus loin, bien plus loin, qu’il faut descendre pour trouver leur vraie ressemblance. Rappelez-vous ces figures si fines et d’une si lumineuse fantaisie qui formaient la décoration des thermes de Titus, et dont Raphaël, qui les avait vues, s’est servi avec une si gracieuse adresse pour les loggie du Vatican; rappelez-vous, aussi, à l’emplacement de cet ancien poste de police romain qui conserve encore son nom de Cohorte des vigiles, ces fines petites figures qui s’enlèvent sur leur fond d’ocre avec une telle légèreté et d’un mouvement, si naturel, que l’idée de pesanteur ne se présente pas à la pensée du contemplateur. Voilà la vraie ressemblance des allégories de Collins et ce qu’elles rappellent directement. Si maintenant nous cherchons la ressemblance de ces allégories dans la poésie même, ce qui est un moyen moins trompeur, nous la trouverons chez les poètes lyriques du pays et de l’époque où furent peintes les fresques que nous venons de nommer, et très particulièrement dans Horace. Tout romantique en germe qu’il fût, Collins connaissait ses classiques, et c’est évidemment par leur lecture répétée qu’il s’est assimilé leur art de présenter, de vêtir, de parer, de mettre en mouvement une allégorie. Prenez comme exemple telle ode d’Horace, celle à la Fortune si vous voulez, et voyez avec quelle rapidité d’oiseau passent sans appuyer jamais toutes ces vertus et abstractions :


Te spep, et albo rara fides colit
Velata panno...


C’est exactement ainsi que se présentent les allégories de Collins :


Long pity let the nations view
Thy sky worn robes of tenderest blue
And eyes of dewy light !


Et puis, enfin, pourquoi cette légèreté ne serait-elle pas simplement due aux exigences et aux lois mêmes du genre poétique pratiqué par Collins? Il est clair, en effet, que des allégories ne peuvent faire dans une ode la même figure que dans la poésie épique, où elles peuvent s’étaler à l’aise. Elles passent rapidement, par la raison qu’une ode, quelles que soient ses dimensions, est toujours courte, et elles sont légères par la raison que le mètre de l’ode est chantant, en sorte que, dans les qualités de ces allégories, il faut voir surtout une preuve de la connaissance très fine que Collins eut des lois de son art.

Nous avons insisté sur les mérites du poète sans rien dire de ses défauts, qui sont nombreux, et lui ont été durement reprochés, même par ses amis : obscurité, incorrection, dissonances, etc. Tout cela peut être vrai, mais il y a chez Collins un charme qui efface tous les défauts et en fait quelque chose de très secondaire et de presque insignifiant. Une touche féerique est visible dans tous ces petits poèmes, une touche pareille à ces marques que laissent les fées sur les enfans qu’elles ont pinces ou sur les jeunes filles qu’elles ont aimées pour qu’elles se souviennent d’elles. C’est tout petit, à peine perceptible, un point rouge ; mais en appliquant la loupe sur ce point minuscule, on découvre l’empreinte de cinq mignons petits doigts, ou l’arc de deux petites lèvres, ou la morsure de deux petites dents du volume d’un grain de mil. Ce n’est rien, mais ces marques si imperceptibles durent, paraît-il, toute la vie, et lorsqu’elles ont été reçues par un poète, elles lui communiquent un charme qui ne peut s’effacer et qui subsiste encore après de longues années, quelquefois après de longs siècles.


III.

