Histoire amoureuse des Gaules/Tome1/Livre premier

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HISTOIRE AMOUREUSE DES GAULES

LIVRE PREMIER

Sous le règne de Louis XIV, la guerre, qui duroit depuis vingt ans [1], n’empêchoit point qu’on ne fît quelquefois l’amour ; mais, comme la Cour n’étoit remplie que de vieux cavaliers insensibles, ou de jeunes gens nés dans le bruit des armes et que ce métier avoit rendus brutaux, cela avoit fait la plupart des dames un peu moins modestes qu’autrefois, et, voyant qu’elles eussent langui dans l’oisiveté si elles n’eussent fait des avances, ou du moins si elles eussent été cruelles, il y en avoit beaucoup de pitoyables, et quelques unes d’effrontées.

Portrait de Madame d’Olonne [2].

Madame d’Olonne étoit de ces dernières. Elle avoit le visage rond, le nez bien fait, la bouche petite, les yeux brillans et fins, et les traits délicats. Le rire, qui embellit tout le monde, faisoit en elle un effet tout contraire. Elle avoit les cheveux d’un châtain clair, le teint admirable, la gorge, les mains et les bras bien faits ; elle avoit la taille grossière, et, sans son visage, on ne lui auroit pas pardonné son air. Cela fit dire à ses flatteurs, quand elle commença à paroître, qu’elle avoit assurément le corps bien fait ; qui est ce que disent or[3]

ceux qui veulent excuser les femmes qui ont trop d’embonpoint. Cependant celle-ci fut trop sincère en cette rencontre pour laisser les gens dans l’erreur ; elle éclaircit du contraire qui voulut, et il ne tint pas à elle qu’elle ne désabusât tout le monde.

Madame d’Olonne avoit l’esprit vif et plaisant quand elle étoit libre ; elle étoit peu sincère, inégale, étourdie, peu méchante ; elle aimoit les plaisirs jusques à la débauche, et il y avoit de l’emportement dans ses moindres divertissemens. Sa beauté, autant que son bien, quoiqu’il ne fût pas médiocre, obligea d’Olonne[4] à la rechercher en mariage. Cela ne dura pas long-temps : d’Olonne, qui étoit homme de qualité et de grands biens, fut reçu agréablement de madame de la Louppe, et il n’eut pas le loisir de soupirer pour des charmes qui avoient fait deux ans durant tous les souhaits de toute la cour. Ce mariage étant achevé, les amans qui avoient voulu être mariés se retirèrent, et il en revint d’autres qui ne vouloient être qu’aimés. L’un des premiers qui se présenta fut Beuvron, à qui le voisinage de madame d’Olonne donnoit plus de commodité de la voir. Cette raison fut cause qu’il l’aima assez long-temps sans qu’on s’en aperçût, et je crois que cet amour eût toujours été caché si Beuvron n’eût jamais eu des rivaux ; mais le duc de Candale, étant devenu amoureux de madame d’Olonne, découvrit bientôt ce qui demeuroit caché faute de gens intéressés. Ce n’est pas que d’Olonne n’aimât sa femme ; mais les maris s’apprivoisent, et jamais les amants ; et la jalousie de ceux-ci est mille fois plus pénétrante que celle des autres. Cela fit donc que le duc de Candale vit des choses que d’Olonne ne voyoit pas, et qu’il n’a jamais vues, car il est encore à savoir que Beuvron ait aimé sa femme.


Portrait de M. de Beuvron.

Beuvron[5] avoit les yeux noirs, le nez bien fait, la bouche petite et le visage long, les cheveux fort noirs, longs et épais, la taille belle. Il avoit assez d’esprit ; ce n’étoit pas de ces gens qui brillent dans les conversations, mais il étoit homme de bon sens et d’honneur, quoique naturellement il eût aversion pour la guerre. Étant donc devenu amoureux de madame d’Olonne, il chercha les moyens de lui découvrir son amour. Leur voisinage à Paris lui en donnoit assez d’occasions ; mais la légèreté qu’elle témoignoit en toute chose lui faisoit appréhender de s’embarquer avec elle. Enfin, s’étant trouvé un jour tête-à-tête : « Si je ne voulois, lui dit-il, Madame, que vous faire savoir que je vous aime, je n’aurois que faire de vous parler, mes soins et mes regards vous ont assez dit ce que je sens pour vous ; mais, comme il faut, Madame, que vous répondiez un jour à ma passion, il est nécessaire que je la découvre, et que je vous assure en même temps que, soit que vous m’aimiez ou que vous ne m’aimiez pas, je suis résolu de vous aimer toute ma vie. »

Beuvron ayant cessé de parler : « Je vous avoue, Monsieur, lui répondit madame d’Olonne, que ce n’est pas d’aujourd’hui que je reconnois que vous m’aimez, et, quoique vous ne m’en ayez pas parlé, je n’ai pas laissé de vous tenir compte de tout ce que vous avez fait pour moi dès le premier moment que vous m’avez vue ; et cela me doit servir d’excuse quand je vous avouerai que je vous aime. Ne m’en estimez donc pas moins, puisqu’il y a assez long-temps que je vous entends soupirer ; et quand même on pourroit trouver quelque chose à redire à mon peu de résistance, ce seroit une marque de la force de votre mérite plutôt que de ma facilité. » Après cet aveu, l’on peut bien juger que la dame ne fut pas long-temps sans donner au cavalier les dernières faveurs. Cela dura

quatre ou cinq mois sans fracas de part ni d’autre ; mais enfin la beauté de madame d’Olonne faisoit trop de bruit, et cette conquête promettoit trop de gloire en apparence à celui qui la feroit, pour que l’on laissât Beuvron en repos. Le duc de Candale, qui étoit l’homme de la cour le mieux fait, crut qu’il ne manquoit rien à sa réputation que d’être aimé de la plus belle femme du royaume ; il résolut donc à l’armée, trois mois après la campagne, d’être amoureux d’elle sitôt qu’il la verroit, et fit voir, par une grande passion qu’il eut ensuite pour elle, qu’elles ne sont pas toujours des coups du ciel et de la fortune.


Portrait de monsieur le duc de Candale.

Le duc de Candale avoit les yeux bleus, le nez bien fait, les traits irréguliers, la bouche grande et désagréable, mais de fort belles dents, les cheveux blonds dorés, en la plus grande quantité du monde ; sa taille étoit admirable ; il s’habilloit bien, et les plus propres tâchoient de l’imiter ; il avoit l’air d’un homme de grande qualité. Il tenoit un des premiers rangs en France : il étoit duc et pair, gouverneur de Bourgogne conjointement avec son père et seul gouverneur de l’Auvergne, et colonel général de l’infanterie françoise. Le génie en étoit médiocre ; mais, dans ses premiers amours, il étoit tombé entre les mains d’une dame qui avoit infiniment de l’esprit[6], et, comme ils s’étoient fort aimés, elle avoit pris tant de soin de le dresser, et lui de plaire à cette belle, que l’art avoit passé la nature, et qu’il étoit bien plus honnête homme que mille gens qui avoient bien plus d’esprit que lui[7].

Étant donc de retour de Catalogne, où il avoit commandé l’armée sous l’autorité du prince de Conty[8], il commença de témoigner à madame d’Olonne, par mille empressemens, l’amour qu’il avoit pour elle, dans la pensée qu’il eut qu’elle n’eût jamais rien aimé. Voyant qu’elle ne répondoit point à sa passion, il résolut de la lui apprendre de manière qu’elle ne pût faire semblant de l’ignorer ; mais, comme il avoit pour toutes les femmes un respect qui tenoit un peu de la honte, il aima mieux écrire à madame d’Olonne que de lui parler.


BILLET.

Je suis au désespoir, Madame, que toutes les déclarations d’amour se ressemblent, et qu’il y ait quelquefois tant de différence dans les sentimens ; je sens, bien que je vous aime plus que tout le monde n’a accoutumé d’aimer, et je ne sçaurois vous le dire que comme tout le monde vous le dit. Ne prenez donc pas garde à mes paroles, qui sont foibles et qui peuvent être trompeuses, mais faites réflexion, s’il vous plaît, à la conduite que je vais avoir pour vous, et, si elle vous témoigne que pour la continuer long-temps, de même force il faut être vivement touché, rendez-vous à ces témoignages, et croyez que, puisque je vous aime si fort n’étant point aimé de vous, je vous adorerai quand vous m’aurez obligé à avoir de la reconnaissance.


Madame d’Olonne, ayant lu ce billet, y fit cette réponse :


BILLET.

S’il y a quelque chose qui vous empêche d’être cru quand vous parlez de votre amour, ce n’est pas qu’il importune, c’est que vous en parlez trop bien : d’ordinaire les grandes passions sont plus confuses, et il semble que vous écrivez comme un homme qui a bien de l’esprit, qui n’est point amoureux, et qui veut le faire croire. Et puisqu’il me semble ainsi à moi-même, qui meurs d’envie que vous disiez vrai, jugez ce qu’il sembleroit à des gens à qui votre passion seroit indifférente : ils n’hésiteroient pas à croire que vous voulez rire ; pour moi, qui ne veux jamais faire de jugemens téméraires, j’accepte le parti que vous m’offrez, et je veux bien juger par votre conduite des sentimens que vous avez pour moi.


Cette lettre, que les connoisseurs eussent trouvée fort douce, ne la parut pas trop au duc de Candale : comme il avoit beaucoup de vanité, il avoit attendu des douceurs moins enveloppées. Cela l’obligea à ne point tant presser madame d’Olonne qu’elle l’eût bien désiré ; il en faisoit sa bonne fortune en dépit d’elle-même, et la chose eût duré long-temps si cette belle n’eût gagné sur sa modestie de lui faire tant d’avances, qu ’il crut pouvoir tout entreprendre auprès d’elle sans trop s’exposer. Son affaire étant conclue, il s’aperçut bientôt du commerce de Beuvron. Un prétendant ne regarde d’ordinaire que devant soi ; mais un amant bien traité regarde à droite et à gauche, et n’est pas long-temps sans découvrir son rival. Sur cela le duc se plaint ; sa maîtresse le traite de bizarre et de tyran, et le prend sur un ton si haut, qu’il lui demande pardon de ses soupçons et se croit trop heureux de l’avoir radoucie. Ce calme ne dura pas long-temps. Beuvron, de son côté, fait des reproches aussi inutiles que ceux du duc, et, voyant qu’il ne peut détruire son rival par lui-même, il fait sous main donner avis à d’Olonne que le duc de Candale est si bien avec sa femme. D’Olonne lui défend de le voir, c’est-à-dire redouble l’amour de ces deux amans, qui, ayant plus d’envie de se voir depuis les défenses, en trouvèrent mille moyens plus commodes que ceux qu’ils avoient auparavant. Cependant, Beuvron étant demeuré le maître du champ de bataille, le duc de Candale recommence ses plaintes contre lui ; il fait de nouveaux efforts pour le chasser, mais inutilement : madame d’Olonne lui dit qu’elle voyoit bien qu’il ne considéroit que ses intérêts, et qu’il ne se soucioit point de la perdre, puisque, si elle défendoit à Beuvron de la voir, son mari et tout le monde ne douteroient pas du sacrifice. Madame d’Olonne, qui n’aime pas tant Beuvron que le duc, ne le veut pourtant pas perdre, tant pour ce qu’un et un sont deux, que parceque les coquettes croient retenir mieux leurs amans par une petite jalousie que par une grande tranquillité.

Dans cette entrefaite, Paget[9], homme assez âgé, de basse naissance, mais fort riche, devint amoureux de madame d’Olonne, et, ayant découvert qu’elle aimoit le jeu[10], crut que son argent lui tiendroit lieu de mérite, et fonda ses plus grandes espérances sur la somme qu’il résolut de lui offrir. Il avoit assez d’accès chez elle pour lui parler lui-même s’il eût osé, mais il n’avoit pas la hardiesse de faire un discours qui tireroit après lui de fâcheuses suites s’il n’eût pas été bien reçu ; il fit donc dessein de lui écrire, et lui écrivit cette lettre :


LETTRE.

J’ai bien aimé des fois en ma vie, Madame, mais je n’ai jamais aimé tant que vous. Ce qui me le fait croire, c’est que je n’ai jamais donné à chacune de mes maîtresses plus de cent pistoles[11] pour avoir leurs bonnes grâces, et pour les vôtres j’irais jusques à deux mille[12]. Faites réflexion là-dessus, je vous prie, et songez que l’argent est plus rare que jamais il n’a été.


Quentine[13], femme de chambre et confidente de madame d’Olonne, lui rendit cette lettre de la part de Paget, et incontinent après cette belle lui fit la réponse qui s’ensuit :


LETTRE.

Je m’étois déjà bien aperçue que vous aviez de l’esprit par les conversations que j’ai eues avec vous ; mais je ne savois pas encore que vous écrivissiez si bien que vous faites. Je n’ay rien vu de si joli que votre lettre ; je serai ravie d’en avoir souvent de semblables, et ce pendant je serai bien aise de vous entretenir ce soir à six heures.


Paget ne manqua pas au rendez-vous, et s’y trouva en habit décent, c’est-à-dire avec son sac et ses quilles. Quentine, l’ayant introduit dans le cabinet de sa maîtresse, les laissa seuls. « Voilà, lui dit-il, Madame, lui montrant ce qu’il portoit, ce qui ne se trouve pas tous les jours ; voulez-vous le recevoir ? — Je le veux bien, dit madame d’Olonne ; mais cela nous amusera. » Ayant donc compté les deux mille pistoles dont ils étoient convenus, elle les enferma dans une cassette. Se mettant auprès de lui sur un petit lit de repos, qui ne lui en servit pas long-temps : « Personne, lui dit-elle, Monsieur, n’écrit en France comme vous. Ce que je vous vais dire n’est pas pour faire le bel esprit ; mais il est certain que je trouve peu de gens qui en aient tant que vous. La plupart ne vous disent que des sottises, et, quand ils vous veulent écrire des lettres tendres, ils pensent avoir bien rencontré de nous dire qu’ils nous adorent, qu’ils vont mourir si vous ne les aimez, et que, si vous leur faites cette grâce, ils vous serviront toute leur vie. On a bien affaire de leurs services. — Je suis ravi, dit Paget, que mes lettres vous plaisent. Je ne dirois pas ceci ailleurs, mais à vous, Madame, je ne vous en ferai pas la petite bouche, ni de façon : mes lettres ne me coûtent rien. — Voilà, répondit-elle, ce qui est difficile à croire ; il faut donc que vous ayez un fort grand fonds. » Après quelques autres discours, que l’amour interrompit deux ou trois fois, ils convinrent d’une autre entrevue, et à celle-là d’une autre : de sorte que ces deux mille pistoles valurent à Paget trois rendez-vous.

Mais madame d’Olonne, se voulant prévaloir de l’amour de ce bourgeois et de son bien, le pria, à la quatrième visite, de recommencer à lui écrire de ces billets galans comme celui qu’elle avoit reçu de lui ; mais, voyant que cela tiroit à conséquence, il lui fit des reproches qui ne lui servirent de rien, et tout ce qu’il put obtenir fut qu’il ne seroit point chassé de chez elle, et qu’il pourroit venir jouer lorsqu’elle le manderoit.

Madame d’Olonne crut qu’en se laissant voir à Paget elle entretiendroit ses désirs, et que peut-être seroit-il encore assez fou pour les vouloir satisfaire, à quelque prix que ce fût ; cependant, il étoit assez amoureux pour ne se pouvoir empêcher de la voir, mais il ne l’étoit pas assez pour acheter tous les jours ses faveurs[14].

Les choses étant en ces termes, soit que le dépit eût fait parler Paget, soit que ses visites fréquentes et l’argent que jouoit madame d’Olonne eussent fait faire des réflexions au duc de Candale, il pria sa maîtresse, lorsqu’il partit pour la Catalogne[15], de ne plus voir Paget, de qui le commerce nuisoit à sa réputation. Elle le promit, et n’en fit rien ; de sorte que le duc, apprenant par ceux qui lui donnoient des nouvelles de Paris qu’il alloit plus souvent chez madame d’Olonne qu’il n’avoit jamais fait, lui écrivit cette lettre :


LETTRE.

En vous disant adieu, je vous priai, Madame, de ne plus voir ce coquin de Paget[16] ; cependant il ne bouge de chez vous. N’avez-vous point de honte de me mettre en état d’appréhender auprès de vous un m isérable bourgeois, qui ne peut jamais être craint que par l’audace que vous lui donnez ? Si vous n’en rougissez, Madame, j’en rougis pour vous et pour moi, et, de peur de mériter cette honte dont vous voulez m’accabler, je vais faire un effort sur mon amour pour ne vous plus regarder que comme une infâme.


Madame d’Olonne fut fort surprise de recevoir cette lettre si rude ; mais, comme sa conscience lui faisoit encore des reproches plus aigres que son amant, elle ne chercha point de raisons pour se défendre, et se contenta de répondre en ces termes :


LETTRE.

Ma conduite passée est si ridicule, mon cher, que je désespérerois d’être jamais aimée de vous si je ne me pouvois sauver sur l’avenir par les assurances que je vous donne d’un procédé plus honnête ; mais je vous jure par vous-même, qui est ce que j’ai de plus cher au monde, que Paget n’entrera jamais chez moi, et que Beuvron, que mon mari me force de voir, me verra si rarement que vous connaîtrez bien que vous seul me tenez lieu de toutes choses.


Le duc de Candale fut tout à fait assuré par cette lettre ; il fit ensuite des résolutions de ne plus condamner sa maîtresse sur des apparences qu’il jugea toutes trompeuses. Pour avoir été, à ce qu’il lui sembloit, sans raison soupçonneux, il se jeta dans l’autre extrémité de la confiance, et prit en bonne part tout ce que madame d’Olonne lui fit, six mois durant, de coquetteries et d’infidélités, car elle continua de voir Paget et de donner des faveurs à Beuvron ; et, quoiqu’on en écrivît de plusieurs endroits au duc de Candale, il crut que cela venoit de son père ou de ses amis, qui le vouloient détacher de l’amour d e madame d’Olonne, croyant que cette passion l’empêcheroit de songer au mariage.

Il revint donc de l’armée plus amoureux qu’il n’avoit encore été. Madame d’Olonne aussi, auprès de qui une si longue absence faisoit passer le duc de Candale pour un nouvel amant, redoubla ses empressements pour lui, à la vue même de toute la cour. Cet amant prenoit les imprudences qu’elle faisoit pour le voir pour les marques d’une passion dont elle n’étoit plus la maîtresse, quoique ce ne fussent que des témoignages du déréglement naturel de sa raison ; quand elle avoit quelque emportement pour lui qui éclatoit, il la croyoit vivement touchée, et cependant elle n’étoit que folle. Il étoit tellement persuadé de la passion qu’elle avoit pour lui, que, quand il mouroit d’amour pour elle, il appréhendoit encore d’être ingrat.

On peut bien juger que la conduite de ces amans fit grand bruit. Ils avoient tous deux des ennemis ; mais la fortune de l’un et la beauté de l’autre leur avoient fait beaucoup d’envieux. Quand tout le monde les auroit voulu servir, ils auroient tout détruit par leur imprudence, et tout le monde leur vouloit nuire. Ils se donnoient rendez-vous partout, sans avoir pris aucune mesure avec personne. Ils se voyoient quelquefois dans une maison que le duc de Candale tenoit sous le nom d’une dame de la campagne, que madame d’Olonne faisoit semblant d’aller voir, et, le plus souvent, la nuit chez elle-même. Tous ces rendez-vous n’usoient pas tout le temps de cette perfide ; lorsque le duc sortoit d’auprès d’elle, elle alloit à la conquête de quelque nouvel amant, ou, du moins, rassurer Beuvron, par mille douceurs, des craintes que le duc lui avoit données.

L’hiver se passa ainsi sans que le duc de Candale soupçonnât quoi que ce soit de méchant de tout ce qu’elle lui faisoit, et il la quitta, pour retourner à l’armée, aussi satisfait d’elle qu’il l’avoit jamais esté. Il n’y fut pas deux mois qu’il apprit des nouvelles qui troublèrent sa joie. Ses amis particuliers[17], qui prenoient garde de près à la conduite de sa maîtresse, ne lui avoient osé rien dire, tant ils le trouvoient préoccupé de cette infidèle ; mais, s’étant passé depuis son absence quelque chose de fort extraordinaire, et ne craignant pas qu’elle détruisît par sa vue les impressions qu’ils lui vouloient donner, ils hasardèrent tous ensemble, sans qu’ils fissent paroître leur concert, de lui apprendre sa conduite. Ils lui mandèrent donc, chacun séparément, que Jeannin avoit un grand attachement pour madame d’Olonne ; que ses assiduités faisoient croire, non seulement un dessein, mais un heureux succès, et qu’enfin, quand elle ne seroit pas coupable, il devroit n’être pas content d’elle, de voir qu’elle fût soupçonnée de tout le monde.

Mais, pendant que ces nouvelles vont porter la rage dans l’âme du duc de Candale, il est à propos de parler de la naissance, du progrès et de la fin de la passion de Jeannin[18].

Portrait de monsieur Jeannin de Castille.

Jeannin de Castille avoit la taille belle, le visage agréable, bien de la propreté, fort peu d’esprit ; de même naissance et même profession que Paget, et beaucoup de bien comme lui. Il étoit assez bien fait pour faire croire que, s’il eût porté l’epée, il eût eu des bonnes fortunes par son mérite seulement ; mais sa profession et ses richesses faisoient soupçonner que toutes les femmes qu’il avoit aimées étoient intéressées, de sorte que, lorsqu’on le vit amoureux de madame d’Olonne, on ne douta point qu’il fût aimé pour son argent.

Le roi, après avoir passé les étés sur les frontières, revenoit d’ordinaire à Paris les hivers, et tous les divertissemens du monde occupoient tour à tour son esprit : le billard, la paume, la chasse, la comédie et la danse, avoient chacun leur temps avec lui ; c’étoit alors les loteries dont il étoit question[19], et cela les avoit tellement mises à la mode que chacun en faisoit, les uns d’argent, les autres de bijoux et de meubles. Madame d’Olonne en voulut faire une de cette sorte ; mais, au lieu que, dans la plupart, on y employoit tout l’argent qu’on avoit eu, et que l’on faisoit, après, le partage, dans celle-ci, qui étoit de dix mille écus, il n’y en eut pas cinq d’employés, et ces cinq là encore furent distribués selon le choix de madame d’Olonne. Lorsqu’elle fit les premières propositions de la loterie, Jeannin s’y trouva, et, comme elle demandoit une somme à chacun selon sa force et qu’elle lui eût dit qu’il falloit qu’il donnât mille francs, il lui répondit qu’il le vouloit bien et qu’il lui promettoit de plus de lui faire parmi ses amis jusqu’à neuf mille livres. Quelque temps après, tout le monde étant sorti, hormis Jeannin : « Je ne sais, Madame, lui dit-il, si ma passion ne vous est pas encore connue, car il y a long-temps que je vous aime, et je suis déjà en grandes avances de soins ; mais, après m’être entièrement donné à vous, il faut que je vous demande la confirmation de mon bail : octroyez-la moi, Madame, je vous en supplie, et remarquez qu’avec les mille francs à quoi vous m’avez taxé je vous en donne encore neuf pour être bien avec vous, car ce que je vous ai dit de mes amis n’a été que pour tromper ceux qui étoient ici quand je vous ai parlé de cette affaire. — Je vous avoue, Monsieur, lui répondit madame d’Olonne, que je ne vous ai point cru amoureux qu’aujourd’hui. Ce n’est pas que je n’aie remarqué de certaines mines en vous qui me faisoient soupçonner quelque chose, mais je suis tellement rebutée de ces façons, et les soupirs et les langueurs sont, à mon gré, une si pauvre galanterie et de si foibles marques d’amour, que, si vous n’eussiez pris avec moi une conduite plus honnête, vous eussiez perdu vos peines toute votre vie. Pour ce qui est maintenant de reconnoissance, vous pouvez croire qu’on n’est pas loin d’aimer quand on est bien persuadée d’être aimée. » Il n’en fallut point davantage à Jeannin pour lui faire croire qu’il étoit à l’heure du berger. Il se jeta aux pieds de madame d’Olonne, et, comme il se vouloit servir de cette action d’humilité pour un prétexte à de plus hautes entreprises : « Non, non, dit-elle, Monsieur ; cela ne va pas comme vous pensez. En quel pays avez-vous ouï dire que les femmes fassent des avances ? Quand vous m’aurez donné de véritables marques d’une grande passion, je n’en serai pas ingrate. » Jeannin, qui vit bien que chez elle l’argent se délivroit avant la marchandise, lui dit qu’il avoit deux cents pistoles et qu’il les lui donneroit si elle vouloit. Elle y consentit, et les ayant reçues : « Si vous trouvez bon, lui dit-il, Madame, de m’accorder quelque faveur sur le tant moins de ces dernières, je vous serai fort obligé, ou, si vous voulez attendre d’avoir toute la somme, faites-moi votre billet de ce que je viens de vous donner pour valeur reçue. » Elle aima mieux le baiser que d’écrire, et, un moment après, Jeannin sortit en l’assurant qu’il lui apporteroit le reste le lendemain. Il n’y manqua pas aussi. L’argent ne fut pas plutôt compté qu’elle lui tint parole, avec tout l’honneur qu’on peut avoir dans un tel traité.