L’époque où vécut Collins fut pour la poésie anglaise une période de transition, et l’on sait ce que ces périodes ont d’ordinaire sinon d’absolument stérile, au moins d’incertain, de difficile, de morcelé ! « Lorsqu’on lit nos poètes de cette période, dit Thomas Carlyle dans son essai sur Burns, nos Gray, nos Glover, il semble qu’ils écrivent in vacuo, sans aucun appui de substance nationale. » Rien de plus vrai que ce jugement. C’est qu’à ce moment aucun courant dominateur dont l’inspiration individuelle puisse s’aider avec confiance n’existe réellement dans la nation. Le grand courant classique est épuisé et traîne péniblement ses derniers flots, lents, épaissis, vaseux, tout à fait comme nous voyons le Rhin, après avoir reflété dans son large lit tant de châteaux et de vignobles, se traîner péniblement à Leyde entre des rives sans caractère. Il disparaît, ce courant, avec le vieux torysme dont, pendant quatre-vingts ans, il a reflété le vigoureux conservatisme, les robustes préjugés, les opiniâtres espérances, et tout ce qu’il mêlait de franchise d’opinion et de familiarité populaire au scandale de son langage et au cynisme hautain de ses actes. Il a disparu avant même la mort de son dernier représentant illustre. Pope, qui justement agonise en ces années-là. Le whiggisme triomphant depuis l’accession de la maison de Hanovre n’est encore parvenu à créer aucun courant poétique aussi général et d’une telle fécondité, et, ce qu’il y a de curieux, c’est qu’il n’y parviendra pas, prouvant ainsi que, quelles que soient la légitimité de sa victoire, la justice de sa cause et la valeur de ses principes, il a sur le parti vaincu cette infériorité que ses racines ne plongent pas aussi profondément dans le sol national et n’en aspirent pas la sève avec autant d’abondance. Sous cette suprématie du whiggisme, qui l’aurait cru, le génie du protestantisme, au lieu de grandir et de s’épanouir, se rabougrit, s’étiole et languit. Le philosophisme classico-tory a remporté sur lui cette victoire d’infecter, pour un temps, de son esprit ses plus vrais enfans. Il faudra pousser jusqu’au dernier tiers du siècle pour voir ce génie se relever et montrer, avec William Cowper, tout ce qu’il contient de grandeur poétique et de fécondité morale.

Malgré l’absence de tout grand courant général, tout n’est cependant pas infécond dans la poésie de cette époque, et on pourrait même avancer sans paradoxe que la stérilité n’est qu’apparente. Réduits de plus en plus aux seules ressources que leur fournit leur propre génie, ces poètes vont cherchant, tâtonnant, et il se trouve à la fois que par leurs tâtonnemens ils ont, sans trop y prendre garde, soit renouvelé les vieux cadres poétiques, soit semé les germes de genres nouveaux, soit marqué les étapes de la marche en avant vers la poésie nouvelle qui éclatera à la fin du siècle. Voici Akenside, par exemple, qui pour écrire son poème les Plaisirs de l’imagination, s’adresse aux vieux cadres du poème didactique; mais il fait mieux encore que les renouveler, car il enfante un sous-genre jusqu’alors inconnu, ce poème psychologique qui va prolonger sa fortune jusqu’à l’époque moderne et dont Campbell et Rogers assureront le succès par leurs Plaisirs de l’espérance et leurs Plaisirs de la mémoire. Shenstone cultive l’élégie comme Hammond et autres l’ont fait; mais, s’il ne renouvelle guère les cadres du genre, il en renouvelle notablement l’âme et la substance, et trouve des accens qui sont comme un prélude à cette poésie intime, purement personnelle, qui prévaudra soixante ans plus tard. John Dyer écrit un poème intitulé la Toison, dont Samuel Johnson, mal inspiré, condamne le sujet comme trop bas pour la poésie; ce n’en est pas moins le premier exemple de ce genre destiné à être cultivé par des talens si divers, tant il se trouvera en harmonie avec les tendances démocratiques modernes, le poème descriptif des humbles réalités, des occupations domestiques, du travail industriel, de la vie servile. Et la preuve que ces poètes sont bien à leur insu des précurseurs, c’est que lorsque la poésie, au commencement de ce siècle, sera renouvelée, leurs successeurs aimeront à se recommander d’eux et même à les saluer comme leurs maîtres, et c’est ce que Wordsworth notamment a fait pour Dyer, et le pauvre Kirke White pour Thomas Warton.