Quoique Jeannin fût entré par la même porte que Paget, elle en usa bien mieux avec lui, soit qu’à la longue elle esperât d’en tirer de grands avantages, soit qu’il eût quelque mérite caché qui lui tînt lieu de libéralité. Elle ne lui demanda pas de nouvelles preuves d’amour pour lui donner de nouvelles faveurs. Les dix mille livres le firent aimer trois mois durant, c’est-à-dire traiter comme si on l’eût aimé.

Cependant le duc de Candale, ayant reçu des lettres des nouvelles affaires de sa maîtresse, lui écrivit ceci :


LETTRE.

Quand vous pourriez vous justifier à moi de toutes les choses dont on vous accuse, je ne sçaurois plus vous aimer ; quand vous ne seriez que malheureuse, vous y avez trop contribué pour ne pas me deshonorer en vous aimant. Tous les amans sont d’ordinaire ravis d’entendre nommer leurs maîtresses ; pour moi, je tremble aussitôt que j’entends ou que je lis votre nom : il me semble toujours, en ces rencontres, que je vais apprendre une histoire de vous, pire, s’il se peut, que les premières. Cependant je n’ai que faire, pour vous mépriser jusques au dernier point, d’en sçavoir davantage ; vous ne pouvez rien ajouter à votre infamie : attendez-vous aussi à tout le ressentiment que mérite une femme sans honneur d’un honnête homme qui l’a fort aimée. Je n’entre dans aucun détail avec vous, par ceque je ne cherche pas votre justification, et que non seulement vous êtes convaincue à mon égard, mais que je ne puis jamais revenir pour vous.


Le duc de Candale écrivit cette lettre dans le temps qu’il alloit partir pour retourner à la cour ; il venoit de perdre un combat, et cela n’avoit pas peu contribué à l’aigreur de sa lettre : il ne pouvoit souffrir d’être battu partout, et ce lui eût été quelque consolation aux malheurs de la guerre s’il eût été plus heureux en amour. Il commença donc son voyage avec un chagrin épouvantable. En d’autres temps il seroit venu en poste ; mais, comme s’il eût eu quelque pressentiment de sa mauvaise fortune, il venoit le plus lentement du monde. Il commença, par les chemins, de sentir quelque incommodité ; à Vienne, il se trouva fort mal, mais, comme il n’étoit plus qu’à une journée de Lyon, il y voulut aller, sçachant bien qu’il y seroit mieux secouru. Cependant, les fatigues de la campagne l’ayant fort abattu, ses déplaisirs l’achevèrent, et sa jeunesse, avec l’assistance des meilleurs médecins, ne lui put sauver la vie ; mais, comme ses plus grands maux ne lui pouvoient ôter le souvenir de l’infidélité de madame d’Olonne, il lui écrivit cette lettre la veille de sa mort.


LETTRE.

Si je pouvois conserver pour vous de l’estime en mourant, il me fâcheroit fort de mourir ; mais, ne pouvant plus vous estimer, je ne sçaurois avoir de regret à la vie. Je ne l’aimois que pour la passer doucem ent avec vous[20]. Puisqu’un peu de mérite que j’avois et la plus grande passion du monde ne m’en ont pu faire venir à bout, je n’y ai plus d’attachement, et je vois bien que la mort me va délivrer de beaucoup de peines. Si vous étiez capable de quelque tendresse, vous ne me pourriez voir en l’état où je suis sans étouffer de douleur. Mais, Dieu merci, la nature y a mis bon ordre, et, puisque vous pouviez mettre tous les jours au désespoir l’homme du monde qui vous aimoit le plus, vous pourrez bien le voir mourir sans en être touchée. Adieu[21]


La première lettre que le duc de Candale avoit écrite à madame d’Olonne sur le sujet de Jeannin lui avoit fait tant de peur de son retour, qu’elle l’appréhendoit comme la mort, et je pense qu’elle souhaitoit de ne le revoir jamais. Cependant le bruit de l’extrémité où il étoit la mit au désespoir, et la nouvelle de sa mort, que lui donna son amie la comtesse de Fiesque[22], faillit à la faire mourir elle-même. Elle fut quelque temps sans connoissance et ne revint qu’au nom de Mérille, qu’on lui dit qui lui vouloit parler.

Mérille[23] étoit le principal confident du duc, qui apportoit à madame d’Olonne, de la part de son maître, la lettre qu’il lui avoit écrite en mourant, et la cassette où il enfermoit ses lettres et toutes les autres faveurs qu’il avoit reçues d’elle. Après avoir lu cette dernière lettre, elle se mit à pleurer plus fort qu’auparavant. La comtesse, qui ne la quittoit point en un état si déplorable, lui proposa, pour amuser sa douleur, d’ouvrir cette cassette. La comtesse trouva d’abord un mouchoir marqué de sang en quelques endroits. « Ah ! mon Dieu ! s’écria madame d’Olonne, quoi ! ce pauvre garçon qui avoit tant d’autres choses de plus grande conséquence avoit gardé jusques à ce mouchoir ! Y a-t-il rien au monde de si tendre ? » Et là-dessus elle raconta à la comtesse que, s’étant quelques années auparavant coupée en travaillant auprès de lui, il lui avoit demandé ce mouchoir dont elle avoit essuyé sa main, et l’avoit toujours gardé depuis. Après cela elles trouvèrent des bracelets, des bourses, des cheveux et des portraits de madame d’Olonne et comme elles furent tombées sur les lettres, la comtesse pria son amie qu’elle en pût lire quelques unes. Madame d’Olonne y ayant consenti, la comtesse ouvrit celle-ci la première.


LETTRE.

On dit ici que vous avez été battu. Ce peut être un faux bruit de vos envieux, mais ce peut être aussi une vérité. Ah ! mon Dieu ! dans cette incertitude, je vous demande la vie de mon amant et je vous abandonne l’armée ; oui, mon Dieu, et non seulement l’armée, mais l’État et tout le monde ensemble. Depuis que l’on m’a dit cette triste nouvelle, sans rien particulariser de vous, j’ai fait vingt visites par jour, j’ai jeté des propos de guerre pour voir si je n’apprendrois rien qui me puisse soulager. On me dit par tout que vous avez été battu ; mais on ne me parle point de vous en particulier. Je n’oserois demander ce que vous êtes devenu ; non que je craigne de faire voir par là que je vous aime : je suis en de trop grandes alarmes pour avoir rien à ménager, mais je crains d’apprendre plus que je ne voudrois sçavoir. Voilà l’état où je suis et où je serai jusqu’au premier ordinaire, si j’ai la force de l’attendre. Ce qui redouble mes inquiétudes, c’est que vous m’avez si souvent promis de m’envoyer exprès des courriers à toutes les affaires extraordinaires, que je prends en mauvaise part de n’en avoir point eu à celle-ci.


Pendant que la comtesse lisoit cette lettre avec peine, car elle en étoit touchée, madame d’Olonne fondoit en larmes ; après l’avoir lue elles furent toutes deux quelque temps sans parler. « Je n’en lirai plus d’aujourd’hui, lui dit la comtesse, car, puisque cela me donne de la peine, il vous en doit bien donner davantage. — Non, non, reprit madame d’Olonne ; continuez, je vous prie, ma chère : cela me fait pleurer, mais cela me fait souvenir de lui[24]. » La comtesse ayant ouvert une autre lettre, elle y trouva ceci :


LETTRE.

Eh quoi ! ne me laisserez-vous jamais en repos ? serai-je toujours dans des craintes de vous perdre, ou par votre mort, ou par votre changement ? Tant que la campagne dure je suis dans de perpétuelles alarmes ; les ennemis ne tirent pas un coup que je ne m’imagine que ce soit à vous. J’apprends ensuite que vous perdez un combat sans savoir ce que vous êtes devenu, e t, quand après mille mortelles craintes je sais enfin que ma bonne fortune vous a sauvé, car vous avez bien su que vous n’avez nulle obligation à la vôtre, on dit que vous êtes en Avignon entre les bras de madame de Castellanne[25], où vous vous consolez de vos malheurs. Si cela est, je suis bien malheureuse que vous n’ayez pas perdu la vie avec la bataille. Oui, mon cher, j’aimerois mieux vous voir mort qu’inconstant, car j’aurois le plaisir de croire que, si vous aviez vécu davantage, vous m’auriez toujours aimée, au lieu que je n’ai plus que la rage dans le cœur de me voir abandonnée pour une autre qui ne vous aime pas tant que moi.

« Qu’apprends-je là ! dit la comtesse ; Monsieur de Candale aimoit madame de Castelanne, Mérille ? — Non, non, Madame lui dit-il ; il fut deux jours en Avignon, à son retour de l’armée, pour se rafraîchir, et là il vit deux fois madame de Castelanne. Juger si cela se peut appeler amour ! Mais, Madame, ajouta-t-il en s’adressant à madame d’Olonne, qui vous a si bien instruite de tout ce que faisoit mon maître ? — Hélas ! répondit-elle, je ne sais là-dessus que le bruit public ; mais il est si commun de cette passion même qu’elle est en partie cause de sa mort[26], que personne ici ne l’ignore. Et se remettant à pleurer plus fort qu’auparavant, la comtesse, qui ne cherchoit qu’à faire diversion à sa douleur, lui demanda si elle ne connoissoit pas de qui étoit l’écriture d’un dessus de lettre qu’elle lui montra. « Oui ! répondit madame d’Olonne, c’est une lettre de mon maître d’hôtel. — Ceci doit être curieux, dit la comtesse ; il faut voir ce qu’il écrit. » Et là-dessus elle ouvrit cette lettre.


LETTRE.

Quoi que Madame vous mande, sa maison ne se désemplit point des Normands. Ces diables seroient bien mieux en leur pays qu’ici. J’enrage, Monseigneur, de voir ce que je vois, dont je ne vous mande pas les particularités, parceque j’espère que vous serez bientôt ici où vous mettrez ordre à tout vous-même.


Par ces Normands le maître d’hôtel entendoit parler de Beuvron et de ses frères, Iv ry et le chevalier de Saint-Evremond[27], et l’abbé de Villarceaux, qui étoient fort assidus chez madame d’Olonne. La naïveté avec laquelle ce pauvre homme mandoit ces nouvelles au duc de Candale toucha si fort cette folle, qu’après avoir regardé quelle mine feroit la comtesse, elle se mit à rire à gorge déployée. La comtesse, qui n’avoit pas tant de sujet de s’affliger qu’elle, la voyant rire ainsi, se mit à rire aussi[28]. Il n’y eut que le pauvre Mérille qui, ne pouvant souffrir une joie si hors de propos, redoubla ses larmes et sortit brusquement de ce cabinet. Deux ou trois jours après, madame d’Olonne étant toute consolée, la comtesse et ses autres amies lui conseillèrent de pleurer pour son honneur, lui disant que son affaire avec le duc de Candale avoit été trop publique pour en faire finesse. Elle se contraignit donc encore trois ou quatre jours, après quoi elle revint à son naturel ; et ce qui hâta ce retour fut le carnaval, qui, en lui donnant lieu de satisfaire à son inclination, lui aida encore à contenter son mari, lequel avoit de grands soupçons de son intelligence avec le duc de Candale, et se trouvoit fort heureux d’en être délivré. Pour lui faire donc croire qu’elle n’avoit plus rien dans le cœur, elle se masqua quatre ou cinq fois avec lui, et, voulant entièrement regagner sa confiance par une grande sincérité, elle lui avoua non seulement son amour pour le duc, non seulement qu’elle lui avoit accordé les dernières faveurs, mais les particularités de ses jouissances ; et, comme elle spécifioit le nombre : « Il ne vous aimoit guère, Madame, dit-il, voulant insulter à la mémoire du pauvre défunt, puisqu’il faisoit si peu de chose[29] pour une si belle femme que vous. »

Il n’y avoit encore que huit jours qu’elle avoit quitté le lit, qu’elle gardoit depuis quatre mois pour une fort grande incommodité à la jambe, lorsqu’elle résolut de se masquer, et cette envie avança plus sa guérison que tous les remèdes qu’elle faisoit il y avoit long-temps. Elle se masqua donc par quatre ou cinq fois avec son mari ; mais comme ce n’étoit que de petites mascarades obscures, elle en voulut faire une grande et fameuse dont il fût parlé ; et pour cet effet elle se déguisa, elle quatrième, en capucin, et fit déguiser deux autres de ses amis en sœurs collettes. Les capucins étoient elle, son mari, Ivry et l’abbé de Villarceaux ; les religieuses étoient Craf, Anglois, et le marquis de Sillery. Cette troupe courut toute la nuit du mardi gras en toutes les assemblées[30]. Le roi et la reine, sa mère, ayant appris cette mascarade, s’emportèrent fort contre madame d’Olonne, et dirent publiquement qu’ils vengeroient le tort et le mépris qu’on avoit fait de la religion en ce rencontre. On adoucit quelque temps après les esprits de leurs Majestés, et toutes ces menaces aboutirent à n’avoir plus d’estime pour madame d’Olonne[31].

Pendant que toutes ces choses se passoient, Jeannin jouissoit paisiblement de sa maîtresse. Lorsqu’elle fit tirer la loterie, j’ai déjà dit que des dix mille écus qu’elle avoit reçus, elle n’en avoit tout au plus employé que la moitié, et la plus grande partie de cette moitié fut distribuée aux capucins, aux sœurs collettes et autres de la cabale. Le prince de Marsillac, qui alloit jouer le premier rôle sur ce théâtre, y eut le plus gros lot, qui étoit un brasier d’argent. Jeannin, avec toutes les faveurs qu’il recevoit, n’eut qu’un bijou de fort peu de valeur. Le grand bruit qui couroit de l’infidélité de cette loterie lui donna du chagrin de voir qu’il n’étoit pas mieux traité que les plus indifférens. Il s’en plaignit à madame d’Olonne. Elle qui ne vouloit pas lui faire confidence de sa friponnerie, reçut ses plaintes le plus aigrement du monde, de sorte qu’avant de se quitter ils en vinrent de part et d’autre aux reproches, l’un de son argent, et l’autre de ses faveurs. Pour conclusion, madame d’Olonne lui défendit son logis, et Jeannin lui dit qu’il ne lui avoit jamais obéi de si bon cœur qu’il feroit en ce rencontre, et que ce commandement lui alloit sauver des peines et de la dépense.

Cependant le commerce de Beuvron avec elle duroit toujours. Soit que le cavalier ne fût guère amoureux, soit qu’il se sentît trop heureux d’avoir de ses faveurs à quelque prix que ce fût, il la tourmentoit peu sur sa conduite ; elle le traitoit aussi de son pis aller, et l’aimoit toujours mieux que rien.

Quelque temps après la rupture de Jeannin, Marsillac, qui avoit des amis plus éveillés que lui, fut conseillé par eux de s’attacher à madame d’Olonne. Ils lui dirent qu’il étoit en âge de faire parler de lui, que les femmes donnoient de l’estime aussi bien que les armes ; que madame d’Olonne, étant une des plus belles femmes de la cour, outre de grands plaisirs, pouvoit encore bien faire de l’honneur à qui en seroit aimé, et qu’en tout cas la place du duc de Candale étoit quelque chose de fort honorable à remplir. Avec toutes ces raisons, ils poussèrent Marsillac à rendre des assiduités à madame d’Olonne ; mais, parceque naturellement il se défioit fort de lui-même, sa cabale, qui s’en défioit fort aussi, jugea qu’il ne falloit pas le laisser sur la bonne foi auprès d’elle, et il fut arrêté qu’on lui donneroit Sillery[32] pour le conduire et assister dans les rencontres. Marsillac lui avoit rendu de fort grandes assiduités deux mois durant sans lui avoir parlé d’amour qu’en termes généraux. Il avoit pourtant dit à Sillery, il y avoit plus de six semaines, qu’il lui avoit fait sa déclaration, et il lui avoit même inventé une réponse un peu rude, afin qu’il ne trouvât point étrange qu’il fût si long-temps à recevoir des faveurs. Quand ce gouverneur, pour servir son pupille, parla ainsi à madame d’Olonne : « Je sais bien, Madame, qu’il n’y a rien de si libre que l’amour, et que, si le cœur n’est touché par inclination, on ne persuade guère l’esprit par les paroles ; mais je ne laisserai pas de vous dire que, quand on est jeune et qu’on est à marier, je ne comprends pas pourquoi on refuse un beau jeune gentilhomme amoureux qui a de quoi, ou je suis fort trompé, autant que personne de la cour. C’est du pauvre Marsillac dont je vous parle, Madame, puisqu’il vous aime éperdument. Pourquoi êtes-vous ingrate, ou, si vous sentez que vous ne pouvez l’aimer, pourquoi l’amusez-vous ? Aimez-le, ou vous en défaites. — Je ne sais pas depuis quand, répondit madame d’Olonne, les hommes prétendent que nous les aimions sans qu’ils nous l’aient demandé, car j’ai ouï dire autrefois que c’étoit eux qui faisoient les avances. Je sçavois bien qu’ils traitoient dans ces derniers temps la galanterie d’une étrange manière, mais je ne sçavois pas qu’ils l’eussent réduite au point de vouloir que les femmes les priassent. »

« Quoi ! repondit Sillery, Marsillac n’a pas dit qu’il vous aimoit ? — Non, Monsieur, lui dit-elle ; c’est vous qui me l’avez appris. Ce n’est pas que les soins qu’il m’a rendus ne m’aient fait soupçonner qu’il y avoit quelque dessein ; mais jusqu’à ce que l’on ait parlé nous n’entendons point le reste. — Ah ! Madame, repliqua Sillery, vous n’avez pas tant de tort que je pensois. La jeunesse de Marsillac le rend timide : c’est ce qui l’a fait faillir ; mais cette jeunesse aussi fait bien excuser des choses avec les femmes. On n’a guère de tort à l’âge qu’il a, et pour les gens de vingt ans il y a bien du retour à la miséricorde. — J’en demeure d’acord, reprit madame d’Olonne ; la honte d’un jeune homme donne de la pitié et jamais de la colère ; mais je veux aussi qu’il ait du respect. — Appelez-vous, Madame, respect, lui dit Sillery, de n’oser dire que l’on aime ? C’est sottise toute pure, je dis à l’égard d’une femme qui ne voudroit pas aimer ; car, en ce cas-là, on ne perdroit pas son temps et l’on sauroit bientôt à quoi s’en tenir. Mais ce respect que vous demandez, Madame, ne vous est bon qu’avec ceux pour qui vous n’avez nulle inclination, car, si celui que vous voudriez aimer en avoit un peu trop, vous seriez bien embarrassée. » Comme il achevoit de parler il entra des gens, et quelque temps après, étant sorti, il s’en alla trouver Marsillac, à qui ayant fait mille reproches de sa timidité, il lui fit promettre qu’avant la fin du jour il feroit une déclaration à sa maîtresse ; il lui dit même une partie des choses qu’il falloit qu’il dît, dont Marsillac ne se souvint pas un moment après ; et, l’ayant encouragé autant qu’il put, il le vit partir pour cette grande expédition.

Cependant Marsillac étoit en d’étranges inquiétudes. Tantôt il trouvoit que son carrosse alloit trop vite, tantôt il souhaitoit de ne pas trouver madame d’Olonne à son logis, ou de trouver quelqu’un avec elle ; enfin il craignoit les mêmes choses qu’un honnête homme eût désiré de tout son cœur. Cependant il fut assez malheureux pour rencontrer sa maîtresse et pour la trouver seule. Il l’aborda avec un visage si embarrassé que, si elle n’eût déjà su son amour par Sillery, elle l’eût découvert à le voir cette seule fois-là. Cet embarras lui servit à persuader, plus que tout ce qu’il eût pu dire et que l’éloquence de son ami ; et voilà pourquoi en amour les sots sont plus heureux que les habiles.

La première chose que fit Marsillac[33] après s’être assis, ce fut de se couvrir, tant il étoit hors de lui-même ; un instant après, s’étant aperçu de sa sottise, il ôta son chapeau et ses gants, puis en remit un, et tout cela sans dire un mot. « Qu’y a-t-il, Monsieur ? lui dit madame d’Olonne ; vous paraissez avoir quelque chose dans l’esprit. — Ne le devinez-vous pas, Madame ? dit Marsillac. — Non, dit-elle, je n’y comprends rien ; comment entendrois-je ce que vous ne me dites pas, moi qui ai bien de la peine à concevoir ce que l’on me dit ? — C’est, je m’en vais vous le dire, répliqua Marsillac en se radoucissant niaisement, c’est que je vous aime. — Voilà bien des façons, dit-elle, pour peu de chose ! Je ne vois pas qu’il y ait tant de difficulté à dire qu’on aime ; il m’en paroît bien plus à bien aimer. — Oh ! Madame, j’ai bien plus de peine à le dire qu’à le faire ; je n’en ai point du tout à vous aimer, et j’en aurois tellement à ne vous aimer pas que je n’en viendrois jamais à bout, quand vous me l’ordonneriez mille fois. — Moy, Monsieur, repartit madame d’Olonne en rougissant, je n’ai rien à vous commander. » Tout autre que Marsillac eût entendu la manière fine dont madame d’Olonne se servoit pour lui permettre de l’aimer ; mais il avoit l’esprit tout bouché. C’étoit de la délicatesse perdue que d’en avoir avec lui. « Quoi ! Madame, lui dit-il, vous ne m’estimez pas assez pour m’honorer de vos commandemens ? — Eh bien ! lui dit-elle, serez-vous bien aise que je vous ordonne de ne me plus aimer ? — Non, Madame, reprit-il brusquement. — Que voulez-vous donc ? reprit madame d’Olonne. — Vous aimer toute ma vie. — Eh bien ! aimez tant qu’il vous plaira, et espérez. » C’étoit assez à un amant plus pressant que Marsillac pour venir bientôt aux dernières faveurs ; cependant, quoi que madame d’Olonne pût faire, il la fit encore durer deux mois ; enfin, quand elle se rendit, elle fit toutes les avances. L’établissement de ce nouveau commerce ne lui fit pas rompre celui qu’elle avoit avec Beuvron ; le dernier amant étoit toujours le mieux aimé, mais il ne l’étoit pas assez pour chasser Beuvron, qui étoit un second mari pour elle.

Un peu devant la rupture de Jeannin avec madame d’Olonne, le chevalier de Grammont en étoit devenu amoureux, et, comme c’est une personne fort extraordinaire, il est à propos d’en faire la description.


Portrait du chevalier de Grammont[34].

Le chevalier avoit les yeux rians, le nez bien fait, la bouche belle, une fossette au menton, qui faisoit un agréable effet dans son visage, je ne sais quoi de fin dans la physionomie, la taille assez belle, s’il ne se fût point voûté ; l’esprit galant et délicat. Cependant sa mine et son accent faisoient bien souvent valoir ce qu’il disoit, qui devenoit rien dans la bouche d’un autre. Une marque de cela, c’est qu’il écrivoit le plus mal du monde, et il écrivoit comme il parloit. Quoi qu’il soit superflu de dire qu’un rival soit incommode, le chevalier l’étoit au point qu’il eût mieux valu pour une pauvre femme en avoir quatre autres sur les bras que lui seul. Il étoit alerte jusqu’à ne pas dormir ; il étoit libéral jusqu’à la profusion. Par là sa maîtresse et ses rivaux ne pouvoient avoir de valets ni de secrets qui ne fussent sçus ; d’ailleurs le meilleur garçon du monde. Il y avoit douze ans qu’il aimoit la comtesse de Fiesque, femme aussi extraordinaire que lui, c’est-à-dire aussi singulière en mérites que lui en méchantes qualités. Mais comme, de ces douze ans, il y en avoit cinq qu’elle étoit exilée auprès de mademoiselle d’Orléans, fille de Gaston de France, princesse que la fortune persécutoit parcequ’elle avoit de la vertu et qu’elle ne pouvoit réduire son grand courage aux bassesses que la cour demande, pendant leur absence le chevalier ne s’étoit pas adonné à une constance fort régulière ; et, quoique la comtesse fût fort aimable, il méritoit quelque excuse de sa légèreté, puisqu’il n’en avoit jamais reçu de faveur. Il y avoit pourtant des gens à qui il avoit donné de la jalousie ; Rouville[35] en étoit un, et, comme un jour celui-ci reprochoit à la comtesse qu’elle aimoit le chevalier, cette belle lui dit qu’il étoit fol de croire qu’elle pût aimer le plus grand fripon du monde. « Voilà une plaisante raison, Madame, lui dit-il, que vous m’alléguez pour vous justifier ! Je sais que vous êtes encore plus friponne que lui, et je ne laisse pas de vous aimer. »


Portrait de madame la comtesse de Fiesque[36].

Quoique le chevalier aimât partout, il avoit pourtant un si grand foible pour la comtesse, que, quelque engagement qu’il eût ailleurs, sitôt qu’il sçavoit que quelqu’un la voyoit un peu plus qu’à l’ordinaire, il quittoit tout pour revenir à elle. Il avoit raison aussi, car la comtesse étoit une femme aimable ; elle avoit les yeux bleus et brillans, le nez bien fait, la bouche agréable et belle de couleur, le teint blanc et uni, la forme du visage longue, et il n’y a qu’elle seule au monde qui soit embellie d’un menton pointu. Elle avoit les cheveux cendrés, et étoit toujours galamment habillée ; mais sa parure venoit plus de son art que de la magnificence de ses habits. Son esprit étoit libre et naturel ; son humeur ne se peut décrire, car elle étoit, avec la modestie de son sexe, de l’humeur de tout le monde. À force de penser à ce que l’on doit faire, chacun pense d’ordinaire mieux sur la fin que sur le commencement ; il arrivoit d’ordinaire le contraire à la comtesse : ses réflexions gàtoient ses premiers mouvemens. Je ne sçais pas si la confiance qu’elle avoit en son mérite lui ôtoit le soin de chercher des amans ; mais elle ne se donnoit aucune peine pour en avoir. Véritablement, quand il lui en venoit quelqu’un de lui-même, elle n’affectoit ni rigueur pour s’en défaire, ni douceur pour le retenir ; il s’en retournoit s’il vouloit, s’il vouloit il demeuroit ; et, quoi qu’il fit, il ne subsistoit point à ses dépens. Il y avoit donc cinq années, comme j’ai dit, que le chevalier ne la voyoit plus, et, durant cette absence, pour ne point perdre tem.ps, il avoit fait mille maîtresses, entre autres Victoire Mancini[37] duchesse de Mercœur, et, trois jours après sa mort, madame de Villars[38], et ce fut là-dessus que Benserade, qui étoit amoureux de celle-ci, fit ce sonnet au chevalier :

SONNET.