Il en fut de Collins comme de tous ces poètes, à cette notable différence près que le genre de poésie dont on surprend en lui le germe est autrement important et autrement vaste qu’aucun de ceux que nous venons d’indiquer, car ce n’est rien moins que le romantisme même. A cet égard, sa personne vivante en aurait dit plus long que ses œuvres à ses contemporains, s’ils avaient toujours su ou pu le comprendre. Écoutons la description morale qu’a donnée de son génie le classique Johnson, peu enthousiaste de cette nature de talent : « Il avait appliqué son esprit principalement aux œuvres de fiction et aux sujets de fantaisie, et, se complaisant dans certaines habitudes particulières de pensée, il éprouvait un plaisir infini à ces envolées d’imagination qui passent les bornes de la nature et que l’intelligence ne peut accepter que par une adhésion passive aux traditions populaires. Il aimait les fées, les génies, les géans et les monstres ; il se délectait à errer à travers les méandres de l’enchantement, à contempler la magnificence des palais d’or, à reposer auprès des cascades de jardins élyséens. L’idée qu’il s’était formée de l’excellence le conduisit à des fictions orientales et à une imagerie allégorique... » Qu’est-ce à dire, sinon que Collins eut le goût, l’inclination, le sentiment et la prescience d’une poésie qui relèverait directement et principalement de l’imagination, et à laquelle la raison ne collaborerait que secondairement, par opposition à la poésie classique, où le premier rôle était attribué à la raison, et qui n’acceptait que secondairement, et encore avec méfiance, le secours de l’imagination. Nous avons dit comment il ne put mettre à exécution aucun de ses projets ; ses œuvres ne doivent donc être prises que comme indications, notations et fragmens de tout ce qu’il avait rêvé, et cependant il y a mieux que cela chez lui, car il s’y trouve l’esquisse très nette d’un certain programme poétique, et ce programme n’est pas autre que celui que l’école romantique anglaise mit cinquante ans plus tard à exécution. Que dit l’épître à Hanmer, où il félicite le critique d’avoir rendu plus facile une alliance étroite et éternelle entre le génie anglais et Shakspeare, sinon que la véritable inspiration nationale doit être cherchée à l’époque du grand poète, et que c’est la source à laquelle il faut toujours revenir? Ce retour à l’Elizabethan era n’a-t-il pas été le premier article du programme romantique anglais, le plus universellement accepté par toutes les générations de poètes qui se sont succédé, et le plus pleinement et constamment exécuté? Et que dit-il dans son épître à Home, sinon ce que dira Walter Scott lui-même un nombre de fois infini, non-seulement par ses œuvres, mais par les remarquables préfaces dont il les accompagne, c’est qu’il faut prendre les superstitions populaires comme source d’une nouvelle poésie, d’abord parce qu’elles sont poétiques dans leurs formes et par leurs objets, ensuite parce qu’étant naïves et filles de la crédulité, elles permettent à l’imagination un certain degré de foi sans lequel il n’est pas de véritable inspiration, et puis parce qu’elles fournissent des cadres infiniment variés où les inventions les plus hardies peuvent trouver place ; il aurait pu ajouter enfin, parce qu’elles présentent en abondance des états d’âme exceptionnels qui permettent au poète de plonger dans les mystères de la nature humaine plus profondément qu’il ne pourra jamais le faire avec le seul secours de la psychologie même la plus subtile. « Malgré ta science, dit-il à Home, ne dédaigne pas les pensées plus communes du pâtre ; que ta muse délicate soutienne la foi rustique ; ce sont là des thèmes d’un effet simple et sûr qui ajoutent de nouvelles conquêtes au royaume sans limites de la muse, et lancent avec une double force l’essor de son inspiration dominatrice des cœurs. » Puis, passant en revue successivement chacune de ces superstitions écossaises, il montre la force qu’elles ont prêtée aux grands poètes du passé. « Combien de fois ne t’a-t-il pas été donné de les entendre, ces chants étranges parvenus jusqu’à nous, enseignés par le père à son fils attentif, ces chants dont la puissance avait charmé l’oreille d’un Spenser ?.. Tu n’as pas à rougir d’occuper ton noble esprit, riche de plus beaux trésors, à ces thèmes fabuleux, car non-seulement ils touchent les cœurs du village, mais dans les vieux temps, ils occupaient les pages de l’histoire. Shakspeare lui-même, le front ceint de toutes les couronnes, dans ses heures de rêverie, donne l’essor à sa brillante imagination pour ces pays féeriques… La muse héroïque employa l’art de son Tasse à des scènes comme celles-ci, qui, osant s’écarter de la sobre vérité restent cependant fidèles à la nature et évoquent aux yeux de l’imagination de nouveaux sujets de plaisir… Heureux poète dont l’esprit exempt de doutes croyait aux merveilles magiques qu’il chantait ! » Eh ! mais il me semble que voilà bien dans toute son extension le programme poétique d’où sont sortis Christabel et le Chant du vieux marin, la Biche blanche de Rylstone et les poèmes de Scott. Si nous ajoutons maintenant que les Églogues orientales sont en quelque sorte une indication de ce genre de poèmes exotiques que Southey, Moore et autres cultiveront avec des succès divers ; que, dans l’Ode au soir, il a donné le premier modèle d’une nouvelle manière de peindre la nature, qui est la seule que nous acceptions aujourd’hui, c’est-à-dire non plus en s’arrêtant aux surfaces, mais en atteignant les choses dans leur essence par pénétration et intimité de sentimens, et qu’enfin dans les Odes nous nous heurtons à chaque instant à des nouveautés d’images, de tours et de diction où se trahit l’inquiétude d’une poésie encore à naître, on comprendra comment Collins a réellement mérité l’honneur d’être regardé comme la première molécule du romantisme moderne. Ce n’est pas une opinion critique que nous énonçons, c’est un fait certain ; car, avant cette molécule, il n’y a rien, et après elle, au contraire, les phénomènes de germination et d’embryogénie poétique vont se succéder avec logique, régularité, croissance continue.

Ce qui empêche qu’on remarque autant qu’on le devrait cette importance littéraire de Collins, c’est l’intervalle considérable qui le sépare du mouvement poétique moderne. Le romantisme du premier tiers de notre siècle, c’est le vrai génie anglais reprenant possession de lui-même après la longue servitude que lui avait glorieusement imposée l’esprit classique ; mais si vigoureuse avait été l’empreinte que ce génie en avait reçue qu’il mit à l’effacer presque autant de temps qu’il l’avait gardée. En acceptant Collins comme point de départ, il s’écoulera encore cinquante ans avant qu’apparaisse la poésie que son œuvre fait pressentir. Il est vraiment curieux de constater avec quelle lenteur marche vers son éclosion cette poésie latente, et combien la gestation en est obscure et pénible. Le miracle de Minerve sortant tout armée du cerveau de Jupiter, ou de Bacchus enfermé dans la cuisse du même générateur divin, ne s’est pas renouvelé pour son enfantement. Ici nul grand génie poétique jouant le rôle d’initiateur et de révélateur ; si par hasard Collins vous semble petit, songez que ses successeurs (Chatterton excepté et Cowper étant écarté comme n’appartenant pas au courant poétique dont nous parlons) sont encore moins grands. Lentement, sourdement, souvent presque accidentellement, on voit cette poésie conquérir ses organes l’un après l’autre avec Warton, Gray, l’évêque Percy et ses Reliques de la vieille poésie anglaise, Chatterton, Lisle Bowles, et lorsque enfin l’enfant vient au monde, il a mis si longtemps à se faire qu’on a oublié s’il a eu des progéniteurs et qu’on n’a même aucune envie de le savoir.