Quoi ! vous vous consolez, après ce coup de foudre beau !
Tombé sur un objet qui vous parut si
Un véritable amant, bien loin de s’y résoude
seroit enfermé dans le même tombeau !
Quoi ! ce cœur si touché brûle d’un feu nouveau !
Quelle infidélité ! qui peut vous en absoudre ?
Venir tout fraîchement de pleurer comme un veau,
Puis faire le galant et mettre de la poudre !

Oh ! l’indigne faiblesse, et qu’il vous en cuira !
Vous manquez à l’amour, l’amour vous manquera ;
Et déjà vous donnez où tout le monde échoue.
Je cannois la beauté pour qui vous soupirez,
Je l’aime, et, puisqu’il faut enfin que je l’avoue,
C’est qu’en vous consolant vous me désespérez[39].

Quelque temps après cette affaire ébauchée, la comtesse étant revenue à Paris, le chevalier, qui n’étoit retenu auprès de madame de Villars par aucune faveur, la quitta pour retourner à la com tesse ; mais comme il n’étoit pas long-temps en même état, et qu’il s’ennuyoit d’être avec celle-ci, il s’attacha à madame d’Olonne dans le temps que Marsillac s’embarqua auprès d’elle ; et, quoi qu’il fût moins honteux que lui avec les dames, il n’étoit pourtant pas plus pressant ; au contraire, pourvu qu’il pût badiner, faire dire dans le monde qu’il étoit amoureux, trouver quelques gens de facile créance pour tlatter sa vanité, donner de la peine à un rival, être mieux reçu que lui, il ne se mettoit guère en peine de la conclusion. Une chose qui faisoit qu’il lui étoit plus difficile de persuader qu’à un autre, c’étoit qu’il ne parloit jamais sérieusement, de sorte qu’il falloit qu’une femme se flattât fort pour croire qu’il fût bien amoureux d’elle.

J’ai déjà dit que jamais amant n’étant pas aimé n’a été plus incommode que lui. Il avoit toujours deux ou trois laquais sans livrée, qu’il appeloit ses grisons, par qui il faisoit suivre ses rivaux et ses maîtresses. Un jour, madame d’Olonne, en peine comme quoi aller à un rendez-vous qu’elle avoit pris avec Marsillac sans que le chevalier le découvrît, se résolut pour son plaisir de sortir en cape avec une femme de chambre, et d’aller passer la Seine dans un bateau, après avoir donné ordre à ses gens de l’aller attendre au faubourg Saint-Germain. Le premier homme qui lui donna la main pour lui aider à monter dans le bateau fut un des grisons du chevalier, devant qui, sans le connoître, s’étant réjouie avec sa femme de chambre d’avoir trompé le chevalier, et ayant parlé de ce qu’elle alloit faire ce jour-là, ce grison alla aussitôt en avertir son maître, lequel, dès le lendemain, surprit étrangement madame d’Olonne, quand il lui dit le détail de son rendez-vous de la veille.

Un honnête homme qui convainc sa maîtresse d’en aimer un autre que lui se retire promptement et sans bruit, particulièrement si elle ne lui a rien promis ; mais le chevalier ne faisoit pas de même : quand il ne pouvoit se faire aimer, il aimoit mieux se faire tuer que de laisser en repos son rival et sa maîtresse. Madame d’Olonne avoit donc compté pour rien les assiduités que le chevalier lui avoit rendues trois mois durant, et tourné en raillerie tout ce qu’il lui avoit dit de sa passion, et d’autant plus qu’elle étoit persuadée qu’il en avoit une aussi grande pour la comtesse qu’il en pouvoit avoir pour elle. Elle le haïssoit encore comme le diable, lorsque cet amant crut qu’une lettre feroit mieux ses affaires que tout ce qu’il avoit fait et dit jusque là ; dans cette pensée il lui écrivit celle-ci :


LETTRE.

Est-il possible, ma déesse, que vous n’ayez pas connoissance de l’amour que vos beaux yeux, mes soleils, ont allumé dans mon cœur ? Quoiqu’il soit inutile d’avoir recours avec vous à ces déclarations comme avec des beautés mortelles, et que les oraisons mentales vous dussent suffire, je vous ai dit mille fois que je vous aimois ; cependant vous riez et ne me répondez rien. Est-ce bon ou mauvais signe, ma reine ? Je vous conjure de vous expliquer là-dessus, afin que le plus passionné des humains continue de vous adorer et qu’il cesse de vous déplaire.

Madame d’Olonne, ayant reçu cette lettre, l’alla porter aussitôt à la comtesse, avec qui elle croyoit qu’elle eût été concertée ; mais elle ne lui témoigna rien de ce qu’elle en croyoit d’abord. Comme elles vivoient bien ensemble, elle lui fit valoir en riant le refus qu’elle faisoit de son amant et l’avis qu’elle lui donnoit de l’infidelité qu’il lui vouloit faire. Quoique la comtesse n’aimât point le chevalier, cela ne laissa pas de la fâcher, la plupart des femmes ne voulant non plus perdre leurs amans qu’elles ne veulent point aimer que ceux qu’elles favorisent ; et, particulierement quand on les quitte pour se donner à d’autres, leur chagrin ne vient pas tant de la perte qu’elles font que de la préference de leurs rivales. Voilà comme fit la comtesse en ce rencontre. Cependant elle remercia madame d’Olonne de l’intention qu’elle avoit de l’obliger, mais elle l’assura qu’elle ne prenoit aucune part au chevalier, qu’au contraire on l’obligeroit de l’en défaire. Madame d’Olonne ne se contenta pas d’avoir montré cette lettre à la comtesse, elle s’en fit encore honneur à l’égard de Marsillac ; et, soit qu’elle ou la comtesse en parlât encore à d’autres, deux jours après, tout le monde sut que le pauvre chevalier avoit été sacrifié, et il lui revint bientôt à lui-même les plaisanteries qu’on faisoit de sa lettre. Le mépris offense tous les amans, mais quand on y mêle la raillerie, on les pousse au désespoir. Le chevalier, se voyant éconduit et moqué, ne garda plus de mesure ; il n’y a rien qu’il ne dît contre madame d’Olonne, et l’on vit bien en ce rencontre que cette folle avoit trouvé le secret de perdre sa réputation en conservant son honneur.

De tous ses rivaux, le chevalier n’en haïssoit pas un si fort que Marsillac, tant pour ce qu’il le croyoit le mieux traité que parcequ’il lui sembloit qu’il le méritoit le moins ; il appeloit les amans de madame d’Olonne les Philistins, et disoit que Marsillac, à cause qu’il avoit peu d’esprit, les avoit tous défaits avec une mâchoire d’âne.

Dans ce même temps, le comte de Guiche[40], fils du maréchal de Grammont, jeune, beau comme un ange et plein d’amour, crut que la conquête de la comtesse lui seroit aisée et honorable : de sorte qu’il résolut de s’y embarquer par les motifs de la gloire ; il en parla à Manicamp, son bon ami, qui approuva son dessein et s’offrit de l’y servir. Le comte de Guiche et Manicamp ont


trop de part dans cette histoire pour ne parler d’eux qu’en passant : il les faut faire connoître à fond, et, pour cet effet, il faut commencer par la description du premier.

Portrait du comte de Guiche.

Le comte de Guiche avoit de grands yeux noirs, le nez beau, bien fait, la bouche un peu


grande, la forme du visage ronde et plate, le teint admirable, le front grand et la taille belle ;

il avoit de l’esprit, il savoit beaucoup, il étoit moqueur, léger, présomptueux, brave, étourdi


et sans amitié ; il étoit mestre de camp du régiment des gardes françoises conjointement avec le maréchal de Grammont, son père.


Portrait de Manicamp[41].

Manicamp avoit les yeux bleus et doux, le nez aquilin, la bouche grande, les lèvres fort rouges

et relevées, le teint un peu jaune, le visage plat, les cheveux blonds et la tête belle, la taille bien faite si elle ne se fût un peu trop négligée ; pour l’esprit, il l’avoit assez de la manière du comte de Guiche ; il n’avoit pas tant d’acquis, mais il avoit pour le moins le génie aussi beau. La fortune de celui-là, qui n’étoit pas à beaucoup près si établie que celle de l’autre, lui faisoit avoir un peu plus d’égard ; mais naturellement ils avoient tous deux les mêmes inclinations à la dureté et à la raillerie : aussi s’aimoient-ils fortement, comme s’ils eussent été de différens sexes.

Dans le temps même que madame d’Olonne montroit à tout le monde la lettre du chevalier de Grammont, celui-ci découvrit l’amour du comte de Guiche pour la comtesse de Fiesque. Cela ne lui servit pas peu à le faire emporter contre madame d’Olonne, croyant sa réconciliation plus aisée avec la comtesse, moins il garderoit de mesures avec l’autre ; mais, cependant qu’il essaie à se raccommoder, voyons ce que fit le comte de Guiche pour se rendre aimable. Il faut savoir premièrement que le comte avoit une fort grande passion pour mademoiselle de Beauvais[42], fille de peu de naissance et de beaucoup d’esprit ; il faut savoir encore qu’il avoit été tellement tracassé par ses parens dans cet amour, qui craignoient qu’elle ne lui fît faire la même sottise que sa sœur avoit fait faire au marquis de Richelieu[43], que

cette considération, autant que les rigueurs de la belle, l’avoient fort rebuté et l’avoient fort engagé au dessein d’aimer la comtesse ; mais il n’avoit pas pour celle-ci toute l’inclination qu’elle

méritoit, et c’étoit moins une seconde passion qu’un remède à la première. Il ne faisoit pas beaucoup de chemin ; tout ce qu’il pouvoit faire étoit d’émouvoir la comtesse et de mettre au desespoir le chevalier, et pour cela il s’en tenoit aux regards et aux assiduités, sans se soucier d’aller plus vite. La comtesse, qui, à ce qu’on croit, n’avoit jamais eu le cœur touché que du mérite de Guitaud[44], favori du prince de Condé,

qu’il y avoit quatre ou cinq ans qu’elle ne pouvoit plus voir et avec qui elle entretenoit un commerce de lettres, sentit sa constance ébranlée par les pas que fit le comte de Guiche pour elle ; et, quoi que Jarzay, ami de Guitaud, lui dît pour l’obliger à chasser le comte, elle n’y donna pas d’abord les mains, en faisant semblant de traiter cet amour de ridicule ; elle éluda long-temps les conseils de tous ses amis ; enfin, voyant elle-même que le comte ne s’aidoit pas, elle se résolut de se faire honneur de la nécessité où elle se croyoit de le perdre, et, afin que cela ne parût pas un sacrifice au chevalier, qui s’étoit vanté de faire chasser son neveu, elle les chassa tous deux, déférant pour lors aux avis de Jarzay[45], à ce qu’elle lui dit. Et là-dessus il se fit une plaisanterie, que la comtesse alloit sceller les congés de ses amans ; mais le chevalier la fit tant presser par ses meilleurs amis, qu’il obtint permission de la revoir au bout de quinze jours, et ce fut sur cela qu’il fit ce couplet de sarabande :


SARABANDE.

Lorsque Jarzay[46], par un amour extrême
     Qu’il a toujours pour son ami Flamand,
     Sçut obliger la personne que j’aime
     Au dur scellé qui cause mon tourment,
     Lors je pensois, comme il pensoit lui-même,
     Ne revoir ma Philis qu’au jour du jugement ;
     Mais ce n’étoit qu’un pur bannissement.

Cinq ou six mois s’étant passés, pendant lesquels le chevalier, trop heureux de n’avoir plus son neveu sur les bras, avoit gouté auprès de la comtesse le plaisir d’aimer seul, quelques amis du comte de Guiche lui représentèrent qu’étant le plus beau garçon de la cour, il lui étoit honteux de trouver une dame cruelle, et que le mauvais succès qu’il avoit eu auprès de la comtesse lui avoit fait tort dans le monde. Ces raisons lui firent résoudre de se rembarquer. Il revint blessé de la campagne à la main droite ; mais il y avoit déjà quelque temps que sa blessure, quoique grande, ne l’empêchoit pas de se promener, lorsqu’il rencontra la comtesse dans les Tuileries : il étoit avec l’abbé Fouquet[47], ami particulier de cette dame, qui, croyant leur faire plaisir, les engagea dans une conversation tête à tête et les laissa seuls assez long-temps. Le comte ne parla point d’amour, mais il fit des mines et jeta des regards qui ne parlèrent que trop à la comtesse, qui en entendoit encore plus qu’il n’en vouloit dire. Cette conversation finit par une foiblesse qui prit au comte de Guiche, d’où le secours de la comtesse et de l’abbé le firent revenir.

Leurs opinions furent partagées sur la cause de cette foiblesse. L’abbé l’attribua à la blessure du comte, et la comtesse à sa passion. Il n’y a rien qu’une femme croie plus volontiers que

d’être aimée, parceque l’amour lui fait croire qu’on la doit aimer, et parcequ’on ne se persuade pas malaisément ce que l’on désire. Ces raisons là firent que la comtesse ne douta point de l’amour du comte de Guiche. Dans ce temps-là madame d’Olonne, qui ne vouloit pas qu’un jeune homme si bien fait lui échappât, pria Vineuil[48] de lui amener le comte de Guiche, ce qu’il fit ; mais, l’heure de ce cavalier n’étant pas encore venue, il en sortit aussi libre qu’il y étoit entré. Il continua son dessein pour la comtesse. Ses assiduités ayant renouvelé la jalousie du chevalier, celui-ci voulut s’éclaircir de l’état auquel étoit son neveu auprès de sa maîtresse, et, pour lui mieux ressembler, il écrivit de la main gauche à cette belle un billet que voici :


BILLET.

On est bien embarrassé quand on n’a qu’une pauvre main gauche. Je vous supplie, Madame, que je vous puisse parler aujourd’hui à quelque heure du jour ; mais que mon cher oncle n’en sache rien, car je courrois fortune de la vie, et peut-être vous-même ne seriez pas quitte à meilleur marché.


La comtesse, ayant lu ce billet, donna charge à son portier[49] de faire savoir à celui qui viendroit quérir la réponse qu’il dît à son maître qu’il lui envoyât Manicamp à trois heures après midi. Lorsque le chevalier eut reçu cette réponse, il crut avoir de quoi convaincre la comtesse de la dernière intelligence avec son neveu, et, dans cette pensée, il s’en alla chez elle. La rage qu’il

avoit dans le coeur lui avoit tellement changé le visage que, pour peu que la comtesse se fût defiée de lui, elle eût tout découvert à son abord ; mais, ne songeant à rien, elle ne prit pas garde comme il étoit fait. « Y a-t-il long-temps, Madame, lui dit-il, que vous n’avez vu le comte de Guiche ? — Il y a, répondit-elle, cinq ou six jours. — Mais il n’y a pas si long-temps, répliqua le chevalier, que vous en avez reçu des lettres ? — Moi ! des lettres du comte de Guiche ? Pourquoi m’écriroit-il ? Est-il en état d’écrire à quelqu’un ? — Prenez garde à ce que vous dites, Madame, repartit le chevalier, car cela tire à conséquence. — La vérité est, dit la comtesse, que Manicamp me vient d’envoyer demander si le comte de Guiche me pourroit voir aujourd’hui, et je lui ai mandé qu’il vînt sans son ami. — Il est vrai, reprit brusquement le chevalier, que vous venez de mander à Manicamp qu’il vînt sans le comte de Guiche ; mais c’est sur une lettre de celui-ci que vous lui avez mandé cela, et je ne le sais, Madame, que parce que c’est moi qui l’ai écrite et à qui on a rendu votre réponse. N’est-ce pas assez de ne pas reconnoître l’amour que j’ai pour vous depuis douze ans, sans me préférer encore un petit garçon qui ne paroît vous aimer que depuis quinze jours et qui ne vous aime point du tout. Ensuite de ce discours, il fit des actions d’un homme enragé un quart d’heure durant. La comtesse, qui se vit convaincue, voulut tourner l’affaire en raillerie : Mais puisque vous vous doutez de l’intelligence de votre neveu et de moi, lui dit-elle, que ne me demandiez-vous des choses de plus grande importance qu’une heure à me voir ? — Ah ! Madame, répliqua-t-il, je n’en sais que trop pour vous croire la plus ingrate femme du monde, et moi le plus malheureux de tous les hommes. » Comme il achevoit ces paroles, Manicamp entra, ce qui le fit sortir pour cacher le désordre où il étoit. « Qu’y a-t-il, Madame ? lui dit Manicamp ; je vous trouve tout embarrassée ? » La comtesse lui conta toute la tromperie du chevalier, et leur conversation ensuite ; et, après quelques discours sur ce sujet, Manicamp sortit. Presque à la même heure il rapporta ce billet de la part du comte de Guiche :


BILLET.

De peur que les faussaires ne me nuisent au jeu désagréablement, et que vous ne vous mépreniez au caractère et au style, je vous ai voulu faire connoître l’un et l’autre. Le dernier est plus difficile à imiter, étant dicté par quelque chose qui est au dessus de leurs sentimens.


La comtesse ayant lu ce billet : « Mon Dieu ! lui dit-elle, que votre ami est fou ! J’ai bien peur qu’il ne se fasse, et à moi aussi, des affaires dont nous n’avons pas besoin ni l’un ni l’autre. — Pourvu, Madame, lui répondit Manicamp, que vous vous entendiez bien tous deux, vous ne sçauriez avoir de méchantes affaires. — Mais, lui répondit la comtesse, il ne sçauroit prendre avec moi un autre parti que celui d’amant ? — Non, Madame, répliqua-t-il, cela lui est impossible, et ce qui vous le doit persuader, c’est qu’il r evient à la charge après avoir été battu ; cette recherche marque en lui une furieuse nécessité de vous aimer. » Comme ils alloient continuer cette conversation, il entra du monde qui l’interrompit, et Manicamp, étant sorti, alla un moment après conter à son ami ce qui venoit de se passer entre la comtesse et lui. Le comte de Guiche, ne croyant pas que le billet qu’il avoit écrit à la comtesse fût suffisant pour lui bien persuader son amour, en écrivit un autre qui l’exprimât plus clairement, et il en chargea Manicamp, qui, le lendemain, le portant à cette belle, le perdit par les chemins, de sorte qu’il retourna sur ses pas dire au comte de Guiche l’accident qui lui étoit arrivé. Celui-ci écrivit cette lettre à la comtesse :


BILLET.

Si vous étiez persuadée de mes sentimens, vous comprendriez aisément qu’on est mal satisfait d’un homme aussi peu soigneux que l’est Manicamp. Vous allez voir la plus grande querelle du monde si vous n’y mettez la main. Jugez ce que je sens pour vous, puisque je romps avec le meilleur de mes amis, sans retour de mon côté ; mais, comme il lui reste encore d’autres assistances, et que vous n’êtes pas si en colère que moi, j’ai peur qu’il ne me force de lui pardonner par votre entremise.


Manicamp alla chercher partout la comtesse, et l’ayant enfin trouvée chez madame de Bonnelle[50] qui jouoit : « Je porte le bonheur, Madame, aux gens que j’approche », lui dit-il, et, s’étant mis auprès d’elle, il lui fourra finement dans sa poche la lettre de son ami et sortit. Quelque temps après, la comtesse s’étant retirée chez elle, le jeu fini,

trouva, en prenant son mouchoir, la lettre du comte de Guiche, cachetée et sans dessus. Si elle eût songé à ce que ce pouvoit être, elle ne l’eût pas ouverte ; mais, de peur d’être obligée de ne la pas ouvrir, elle n’y voulut pas songer, et l’ouvrit brusquement, sans faire la moindre réflexion. Toute la vivacité de la comtesse ne lui put faire imaginer ce que lui vouloit dire le comte de Guiche sur le sujet du mécontentement qu’il témoignoit avoir contre Manicamp, de sorte qu’elle commanda à un de ses gens de lui aller dire le lendemain qu’il la vînt voir, résolue de le gronder de la lettre qu’il lui avoit donné du comte de Guiche, et de lui défendre de s’en charger à l’avenir. Comme il entra dedans la chambre le lendemain, sa curiosité lui fit oublier sa colère. « Eh bien ! lui dit-elle, apprenez-moi votre brouillerie avec votre ami. — C’est, Madame, lui dit-il, qu’avant-hier je vous en apportois une lettre, et je la perdis ; il est enragé contre moi. Je ne sçais que lui dire, car j’ai tort. » La comtesse craignant que cette lettre perdue fût retrouvée par quelqu’un qui fît une histoire d’elle qui réjouît le public : « Allez, lui dit-elle, la chercher par tout, et ne revenez pas que vous ne me la rapportiez. » Manicamp sortit aussitôt, et revint le soir lui dire qu’il n’avoit rien trouvé, que le comte de Guiche ne le vouloit plus voir, et qu’il venoit la supplier de les remettre bien ensemble. — Je le ferai, dit-elle, quoi que vous ne le méritiez pas. J’irai demain chez mademoiselle Cornuel[51] ; dites à votre ami qu’il s’y trouve. — Je n’ai plus de commerce avec lui, dit Manicamp, et rien ne le peut radoucir pour moi qu’un billet de votre part. — Moi, écrire au comte de Guiche ! reprit la comtesse ; vous êtes fort plaisant de me proposer cela ! — Quoique nous soyons brouillés, Madame, répondit Manicamp, je ne sçaurois m’empêcher de vous dire encore qu’il mérite bien cette grâce ; ne le regardez pas en ce rencontre, donnez ce billet à l’amitié que vous avez pour moi, et je vous promets, quand il aura fait son effet, que je vous le remettrai entre les mains. La comtesse, lui ayant fait donner sa parole que le lendemain il lui rapporteroit son billet, écrivit ainsi :

BILLET.

Je ne vous écris que pour vous demander la grâce de ce pauvre Manicamp. Il faut pourtant vous en dire davantage pour vous obliger de me l’accorder : croyez ce qu’il vous dira de ma part ; il est assez de mes amis pour faire que je ne lui refuse rien de tout ce qui lui peut être utile.


Le comte de Guiche, ayant reçu ce billet, le trouva trop doux pour le rendre ; il crut qu’il

en seroit quitte pour désavouer Manicamp, et cependant il le chargea de cette réponse :


RÉPONSE AU BILLET.

Je souhaiterois infiniment que vous eussiez autant de penchant à m’accorder ce que je désirerois de vous, qu’il m’a été facile d’accorder la grâce au criminel. Je vous avoue qu’avec une telle recommandation il étoit impossible de rien refuser. Si j’étois assez heureux pour vous en pouvoir donner des preuves par quelque chose de plus difficile, vous connoîtriez que vous m’avez fait injure lorsque vous avez douté de la vérité de mes sentimens ; ils sont, je vous assure, aussi tendres qu’une aussi aimable personne que vous les peut inspirer, et seront toujours aussi discrets que vous les pourrez souhaiter, quoi qu’en disent nos gouverneurs. Je vous conjure de déférer beaucoup aux avis du criminel, car, quoiqu’il soit homme assez mal soigneux, il mérite qu’on se loue de son zèle pour notre service.


Ces avis étoient de se défier fort du chevalier, qui faisoit tout ce qu’il pouvoit pour traverser son

neveu, et pour le faire paroître à la comtesse indiscret et infidèle. Après cela, Manicamp lui dit que le comte de Guiche étoit tellement transporté de joie pour le billet qu’elle lui avoit écrit qu’il

lui avoit été impossible de le retirer ; mais qu’elle ne s’en mît point en peine, qu’il étoit aussi sûrement dans les mains de son ami que dans le feu ; qu’au reste, il n’avoit jamais vu d’homme si


amoureux que le comte, et qu’assurément il l’aimeroit toute sa vie. — « Mais, interrompoit la comtesse, qu’est-ce que veut dire tant de visites de votre ami chez madame d’Olonne ? La va-t-il


prier de le servir auprès de moi ? — Il n’y va point, Madame, répondit Manicamp ; c’est-à-dire qu’il y a été une fois ou deux, mais je vois déjà l’esprit du chevalier dans ce que vous me venez de


dire, et je suis assuré que le comte de Guiche reconnoîtra son oncle à ce trait de fripon. Mais, Madame, écoutez mon ami avant que de le condamner. — J’en suis d’accord, lui dit-elle. »


Manicamp en jugeoit fort bien. Le chevalier avoit dit à la comtesse que le comte de Guiche étoit amoureux de madame d’Olonne ; qu’elle ne servoit que de prétexte, et mille autres choses de cette nature, qui lui parurent si vraisemblables, que, quoiqu’elle se défiât du chevalier


sur le chapitre du comte de Guiche, elle ne se put empêcher d’y ajouter foi en ce rencontre. Le lendemain, une de ses amies l’étant venue presser d’aller à la campagne, elle se

laissa persuader, et la certitude qu’elle crut avoir de la tromperie du comte de Guiche fit qu’elle ne voulut point d’éclaircissement avec lui ; et pour ne pas tout rompre, elle voulut prévenir


Guitaud par une fausse confidence, de peur qu’il n’apprît par d’autres voies la vérité de toutes choses : elle lui envoya donc la copie de la dernière lettre du comte de Guiche, et partit après

cela avec son amie. Le chevalier, qui étoit alerte sur toutes les actions de la comtesse, et qui avoit gagné tous ses gens, eut le paquet qu’elle envoyoit à Guitaud deux heures après qu’il fut fermé ; il tira copie de la lettre du comte de Guiche, et jeta le paquet au feu. Deux jours après, ayant appris que la comtesse étoit partie, il lui écrivit cette lettre :


LETTRE.