Les circonstances dans lesquelles s’opéra ce renouvellement poétique suffiraient à elles seules à expliquer l’ingrate destinée littéraire de Collins et sa tardive renommée après sa mort. Lorsque le poète produisit ses chants, le public anglais n’avait pas encore d’oreilles pour les nouveautés, surtout lorsqu’elles étaient de si délicate nature, et lorsqu’il en eut enfin, ces oreilles ressentirent trop puissamment le charme de la poésie victorieuse pour se soucier beaucoup de concerts vieux de cinquante ans. Il est d’ailleurs remarquable que cette indifférence du public dont Collins eut à souffrir fut le partage de tous ses successeurs ayant quelque nouveauté. Ce fut en particulier le cas pour Thomas Gray, dont les odes, inspirées par la vieille poésie galloise et la Voluspa scandinave, ne réussirent pas mieux que les églogues et les odes de Collins, et qui, sauf l’admiration de quelques fidèles, ne conquit jamais d’autre récompense que celle d’une estime quelque peu glaciale. Gray était vraiment un second Collins pour la rareté et l’intermittence de l’inspiration ; heureusement il fut plus avisé et sut assez habilement organiser sa vie pour que l’insuccès ne pût nuire à ses goûts studieux. Chatterton fut encore moins compris, si c’est possible, que ses deux prédécesseurs. A la vérité, il excita autour de lui quelque étonnement; mais cet étonnement vint beaucoup plutôt de la mystification poétique qu’il exécuta avec tant d’adresse que de son génie véritable, que personne ne sut reconnaître, et dont on ne s’avisa que quelque vingt-cinq ans après sa mort, lorsque les nouveaux poètes, Coleridge en tête, l’eurent salué avec enthousiasme comme un de leurs maîtres.

Collins fut-il autre chose qu’un point de départ non aperçu, et mérite-t-il à un degré quelconque d’être appelé un initiateur? La question est de fort délicate nature. Son influence, qui semble avoir été nulle sur ses contemporains, les Warton exceptés, ne le fut peut-être pas autant sur quelques-uns de ses successeurs, et ici admirez comme le guignon, lorsqu’il a choisi une victime, sait varier à son égard méfaits et mystifications. Ces successeurs, dont quelques-uns lui ont fait des emprunts assez visibles, ou qui, tout au moins, ont puisé chez lui les germes de quelques-unes de leurs poésies, se sont arrangés pour le nier, ou pour le passer sous silence, ou pour parler de lui avec une dédaigneuse compassion. C’est en particulier le cas de Gray, qui, après avoir marchandé l’éloge à ses qualités, lui reprochait avec sévérité d’être incorrect et de manquer d’oreille. Eh bien ! il est évident pour nous que Gray s’est maintes fois souvenu de Collins. L’Ode au soir est certainement pour quelque chose dans les strophes de début de la fameuse élégie sur le cimetière de campagne, car quelques-unes des images ont une analogie assez frappante avec celles de Collins. Un emprunt plus considérable, et dont personne, je crois, ne s’est encore aperçu, c’est que l’idée de l’ode remarquable de Gray, intitulée le Voyage de la poésie, doit avoir été prise dans l’Epitre à Hanmer, où Collins raconte les voyages de la poésie à travers les siècles ; la seule différence, c’est que l’itinéraire de la muse est beaucoup plus complet et véridique chez Collins, qui ne passe sous silence ni l’Italie de la renaissance ni la France de Louis XIV, tandis que Gray conduit d’emblée la poésie de la Rome antique en Angleterre, où il arrête le cours de ses pérégrinations. Ce n’est pas avec dédain, comme Gray, c’est avec mépris que par le de Collins Chatterton, dont le caractère, s’il eût vécu, n’eût pas été probablement égal au génie, car le peu qu’il a eu l’occasion d’en laisser voir le montre enclin à la violence et à la malice satirique. Dans un ravissant paysage d’hiver à la ville intitulé Février, il commence par prier sa muse de lui permettre quelques dissonances : « Laisse-moi chanter comme chantent les chats à minuit ou comme chante Collins. » Les critiques, cependant, ont fait remarquer que vraisemblablement Chatterton a pris ridée première de ses Idylles africaines dans les Eglogues orientales de ce poète si méprisé, et que les superbes pastorales archaïques où il a fait dialoguer des paysans anglais du temps de la guerre des Deux Roses offrent une certaine ressemblance avec la quatrième de ces églogues. Voici enfin Lisle Bowles, premier en date de tous les poètes romantiques, celui qui le premier leva l’étendard de la révolte contre l’école trop prolongée de Pope et eut plus tard, à ce sujet, avec lord Byron, une si vive querelle. Nous appelons très particulièrement l’attention des lecteurs qui sont curieux de ces sortes de découvertes sur sa belle et longue pièce intitulée : l’Espérance, fragment allégorique. Cette pièce porte pour épigraphe deux vers empruntés à l’ode de Collins sur les passions, et ce n’est que justice ; car, à la bien lire, elle n’est autre chose qu’une transformation de l’ode même, ou, si vous l’aimez mieux, une adaptation à un autre sujet de l’idée de cette ode, seulement accomplie non plus avec les moyens de Collins, mais avec les moyens du maître souverain en matière d’allégories, Edmond Spenser, On voit, par ces exemples, que, si Collins n’a été un initiateur pour aucun des poètes qui sont venus après lui, il a été au moins quelque peu leur collaborateur secret.

Le soupçon que nous faisons peser sur les successeurs de Collins ne doit pas, en tout cas, s’appliquer au dernier des trois poètes que nous venons de nommer. Ce n’est pas l’honnête Bowles qui aurait jamais renié les emprunts qu’il aux-ait pu lui faire. A l’époque où il écrivait la pièce dont nous avons donné le titre, la nouvelle école poétique était née, beaucoup par son impulsion, et avec elle avait fini le temps des dénis de justice, des dédains compatissans et des silences artificieux. Aux quelques admirateurs qui, pendant trente ans, s’étaient dévoués à ne pas laisser périr le nom du poète, voix isolées parlant à des auditoires fort clairsemés, a succédé toute une génération de lettrés enthousiastes. Où ne retrouve-t-on pas, à ce premier moment de l’éveil romantique, le nom de Collins? Il arrive même parfois alors qu’il est loué non-seulement pour les qualités qu’il a, mais pour celles qu’il n’eut jamais. Southey, qui l’admire, s’attache à venger son caractère; Charles Lamb le qualifie de sublime, ce qu’il est en effet quelquefois ; mais le plus singulier compliment que son génie ait reçu est celui que lui fait Robert Burns, dans une lettre à son amie mistress Dunlop, d’avoir su toucher et peindre le cœur, ce qui lui est arrivé aussi, mais encore plus rarement que d’être sublime. Parmi les enthousiastes, nous rencontrons l’auteur jadis si célèbre des Mystères d’Udolphe, mistress Anne Radcliffe; et, qui le croirait, rarement on a mieux parlé du poète qu’elle ne l’a fait et avec plus de justesse[6]. Mais il est deux de ces témoignages d’admiration qu’il faut séparer de tous les autres. Wordsworth jeune, et encore sans aucune célébrité, se promenant en bateau sur la Tamise, près de Richmond, se rappela l’élégie que Collins avait écrite sur la mort de Thomson, et, préludant à ce système de registre poétique de ses impressions qu’il a poursuivi toute sa vie, il composa une courte poésie pour consacrer la minute de ce souvenir. La pièce n’est pas du très bon Wordsworth, mais elle est écrite dans le vrai sentiment de Collins et imite avec finesse quelques-uns des mouvemens de ses poésies. En voici la dernière strophe, où l’Ode au soir est discrètement rappelée :


Maintenant, pendant que nous voguons, suspendons en son honneur la rame retentissante, et prions pour que jamais plus enfant du chant ne connaisse les chagrins de ce poète. Quel calme! quelle tranquillité! le seul bruit qu’on entende est celui de la rame suspendue qui s’égoutte ! Les ténèbres du soir s’amassent autour de nous, accompagnées par les plus saintes puissances de la vertu.


Plus précieux encore est le second témoignage, parce qu’il émane d’un génie plus simple, plus large et que le système n’égara jamais. Walter Scott avait pour Collins une tendresse toute particulière. Il l’a cité fréquemment, toujours avec un même sentiment de charité mélancolique, mais jamais mieux peut-être que dans quelques vers de sa Fiancée de Triermain, vers qui sont simplement la traduction des quelques charmantes lignes de Johnson que nous avons citées plus haut, mais où l’on remarquera qu’il a tourné adroitement en éloge ce qui, chez Johnson, était une sorte de souriant reproche :


Car Lucie aime, — comme Collins, nom à la mauvaise étoile, dont les chants n’eurent d’autre récompense qu’une tardive renommée, qui, après avoir refusé de ceindre sa tête vivante du laurier, est venu le déposer sur son monument funèbre après sa mort, — car Lucie aime à fouler comme lui des plages enchantées, à errer comme lui à travers le labyrinthe du pays de féerie, à contempler l’éclat des créneaux d’or, et à sommeiller doucement auprès de quelque courant élyséen.