Si vous eussiez eu autant d’envie de vous éclaircir des choses dont vous témoignez douter que j’en avois de vous ôter par mille véritables raisons toutes sortes de scrupules, vous n’eussiez pas entrepris un si long voyage, ou du moins eussiez-vous témoigné du chagrin de paroître si bonne amie. Je ne voudrois pas vous défendre d’avoir de la tendresse, mais je souhaiterois fort d’avoir quelque part à l’application, et je vous avoue que, si j’étois assez heureux pour y parvenir par la même voie, j’essaierois de n’en être pas indigne par ma conduite.


Dans le temps que l’on porta cette lettre à la comtesse, le chevalier alla trouver son neveu, chez


lequel il rencontra Manicamp. Après quelque prélude de plaisanterie sur les bonnes fortunes du comte de Guiche en général : « Ma foi, mes pauvres amis, leur dit-il, vous êtes plus jeunes et plus gentils que moi, je l’avoue, et je ne vous disputerai jamais de maîtresse que je ne connoîtrai pas de plus longue main ; mais aussi il faut que vous me cédiez la comtesse et celles qui ont quelque engagement avec moi. La vanité que leur donne le grand nombre d’amans les peut obliger à vous laisser prendre quelques espérances. Il n’y en a guère qui rebutent d’abord les vœux des soupirans, mais tôt ou tard elles se remettent à la raison, et c’est alors que le nouveau venu passe mal son temps et que le galant dit, d’accord avec sa maîtresse : Serviteur à Messieurs de la sérénade. Vous m’avez promis, comte de Guiche, de ne me plus tourmenter auprès de la comtesse ; vous m’avez manqué de parole et fait une infidélité qui ne vous a servi de rien, car la comtesse m’a donné toutes les lettres que vous lui avez écrites. Je vous en montrerai les originaux quand vous voudrez ; cependant voici la copie de la dernière, que je vous ai apportée. » Et, disant cela, il tira une lettre du comte de Guiche, et, l’ayant lue : « Hé bien ! mes chers[52], leur dit-il, vous jouerez-vous une autre fois à moi ? »

Pendant que le chevalier parloit, le comte de Guiche et Manicamp se regardoient avec étonnement, ne pouvant comprendre que la comtesse les eût si méchamment trompés. Enfin, Manicamp, prenant la parole et s’adressant au comte : « Vous êtes traité, lui dit-il, comme vous méritez ; mais, puisque la comtesse n’a pas eu de considération pour nous, ajouta-t-il se tournant du côté du chevalier, nous ne sommes pas obligés d’en avoir pour elle. Nous voyons bien qu’elle nous a sacrifiés, mais il y a eu des temps, chevalier, où vous l’avez été aussi ; nous avons grand sujet de nous plaindre d’elle, mais vous n’en avez point du tout de vous en louer ; quand nous nous sommes réjouis quelquefois à vos dépens, la comtesse a été pour le moins de la moitié avec nous. — Il est vrai, reprit le comte de Guiche, que vous n’auriez pas raison d’être satisfait de la préférence de la comtesse en votre faveur si vous saviez l’estime qu’elle fait de vous, et cela me fait tirer des conséquences infaillibles qu’elle est fort entre vos mains, puisque après les choses qu’elle m’a dites elle ne me trahit que pour vous satisfaire. Hé bien ! chevalier, jouissez en repos de cette perfide. Si personne ne vous trouble que moi, vous vivrez bien content auprès d’elle. » Là-dessus, s’étant tous trois réconciliés de bonne foi et donné mille assurances d’amitié à l’avenir, ils se séparèrent.

Le comte de Guiche et Manicamp s’enfermèrent pour faire une lettre de reproche à la comtesse au nom de Manicamp, sur quoi la pauvre comtesse, qui était innocente, lui répondit que son ami et lui avoient été pris pour dupes, et que le chevalier en savoit plus qu’eux ; qu’elle ne leur pouvoit mander comme il avoit eu la lettre qu’il leur avoit montrée, mais qu’un jour elle leur feroit voir clairement qu’elle ne les avoit point sacrifiés. Cette lettre ne trouvant plus Manicamp à Paris, qui en étoit sorti la veille avec le comte de Guiche pour suivre le roi en son voyage de Lyon[53], il ne la reçut qu’en arrivant à la cour ; ils n’en pensèrent ni plus ni moins à l’avantage de la comtesse.

Pendant que tout cela se passoit, l’affaire de Marsillac avec madame d’Olonne alloit son chemin, cet amant la voyant le plus commodément du monde, la nuit chez elle, le jour chez mademoiselle Cornuel, fille aimable de sa personne et de beaucoup d’esprit. Madame d’Olonne avoit dans la ruelle de son lit un cabinet, au coin duquel elle avoit fait faire une trappe qui répondoit dans un autre cabinet au dessous, où Marsillac entroit quand il étoit nuit ; un tapis de pied cachoit la trappe et une table la couvroit. Ainsi Marsillac, passant les nuits avec madame d’Olonne, selon le bruit commun, ne perdoit pas son temps ; cela dura jusqu’à ce qu’elle alla aux eaux[54], auquel temps Marsillac, qui lui écrivoit mille lettres qu’on ne rapporte point ici parcequ’elles n’en valent pas la peine, lui écrivit cette lettre un jour avant que de lui dire adieu :


LETTRE.

Je n’ai jamais senti une douleur si vive que celle que je sens aujourd’hui, ma chère, parceque je ne vous ai point encore quittée depuis que nous nous aimons ; il n’y a que l’absence, et encore la première absence de ce que l’on aime éperdument, qui puisse réduire au pitoyable état où je suis. Si quelque chose pouvoit adoucir mon chagrin, ma chère, ce seroit la créance que j’aurois que vous souffrirez autant que moi. Ne trouvez pas mauvais que je vous souhaite de la peine, puisque c’est une marque de notre amour. Adieu, ma chère, croyez bien que je vous aime et que je vous aimerai toujours, car, si une fois vous en étiez bien persuadée, il n’est pas possible que vous ne m’aimiez toute votre vie.


RÉPONSE.

Consolez-vous, mon cher ; si ma douleur vous soulage, elle est au point où vous la pouvez souhaiter : je ne vous la sçaurois mieux faire voir que disant que je souffre autant que j’aime. En doutez-vous, mon cher ? venez me trouver, mais venez de meilleure heure, afin que je sois long-temps avec vous et que je me récompense en quelque manière de l’absence que je vais souffrir. Adieu, mon cher ; soyez en repos de mon amour : il sera pour le moins aussi grand que le vôtre.


Marsillac ne manque pas d’être au rendez-vous bien plus tôt qu’à son ordinaire. En abordant sa maîtresse, il se jette sur son lit, et fut ainsi fort long-temps à fondre en larmes et à ne pouvoir parler qu’à mots entrecoupés. Madame d’Olonne de son côté ne paroissoit pas moins touchée, mais comme elle eût encore bien souhaité de son amant d’autres marques d’amour que celle de sa douleur : « Hé ! quoi ! mon cher, lui dit-elle, vous me mandiez tantôt que mes déplaisirs soulageroient les vôtres ; cependant l’affliction où vous me voyez ne vous rend pas moins désespéré. » À ces mots, Marsillac redoubla ses soupirs sans lui répondre. L’abattement de l’ame avoit passé jusqu’au corps, et je crois que cet amant pleuroit alors l’absence de sa vigueur plutôt que celle de sa maîtresse. Toutefois, comme les jeunes gens reviennent de loin et que celui-ci étoit d’un bon tempérament, il commença de se ravoir, et il se rétablit en peu de temps, de manière que madame d’Olonne eut peine à reconnoître qu’il eût été depuis peu si malade. Après qu’il lui eut donné plusieurs témoignages de sa bonne santé, elle lui recommanda d’en avoir soin sur toutes choses, et lui dit qu’elle jugeroit par là de l’amour qu’il avoit pour elle. Là-dessus ils se firent mille protestations de s’aimer toute leur vie ; ils convinrent des moyens d’écrire et se dirent adieu, l’un pour aller à la cour et l’autre aux eaux.

Le lendemain, Marsillac étant allé dire adieu à mademoiselle Cornuel, sa bonne amie, il la pria de bien persuader à sa maîtresse de prendre plus garde à sa conduite qu’elle n’avoit encore fait. « Reposez-vous-en sur moi, lui dit cette fille ; elle sera bien incorrigible si je ne vous la mets sur un pied honnête. » Deux jours après, mademoiselle Cornuel alla chez madame d’Olonne, et l’ayant priée de faire dire à sa porte qu’elle étoit sortie : « Je suis trop votre amie, Madame, lui dit-elle, pour ne vous pas parler franchement de tout ce qui regarde votre conduite et réputation. Vous êtes belle, vous êtes jeune, vous avez de la qualité, du bien et de l’esprit, vous êtes fort aimée d’un honnête homme que vous aimez fort, tout cela vous devroit rendre heureuse ; cependant vous ne l’êtes pas, car vous savez ce que l’on dit de vous ; nous en avons quelquefois parlé ensemble, et, cela étant, vous seriez folle si vous n’étiez contente. Je n’entreprends pas de considérer vos fragilités ; je suis femme comme vous, et je sais par moi-même les besoins de notre sexe. Vos manières sont insupportables ; vous aimez les plaisirs, Madame, et j’y consens, mais c’est un ragoût pour vous que le bruit, et sur cela je vous condamne. Vous ne sauriez vous défaire de vos emportemens ? Est-il possible que vous ne soyez pas au desespoir quand vous entendez dire la réputation où vous êtes, et qu’on cache l’amour qu’on a pour vous par honte plutôt que par discrétion ? — Hé ! qu’y a-t-il de nouveau, ma chère ? Le monde recommence-t-il ses déchaînemens contre moi ? — Non, Madame, dit mademoiselle Cornuel, il ne fait que les continuer, parceque vous continuez toujours à lui donner de nouvelles matières. — Je ne sais donc ce qu’il faut faire, reprit madame d’Olonne ; toute la prudence qu’on peut avoir en amour je pensois l’avoir, et, depuis que je me mêle d’aimer, je n’ai jamais laissé traîner d’affaires, sachant bien d’ordinaire que le grand bruit ne se fait qu’avant que l’on soit d’accord et quand on n’agit pas de concert ensemble. Je vous prie, ma chère, ajouta-t-elle, de me bien dire exactement ce qu’il faut que je fasse pour bien aimer et pour avoir une galanterie qui ne me feroit point de tort dans le monde quand elle seroit soupçonnée, car je suis résolue de faire mon devoir à l’avenir dans la dernière régularité. — Il y a tant de choses à dire sur ce chapitre, dit mademoiselle Cornuel, que je n’aurois jamais fait si je ne voulois rien oublier ; néanmoins, je vous dirai les principales le plus succinctement qu’il me sera possible.

Premièrement, il faut que vous sachiez, Madame, qu’il y a trois sortes de femmes qui font l’amour : les débauchées, les coquettes et les honnêtes maîtresses. Quoique les premières fassent horreur, elles méritent assurément plus de compassion que de haine, parcequ’elles sont emportées par la force de leur tempérament, et qu’il faut une application presque impossible pour réformer la nature ; cependant, s’il y a un rencontre où il faille se vaincre soi-même, c’est en celui-là, dans lequel il ne va pas moins que de l’honneur ou de la vie.

Pour les coquettes, comme le nombre en est plus grand, je m’étendrai davantage sur le chapitre. La différence des débauchées à elles, c’est que dans le mal que font celles-ci il y a au moins de la sincérité ; dans celui que font les coquettes il y a de la trahison. Les coquettes nous disent pour s’excuser, quand elles écoutent les douceurs de tout le monde, que, quelque ho nnête femme qu’on soit, on ne hait pas une personne qui nous dit qu’elle nous aime.

Mais on leur peut répondre qu’il y a des distinctions à faire. Si cet amant s’adresse à une femme qui veut être honnête pour elle-même ou pour un amant, j’avoue qu’elle ne pourra pas haïr un homme pour les sentimens qu’il aura pour elle ; mais cela n’empêchera pas qu’elle ne doive prendre garde à ne pas avoir plus de complaisance pour lui que pour un autre qui ne lui auroit jamais rien témoigné, de peur qu’elle n’entretienne par là ses espérances, et qu’enfin cela ne fasse du bruit et ne nuise à la réputation qu’elle veut conserver.

Si c’est une femme préoccupée à qui un homme témoigne de l’amour, elle aura les mêmes précautions que l’autre pour empêcher que cela ne continue ; mais, s’il est opiniâtre, je soutiens qu’elle le haïra autant qu’elle aimera son véritable amant, parcequ’il est naturel de haïr les ennemis de celui qu’on aime, parceque l’amour que l’on ne veut pas reconnaître importune, et parceque, l’amant bien traité pouvant soupçonner qu’une passion qui dure à son rival est pour le moins soutenue de quelques espérances, une honnête maîtresse regarde comme son ennemi mortel un rival qui la met au hasard de perdre son amant qu’elle aime plus que sa vie. Cela étant sans difficulté, il faut que vous sachiez encore qu’il y a plusieurs sortes de coquettes. Les unes trouvent de la gloire à se voir aimées de beaucoup de gens sans en avoir aimé aucun, et ne voient pas que ce sont les avances qu’elles font qui attirent le monde et qui les retiennent plutôt que le mérite. D’ailleurs, comme il n’est pas possible qu’elles dispensent leurs faveurs si également qu’il ne paroisse quelqu’un mieux traité qu’un autre, et qu’il y en a même qui ne se contentent pas de l’égalité, et qui veulent de la préférence, cela donne de la jalousie aux mécontens, et enfin du dépit, qui leur fait dire en les quittant tout ce qu’ils savent et ne savent pas.

Il y a d’autres coquettes qui ménagent plusieurs amans afin de sauver le véritable dans la multitude et de faire dire qu’elles n’ont point d’affaire, puisqu’elles traitent également tous ceux qui les voient ; mais on découvre la vérité, qui est le mieux qui leur puisse arriver, ou, plutôt que de croire qu’elles n’aiment personne, tout le monde croit qu’elles les aiment tous.

Il y en a d’autres qui, en ménageant plusieurs amans, veulent persuader que, si elles aimoient quelqu’un, elles ne se hasarderoient pas à le fâcher ; cependant elles le fâchent et le perdent avec cela : car de s’imaginer, si c’est en l’absence de leur véritable amant qu’elles font l’amour, qu’il ne le sçaura pas connoître, ou, si c’est devant lui, qu’en usant comme de concert ensemble il verra bien que ce n’est rien, puisqu’elles le prennent pour témoin de ce qu’elles font, ou qu’en tout cas, s’il se fâche, les douceurs qu’elles lui feront et les promesses de n’y plus retourner l’obligeront à se radoucir, tout cela est fort sujet à caution. L’on ne trompe pas long-temps un amant. S’il ne découvre aujourd’hui, il découvrira demain.

    Disant : Lon la la, Il vous quittera là.

Et quand la passion seroit si forte qu’il ne s’en pourroit guérir, les reproches et les fracas qu’il fera donneront plus de chagrin à la maîtresse coquette que tous ces ménagemens ne lui auront fait de plaisir. Il y a des coquettes qui croient être en si mauvaise réputation dans le monde qu’elles n’oseroient avoir de la rigueur pour personne, de peur que cela ne passe pour un sacrifice à quelqu’un, et qui ne songent pas qu’il vaudroit mieux pour leur honneur qu’elles fussent convaincues du sacrifice. Voilà, Madame, la manière des coquettes. Il faut maintenant que je vous fasse voir celle des honnêtes maîtresses[55].


Pour elles, ou elles sont satisfaites de leur amant, ou elles ne le sont pas. Si elles ne le sont pas, elles tâchent de le ramener à son devoir par une conduite tendre et honnête ; si cela ne se peut absolument, elles rompent sans bruit, sur un prétexte de dévotion ou de jalousie d’un mari, après avoir retiré, si elles peuvent, leurs lettres et tout ce qui les peut convaincre ; et, sur toutes choses, elles font en sorte que leurs amans ne croient pas qu’elles les quittent pour d’autres.

Si elles sont contentes de leurs amans, elles les aiment de tout leur coeur, elles le leur disent sans cesse et leur écrivent le plus tendrement qu’elles peuvent ; mais, comme cela seulement ne leur prouve pas leur amour, parceque les coquettes en disent autant ou plus tous les jours, leurs actions et leurs procédés justifient assez le fond de leur cœur, parcequ’il n’y a que cela d’infaillible. On peut toujours dire qu’on aime, quoiqu’on n’aime pas ; on ne peut avoir long-temps un procédé tendre pour quelqu’un sans l’aimer.

Une honnête maîtresse craint plus que la mort de donner de la jalousie à son amant, et, quand elle le voit alarmé sur quelque soupçon qu’il a pu prendre de l’opiniâtreté de son rival, elle ne se contente pas du témoignage de sa conscience ; elle redouble ses soins et ses caresses pour celui-là, et ses rigueurs pour celui-ci. Elle ne remet pas la dernière sévérité pour une autre fois, croyant qu’elle se défera toujours d’un importun trop tard. Elle sçait qu’autant de momens qu’elle différeroit de chasser ce rival, elle donneroit autant de coups de poignard dans le cœur de celui qu’elle aime ; elle sçait que, d’abord que son amant commence à avoir des soupçons, le moindre petit soin qu’elle prendra de les lui ôter lui conservera l’estime et l’amour qu’il a pour elle ; au lieu que, si elle négligeoit de le satisfaire et de le guérir, il viendroit à avoir si peu de confiance en elle, qu’elle ne le pourroit rétablir en lui offrant même de perdre sa réputation ; elle sçait qu’un amant croiroit toujours que ce seroit la crainte qu’elle auroit de lui qui lui arracheroit les sacrifices qui passeroient dans son esprit, en un autre temps, pour des grandes marques d’amour ; elle sçait que des femmes en qui on a de la confiance on excuse tout, qu’on ne pardonne rien à celles de qui on se défie ; elle sçait enfin qu’on vient quelquefois à être fatigué du tracas qu’on reçoit d’une maîtresse et des reproches qu’on lui a faits après lui avoir pardonné mille fautes considérables, et qu’on rompt sur une bagatelle, lorsque la mesure est pleine et qu’on ne peut plus souffrir tant de chagrins.

Il y a des femmes qui aiment fort leurs amans qui ne laissent pas de leur donner de la jalousie par leur mauvaise conduite, et cela vient de ce qu’elles se flattent trop de l’assurance qu’elles ont de leurs bonnes intentions, et de ce qu’elles ne tranchent pas assez nettement les espérances aux gens qui leur parlent d’amour, ou qui seulement leur en témoignent par des soins et des assiduités. Elles ne sçavent pas que les civilités d’une femme qu’on aime sont des faveurs dont tous les amans se flattent quelquefois, parcequ’ils ont du mérite, ou souvent parcequ’ils en croient avoir, tantôt parcequ’ils n’ont pas bonne opinion des gens à qui ils s’adressent, et pensent que la résistance qu’on fait n’est seulement que pour se faire valoir. De sorte que, si une femme qui n’a jamais donné lieu de parler d’elle est toujours fort jalouse de sa réputation, elle doit prendre garde, comme j’ai déjà dit, de n’entretenir en nulle manière les espérances de tout ce qui a de l’air d’amant ; que, si c’est une femme qui n’ait pas eu jusque là assez de soin de sa conduite, et qu’elle en veuille prendre à l’avenir, comme vous, Madame, il faut qu’elle soit plus rude qu’une autre, et surtout qu’elle soit égale en sa sévérité, car la moindre bonté à quoi elle se relâche rengage plus un amant que cent refus ne le rebutent.

Une honnête maîtresse a tant de sincérité pour son amant que, plutôt que de manquer à lui dire les choses de conséquence, elle lui dit jusqu’à des bagatelles, sachant bien que, s’il alloit sçavoir par d’autres voies de certaines choses indifférentes, que l’on rend criminelles en les redisant, cela feroit le plus méchant effet du monde. Elle ne garde aucune mesure avec lui sur la confiance ; elle lui dit non seulement ses propres secrets, mais ceux même qu’elle a pu savoir autrefois, ou qu’elle apprend d’ailleurs tous les jours. Elle traite les gens de ridicules qui disent qu’étant maîtresse du secret d’autrui, nous ne le devons pas dire à nos amans. Elle répond à cela que, s’ils nous aiment toujours, ils n’en diront jamais rien, et que, s’ils viennent à nous quitter, nous aurions bien plus à perdre que le secret de notre ami ; mais elle croit qu’on ne les doit jamais regarder comme n’en devant plus être aimées, et qu’autrement nous serions folles de leur accorder des faveurs.

Sa maxime est enfin que qui donne son cœur n’a plus rien à ménager ; elle sait qu’il n’y a que deux rencontres où elle se pourroit dispenser de dire tout à son amant, l’un s’il étoit fort étourdi, et l’autre s’il avoit eu quelque galanterie auparavant la sienne : car il seroit imprudent à elle de lui en parler, à moins qu’il la pressât fort, et en ce cas-là ce seroit lui qui attireroit le chagrin qu’il en recevroit.

Enfin une honnête maîtresse croit que ce qui justifie son amour même auprès des plus sévères, c’est quand elle est vivement touchée, quand elle prend plaisir à le faire bien voir à son amant, quand elle le surprend par mille petites grâces à quoi il ne s’attend pas, quand elle n’a rien de réservé pour lui, quand elle s’applique à le faire estimer de tout le monde, et qu’enfin e lle fait de sa passion la plus grande affaire de sa vie. À moins que cela, Madame, elle tient que l’amour est une débauche, et que c’est un commerce brutal et un métier dont des femmes perdues subsistent.

Mademoiselle Cornuel ayant cessé de parler : « Bon Dieu ! dit madame d’Olonne, les belles choses que vous venez de dire ! mais qu’elles sont difficiles à pratiquer ! J’y trouve même un peu d’injustice, car enfin, puisque nous trompons bien même nos maris, que les lois ont faits nos maîtres, pourquoi nos amans en seroient-ils quittes à meilleur marché, eux que rien ne nous oblige d’aimer que le choix que nous en faisons, et que nous prenons pour nous servir, et tant et si peu qu’il nous plaira ? — Je ne vous ai pas dit, reprit mademoiselle Cornuel, que nous ne devions quitter nos amans quand ils nous déplaisent, ou par leur faute ou par lassitude, mais je vous ai fait voir la manière délicate dont il vous falloit dégager pour ne leur pas donner sujet de crier dans le monde : car enfin, Madame, puisqu’on a mis si tyranniquement l’honneur des dames à n’aimer pas ce qu’elles trouvent aimable, il faut s’accommoder à l’usage, et se cacher au moins quand on veut aimer. — Eh bien ! ma chère, lui dit madame d’Olonne, je m’en vais faire merveille : j’y suis tout à fait résolue ; mais avec tout cela je fonde les plus grandes espérances de ma conduite sur la fuite des occasions. — Que ce soit fuite ou résistance, dit mademoiselle Cornuel, il n’importe, pourvu que votre amant soit satisfait de vous. » Et là-dessus, l’ayant exhortée à demeurer ferme en ses bonnes intentions, elle lui dit adieu.


Pendant qu’ils furent séparés, madame d’Olonne et Marsillac, ils s’écrivirent fort souvent ; mais, comme il n’y a rien de remarquable, je ne parlerai point de leurs lettres, qui ne parloient de leur amour et de leur impatience de se voir que fort communément. Madame d’Olonne revint la première à Paris. Le comte de Guiche, pendant le voyage de Lyon, persuada à Monsieur[56], frère du roi, auprès duquel il étoit fort bien, de faire une galanterie, à son retour à Paris, avec madame d’Olonne, et s’étoit offert de l’y servir et de lui

faire avoir bientôt contentement. Le prince avoit promis au comte de Guiche de faire les pas nécessaires pour embarquer la dupe, de sorte que, dans


les conversations qu’il eut avec madame d’Olonne, il ne lui parla que de l’amour que ce prince avoit pour elle ; il lui dit qu’il le lui avoit témoigné plus de cent fois pendant le voyage, et qu’elle le verroit assurément soupirer aussitôt qu’il seroit revenu. Une femme qui avoit des bourgeois et des gentilshommes, les uns bien et les autres mal faits, pouvoit bien aimer un beau prince. Madame d’Olonne reçut la proposition du comte de Guiche avec une joie qu’on ne peut exprimer, et si grande qu’elle ne fit pas seulement les façons que des coquettes font en de pareilles rencontres. Un autre eût dit qu’elle ne vouloit aimer personne, mais moins un prince que qui que ce fût, parcequ’il n’auroit pas tant d’attachement. Madame d’Olonne, qui étoit la plus naturelle femme du monde et la plus emportée, ne garda pas de bienséance, et répondit au comte de Guiche qu’elle s’estimoit plus qu’elle n’avoit encore fait, puisqu’elle plaisoit à un si grand prince et si raisonnable. Lorsque la cour fut revenue à Paris, le duc d’Anjou ne répondit point aux empressemens à quoi le comte avoit préparé madame d’Olonne, qui se livra tout entière. Tout cela ne lui produisit rien, et ne servit qu’à lui faire connoître l’indifférence que le prince avoit pour elle. Le comte de Guiche, voyant que le prince ne mordoit point à l’hameçon, changea de dessein, et voulut au moins que les services qu’il avoit voulu rendre à madame d’Olonne lui servissent de quelque chose auprès d’elle. Il résolut donc d’en faire l’amoureux, et, pour ce que le commerce qu’il avoit eu avec elle sur les amours du duc d’Anjou lui avoit donné de grandes familiarités, il ne balança point de lui écrire cette lettre :

LETTRE.

Nous avons travaillé jusqu’ici en vain, Madame ; la reine[57] vous hait, et le duc d’Anjou appréhende de la fâcher. J’en suis au désespoir pour vos intérêts. Vous m’en pouvez bien consoler, Madame, si vous voulez, et je vous conjure de le vouloir. Puisque l’aigreur de la mère et la foiblesse du fils ont ruiné nos desseins, il

faut prendre d’autres mesures. Aimons-nous, Madame ; cela est déjà fait de mon côté, et, si le duc d’Anjou vous eût aimée, je vois bien que je me serois bientôt brouillé avec lui, parceque je n’aurois pu résister à l’inclination que j’ai pour vous. Je ne doute pas, Madame, que la différence ne vous choque d’abord ; mais défaites-vous de votre ambition, et vous ne vous trouverez pas si misérable que vous pensez. Je suis assuré que, quand le dépit vous aura jetée entre mes bras, l’amour vous y retiendra.

Quoi qu’on veuille dire contre les femmes, il y a souvent plus d’imprudence que de malice dans leur conduite. La plupart ne pensent plus, quand on leur parle d’amour, qu’elles ne doivent jamais aimer ; cependant elles vont plus loin qu’elles ne pensent ; elles font des choses quelquefois, croyant qu’elles seront toujours cruelles, dont elles se repentent fort quand elles sont devenues plus humaines. La même chose arriva à madame d’Olonne. Elle eut un chagrin insupportable d’avoir manqué le cœur du prince après l’avoir compté parmi ses conquêtes. Cherchant quelqu’un à qui s’en prendre pour amuser sa douleur, elle ne trouva rien de plus vraisemblable à croire sinon que le comte de Guiche, pour son propre intérêt, l’avoit empêché de l’aimer : de sorte que, tant pour se venger de lui que pour rassurer Marsillac, que toute cette intrigue avoit alarmé, elle lui sacrifia la lettre du comte de Guiche, sans considérer que l’amour peut-être l’obligeroit à faire la même chose des lettres de Marsillac. Celui-ci, à qui madame d’Olonne donnoit tant de faveurs, en usa comme on fait d’ordinaire quand on est

content de sa maîtresse ; il lui rendit mille grâces de sa sincérité, et se contenta de triompher de son rival sans en vouloir tirer une gloire indiscrète.

Cependant le comte de Guiche, qui ne sçavoit pas le destin de sa lettre, alla le lendemain chez madame d’Olonne ; mais il y vint bien du monde ce jour-là, et il ne lui put parler d’affaires ; il remarqua seulement qu’elle l’avoit fort regardé, et, de chez elle, il alla dire l’état de ses affaires à Fiesque, que depuis son retour de Lyon il avoit faite sa confidente ; il les alla dire aussi à Vineuil, et tous deux séparément jugèrent, sur la fragilité de la dame et la gentillesse du cavalier, que la poursuite ne seroit ni longue ni infructueuse. Et en effet, madame d’Olonne avoit trouvé le comte de Guiche si fort à son gré et si bien fait qu’elle s’étoit repentie du sacrifice qu’elle venoit de faire à Marsillac. Le lendemain, le comte de Guiche retourna chez elle, et, l’ayant trouvée seule, il lui parla de son amour. La belle en fut aise et reçut cette déclaration le plus agréablement du monde ; mais, après être convenus de s’aimer, comme ils étoient sur certaines conditions, des gens entrèrent qui obligèrent le comte de Guiche à sortir un moment après.

Madame d’Olonne, s’étant aussi débarrassée de sa compagnie le plus tôt qu’elle put, monta en carrosse. Voulant découvrir si la comtesse de Fiesque ne prenoit plus d’intérêt avec le comte de Guiche, elle l’alla trouver. Après quelques conversations sur d’autres sujets, elle lui demanda son avis sur les desseins qu’elle lui dit qu’avoit le comte de Guiche pour elle. La comtesse lui dit qu’il ne falloit que consulter son cœur en de pareils rencontres. « Mon cœur ne me dit pas beaucoup de choses en faveur du comte, reprit madame d’Olonne, et ma raison m’en dit mille contre lui : c’est un étourdi que je n’aimerai jamais. » En disant ces mots elle prit congé de la comtesse, sans attendre sa réponse.

D’un autre côté, le comte de Guiche étant retourné à son logis, il rencontra Vineuil, qui l’attendoit dans une impatience extrême de sçavoir l’état de ses affaires. Le comte de Guiche lui dit assez froidement qu’il croyoit que tout étoit rompu, de la manière dont madame d’Olonne le traitoit ; et, comme Vineuil vouloit savoir le détail de la conversation, le comte de Guiche, qui avoit peur de se découvrir, changeoit de propos à tous momens. Cela donna quelques soupçons à Vineuil, qui étoit fin et amoureux de madame d’Olonne, et qui ne se mêloit des affaires du comte de Guiche que pour se prévaloir auprès de sa maîtresse des choses qu’il auroit apprises. Il sortit, voyant qu’il ne découvroit rien, et fut trois jours durant dans des inquiétudes mortelles de ne pouvoir apprendre ce qu’il soupçonnoit et qu’il vouloit sçavoir. Assurément il alloit chez Fiesque avec un visage de favori disgracié depuis qu’il voyoit que le comte de Guiche ne lui donnoit plus de part dans l’honneur de sa confidence ; il n’en disoit rien à cette belle, pour ne se pas décréditer en montrant son malheur.

Enfin, au bout de trois jours, étant allé chez le comte de Guiche : « Qu’ai-je fait, Monsieur, lui dit-il, qui vous ait obligé de me traiter ainsi ? Je vois bien que vous vous cachez de moi sur l’affaire de madame d’Olonne ; apprenez-m’en la raison, ou si vous n’en avez point, continuez à me dire ce que vous sçavez, comme vous avez accoutumé.—Je vous demande pardon, mon pauvre Vineuil, lui dit le comte de Guiche ; mais madame d’Olonne, en m’accordant les dernières faveurs, avoit exigé de moi que je ne vous en parlasse point, ni à Fiesque encore moins qu’au reste du monde, parcequ’elle disoit que vous étiez méchant et Fiesque jalouse. Quelque indiscret qu’on soit, il n’y a point d’affaire qu’on ne tienne secrète dans le commencement, quand on a pu se passer de confident pour en venir à bout. Je l’éprouve aujourd’hui, car naturellement j’aime assez à conter une aventure amoureuse ; cependant j’ai été trois jours sans vous conter celle-ci, vous à qui je dis toutes choses. Mais donnez-vous patience, mon cher ; je m’en vais vous dire tout ce qui s’est passé entre madame d’Olonne et moi, et, par un détail le plus exact du monde, réparer en quelque manière l’offense faite à l’amitié que j’ai pour vous.

« Vous saurez donc qu’à la première visite que je lui rendis après lui avoir écrit la lettre que vous avez vue, il ne me parut à sa mine ni rudesse, ni douceur ; et la compagnie qui étoit chez elle empêcha de m’en éclaircir mieux. Tout ce que je pus remarquer fut qu’elle m’observoit de temps en temps. Mais y étant retourné le lendemain et l’ayant trouvée seule, je lui représentai si bien mon amour et la pressai si fort d’y répondre, qu’elle m’avoua qu’elle m’aimoit, et me promit de m’en donner des marques, à la condition que je viens de vous dire. Vous sçavez bien que je lui voulus promettre tout. Dans ces momens-là nous ouïmes du bruit, de sorte que madame d’Olonne me dit que je revinsse le lendemain, un peu devant la nuit, deguisé en fille qui lui apporteroit des dentelles à vendre. M’en étant donc retourné chez moi, je vous y trouvai, et vous pûtes bien voir par la froideur avec laquelle je vous reçus et je vous parlai que tout le monde m’importunoit alors, et particulièrement vous, mon cher, de qui j’étois plus en garde que de personne. Vous vous en aperçûtes aussi, et c’est ce qui vous fit soupçonner que je ne vous disois pas tout. Lorsque vous fûtes sorti, je donnai ordre que l’on dît à ma porte que je n’étois pas au logis, et je me préparai pour ma mascarade du lendemain. Tout ce que l’imagination peut donner de plaisir par avance, je l’eus vingt-quatre heures durant ; les quatre ou cinq dernières me durèrent plus que les autres ; enfin, celle que j’attendois avec tant d’impatience étant arrivée, je me fis porter chez madame d’Olonne. Je la trouvai en cornette sur son lit, avec un deshabillé couleur de rose. Je ne vous sçaurois exprimer, mon cher, comme elle étoit belle ce jour-là ! Tout ce que l’on peut dire est au dessous des agrémens qu’elle avoit : sa gorge étoit à demi découverte ; elle avoit plus de cheveux abattus[58] qu’à l’ordinaire et tout annelés ; ses yeux étoient plus brillans que les astres ; l’amour et la couleur de son visage animoient son teint du plus beau vermillon du monde. « Eh bien, mon cher ! me dit-elle, me sçaurez-vous bon gré de ce que je vous épargne la peine de soupirer long-temps ? Trouvezvous que je vous fasse trop acheter les grâces que je vous fais ? Dites, mon cher ? ajouta-t-elle. Mais quoi ! vous me paroissez tout interdit.—Ah ! Madame, lui répondis-je, je serois bien insensible si je conservois du sang-froid en l’état où je vous vois ! —Mais puis-je m’assurer, me dit-elle, que vous ayez oublié la petite Beauvais et la comtesse de Fiesque ? —Oui, lui dis-je, Madame, vous le pouvez. Et comment me souviendrois-je des autres, ajoutai-je, que vous voyez bien que je me suis presque oublié moi-même.—Je ne crains, répliqua-t-elle, que l’avenir : car, pour le présent, mon cher, je me trompe fort si je vous laisse penser à d’autres qu’à moi. » Et en achevant ces paroles elle se jeta à mon col, et, me serrant avec ses bras que vous connoissez, elle me tira sur elle. Ainsi tous deux couchés, nous nous baisâmes mille fois, n’en voulant pas demeurer là, et cherchant quelque chose de plus solide, mais de ma part inutilement. Il faut se connoître, Vineuil, et savoir à quoi l’on est propre. Pour moi, je vois bien que je ne suis pas né pour les dames ; il me fut impossible d’en sortir à mon honneur, quelque effort que fît mon imagination et l’idée et la présence du plus bel objet du monde. « Qu’y a-t-il, me dit-elle, Monsieur, qui vous met en si pauvre état ? Est-ce ma personne qui vous cause du dégoût, ou si vous ne m’apportez que le reste d’une autre ? »

« La honte que me fit ce discours, mon cher, acheva de m’ôter les forces qui me restoient. « Je vous prie, Madame, lui dis-je, de ne point accabler un misérable de reproches ; assurément je suis ensorcelé. » Au lieu de me répondre, elle appelle sa femme de chambre : « Dites, Quentine, mais dites-moi la vérité, comme suis-je faite aujourd’hui ? Ne suis-je pas malpropre ? Ne trompez pas votre maîtresse : il y a quelque chose à mon fait qui ne va pas bien ». Quentine n’osant répondre en la colère où elle la vit, madame d’Olonne lui arracha un miroir qu’elle avoit. Après avoir fait toutes les mines qu’elle avoit accoutumé de faire quand elle vouloit plaire à quelqu’un, pour juger si mon impuissance venoit de sa faute ou de la mienne, elle secoua sa jupe, qui étoit un peu froissée, et entra brusquement dans son cabinet qu’elle avoit à la ruelle de son lit. Pour moi, qui étois comme un condamné, je me demandois à moi-même si tout ce qui s’étoit passé n’étoit point un songe, avec toutes les réflexions qu’on peut faire en pareil rencontre. Je m’en allai au logis de Manicamp, où, lui ayant conté toute mon aventure : « Je vous ai bien de l’obligation, mon cher, me dit-il, car assurément c’est pour l’amour de moi que vous avez été insensible auprès d’une si belle femme.—Quoique peut-être vous en soyez cause, lui dis-je, je ne l’ai pas fait pour vous obliger. Je vous aime fort, ajoutai-je, je vous l’avoue ; mais avec tout cela je vous avois oublié en ce rencontre. Je ne comprends pas une si extraordinaire foiblesse ; je pense qu’en quittant les habits d’un homme j’en avois quitté les véritables marques. Cette partie est morte en moi par laquelle j’ai été jusqu’ici une espèce de chancelier[59]. Comme j’achevois de parler, un de mes gens m’apporta une lettre de la part de madame d’Olonne qu’un des siens lui avoit donnée. La voici dans ma poche ; je vous la vais lire. » En disant cela, le comte lut cette lettre à Vineuil :

LETTRE.

Si j’aimois le plaisir de la chair, je me plaindrois d’avoir été trompée ; mais, bien loin de m’en plaindre, j’ai de l’obligation à votre foiblesse : elle est cause que, dans l’attente du plaisir que vous ne m’avez pu donner, j’en ai goûté d’autres par imagination qui ont duré plus long-temps que ceux que vous m’eussiez donnés si vous eussiez été fait comme un autre homme. J’envoie maintenant savoir ce que vous faites, et si vous avez pu gagner votre logis à pied ; ce n’est pas sans raison que je vous fais cette demande, car je n’ai jamais vu un homme en si méchant état que celui où je vous laissai. Je vous conseille de mettre ordre à vos affaires ; avec plus de chaleur naturelle que je ne vous en ai vu, vous ne sçauriez encore vivre long-temps. En verité, Monsieur, vous me faites pitié, et, quelque outrage que j’aie reçu de vous, je ne laisse pas de vous donner un bon avis : fuyez Manicamp[60]. Si vous êtes sage, vous pourrez recouvrer votre santé, mais restez quelque temps sans le voir. C’est assurément de lui que vient votre foiblesse, car, pour moi, à qui mon miroir et ma représentation ne mentent point, je ne crains pas qu’on me puisse accuser, ni me faire reproche.

« À peine eus-je achevé de lire cette lettre que j’y fis cette réponse :

LETTRE.

Je vous avoue, Madame, que j’ai bien fait des fautes en ma vie, car je suis homme et encore jeune ; mais je n’en ai jamais fait une plus grande que celle de la nuit passée : elle n’a point d’excuse, Madame, et vous ne sçauriez me condamner à quoi que ce soit que je n’aie bien mérité. J’ai tué, j’ai trahi, j’ai fait des sacrilèges ; pour tous ces crimes-là vous n’avez qu’à chercher des supplices ; si vous voulez ma mort, je vous irai porter mon épée ; si vous ne me condamnez qu’au fouet, je vous irai trouver nu, en chemise. Souvenez-vous, Madame, que j’ai manqué de pouvoir, et non de volonté ; j’ai été comme un brave soldat qui se trouve sans armes lorsqu’il faut qu’il aille au combat. De vous dire, Madame, d’où cela est venu, j’en serois bien empêché ; peut-être m’est-il arrivé comme à ceux de qui l’appétit se passe quand ils attendent trop à manger ; peut-être que la force de l’imagination a consumé la force naturelle. Voilà ce que c’est, Madame, de donner tant d’amour : une médiocre beauté, qui n’auroit pas troublé l’ordre de la nature, auroit été plus satisfaite. Adieu, Madame ; je n’ai rien à vous dire davantage, sinon que peut-être me pardonnerez-vous le passé, si vous me donnez lieu de faire mieux à l’avenir : je ne demande pour cela que jusqu’à demain, à la même heure qu’hier.

« Après avoir envoyé par un de mes laquais ces belles promesses à celui de madame d’Olonne qui attendoit sa réponse à mon logis, je m’en allai, et, ne doutant point que mes offres ne fussent bien reçues, je voulus prendre un soin particulier de moi. Je me baignai, et me fis frotter avec des essences de senteur ; je mangeai des œufs frais, des culs d’artichauts, et pris un peu de vin ; ensuite je fis cinq ou six tours de chambre et me mis au lit sans Manicamp. J’avois si fort en tête de réparer ma faute que je fuyois mes amis comme la peste. Le lendemain m’étant levé gaillard de corps et d’esprit, je dînai de fort bonne heure, aussi légèrement que j’avois soupé, et ayant passé l’après-dînée à donner ordre à mon petit équipage d’amour, je m’en allai chez madame d’Olonne à la même heure que l’autre fois. Je la trouvai sur son même lit, ce qui me donna d’abord quelques appréhensions qu’il ne me portât malheur ; mais enfin, m’étant assuré le mieux que je pus, je m’allai jeter à ses genoux. Elle étoit à demi déshabillée et tenoit un éventail dont elle jouoit. Sitôt qu’elle me vit, elle rougit un peu, dans le souvenir assurément de l’affront qu’elle avoit reçu la veille ; et, Quentine s’étant retirée, je me mis sur le lit avec elle. La première chose qu’elle fit fut de me mettre son éventail devant les yeux. Cela l’ayant rendue aussi hardie que s’il y eût eu une muraille entre nous deux : « Eh bien ! me dit-elle, pauvre paralytique, êtes-vous venu aujourd’hui ici tout entier ? —Ah ! Madame, lui répondis-je, ne parlons plus du passé. » Et là-dessus me jetant à corps perdu entre ses bras, je la baisai mille fois et la priai qu’elle se laissât voir toute nue. Après un peu de résistance qu’elle fit pour augmenter mes désirs et pour affecter la modestie qui sied si bien aux femmes, plutôt que par aucune défiance qu’elle eût d’elle-même, elle me laissa voir tout ce que je voulus. Je vis un corps en bon point et le mieux proportionné du monde et un fort grand éclat de blancheur. Après cela, je recommençai à l’embrasser. Nous faisions déjà du bruit avec nos baisers ; déjà nos mains, entrelacées les unes dans les autres, exprimoient les dernières tendresses d’amour ; déjà le mélange de nos âmes avoit fait l’union de nos corps, quand elle s’aperçut du pauvre état où j’étois. Ce fut alors que, voyant que je continuois à l’outrager, elle ne songea plus qu’à la vengeance. Il n’y a point d’injures qu’elle ne me dît ; elle me fit les plus violentes menaces du monde. Pour moi, sans faire ni prières ni plaintes, parceque je sçavois ce que j’avois mérité, je sortis brusquement de chez elle et me retirai chez moi, où, m’étant mis au lit, je tournai toute ma colère contre la cause de mes malheurs.

D’un juste dépit tout plein,
Je pris un rasoir en main ;
Mais mon envie étoit vaine,
Puisque l’auteur de ma peine,
Que la peur avoit glacé,
Tout malotru, tout plissé,
Comme allant chercher son centre,
S’étoit sauvé dans mon ventre.

« Ne pouvant donc rien faire, voici à peu près comme la rage me fit parler : « Eh bien ! traître, qu’as-tu à dire, infâme partie de moi-même et véritablement honteuse, car on seroit bien ridicule de te donner un autre nom ? Dis-moi, t’ai-je jamais obligé à me traiter de la sorte et me faire recevoir les plus rudes affronts du monde ? Me faire abuser des grâces qu’on me fait et me donner à vingt-deux ans les infirmités de la vieillesse ! » Pendant que la colère me fit parler ainsi,

L’œil attaché sur le plancher,
Rien ne le sçauroit plus toucher.
Aussi, lui faire des reproches,
C’est justement parler aux roches.

« Je passai le reste de la nuit en des inquiétudes mortelles ; je ne sçavois pas si je devois écrire à madame d’Olonne ou la surprendre par une visite imprévue. Enfin, après avoir été long-temps à balancer, je pris ce dernier parti, au hasard de trouver quelque obstacle à nos plaisirs. Je fus assez heureux pour la rencontrer seule à l’entrée de la nuit. Elle s’étoit mise au lit aussitôt que j’étois sorti d’auprès d’elle. En entrant dans sa chambre, je lui dis : « Madame, je viens mourir à vos genoux ou vous satisfaire. Ne vous emportez pas, je vous prie, que vous ne sachiez si je le mérite. » Madame d’Olonne, qui craignoit autant que moi un malheur semblable à ceux qui m’étoient arrivés, n’eut garde de m’épouvanter par des reproches ; au contraire, elle me dit tout ce qu’elle put pour rétablir en moi la confiance de moi-même, que j’avois quasi perdue ; et, en effet, si j’avois été ensorcelé, comme je lui avois dit deux jours auparavant, je rompis le charme à la troisième fois. Vous jugez bien, ajouta le comte de Guiche, qu’elle ne me dit point d’injures en la quittant, comme elle avoit fait les autres fois. Voilà l’état de mes affaires, que je vous prie de faire semblant d’ignorer. »

Vineuil le lui ayant promis, ils se séparèrent. Le comte de Guiche alla chez madame la comtesse de Fiesque, à qui, entre autres choses, il dit qu’il ne songeoit plus à madame d’Olonne.

Cet amant ne fut pas long-temps avec sa nouvelle maîtresse sans que Marsillac s’en aperçût, quelque soin qu’elle prît de tromper celui-ci et quelque peu d’esprit qu’il eût ; mais la jalousie, qui tient lieu de finesse, lui fit découvrir moins d’empressement en elle pour lui qu’elle n’avoit accoutumé : de sorte que, lui ayant fait quelques plaintes douces au commencement, et puis après un peu plus aigres, voyant enfin qu’elle n’en faisoit pas moins, il se résolut de se venger tout d’un coup de son rival et de sa maîtresse. Il donna donc à ses amis toutes les lettres de madame d’Olonne et les pria de les montrer partout. Mademoiselle d’Orléans[61] haïssoit fort le comte de Guiche. Il lui donna la lettre qu’il avoit écrite à sa maîtresse, dans laquelle il parloit mal de la reine et du duc d’Anjou. La première chose que fit la princesse fut de montrer au duc d’Anjou la lettre du comte de Guiche, croyant l’animer d’autant plus contre lui qu’elle sçavoit que ce prince l’aimoit fort. Cependant le prince n’eut pas tout l’emportement

que la princesse avoit espéré, et se contenta de dire à Péguilin[62] que son cousin étoit un ingrat et qu’il ne lui avoit jamais donné sujet de parler de lui comme il faisoit, et que tout le

ressentiment qu’il en auroit aboutiroit à n’avoir plus pour lui la même estime qu’il avoit eue, mais que, si la reine sçavoit la manière dont il parloit d’elle, elle n’auroit pas assurément tant de modération

que lui. La princesse, n’étant pas satisfaite de voir tant de bonté au prince pour le comte de Guiche, résolut d’en parler à la reine, et, comme elle dit son dessein à quelqu’un, le maréchal

de Grammont[63] en fut averti et l’alla supplier de ne pas pousser son fils. Elle le promit et n’y manqua pas. Cette princesse étoit fière et ne pardonnoit pas aisément aux gens qui n’avoient pas pour

elle tout le respect à quoi sa grande naissance et son mérite extraordinaire obligeoient tout le monde ;

mais, quand une fois elle étoit persuadée qu’on l’aimoit, il n’y avoit rien de si bon qu’elle.

Pendant que le maréchal et ses amis tâchoient d’étouffer le bruit qu’avoit fait Marsillac avec la

lettre du comte de Guiche, on apprit que Madame d’Olonne montroit celle-ci pour ruiner un mariage qui faisoit la fortune de Marsillac :

LETTRE.

Ne songez-vous point, Madame, à la contrainte où je suis ? Il faut que, deux ou trois fois la semaine, j’aille rendre visite à mademoiselle de la Rocheguyon[64], que je lui parle comme si je l’aimois, et que je donne un temps à cela que je ne devrois employer qu’à vous

voir, à vous écrire et à songer à vous ; et, en quelque état où je puisse être, ce me seroit une grande peine d’être obligé d’entretenir un enfant. Mais maintenant que je ne vis que pour vous, vous devez bien juger que c’est une mort pour moi. Ce qui me fait prendre patience en quelque manière, c’est que j’espère de me venger d’elle en l’épousant sans l’aimer, et qu’après cela, voyant de plus près la différence qu’il y a de vous à elle, je vous aimerai toute ma vie encore plus, s’il se pouvoit, que je ne fais.