Arrêtons-nous sur ces citations, qui nous montrent la poésie pressentie par Collins arrivée enfin à la vie et récompensant sa prescience par la renommée qu’il n’avait pu encore obtenir, et plaçons sous l’autorité de ces deux derniers illustres noms nos propres sentimens d’admiration pour ce petit, mais vrai poète.


EMILE MONTEGUT.

  1. M. Moy Thomas, dans l’intéressante préface qu’il a mise en tête de sa charmante édition du poète, nous apprend que parmi les cliens de ce chapelier comme il faut figurait le Caryll de la Boucle de cheveux enlevée, qui habitait souvent près de Chichester, dans une propriété dont un des tenanciers était parent de Collins. C’est ce qui résulte d’un livre de dépenses tenu par Caryll même. Vous trouverez peut-être qu’il n’y a rien d’extraordinaire à ce que Caryll ait eu besoin d’un chapeau et l’ait acheté chez le chapelier en vogue de la ville voisine. Je n’en disconviens pas ; mais le fait est trop dans le goût de ceux dont une certaine érudition fureteuse est friande pour que je me permette de l’omettre.
  2. Un des modernes éditeurs de Collins, trop zélé peut-être pour sa mémoire, M. Willmott, dans une éloquente notice toute scintillante d’images, insinue assez nettement que ses sœurs le lésèrent quelque peu dans le règlement de la succession du colonel Martyn. Une surtout, Anne Durnford, est l’objet de tous ses anathèmes, et vraiment elle les mérite, si elle est bien réellement coupable d’avoir, comme il l’en accuse, fait un autodafé des papiers de son frère.
  3. Avant ses Églogues orientales, Collins avait composé diverses pièces, une sorte d’épithalame, paraît-il, sur quelque mariage princier, et un sonnet qui eut l’honneur d’être loué par Johnson, qui préludait alors à son rôle de dictateur critique. Le poème, quoique imprimé, n’a jamais été retrouvé. Quant au sonnet, qui n’est d’ailleurs un sonnet que par le titre, en dépit de l’opinion de Johnson, nous nous permettrons de le trouver banal, quoique mièvre.
  4. Particulièrement, sir Egerton Brydges, critique qui fut célèbre pendant la première partie du présent siècle et qui était dans tout le feu de l’enthousiasme juvénile à l’époque où la lettre de White fut publiée. M. Willmott s’est fait l’écho de cette indignation, et il y a même ajouté, car il ne nomme pas l’auteur, pourtant suffisamment célèbre et populaire de cette lettre. Un étranger est généralement mal venu à se prononcer sur des querelles de si délicate nature; cependant, cette précaution prise, nous nous permettrons de dire que les sentimens exprimés par Gilbert White peuvent s’expliquer et se justifier aisément. Collins, avec ses espérances chimériques, ses projets ambitieux, si disproportionnés aux moyens dont il disposait pour les réaliser, pouvait difficilement être apprécié et compris par ce modeste camarade qui ne voulut jamais sortir de sa paroisse de Selborne, et trouva qu’en décrire la faune et la flore était une occupation suffisante pour ses judicieux talens.
  5. « Parmi tous les nobles habitués de ce château, il y en avait un particulièrement digne de sérieuse remarque; un air de tendre mélancolie était répandu sur son visage ; il était pensif et non pas triste, absorbé dans ses pensées et non pas sombre. Il bâtissait dix mille glorieux systèmes et son esprit logeait dix mille pensées glorieuses ; mais tout cela fuyait avec les nuages sans laisser de traces. » Le signalement répond avec trop de délicate précision à celui de Collins pour qu’on hésite à identifier avec lui ce mélancolique personnage.
  6. Dans un passage de son Voyage en Hollande, très judicieusement extrait par M. Willmott, pour son édition du poète.