Cela surprit d’abord tout le monde : on n’avoit vu jusque là que des amants indiscrets et point encore de maîtresses ; on ne pouvoit s’imaginer qu’une femme, pour se venger d’un homme qu’elle n’aimoit plus, aidât tellement elle-même à se convaincre. Cette indiscrétion ne fit pourtant pas l’effet que madame d’Olonne s’étoit promis :

M. de Liancourt[65], grand-père de mademoiselle de la Rocheguyon, sachant que madame d’Olonne le vouloit aigrir contre Marsillac, répondit à ceux qui lui parlèrent de cette lettre que, hors l’offense de Dieu, Marsillac ne pouvoit pas mieux faire, jeune comme il étoit, que s’appliquer à gagner le cœur d’une aussi belle dame qu’étoit Madame d’Olonne ; que ce n’étoit pas d’aujourd’hui qu’on déchiroit les femmes dans les ruelles des maîtresses, mais que, comme la passion qu’on avoit pour elle étoit bien plus violente que celle qu’on avoit pour les autres, elle ne duroit pas d’ordinaire si long-temps ; par exemple, celle de Marsillac n’étoit plus si ferme pour madame d’Olonne, et il aimoit encore mademoiselle de la Rocheguyon. Madame d’Olonne ne ruina donc point les affaires de Marsillac, comme elle avoit espéré, et, confirmant seulement ce qu’elle avoit dit d’elle, elle ôta à ses amis le moyen de la défendre.

Les choses étant en ces termes, et le comte de Guiche étant demeuré le maître en apparence, madame d’Olonne alla un soir trouver la comtesse de Fiesque, et, après quelques discours généraux, elle la pria de remercier de sa part l’abbé Fouquet de quelque service qu’elle prétendoit avoir reçu de lui, et de lui bien exagérer l’obligation qu’elle lui avoit. Mais, l’abbé étant un des principaux personnages de cette histoire, il est à propos de faire voir comment il étoit fait.

Portrait de l’abbé Fouquet.

L’abbé Fouquet, frère du procureur général et surintendant des finances, étoit originairement d’Anjou, de famille de robe avant la fortune, mais depuis gentilhomme comme le roi. Il avoit les yeux bleus et vifs, le nez bien fait, le front grand, le menton plus avancé, la forme du visage plate, les cheveux d’un châtain clair, la taille médiocre et la mine basse ; il avoit un air honteux et embarrassé ; il avoit la conduite du monde la plus éloignée de sa profession ; il étoit agissant, ambitieux et fier avec des gens qu’il n’aimoit pas, mais le plus chaud et le meilleur ami qui fut jamais. Il s’étoit embarqué à aimer plus par gloire que par amour ; mais après, l’amour étoit demeuré le maître. La première femme qu’il avoit aimée étoit madame de Chevreuse[66], de la maison de Lorraine, dont il avoit été fort aimé ; l’autre étoit madame de Châtillon, qui, dans les faveurs qu’elle lui avoit faites, avoit plus considéré


ses intérêts que ses plaisirs. Comme c’étoit une des plus belles femmes de France et des plus extraordinaires, il faut faire voir ici la peinture de sa vie[67]

.

  1. Nous avons dit dans l’Introduction vers quel temps Bussy composa son ouvrage et à quelle époque successivement remontent les événements dont il se fait l’historien.
  2. Madame d’Olonne est l’héroïne d’un pamphlet fort vilain et fort peu littéraire qu’on a eu bien tort d’attribuer à BussyRabutin : la Comédie galante de M. D. B. Cologne, Pierre Marteau Hollande, petit in-12 de 34 pages.

    Madame d’Olonne (Catherine-Henriette d’Angennes), parente du marquis de Rambouillet, étoit l’aînée des deux filles du baron de La Loupe. Avant son mariage, « elle estoit jolie, dit Retz (Mémoires, p. 341 de l’édition Michaud) ; elle estoit belle, elle estoit précieuse par son air et par sa modestie » Mademoiselle de La Vergne, celle qui fut madame de La Fayette, en avoit fait son amie ; elle étoit choyée au Luxembourg, et mademoiselle de Montpensier la distinguoit, quoiqu’elle ne brillât peut-être pas par l’originalité de son esprit. Dès 1652, Guy Joly, d’accord avec Retz, la désigne comme « l’une des plus belles personnes de France ». Retz faisoit plus que de la trouver jolie et précieuse : un peu dégoûté de mademoiselle de Chevreuse, il entreprenoit, à la faveur de l’accueil qu’on lui faisoit chez madame de La Vergne la mère, de s’insinuer le plus avant possible dans les bonnes grâces de cette belle personne. Rendez-vous obtenu à force de prières, mais rendez-vous bien inutile, « ce qui doit esionner, dit le vaincu, ceux qui n’ont point connu mademoiselle de La Loupe et qui n’ont ouï parler que de madame d’Olonne. » Précieuse donc et à la façon des plus effarouchées, mademoiselle de La Loupe, avant son mariage, étoit

  3. une personne en bon point de renommée. Je ne vois pas pourquoi M. Walckenaer (t. i, p. 357) croit que Beuvron étoit intimement lié avec elle dès ce moment-là.

    Le 3 mars 1652, le beau poète Loret écrit dans sa Gazette :

    D’Olonne aspire à l’hyménée
    De la belle Loupe l’aînée,
    Et l’on croit que dans peu de jours
    Ils jouiront de leurs amours.

    Le mariage eut lieu peu de temps après. V. Montpensier, t. 2, p. 246 de la Collection Petitot.

    Ce n’est toutefois qu’en 16 j6 que mademoiselle de Montpensier parle du bruit que « commençoit à faire » la beauté de madame d’Olonne ; mais les souvenirs de Mademoiselle sont quelquefois un peu confus, et d’ailleurs on peut admettre qu’elle attache une idée fâcheuse au mot bruit.

    A peine mariée, notre belle dame laisse son mari auprès du roi, et chevauche parmi les hardies frondeuses [Montpensier, t. 2, p. 24 j). Le temps n’est pas venu où madame de Sévignè écrira (13 novembre 1675) : « Le nom d’Olonne est trop difficile à purifier » ; où l’on chantera :

    La d’Olonne
    N’est plus bonne
    Qu’à ragoutter les laquais ;
    (Ms. 444, Suppl. Bibl. nat.)

    OÙ La Bruyère (t, i, p. 203 de l’édit. Jannet) dira : « Claudie attend pour l’avoir qu’il soit dégoûté de Messaline. » Il s’agit de Baron ; Claudie, c’est madame de la Ferté ; Messaline, c’est madame d’Olonne. Nous sommes en 1652, à la date du mariage, et Baron n’est pas encore né. Son acte de naissance, cité par M. Taschereau ( Vie de Molière, 3e éd., p. 249), le fait naître le 8 octobre 1653. Quant à la maréchale de la Ferté, on sait que sous ce nom tristement célèbre il faut reconnoître mademoiselle de La Loupe la cadette, celle que Saint-Simon a si souvent fouettée. Elle étoit belle aussi et le fut long-temps. Les deux sœurs vécurent jusqu’en 1714,et jouirent à leur aise de leur gloire.

  4. Louis de la Trémoille, comte d’Olonne, avoit été arrêté sous la Fronde, en 1649, « comme il se vouloit sauver habillé en laquais » (Retz, p. 100). Il est mort en 1686. Boisrobert s’étoit moqué de lui de bonne heure ; on s’en moqua plus cruellement lorsque sa femme eut rendu publiques ses infortunes. Avec Saint-Evremont et Sablé Bois-Dauphin, il se consoloit en fondant l’ordre des Coteaux, dont Boileau nous a conservé le souvenir. La Bruyère, à ce point de vue, l’a peint sous le nom de Cliton le fin gourmet (t. 2, p. 93). À un autre point de vue, Racine a parlé de lui dans cette jolie épigramme faite sur Andromaque :
    Le vraisemblable est peu dans cette pièce,
    Si l’on en croit et d’Olonne et Créqui :
    Créqui dit que Pyrrhus aime trop sa maîtresse,
    D’Olonne qu’Andromaque aime trop son mari.

    À l’article de la mort, un prêtre nommé Cornouaille lui offre ses services. L’anecdote veut qu’il se soit écrié avec quelque colère : « Serai-je encornaillé jusqu’à la mort ? »

  5. François d’Harcourt, deuxième du nom, marquis de Beuvron, né le 15 octobre 1598, mort à Paris le 30 janvier 1658, enfant d’honneur de Louis XIII, adversaire de Boutteville dans un duel fameux, avoit deux fils, qui furent notre marquis et le comte de Beuvron.

    Saint-Simon, en 1705 (t. 4, p. 437, de la nouvelle édition Chéruel), dit dans ses Mémoires : « M. de Beuvron, chevalier de l’ordre et lieutenant-général de Normandie, mourut à plus de quatre-vingts ans, chez lui, à la Meilleraye, avec la consolation d’avoir vu son fils Harcourt arrivé à la plus haute et à la plus complète fortune, et son autre fils, Sézanne, en chemin d’en faire une, et déjà chevalier de la Toison-d’Or. On a vu comment elle étoit due aux agrémens de la jeunesse du père. C’étoit un très honnête homme et très bon homme, considéré et encore plus aimé. »

    Ce très honnête et très bon homme nous appartient ici. Son frère mourut bien avant lui. Voyez Dangeau. (28 septembre 1688) : « Le comte de Beuvron est mort cette nuit. Il avoit un justaucorps en broderie et des pensions, et avoit été capitaine des gardes de Monsieur. Il avoit depuis deux ans déclaré son mariage avec mademoiselle de Téobon, dont il n’a point d’enfans. » — « Homme liant et doux, ajoute Saint-Simon (t. 3, p. 181), mais qui voulut figurer chez Monsieur, dont il étoit capitaine des gardes, et surtout tirer de l’argent pour se faire riche, en cadet de Normandie fort pauvre. »

    On sait qu’il a été accusé, avec le chevalier de Lorraine et d’Effiat, d’avoir travaillé à l’empoisonnement de Madame. V. La Fayette.

    Sa femme, fille du marquis de Théobon, « étoit une femme (Saint-Simon, t. 3, p. 186) qui avoit beaucoup d’esprit, et qui, à travers de l’humeur et une passion extrême pour le jeu, étoit fort aimable et très bonne et sûre amie. » Elle étoit « originairement huguenote (Journal du marquis de Sourches, t. 2, p. 190), mais, s’étant convertie, avoit été nommée fille d’honneur de la reine ; et, quand on rompit la chambre des filles de la reine, Monsieur la mit auprès de Madame », la seconde Madame, qui l’aima beaucoup. V. ses lettres. Le père des Beuvron avoit épousé, en 1626, Renée d’Espinay, sœur du comte d’Estelan. On disoit de lui :

    Beuvron, espouse-tu
    Saint-Luc, qui tant est belle ?
    Si tu veux estre cocu,
    N’en espouse d’autre qu’elle.
    Ah ! petite brunette,
    Ah ! tu me fais mourir !
    Il étoit lieutenant du roi en Normandie et gouverneur du vieux palais de Rouen (Montpensier, t. 2, p. 177). C’étoit un ami de Racan. « Les enfans de Beuvron, dit Tallemant des Réaux (t. 2, p. 367, de l’édition Paulin Paris), ont plus d’esprit que leur père. » Cet ami de Racan n’étoit donc pas un personnage très ingénieux. Sous la Fronde, en 1650, il reste fidèle au duc de Longueville, et résiste, à Rouen, à la duchesse et au parlement ; toutefois (Motteville, t. 4, p. 16) on ne faisoit pas grand cas de lui à la cour. Il obtint alors pour son fils aîné (La Rochefoucauld, p. 436, édit. Michaud) la survivance du vieux palais.

    Beuvron (le nôtre) a joué jusqu’à sa mort un grand rôle en Normandie (Voy. Saint-Simon, t. I, p. 117, 123), et ne fut pas toujours en faveur (Dangeau, 13 mars 1689).

    Si ce n’est lui, c’est son frère, le favori de Monsieur (Mém. de du Plessis, édit. Michaud, p. 446, et Mém. de Montp., t. 4, p. 211), qui a commis le crime que reproche à un Beuvron ce couplet (Nouveau siècle de Louis XIV, p. 88)

    On dit que Beuvron a gâté
    Le grand chemin de la Ferté,
    Qui fut jadis si fréquenté.
    Une accusation plus grave a pesé un instant sur lui : la Brinvilliers, disait-on (Sévigné, 26 juin 1676), affirmoit qu’il avoit réellement empoisonné Madame. Ce bruit n’eut pas de suites.

    Les Beuvron étoient parens de la comtesse de Fiesque, que nous allons voir entrer bientôt en scène. (Montpensier, t. 3, p. 104.)

    Leur sœur (Catherine-Henriette d’Harcourt-Beuvron) mérite qu’on ne l’oublie pas dans un livre où il s’agit d’un grand nombre de divinités. Loret (26 avril 1659) l’appelle « l’admirable Beuvron ». Elle venoit alors d’épouser le duc d’Arpajon, déjà deux fois veuf. Somaize (Précieuses, édit, Jannet, t. 1, p. 71) l’a inscrite sous le nom de Dorénice dans la grande compagnie des Précieuses. Elle n’eut jamais rien de ridicule. Sa beauté a trouvé grâce devant Tallemant des Réaux (chap. 304, t. 9, p. 75, de la 2e édition). Elle fut dame d’honneur de la Dauphine. Saint-Simon parle de sa « grande mine », de sa vertu, de son honneur intact (t. 1, p. 221).

    Louis XIV lui fit de belles amitiés. Lors qu’elle fut nommée dame d’honneur, madame de Sévigné écrit (13 juin 1684) : « C’est l’ouvrage de madame de Maintenon, qui s’est souvenue fort agréablement de l’ancienne amitié de M. de Beuvron et de madame d’Arpajon pour elle, du temps de madame Scarron. » Ce dire est confirmé par madame de Caylus (p. 4 de l’édit. de 1808), qui cite le marquis de Beuvron comme l’un des garants de la constante chasteté de sa tante.

  6. Madame de Saint-Loup (V. Tallemant des Réaux).
  7. Chemin faisant, nous ferons longue connoissance avec Candale. Une note ne suffiroit pas et elle couvriroit bien vite vingt pages.
    Les garnitures à la Candale
    Font paroître un visage pâle,
    dit un vers boiteux du Nouveau siècle de Louis XIV (1856, p. 69). Ce vers atteste l’empire que Candale exerça sur les modes de son temps ; cet empire est attesté en mille endroits, par exemple dans le Roman Bourgeois de Furetière (p. 73 de l’édit. elzevirienne) : « On descendit sur les chausses à la Candalle ; on regarda si elles estoient trop plissées en devant ou derrière. » De la tête aux pieds, ce beau seigneur règle le costume des délicats. Louis-Charles-Gaston de Nogaret et de Foix, duc de Candale, né à Metz en 1627, étoit fils de Bernard de Nogaret, duc d’Épernon, et de Gabrielle-Angélique, fille légitimée de Henri IV. Il avoit du sang royal dans les veines : au dix-septième siècle ce n’étoit pas un médiocre avantage en amour. En 1646, il est au siége de Mardick ; en 1648, il est à Paris auprès du duc d’Orléans (Motteville, t. 3, p. 103) ; en 1649, il commande le régiment de son nom ; en 1652, il a, par avance, la charge paternelle de colonel général et le gouvernement d’Auvergne ; en 1654, il est lieutenant général sous Conti et d’Hocquincourt, deux des personnages de la présente histoire. Il meurt à Lyon le 28 janvier 1658. Il faut lire Saint-Évremont pour le voir à son avantage.

    Le jour de sa mort fut un jour de deuil pour les dames. L’abbé Roquette, coutumier du fait, acheta du père Hercule, général des Pères de la Doctrine, l’oraison funèbre qu’il lui consacra (Voy. Tallem., t. 10, p. 239). Ce n’est pas là qu’il faut chercher l’histoire de sa vie.

    Une sœur qu’il avoit lui survécut bien long-temps ; elle est morte sans alliance, comme lui, le 22 août 1701, à soixante-dix-sept ans, après cinquante-trois années de couvent des Carmélites (Saint-Simon, t. 10 de l’édit. Sautelet).

    Madame de Motteville n’a pas flatté son père (t. 4, p. 71), seigneur hautain, jaloux, brutal, cruel, criminel peut-être. Candale, beau garçon, d’humeur galante, blond, langoureux, coquet, garda quelque chose du caractère paternel. Ne voyons pas en un rose obstiné toutes les prouesses de ces messieurs : ils cachoient la griffe sous la patte de velours. Ces « princes chimériques », les Candale, les Manicamp, les Jarzay, ne doivent pas être canonisés sans information parcequ’ils ont plu à un nombre infini de belles.

  8. Le frère de Condé.
  9. « Maistre des requestes », dit Tallemant (t. 2, p. 115), puis intendant des finances ; « protecteur des partisans », ajoute le Portrait des Maîtres des requêtes, « et qui de peu a fait beaucoup par toutes sortes de voies ».

    L’État de la France pour 1658 lui donne, comme intendant : Toulouse, Montpellier, la ferme des entrées de Paris, l’artillerie et le pain de munition.

    En 1661, on le rembourse à 200,000 livres seulement, c’est-à-dire qu’on le destitue, et bien d’autres du même coup. C’est l’année des comptes sévères.

    La femme de Paget étoit belle (V. le Recueil des Portraits de Mademoiselle : c’est la Polénie de Somaize (t. 1, p. 194, 206). Sa ruelle étoit vantée. Tallemant des Réaux (t. 2, p. 407) a raconté, à propos de madame Paget, une anecdote piquante. Bois-Robert et Ninon, l’une de nos amies en ce volume, y jouent un rôle.

  10. Elle jouoit ; son mari joua bien davantage. Voy. l’Oraison funèbre que lui fait dans son Journal l’estimable marquis de Sourches (janvier 1686, t. 1, p. 103). « On vit alors mourir le comte d’Aulonne, de la maison de Noirmoustier (La Trémouille), qui avoit été guidon des gendarmes du roi pendant les guerres civiles, et chez lequel s’assembloient alors presque tous les gens de qualité pour y jouer ou pour y trouver bonne compagnie. »
  11. 3,000 francs d’aujourd’hui.
  12. 60,000 francs.
  13. On conçoit facilement que je n’aie rien trouvé dans les histoires pour me renseigner sur la généalogie de Quentine.
  14. Surtout si cher que cela ! vingt mille francs par jour !
  15. (1656).
  16. Candale le prenoit de très haut avec tout ce qui n’étoit pas de la plus haute noblesse. On juge par là ce qu’il pensoit des gens d’affaires. Bartet, secrétaire du roi, lui ayant déplu, voyez la hardiesse avec laquelle il le fait arrêter et raser d’un côté du visage, barbe et cheveux ! (Sévigné, juin 1655 ; Montp., t. 2, p. 488, t. 3, p. 22.) Cela ne parut pas trop étonnant. Encore fit-il exiler sa victime ! Les dames sourirent. Belle prouesse de prince chimérique ! Mademoiselle de Montpensier (t. 3, p. 128) dit que « c’étoit un garçon plein d’honneur et incapable d’aucune mauvaise action. » Elle dit cela à la date de 1657, lorsque arriva l’affaire Montrevel. Ce Montrevel, se battant en duel avec Candale, est tué par derrière d’un coup d’épée que La Barte, un des suivants du grand roi de la mode, lui donne inopinément. Cette fois on crie : Il faut donner une garde du corps à Candale pour le protéger. Son courage, toutefois, n’est pas mis en doute (Voy. Motteville, t. 3, p. 293) ; mais la fierté de son rang lui monte bien vite à la tête. Le pauvre Bartet n’avoit pas été bien audacieux ; il n’avoit rien imaginé ; il avoit dit tout bas, et pour se venger de se voir prendre la marquise de Gouville, que Candale n’étoit peut-être pas un amant d’une énergie incontestable. De fait, Candale s’en faisoit accroire, comme Guiche, comme d’autres. Soyecourt étoit moins galant de mine, mais c’étoit un autre homme. Au surplus, ce n’est pas pour cela que je lui chercherai querelle : c’est parceque je le suppose moins doucereux qu’on ne le croyoit. Qu’est-ce que cette note de Tallemant ? (T. 4, p. 355). « Madame Pilou étoit fort embarrassée d’un certain brave, nommé Montenac, qui vouloit enlever madame de la Fosse. Un jour, ayant trouvé feu M. de Candale : Monsieur, lui dit-elle, vous menez tous les ans tant de gens à l’armée, ne sçauriez-vous nous desfaire de Montenac ? Tous les ans vous me faittes tuer quelques-uns de mes amys, et celuy-là revient tousjours ! — Il faut, respondit-il, que je me desfasse de deux ou trois hommes qui m’importunent, et après je vous desferay de cestuy-là. » N’y a-t-il pas là de quoi le condamner ?
  17. Ses amis, nous les verrons bientôt figurer dans ce livre.
  18. Trésorier de l’épargne. « Ces offices (Est. de la Fr., 1649) se vendent un million de livres chacun ; ceux qui les possèdent ont douze mille livres de gages, et, en outre, trois deniers par livre de tout l’argent qu’ils manient, ce qui monte à des sommes excessives. » Nicolas Jeannin de Castille étoit petit-fils du président Jeannin, ministre de Henri IV. Ce Jeannin avoit marié sa fille à P. Castille, ancien marchand de soie, devenu receveur du clergé, et affirmant alors qu’il étoit bâtard de Castille. En généalogie tout marche à la longue. Soit pour la bâtardise ! Ce qui est certain, c’est qu’une Jeannin (de Castille), en 1705, épouse un prince d’Harcourt, et a pour filles des duchesses de Bouillon et de Richelieu. Au bout d’un siècle, voilà ce qui fleurit sur la tige.

    Jeannin, beau-frère de Chalais par sa sœur à lui, « belle personne », dit Tallemant des Réaux (t. 3, p. 193), se trouva un moment près de la banqueroute. (Épigr. Bibl nat., ms. sup. fr., n. 540, f. 56). Adieu alors la galanterie ! De bonne heure il s’étoit montré « coquet » (Tallem. t. 4, p. 32). Entre autres maîtresses on lui connoît cette malheureuse Guerchy, qui mourut d’une si triste mort (Nouveau siècle de Louis XIV, p. 60). La galante madame de Nouveau s’amouracha de lui (Tallem. 2e édit., t. 7, p. 241).

    En 1678, il est vieux. Madame de Sévigné, son amie, lui reproche ses fredaines ; Bussy lui dit : « Vous savez (lettre du 31 décembre) que sur le chapitre des dames il n’est pas tout à fait si régulier que les évêques. »

    Nicolas Jeannin de Castille étoit marquis de Montjeu ou de Mondejeu (Loret, 7 février 1654). Le nom n’y fait rien (Walckenaër, t. 2, p. 470). Madame de Sévigné (20 mai 1676) l’appelle Montjeu tout court et se moque de son marquisat ; mais elle l’aime véritablement, va loger chez lui, date de chez lui quelques lettres (22 juillet 1672). Bussy l’aimoit de même (lettre du 22 mars 1678).

    Mademoiselle de Montpensier (t. 4, p. 441) a daigné écrire  : « Famille des Castille, gens que je considérois. » Notre Jeannin n’est pas un pied plat. Il étoit greffier de l’ordre dès 1657. C’est le premier exemple de ce que Saint-Simon appelle les râpés (t. 4, p. 161).

    La seconde femme de Fouquet, celle à qui La Fontaine a adressé des vers (Odes, livre I), étoit Marie-Madeleine Castille-Villemareuil, une Castille par conséquent. On voit dans les Mémoires du duc d’Orléans un Castille-Villemareuil intendant de la maison de Monsieur (le petit Gaston, en 1615), « à la recommandation du président Janin ».

    Revers de la médaille : Après la chute de Fouquet, à côté d’un la Bazinière taxé à 962,198 livres (Voy. le Colbert de P. Clément, p. 105), notre pauvre Jeannin en a pour 894,224 livres. Les actions de madame d’Olonne, pour parler ce style, baissent beaucoup (Bussy à Sévigné, 20 juin 1678).

    Jeannin, retiré des affaires, mena assez grand train. Malheureusement, il eut un fils à moitié fou (Sévigné, 9 déc. 1688), et fut presque obligé de ne pas s’affliger de sa mort.

    Jeannin est mort à Paris en juillet 1691 (Voy. Dangeau, 1er août). Il y avoit long-temps qu’on lui avoit (à cause même du râpé) enlevé le cordon de l’ordre. Saint-Simon, dans ses Notes sur le manuscrit de Dangeau, écrit ces lignes un peu sèches : « Ce M. de Castille n’étoit rien. Son père, qui avoit fait fortune jusqu’à être contrôleur général des finances sous les surintendans, c’est-à-dire commis médiocrement renforcé, lui fit épouser une Jeannin pour le décrasser. Il fut trésorier de l’épargne et greffier de l’ordre, qu’il eut du président de Novion en 1657. Il fut culbuté avec M. Fouquet, prisonnier, puis exilé vingt-cinq ans en Bourgogne… Son fils vécut conseiller au parlement de Metz. »

  19. Ce goût dura tout le temps du règne. Dangeau et Saint-Simon en parlent assez.
  20. Il faut en finir avec Candale. Tallemant met ceci dans son Historiette de Sarrazin : « On croit que Sarrazin a été empoisonné par un Catelan (Catalan), dont la femme couchoit avec lui. » Et dans une note il ajoute ceci : « Le père Talon dit que la femme ne fut point empoisonnée ; que son mary, qui estoit bien gentilhomme, l’espargnoit à cause de ses parens, qui estoient plus de qualité que luy ; mais il empoisonnoit les galans d’un poison bruslant. Il croit que M. de Candalle en est mort. » Cosnac (t. 1, p. 190) veut que la femme soit morte aussi. Ce n’est pas la femme qui nous intéresse le plus ; nous ne devons remarquer dans ce texte de Tallemant que la singulière explication donnée à la mort de Candale. Mais en voici bien d’autres : ce Vanel qui a écrit les Galanteries de la cour de France (édit. de 1695, p. 232) pense que « la marquise de Castellane fut cause de sa mort, luy ayant donné de trop violentes marques de son amour lorsqu’il passa par Avignon, où elle demeuroit ordinairement. » Croira-t-on Vanel cette fois, lui qui, le plus souvent, mérite si peu qu’on le croie ? Desmaizeaux (édit. de Saint-Evremont de 1706) affirme qu’il mourut « des suites d’une galanterie avec une dame célèbre dans ce temps-là par sa beauté, et depuis par sa mort tragique ». Ce seroit la marquise de Ganges, si célèbre en effet. Guy-Patin, l’homme au nez fin, ne veut pas chercher si loin (Lettre du 1er mars 1658) : selon lui Candale est mort « pourri d’une vieille gonorrhée ».

    Nous avons eu occasion de savoir ce que valoit la marquise de la Beaume, nièce du maréchal de Villeroy ; il faut lui pardonner quelque chose, parcequ’elle semble avoir bien aimé Candale. Elle avoit les plus admirables cheveux blonds du monde : elle se les coupa en signe de deuil (Montpensier, t. 3, p. 400). Cette anecdote est partout ; on ne la raconte pas de la même façon partout. Quoi qu’il en soit, l’infortuné Candale est mort bien jeune. Il avoit eu plus de bonnes fortunes qu’un seul homme n’a raisonnablement le droit d’en espérer. Le tragique n’y manqua pas toujours. C’est Chavagnac (Mém., t. 1, p. 210) qui le peint accourant au galop à Bordeaux pour y revoir, après une longue absence, une amie fortement aimée : il la trouve morte, étendue sur son lit, entre les mains des chirurgiens qui pratiquent l’autopsie. Encore une fois, il faut lire Saint-Evremont pour l’amour de Candale.

    Candale, en 1649, avoit failli devenir le neveu de Mazarin. C’étoit une affaire qui paroissoit arrangée (Omer Talon, collect. Michaud, p. 393 ; Motteville, collect. Petitot, t. 4, p. 356) ; mais Condé ne le voulut pas permettre (Voy l’Histoire de Condé de Pierre Coste) : ce fut Conti, le frère de Condé, ce à quoi Condé ne s’attendoit certainement pas, qui épousa mademoiselle Martinozzi. Madame de Motteville (t. 4, p. 78) prétend que Candale travailla à cette conclusion. Cela étonne. Il étoit, du reste, très ardent pour le ministre. En 1651, les Bordelais, moins enthousiastes, brûlèrent son effigie (Voy. la Relation de ce qui s’est passé à Bordeaux, à la prise de trois personnes qui ressembloient au cardinal Mazarin, au duc d’Epernon et à la niepce Mancini). Le petit Tancrède de Rohan passoit pour être de lui, dit Tallemant des Réaux (t. 3, p. 441). On dit que les Mémoires manuscrits du chanoine Favart, de Reims, l’affirment. Qu’est-ce que cela veut dire ? Notre Candale est mort en 1658, à 31 ans, et Tancrède est né en 1630.

    Nous ne voudrions pas paroître rien retrancher de ce qui atteste l’estime des contemporains pour ce roi des galants à panaches. Madame de Motteville (t. 4, p. 422) s’exprime sur son compte d’une façon bien avantageuse : « Le duc de Candale, le premier de la cour en bonne mine, en magnificences et en richesses, celui que tous les hommes envioient et dont toutes les dames galantes souhaitoient de mériter l’estime, si elles n’en pouvoient faire le trophée de leur gloire. »

    Jamais les carrousels et les ballets ne perdirent un cavalier plus magnifique et un danseur plus admirable. Les spectatrices ne perdoient pas un geste du triomphateur. Dès 1648 (ballet du 23 janvier), madame de Motteville fait son éloge. En 1656, au carrousel du Palais-Royal, près le palais Brion, elle enregistre ses hauts faits ; elle le peint (t. 4, p. 371) à la tête de la troisième troupe, qui portoit les couleurs vert et argent ; elle cite sa devise : une massue avec ces mots : « Elle peut même me placer parmi les astres » ; elle vante « sa belle taille, sa belle tête blonde ». Mais où sont les neiges du dernier hiver ? Ah ! Candale, si ce n’est quelques érudits, qui connoît votre nom et quelle belle vous regrette ?

  21. Assurément cette lettre est pleine de tristesse, et madame d’Olonne ne put la lire sans peine.
  22. Nous n’en sommes pas quittes avec ce nom-là.
  23. Pour l’honneur de ces annotations, je dois déclarer que tout ce que j’ai trouvé en fait de Mérille, c’est un jurisconsulte de Troyes, né en 1579, mort en 1647. Ce n’est pas ce que je cherchois.
  24. Ceux qui s’imaginent que l’Histoire amoureuse est un livre ordurier seront bien étonnés en lisant toutes ces pages délicates.
  25. Anne-Élisabeth de Rassan, « la belle Provençale », veuve de M. de Castellane. Elle épousa le marquis de Ganges. On connoît son effroyable histoire : ses deux beaux-frères, qui l’aimoient, ne pouvant la séduire, la massacrèrent.

    Ce nom de Castellane me rappelle une autre femme, dont il faut respecter le souvenir : c’est Marcelle d’Altovitti-Castellane, qu’aima et délaissa Guise, le petit-fils du Balafré. Elle mourut de douleur au bout d’un an, après avoir écrit ces admirables vers :

    Il s’en va, ce cruel vainqueur,
    Il s’en va plein de gloire !
    Il s’en va mesprisant mon cœur,
    Sa plus noble victoire !
    Et, malgré toute sa rigueur,
    J’en garde la memoire.
    Je m’imagine qu’il prendra
    Quelque nouvelle amante ;
    Mais qu’il fasse ce qu’il voudra,
    Je suis la plus galante. Le cœur me dit qu’il reviendra :
    C’est ce qui me contente.

    Jamais romance atteignit-elle cette fierté, cette tendresse ?

  26. Voilà Vanel soutenu, et Desmaizeaux.
  27. Saint-Evremont ne vient prendre place dans ce livre que comme un figurant muet. Nous n’avons donc pas à dire grand’chose de ce personnage, qui est d’ailleurs suffisamment connu, « connu, dit Saint-Simon (t. 4, p. 185), par son esprit, par ses ouvrages et son constant amour pour madame de Mazarin ». Amant malheureux de Ninon (nous avons oublié de dire que Candale étoit de ceux qu’elle aima), Saint-Evremont avoit joué un grand rôle parmi les délicats de son temps. Il avoit l’esprit caustique : il en usa pour apprécier à sa manière le traité des Pyrénées. Ce qu’il en écrivoit ayant été découvert, il fut exilé. Il se consola en vivant libre en Angleterre ; là il se fit une cour de beaux-esprits qui ne craignoient pas Louis XIV. Quand on lui offrit, après bien des années, de revenir en France, il répondit qu’il s’étoit procuré une patrie. On lui demandoit, à l’article de la mort, s’il ne vouloit pas se réconcilier. « De tout mon cœur, dit-il ; je voudrois me réconcilier avec l’appétit. » (La Place, Recueil de pièces, t. 4, p. 440.) C’étoit un philosophe très hardi.
  28. Un dernier mot sur ce malheureux Candale qu’on enterre. La première fois qu’il alla le soir chez madame d’Olonne, il eut faim et voulut manger d’abord. Madame d’Olonne, quoique faiblement romanesque, se rappela les théories des précieuses et se fâcha. (Tallem. des Réaux, t. 3, p. 129.)

    L’une des maisons où ils alloient ensemble le plus souvent et le plus commodément étoit celle de madame de Choisy, mère de celui qui fut l’abbé de Choisy. (Montp. t. 3, p. 325.)

  29. Bartet avoit donc raison contre Candale. M. d’Olonne prenoit son mal en patience. Nous n’avons peut-être pas cherché assez à le représenter dans son beau. Revenons à l’année qui précéda son malencontreux mariage, pour le voir passer dans un costume et avec une attitude de brillant cavalier. — « Après venoit la compagnie de chevau-légers du roi, de deux cents maîtres, en habits de passemens d’or et d’argent, et montés sur de grands chevaux fort beaux, étant précédés de quatre trompettes vêtus de velours bleu chamarré d’or et d’argent, commandée par le comte d’Olonne, cornette d’icelle compagnie, couvert d’un vêtement de broderie d’or et d’argent, avec un baudrier garni de belles perles et des plumes blanches, feuille morte et couleur de feu, avec un cordon d’or, sur un cheval blanc, très bien ajusté, dont la housse d’écarlate étoit garnie de même que son habit. (Relation de la cavalcade faite pour la majorité du roi, 1651.)
  30. Contrôlons, une fois entre autres, le témoignage de Bussy. Sauf en un point qui est qu’elle remplace madame d’Olonne par une de ses demoiselles, mademoiselle de Montpensier (t. 3, p. 286) confirme tout ce que notre auteur avance. On pourroit multiplier ces rapprochements : — « Nous allâmes à plusieurs bals, nous trouvâmes souvent les pèlerines : elles n’osèrent jamais se démasquer. On nous demandoit partout si nous n’avions pas trouvé des capucins et des capucines ; ils sortoient toujours un moment devant que nous entrassions. On nous dit chez le maréchal d’Albret qu’on y avoit vu un capucin qui avoit le bras et la main belle, et qu’il avoit touché sur son passage dans celle de M. de Turenne.

    « Le premier jour de carême, on ne parla que du scandale que cette mascarade avoit fait. Les prédicateurs prêchèrent contre. Le roi et la reine en furent fort en colère. Personne ne se vanta d’en avoir été. À la fin, on sut que c’étoit d’Olonne, sa femme, l’abbé de Villarceaux, Ivry, milord Craff et une demoiselle de madame d’Olonne, et que son mari avoit voulu absolument qu’elle s’habillât de cette sorte. Elle n’avoit point paru dans le monde ; tout le carnaval, elle ne bougea de son logis. Elle avoit un mal au pied, dont il lui étoit sorti des os ; ainsi elle fut obligée de garder le lit. M. de Candale étoit fort amoureux d’elle il y avoit long-temps, et il avoit été affligé extrêmement de la quitter. Depuis son départ, on savoit que Jeannin, trésorier de l’épargne, alloit souvent chez elle ; on examina fort sa conduite sur la mort de M. de Candale. Elle parut fort affligée, et même on dit qu’elle pleura toute la nuit, qu’elle en demanda pardon à son mari et lui avoua qu’elle l’avoit fort aimé. »

  31. Les Villarceaux (Louis et René) menèrent joyeuse vie. Le marquis, l’aîné par conséquent, fut un des beaux esprits de l’hôtel de Rambouillet ; Ninon (1652) n’aima personne plus passionnément que lui, et on a voulu, mais sans preuve (Walck., t. 1, p. 469), que madame de Maintenon, dans sa jeunesse abandonnée, ait écouté favorablement ses prières. Sa femme étoit aimable. Courtisan à sa manière, il refusoit l’ordre pour son fils et ne craignoit pas d’offrir au roi l’amour de sa nièce, Louise-Élisabeth Rouxel (madame de Grancey). Louis XIV lui lava la tête comme il le méritoit. (Sévigné, 23 décembre 1671.)

    Son frère, René de Mornay, abbé de Saint-Quentin-lez-Beauvais, fut plus libertin encore que lui. Il étoit fort riche ; il étoit surtout prodigue :

    Le sieur abbé de Villarseaux,
    Qui, s’il avoit d’or plein sept seaux
    Et d’argent trente bourses pleines,
    Les vuideroit dans trois semaines.
    (Loret.)

    Le 27 septembre 1691, Dangeau note dans son Journal : « L’abbé de Villarceaux mourut à Paris. » Et voilà tout. Que la terre lui soit légère !

    Reste Craff : l’histoire ne s’est pas beaucoup occupée de ce seigneur anglois. C’est moins à cause de madame d’Olonne qu’à cause de madame de Châtillon qu’il a l’honneur d’être mis en scène par Bussy. Nous le reverrons.

    Pourquoi M. Walckenaër (t. 1, p. 440) l’appelle-t-il Graff ? Je comprendrois plutôt qu’on l’appelât Crofts, car il me semble que c’est lui que désignent sous ce nom les Mémoires du duc d’York (dans Ramsay, ch. 2, 3, 19). On le voit qui amène six chevaux de Pologne pour faire la guerre à côté du duc ; il suit Charles II avec les lords Rochester et Jermyn (celui que nos Mémoires françois nomment partout Germain). Crofts est d’ailleurs un nom anglois. Monmouth, le fils de Charles II et de Lucy Walters, s’appeloit d’abord Jones Crofts (Macaulay, t. 1, p. 273, édit. Charpentier).

    La Rochefoucauld (Mém., coll. Michaud, p. 386) le cite, dès 1637, comme un de ses amis. Madame de Chevreuse l’aimoit aussi. « On ne comprenoit pas, remarque Tallemant (t. 1, p. 405) quels charmes elle y trouvoit. » C’étoit un ami politique. Il étoit venu en France avec les Stuarts. Comme il étoit riche et original, il eut du succès. Madame de Châtillon essaya de se faire épouser par lui en 1656 : c’est du moins ce que la reine d’Angleterre dit à Mademoiselle (t. 3, p. 54).

    Au rétablissement de Charles II, il revint en Angleterre. Gourville, exilé, nous en parle (Collect. Michaud, p. 540) à la date de 1664 : — « Je trouvai en ce pays-là le milord Craff, qui avoit été fort des amis de M. de La Rochefoucault à Paris, et à qui j’avois même prêté quelque argent, qu’il m’avoit rendu depuis le rétablissement du roi. » — … « (Il) nous mena à une très jolie maison de campagne qu’il avoit à dix milles de Londres, sur le bord de la Tamise. »

  32. Sillery est mort, âgé de soixante-quatorze ans, à Liancourt, où il s’étoit retiré depuis deux ans. (Dangeau, 20 mars 1691.) Transcrivons d’abord la note de Saint-Simon : — « Ce M. de Sillery étoit d’excellente compagnie, mais n’avoit jamais été que cela. Il étoit fils de Puysieux, secrétaire d’État, et petit-fils du chevalier de Sillery. »

    Puis le texte même de ses Mémoires (t. 1, p. 337) : — « Beaucoup d’esprit, nulle conduite ; se ruina en fils de ministre, sans guerre ni cour. Il ne laissoit pas d’être fort dans le monde et désiré de la bonne compagnie. Il alloit à pied faute d’équipage et ne bougeoit de l’hôtel de La Rochefoucauld ou de Liancourt, avec sa femme, qui s’y retira dans le désordre de ses affaires, long-temps avant la mort de son mari, et qui mourut en 1698. »

    Louis-Roger Brulard de Sillery, né en 1617, avoit épousé la sœur du duc de La Rochefoucauld ; il n’est pas encore vieux lorsqu’il paroît dans notre histoire en qualité de conseiller de son neveu timide.

    La Bruyère (t. 1, p. 287) nous apprend que le vin de Sillery, au XVIIe siècle, avoit déjà de la renommée. Le marquis de Sillery, en qualité de profès dans l’ordre des Coteaux, devoit en être fier. Il buvoit bien et aimoit la table. On l’appeloit Sillery-Brulard (Pierre Coste, p. 45, t. 8, des Archives curieuses). Gourville a raconté (Petitot, t. 2, p. 269) qu’étant gouverneur de Damvilliers, Sillery l’aida à rançonner les Parisiens au commencement de la Fronde. En 1650, il va en Espagne traiter pour les rebelles (Motteville, t. 4, p. 43), à qui son esprit décidé avoit rendu d’importants services.

    Il y eut un Sillery évêque de Soissons et membre de l’Académie françoise. La Fontaine en parle (dans sa lettre 37 à Maucroix, 1695). Une autre lettre de La Fontaine (28 août 1692) est adressée au chevalier de Sillery. Ailleurs (Fables, t. 8, p. 13), il a dit de mademoiselle de Sillery :

    ..... une divinité
    Veut revoir sur le Parnasse
    Des fables de ma façon
    .....de celles
    Que la qualité de belles
    Fait reines des volontés.
    Qui dit Sillery dit tout.
    Peu de gens en leur estime
    Lui refusent le haut bout.
  33. Bussy n’a pas eu beaucoup à se louer d’avoir introduit dans sa galerie le duc de La Rochefoucauld et le prince de Marsillac, son fils. La rancune qu’ils lui en gardèrent ne s’attendrit en aucun temps, et l’on sait quel crédit gagna et garda sur le maître ce Marsillac, La Rochefoucauld à son tour, lorsqu’il fut devenu grand-maître de la garde-robe, et le canal le plus fréquent des grâces et des disgrâces. On a dit de lui que pendant trente-sept ans il assista quatre fois par jour aux changements d’habit du roi ; l’éloge est exagéré, mais il n’est pas sans fondement. « Jamais valet ne le fut de personne avec tant d’assiduité et de bassesse, il faut lâcher le mot, avec tant d’esclavage. » Cela est du Saint-Simon (t. 7, p. 177, de l’édit. Sautelet), qui a dit encore du grand-maître que « sa figure commune ne promettoit rien et ne trompoit pas. » Voilà donc une affaire réglée du côté de l’esprit, et non sans mille confirmations. Exemple (1656) : Couplets d’un Confiteor.
    La Roche-Foucault, ce guerrier
    Dans la Fronde si redoutable,
    Contre la race du Tellier
    En catimini fait le diable,
    Et, si ce matois de ligueur
    Ne leur fait mal, il leur fait peur.
    À la cour, il est soutenu
    De la mâchoire formidable
    Du gros Marsillac, devenu
    Homme important et fort capable.
    Las ! quand il tournoit son chapeau,
    On le prenoit pour un nigaud.

    La mâchoire de Marsillac se faisoit remarquer de soi.

    Il ne déplut pas à Ninon, ce gros garçon plein d’hésitations (Walck., t. 1, p. 242) ; mais il ne plut à personne plus qu’au roi, et cela dès l’âge de dix-huit ou de dix-neuf ans. En 1657 il est favori avéré, avec Vardes et Vivonne. Son père l’a cloué solidement dans sa faveur. Mademoiselle de Montpensier (t. 3, p. 187) indique je ne sais quelle mauvaise intrigue de ces messieurs à propos de mademoiselle de Mortemart, sœur de Vivonne. Prévoyoient-ils l’avenir de la Montespan ? « On les appeloit les endormis, parce qu’ils alloient lentement et sans bruit. » Plus tard (Dangeau, t. 4, p. 180, note de Luynes) le grand-maître de la garde-robe, devenu père, eut la douleur d’avoir un fils beaucoup plus hardi et libertin que lui. Louis XIV dut se montrer sévère. Cette affaire ressemble beaucoup à celle de Roissy, dont nous avons déjà parlé et dont il sera question encore.

    Marsillac avoit montré du courage à la guerre : il fut blessé au passage du Rhin. (Sévigné, 17 juin 1672.)

  34. Grâce au ciel, l’histoire de celui-là a été couchée tout du long sur le papier ! Et quelle histoire ! quel historien ! Les Mémoires de Grammont sont restés un des chefs-d’œuvre du genre. Nous ne pouvons songer à en donner ici le résumé.

    Le chevalier de Grammont étoit frère du maréchal (de la Guiche puis) de Grammont et fils de la sœur du comte de Boutteville. Il avoit aimé bien du monde, mademoiselle de Rohan, d’abord, à propos de laquelle (Tallemant des Réaux, t. 3, p. 434) il appela en duel Chabot, qui l’épousa. Ce fut un duel pour rire. En 1643, le chevalier se faisoit appeler Andoins. Henri Arnauld, dans ses Lettres au président Barillon, citées par M. P. Paris, dit que ce fut à propos de madame de Pienne (plus tard de Fiesque) qu’il attaqua Chabot. Il s’appeloit Andoins parceque sa grand’mère, celle que connut Henri IV (vers 1580), s’appeloit Diane d’Andoins. Grammont s’attacha (1649, Motteville, t. 3, p. 415) à Condé, mais sans rien retrancher de ses liaisons changeantes.

    Dans mon Histoire des cartes à jouer (1854, in-16, L. Hachette et Cie), j’ai eu à peindre le joueur dans notre Philibert, chevalier, puis comte de Grammont. Il sut jouer. Battu d’abord à la bassette, qu’il ne connoissoit pas (1685), il se mit à rapporter cinquante ou soixante mille écus de tous les voyages qu’il faisoit en Angleterre. (Sourches, t. 1, p. 311.) Il aima mademoiselle de la Mothe-Houdancourt (La Fayette), puis une autre et une autre. Il se maria par hasard avec la sœur d’Hamilton, charmante femme qui fit les délices de la cour de France lorsqu’elle y parut, et dont Bussy n’auroit pas eu un mot à dire.

    Dans l’histoire de Grammont (chap. 6), Saint-Evremont lui dit : « Que de grisons en campagne pour la d’Olonne ! que de stratagèmes, de supercheries et de persécutions pour la comtesse de Fiesque ! Elle qui peut-être vous eût été fidèle si vous ne l’aviez forcée vous-même à ne l’être pas ! » On croiroit lire Bussy lui-même. Grammont, revenu définitivement d’Angleterre, reprit rang à la cour ; sa femme l’y aida. Le roi « se plaisoit beaucoup » avec lui (Lettres de Madame, 22 avril 1719). Les courtisans l’aimoient moins (Dangeau, t. 4, p. 206). Lorsqu’il mourut, et il mourut le plus tard qu’il put mourir, Saint-Simon écrivit sur le journal de Dangeau : « Ce fut également le mépris et la terreur de la cour par tout ce que son âge, sa faveur et sa malice lui donnoient le droit de dire. Son visage étoit d’un vieux singe. »

    Le Recueil de La Place (t. 4, p. 423), qui le fait mourir en 1707, à quatre-vingt-six ans, a conservé son épigrammatique épitaphe :

    Veux-tu des talents pour la cour ?
    Ils égalent ceux de la guerre.
    Faut-il du mérite en amour ?
    Qui fut plus galant sur la terre ?
    Railler sans être médisant,
    Plaire sans faire le plaisant,
    Garder toujours son caractère,
    Vieillard, époux, galant et père,
    C’est le mérite du héros
    Que je te peins en peu de mots.
  35. La maison de Rouville est ancienne en Normandie. Le marquis de Rouville dont il s’agit est le beau-frère de Rabutin et son ami. Il avoit été le second amant de Marion Delorme ; il s’étoit battu en duel contre La Ferté-Senneterre ; il étoit joueur ; il avoit fait toutes ses preuves. Loret le place au nombre de ses saints (29 septembre 1652) :
    Ce bon seigneur ne connoist mie
    Mademoiselle Économie.
  36. Gilonne d’Harcourt, mariée 1º à Louis de Brouilly, marquis de Pienne, tué à Arras en 1640 ; 2º à Charles-Léon de Fiesque (1643). Son père étoit le frère aîné du père des Beuvron. Le comte de Fiesque, son fils, « étoit une manière de cynique fort plaisant parfois » (Saint-Simon, t. 1, p. 327). La Fontaine a fait des vers pour lui (épitre 19) :
    Cette main me relève ayant abaissé Gêne.

    Le père avoit été de la bande de Condé. Dès 1647 Mazarin l’exiloit (Mott., t. 2, p. 261). Sa mère, la gouvernante de Mademoiselle, étoit Anne Le Veneur (Mott., t. 2, p. 355) ; elle mourut à Saint-Fargeau en 1653.

    Mais qu’importent les généalogies ? Gilonne étoit une femme telle que Bussy la peint. On l’appeloit la reine Gilette (Montp., t. 3, p. 428). Elle s’étoit organisé une petite cour particulière, avec un ordre de chevalerie destiné à récompenser les bons vivants. Grammont a mis dans un couplet :

    Ma reine Gilette,
    Que de la Moquette
    Je sois chevalier.
    Folle, si l’on veut, jusqu’à oublier son état et à écrire à Mademoiselle : « Je vous ai fait l’honneur » (Montp., t. 3, p. 100), jusqu’à lui dire des choses impertinentes (1657), elle avoit courageusement joué son rôle de maréchale de camp, avec son amie madame de Frontenac, dans les temps guerriers de la Fronde. Elle avoit des accès de gaîté extraordinaires. Quelquefois elle eut des mots heureux. Elle improvisoit ; par exemple, elle « cria tout haut l’autre jour chez Mademoiselle (Sév., 17 décembre 1688) :
    Le roi, que sa bonté soumet à mille épreuves,
    Pour soulager les chevaliers nouveaux,
    En a dispensé vingt de porter des manteaux,
    Et trente de faire leurs preuves. »
    Elle est morte en 1699 (Saint-Simon, t. 2, p. 321). « Elle avoit passé sa vie dans le plus frivole du grand monde », vendu une fois une terre pour un beau miroir. « On disoit d’elle qu’elle n’avoit jamais eu que dix-huit ans. »

    Mademoiselle, qui eut à s’en plaindre, la maltraite un peu, quoiqu’elles se soient raccommodées ; M. Paulin Paris, en preux chevalier, la défend (Tall., t. 5, p. 374). Je ferois volontiers comme M. Paulin Paris. D’ailleurs, Mademoiselle (t. 3, p. 39) l’excuse : « C’est une femme qui vous chante pouille, et un moment après elle en est au désespoir et vous dit rage de ceux qui le lui ont fait faire. »

    Madame Cornuel a créé pour elle le sobriquet si répandu de moulin à paroles. (Tallemant des Réaux, t. 9, p. 54.)

    « La comtesse maintenoit l’autre jour à madame Cornuel que Combourg n’étoit point fou ; madame Cornuel lui dit : Bonne comtesse, vous êtes comme les gens qui ont mangé de l’ail. » (Sévigné, 6 mai 1676.)

    Enfin madame Cornuel (Sévigné, t. 3, p. 31, de l’édit. Didot) « disoit que ce qui conservoit sa beauté, c’est qu’elle étoit salée dans sa folie. »

    Cette beauté même étoit-elle bien grande ? Venant à Paris, Christine de Suède dit : « La comtesse de Fiesque n’est pas belle pour avoir fait tant de bruit. Le chevalier de Grammont est-il toujours amoureux d’elle ? » (Montp., t. 3, p. 73.) Et de même don Juan d’Autriche, en 1659 : « Elle n’est guère belle pour faire tant de bruit. » (Montp., t. 3, p. 414.)

    En tout cas, on voit là qu’elle faisoit bien du bruit.

  37. Madame de Motteville (t. 4, p. 387) dit que la reine Christine (en 1656) railla Grammont de la passion qu’il affichoit pour madame de Mercœur. C’étoit une passion ou plutôt une comédie de passion fort ridicule. Jamais femme ne fut plus sage, plus douce, plus simple.

    Laure-Victoire étoit l’aînée des cinq filles de madame Mancini. Mercœur Louis de Vendôme figure, en 1648, à côté du duc d’Orléans, et inspire même des craintes (Motteville, t. 3, p. 186 à i’abbé de la Rivière, qui tremble qu’il ne crie aussi haut que Beaufort. C’est le duc de Vendôme, son père, homme très tranquille, qui (1649, Motteville, t. 3, p. 277) propose le mariage. Cette proposition fut la première cause de mésintelligence entre Condé et Mazarin (Pierre Coste, p. 8) ; mais le mariage se fit.

    « M. de Mercœur déclara un jour, en plein Parlement, son mariage avec mademoiselle de Mancini, de la plus sotte manière du monde, et telle que je ne m’en suis pas souvenue, parcequ’il n’étoit pas tourné d’un ridicule plaisant. » (Montp., t. 2, p. 137.)

    Les pamphlets se mirent à pleuvoir dru sur l’oncle de la mariée et sur l’époux. C’étoit le temps des plus vives Mazarinades.

    Le catalogue delà Bibliothèque nationale (t. 2) en indique plusieurs :

    No 1360. L’outrecuidante présomption du cardinal Mazarin. — Réponse. — No 1361. L’antinocier, etc. — No 1 362. Lettre de M. de Beaufort à M. le duc de Mercœur, son frère. — No 1363. Réponse. — No 1364. Lettre de la prétendue madame de Mercœur, envoyée à M. de Beaufort. — No 1 365. Entretien de M. le duc de Vandosme avec MM. les ducs de Mercœur et de Beaufort, ses enfants.

    Mercœur n’en fut pas inquiété. Sa femme étoit une conquête dont il ne pouvoit se repentir.

    Le duc de Mercœur fut si passionné pour les intérêts du ministre qu’il fit appeler ce même jour son frère, le duc de Beaufort, pour se battre contre lui ; mais il n’en fit rien et ne suivit point son premier mouvement. » (1651. Mott., t. 4, p. 134.)

    Au commencement de février 1657 la duchesse mourut subitement. Mazarin « fit des cris ». (Mott., t. 4, p. 396.)

    « La douleur est universelle, écrit madame de Sévigné le 5 février. Le roi a paru touché et a fait son panégyrique en disant qu’elle étoit plus considérable par sa vertu que par la grandeur de sa fortune. »

    « Elle étoit jeune et avoit de l’embonpoint. Le seul défaut qui étoit en elle étoit que, sans avoir la taille gâtée, elle ne l’avoit pas assez belle en ce qu’elle étoit un peu entassée mais, ce défaut ne se voyant point dans le lit, j’ai ouï dire à ceux qui la virent en cet état qu’elle leur avoit paru la plus belle personne du monde. » (Mott., t. 3, p. 397.)

    Mazarin, dans son testament, n’oublia pas les enfants de la nièce qu’il avoit tant aimée. (Mott., t. j, p. 92.)

  38. La mère de Villars, qui sauva la France à Denain. Née vers 1624, fille de Bernardin Gigault de Bellefonds (elle s’appeloit Marie ; et de Jeanne aux Espaules de Sainte-Marie ; mariée, en 1651, au marquis de Villars, qui mourut en 1 698 ; morte le 25 juin 1706. On a d’elle trente-sept lettres à madame de Coulanges, datées de Madrid et écrites en 1676, 1680, 1681. (Voy. Lemontey.)

    Une autre Villars (Julienne-Hippolyte d’Estrées), mariée en 1597 à Georges de Brancas, marquis, puis duc de Villars, vivoit encore en 1657. Elle a été secouée par Tallemant des Réaux. — Escroqueuse et libertine par delà toute créance.

    Celle-ci roucouloit comme une colombe. Quoiqu’il eût un frère archevêque d’Alby d’assez bonne heure (Mém. de Choisy, Michaud, 626, Villars n’étoit pas de la première noblesse : il cherchoit fortune ; mais il étoit vaillant à outrance, et beau comme un Achille. Au duel fatal de Nemours (Retz, 379, il fit si bien que Conti le voulut à lui. Il avoit été en Fronde commandant des chevau-légers de Sillery.’Lenet, coll. Michaud, 347.) Cette bravoure et cette beauté, partout célèbres [Le Père Berîhod, coll. Petitot, t. 48, p. 396) lui valurent le nom d’Orondate. Sa femme, qui « est tendre et sait bien aimer » (Madame de Coulanges à Sévigné, 15 juillet 1671, en fait’sa divinité et l’adore toute sa vie.

    Villars se poussa dans les ambassades. (Voy. la Corresp. administ. de Louis XIV, t. 4.) Il avoit fait la cour en règle à sa femme. Madame de Choisy le surprit un jour, chez madame de Fiesque, qui sortoit de l’appartement de mademoiselle de Bellefonds.

    Saint-Simon ( Note à Dangeau, t. 6, p. 3 1 5, et Mémoires) n’est pas favorable aux Villars. Il dit de notre marquise : C’étoit « une bonne petite femme, maigre et sèche, active, méchante comme un serpent, de l’esprit comme un démon, d’excellente compagnie, et qui recommandoit à son fils de ne jamais parler de soi à personne et de se vanter au roi tant qu’il pourroit. » Répétons la phrase de madame de Coulanges : « Elle est tendre et sait bien aimer. » C’est là le vrai.

    Est-il nécessaire de dire que Grammont en étoit pour ses frais de sentiment ?

  39. Puisqu’il passe par ici, arrétons-le un instant. Isaac de Benserade est né en 1612 à Lyons-la-Forêt (Normandie), et est mort le 1 9 octobre 1 69 1. C’est le Bérodate des Précieuses (t. I, p. 45, 46). Il avoit ce qu’il falloit pour faire sa fortune à la cour sans se soucier de ses ennemis. MM. les professeurs de rhétorique ont tort de dédaigner Benserade : il avoit l’esprit tourné le plus habilement du monde vers la phrase, vers l’allusion, vers la réticence, vers l’épigramme à pointe émoussée. Que de devises adroites il a semées çà et là ! que d’ingénieux ballets il a composés ! Il a eu le tort de n’aimer pas La Bruyère, et La Bruyère l’a peint pour le punir (t. I, p. 271).

    Pourquoi ne pas citer VArlequiniana quand c est a décharge ? Il y a pour Benserade (p. 188) : « C’est l’esprit le plus vif et l’amy le plus ardent que j’aye jamais vu. » Madame de La Roche-Guyon l’entretint à son début ; elle étoit vieille, mais très riche (Tallem., t. 8, p. 56 ;. Benserade, avec une maison, un carrosse, trois laquais, de la vaisselle d’argent, s’ennuie du métier. Il étoit un peu parent de Richelieu par on ne sait quels hobereaux ; il accompagne Brézé en mer : il s’ennuie encore, n’étant pas un héros. Peu à peu il prend pied à la cour, et il séduit Mazarin, comme il séduira Louis XIV. Il déplut aux subalternes. Il étoit roux et ne sentoit pas naturellement l’ambre La Place, t. 2, p. 286 ;. Il y a bien des chansons faites sur ce malheur qu’il avoit. Les filles de la reine en chantèrent une qui étoit jolie ; Scarron en fabriqua, d’autres aussi.

    Benserade étoit plus élégant. On connoît les vers de la satire 12 de Boileau

    Tes bons mots, autrefois délices des ruelles,
    Approuvés chez les grands, applaudis chez les belles.
    Hors de mode aujourd’hui chez nos plus froids badins.
    Sont des collets montés et des vertugadins.
    Ceux-ci ont été attribués à madame Deshoulières :
    Touchant les vers de Benserade,
    On a fort long-temps disputé
    Si c’est louange ou pasquinade ;
    Mais le bonhomme est bien baissé,
    Il est passé (bis) :
    Qu’on lui chante une sérénade
    De Requiescat in pace.
    (La Place, t. 5, p. jy.)

    Senecé a dit aussi quelque chose de notre homme.

  40. Un portrait mignon s’il en fut, un héros à peindre au pastel ; mais ce portrait est partout : chez mademoiselle de Montpensier, chez madame de Motteville, chez madame de La Fayette. À quoi bon, même ici, en crayonner une nouvelle esquisse ? N’abusons pas trop des confidences qu’on nous a faites au travers du temps.

    Le bon air alors, pour un jeune homme bien qualifié, c’étoit d’avoir passé par la chambre à coucher de Ninon. Armand de Grammont, comte de Guiche, y passa. On a cité ses émules principaux : Condé, Miossens (depuis maréchal d’Albret), Palluau (depuis maréchal de Clérambault), le marquis de Créqui, le marquis de Villarceaux, le commandeur de Souvré, le marquis de Vardes, le marquis de Jarzay, le duc de Candale, le duc de Châtillon, le prince de Marsillac, Navailles, le comte d’Aubijoux (Walck., t. 1, p. 242). C’est là l’état-major de la noblesse galante. Guiche y brille au premier rang, parmi les plus jeunes, les plus coquets, les plus joyeux.

    Son père, le maréchal de Grammont, étoit un Gascon de beaucoup d’esprit et de dextérité, qui, depuis long-temps, s’étoit mis sur un pied solide à la cour. C’est en 1658 (le Père Daniel, t. 2, p. 267) que le comte de Guiche obtint la survivance de son père en qualité de mestre de camp du régiment des gardes françoises. Ce régiment tenoit le premier rang parmi tous les régiments d’infanterie. Quant au titre de mestre de camp (Daniel, t. 2, p. 45), on désignoit ainsi les commandants des régiments d’infanterie, jusqu’à ce que Louis XIV, à la mort du duc d’Épernon, colonel-général de l’infanterie, eût supprimé cette charge. À partir de 1661 on les nomma colonels. Par là il est facile de voir que les actions de Guiche nous sont racontées à une époque qui va de 1658 à 1661.

    Candale avoit peut-être un je ne sais quoi de plus hardi ; il devoit secouer plus souvent ses rubans et ses panaches. Guiche, plus doux, plus agréable, plus demoiselle, avoit une beauté du premier choix parmi celles qui ne sont pas viriles. Le roi d’Espagne Philippe IV ne parloit guère : en 1659, lorsque le maréchal de Grammont lui présenta son fils et que Guiche l’eut salué (Motteville, t. 5, p. 34) « Buen moço ! » dit-il entre les dents, « Beau garçon ! » Toutes les femmes pensoient de même. Un peu plus tard, cette beauté ayant habitué à soi les yeux, et le temps étant venu jeter quelques vilaines ombres sur cette physionomie, l’admiration se refroidit. Les hommes n’avoient jamais été très enthousiastes du comte ; les femmes elles-mêmes retranchèrent quelque chose de leur faveur. Il est « ceinturé comme son esprit », écrit madame de Sévigné le 15 janvier 1672 ; ailleurs (le 27 avril) elle parle de « son fausset ».

    Mais, au moment où nous sommes, ces critiques sont rares. « C’étoit le favori de Monsieur (le duc d’Anjou). C’est un homme (Montp., t. 3, p. 329) plus vieux de trois ans que lui, beau, bien fait, spirituel, agréable en compagnie, moqueur et railleur au dernier point. »

    Puisqu’il s’agit de raillerie, les malins couplets du temps peuvent ici lever la tête :

    Guiche ne fait que patrouiller, dit l’un.
    Patrouiller dans le pays de l’amour (entendons ce vers-là comme il veut qu’on l’entende), faire des reconnoissances, peu de charges à fond, point de carnage.
    Je n’ai point d’armes
    Pour vous servir comme le grand Saucourt,
    répond une voix en écho. Et nommer Saucourt, c’est tout dire. Les annales de la galanterie ont gardé le souvenir de ce rude camarade. Mais les chansons ressemblent à un troupeau : une brebis passe, une autre veut passer.
    Le pauvre comte de Guiche
    Trousse ses quilles et son sac ;
    Il faut bien qu’il se déniche
    De chez la nymphe Brissac ;
    Il a gâté son affaire
    Pour n’avoir jamais su faire
    Ce que fait, ce que défend
    L’archevêque de Rouen. Ce que défendoit et faisoit Harlay de Champvallon, prélat spirituel, hautain et scandaleusement vicieux, Saint-Simon ne le cache guère. Madame de Brissac, aussi connue en son genre que l’archevêque, auroit voulu que Guiche voulût et pût autre chose que « patrouiller » autour d’elle. Son tempérament, mal satisfait de ses inutiles gentillesses, exigea qu’elle s’en défît. Cette dame, très digne d’entrer dans la société des d’Olonne et des Châtillon, nous arrêteroit plus long-temps, si ses faits et gestes se rattachoient plus étroitement à nos histoires et n’étoient pas d’une date postérieure.

    Guiche, qui déplaisoit aux hommes en général, et ne plaisoit guère aux femmes dans leur particulier, semble (et je ne sais pourquoi j’emploie ce verbe adoucissant) avoir eu beaucoup plus de succès auprès de quelques uns des jeunes gens de la cour. Les contemporains n’ont pas fait la petite bouche pour nous avouer quelles honteuses habitudes la jeunesse du XVIIe siècle prit en goût : aussi n’avons-nous pas à craindre le reproche de médisance rétrospective, si, d’après les révélations cyniques des uns et les honnêtes satires des autres, nous osons mettre sur le petit piédestal de quelques uns de nos personnages l’étiquette qui leur convient. Guiche étoit aimé principalement du duc d’Anjou et de Manicamp. Manicamp et le duc d’Anjou nous sont dévolus : ils n’échapperont pas à leur notice. Ces amitiés alloient loin et faisoient disparoître toute différence des rangs. Mademoiselle de Montpensier en fut témoin sans en pénétrer tous les mystères. Elle étoit à Lyon alors (1658), et au bal chez le maréchal de Villeroi. « Le comte de Guiche y étoit, lequel, faisant semblant de ne pas nous connoître, tirailla fort Monsieur dans la danse et lui donna des coups de pied au cul. Cette familiarité me parut assez grande ; je n’en dis mot, parceque je savois bien que cela n’eût pas plu à Monsieur, qui trouvoit tout bon du comte de Guiche. Manicamp, son bon ami, y étoit aussi, qui fit mille plaisanteries que j’eusse trouvées fort mauvaises si j’eusse été Monsieur. » (Montp., t. 3, p. 389.)

    Quelques lignes plus loin, Mademoiselle ajoute ceci, qui ne vient pas contredire Bussy, et une fois de plus nous servira de témoignage en sa faveur : « Tout cela ne faisoit d’autre effet sur l’esprit de Monsieur que de l’affliger en voyant que la reine (mère) n’aimoit pas le comte de Guiche. Celui-ci s’en alla à Paris, d’où l’on me manda qu’il faisoit le galant de madame d’Olonne ; qu’il alloit tous les deux jours au sermon aux Hospitalières de la Place-Royale, où le père Estève, jésuite, prêchoit l’avent (c’étoit là le sermon à la mode) ; que Marsillac étoit aussi un des adorateurs de madame d’Olonne ; que l’on ne savoit comment l’abbé Fouquet prendroit cela et s’il en useroit de la sorte à son retour. » Peu à peu les dates se fixent. Nous sommes au mois de décembre 1658.

    Il y auroit Du Lude, il y auroit Vardes et quelque autre à mettre déjà sur la sellette. Cela viendra. Tout ce monde ne se quittoit guère. Quand arriva la triste découverte de Fargues le Frondeur, Louis XIV, si sévère, si cruel ce jour-là, avoit avec lui Du Lude, Lauzun, Vardes et Guiche.

    En somme, « le comte de Guiche (voy. la Fameuse Comédienne, p. 14) comptoit pour peu de fortune le bonheur d’être aimé des dames », et il le prouva (1665) lorsqu’il repoussa les cajoleries d’Armande Béjart, femme de Molière. (Taschereau, Vie de Molière, 3e édit. liv. 2, p. 66.)

    Avec madame de Brissac il ne faisoit vraiment de frais qu’en paroles. « On dit (Sévigné, 16 mars 1672) que le comte de Guiche et madame de Brissac sont tellement sophistiqués qu’ils auroient besoin d’un truchement pour s’entendre eux-mêmes. » Toutefois, on pourroit croire que Guiche aima réellement Madame, la femme de son ami, le jeune duc d’Orléans. Madame de La Fayette, dans une histoire écrite d’une manière exquise, a raconté décemment les détails de cette intrigue. Elle n’a pas su ou n’a pas osé dire tout. D’autres eurent moins de scrupule. Madame de Motteville paroît disposée à les croire (t. 5, p. 536) : « Ce qu’on appelle ordinairement la belle galanterie produisit alors beaucoup d’intrigues. Le comte de Guiche, quelque temps après, fut éloigné pour avoir eu l’audace de regarder Madame un peu trop tendrement. Comme il est à croire qu’elle étoit sage en effet, elle voulut que le public fût persuadé qu’elle avoit été de concert avec le roi et Monsieur pour l’éloigner ; mais son exil fut court, et on peut s’imaginer que ce crime n’avoit pas beaucoup offensé celle qui en étoit la cause : car cette passion, paroissant alors désapprouvée par elle, ne pouvoit, selon les fausses maximes que l’amour-propre inspire, lui apporter que de la gloire. »

    Les Lettres de Madame (la Palatine, 3 juillet 1718) regardent la chose comme une liaison véritable. Les pamphlets se sont prétendus très instruits de tout cela. Guiche ne se seroit pas perdu, même par ces hardiesses, s’il ne se fût mis, avec Vardes et la comtesse de Soissons, dans le parti de ceux qui voulurent faire quitter au roi l’amour de La Vallière, trop tendre pour eux et trop exclusif. On connoît l’aventure de la lettre espagnole qu’ils firent remettre à la reine pour l’instruire. Dès ce moment, Guiche dut renoncer à l’amitié de son maître. Il fut exilé plus d’une fois. Lorsqu’il revenoit, rien ne paroissoit altéré en lui de tout ce qui avoit fait son élégante renommée : « Le comte de Guiche est à la cour tout seul de son air et de sa manière, un héros de roman, qui ne ressemble point au reste des hommes : voilà ce qu’on me mande. » (Sévigné, 7 octobre 1671.)

    Guiche affectoit une profonde indifférence pour la vie qu’il menoit, pour la cour, pour son pays même. Il ne manquoit pas de courage : il passa le premier le Rhin à la nage (Quincy, Hist. milit. de Louis XIV, t. 1, p. 321) ; il ne manquoit pas de solidité dans l’esprit, quoi qu’on en ait pu dire : il a laissé des mémoires, et, entre autres pages, une Relation du passage du Rhin qui est bien écrite.

    On l’avoit marié malgré lui à mademoiselle de Béthune, petite-fille de Séguier ; il ne consentit jamais à feindre de l’aimer et l’abandonna. Cette jeune femme avoit treize ans lorsqu’il l’épousa (1658). « Il se soucioit si peu de sa femme qu’il étoit bien aise de ne la jamais voir, et on disoit qu’il vivoit avec elle comme un homme qui vouloit se démarier un jour, et que la cause en étoit l’extrême passion qu’il avoit pour la fille de madame Beauvais. » (Montp., t. 3, p. 276.)

    Cette extrême passion, comme Bussy le montre, n’étoit sans doute pas plus sincère que toutes les autres. En somme, le beau Guiche est un homme marié dès le premier pas qu’il fait devant nous.

    S’il mérita peu l’estime de ceux qui aiment les vrais amants, sa sœur, Catherine-Charlotte, femme de Louis Grimaldi, duc de Valentinois et prince de Monaco, a fait quelque chose pour gagner cette estime. Non pas sur la fin de sa vie (elle est morte en 1678, à trente-neuf ans, gâtée, dit-on, par un petit coureur de page), mais dans les premiers temps, elle aima ardemment Lauzun, qui n’avoit pas encore fait fortune, et qui étoit son parent. Il est vrai que lorsque Louis XIV la désira elle ne se fit pas désirer long-temps. Lauzun, un jour qu’elle étoit assise sur le gazon avec d’autres dames, lui écrasa la main sous sa botte. Elle dévora cet affront et se tut. Qui décidera quelle épithète il convient de donner à l’action de Lauzun ? Les savants ont quelquefois eu de longues querelles pour régler de moins intéressantes affaires. Mademoiselle de Grammont avoit été l’amie de Madame (Mottev., t. 5, p. 136). Madame de Courcelles (celle-là, ne lui ménageons pas notre mépris et ne lui faisons pas l’honneur de la croire sur parole) a essayé (p. 84 de l’édit. elzév.) de nous la peindre comme une précieuse de profession ; au moins avoue-t-elle qu’elle avoit « beaucoup d’esprit, beaucoup d’amour et de charmes apparents. »

    Je crois que madame de Monaco doit, en somme, trouver grâce devant ses juges.

    Avec ces détours, Guiche est oublié. Il mourut tout à coup, en 1673, à temps peut-être. « Ce pauvre garçon a fait une grande amende honorable de sa vie passée, s’en est repenti, en a demandé pardon publiquement ; il a fait demander pardon à Vardes et lui a mandé mille choses qui pourront peut-être lui être bonnes ; enfin il a fort bien fini la comédie et laissé une riche et heureuse veuve.

    « La comtesse de Guiche fait fort bien ; elle pleure quand on lui conte les honnêtetés et les excuses que son mari lui a faites en mourant ; elle dit : « Il étoit aimable, je l’aurois aimé passionnément s’il m’avoit un peu aimée ; j’ai souffert ses mépris avec douleur, sa mort me touche et me fait pitié ; j’espérois toujours qu’il changeroit de sentiments pour moi. » (Sévigné, du 8 décembre 1673.)

    Il mourut de chagrin à Creutznach (Palatinat), n’ayant que trente-cinq ans. Pour toute oraison funèbre on lui trouve ces lignes : « Ha ! fort, fort bien, nous voici dans les lamentations du comte de Guiche. Hélas ! ma pauvre enfant, nous n’y pensons plus ici, pas même le maréchal (de Grammont), qui a repris le soin de faire sa cour. Pour votre princesse (de Monaco), comme vous dites très bien, après ce qu’elle a oublié (le roi, qui l’avoit aimée), il ne faut rien craindre de sa tendresse. Madame de Louvigny et son mari (frère de Guiche) sont transportés. La comtesse de Guiche voudroit bien ne point se remarier, mais un tabouret la tentera. Il n’y a plus que la maréchale qui se meurt de douleur. » (Sévigné, jour de Noël, 1673.)

    Cette note est longue. Quoi ! tant de mots pour de si chétives marionnettes ! Qu’est-ce que cela dit à l’histoire ? Ah ! d’Alembert avoit raison de faire la guerre aux compilateurs. — De grâce ! considérez qu’ils ont eu leurs jours de gloire, qu’ils ont régné sur la scène du monde, qu’ils ont été polis, galants, spirituels, et que, si on ne parle pas d’eux sur les marges de ce livre, on n’en parlera nulle part.

  41. Manicamp, déjà nommé, est catégoriquement accusé d’italianisme dans la France devenue italienne, ailleurs et ici. Le numéro 2803 du t. 2 du nouveau Catalogue de la Bibliothèque nationale (V. aussi les numéros 2816 et 2879) désigne une pièce qui a pour titre : Capitulation accordée par M. le comte de Fuensaldaigne à M. le duc d’Elbeuf, et, en son nom, à M. de Manicamp, pour la reddition de Chauny (le 16 juillet 1652). Ce Manicamp, père du nôtre, maréchal de camp sous Gassion, prend en 1644 (V. Quincy) les forts de Rébus et de Hennuyen. Louis XIII ne l’aimoit pas. En mourant il l’appelle (Montglat, Coll. Michaud, p. 136) pour se réconcilier avec lui. Avec Candale, Condé, Conti, Mercoeur, le maréchal de Grammont, le marquis de Roquelaure, M. de Montglat, Hocquincourt, etc. (Estat de la France, 1648), il est « un de ceux qui doivent espérer l’ordre ». Il venoit d’être fait (1647. Du Plessis, Coll. Michaud, 386) lieutenant général en Catalogne ; on lui promet le bâton en 1650 (Lenet, Coll. Michaud, p. 276) ; il est à côté de Mazarin, en 1651, lorsque celui-ci rentre en France (Mottev., t. 4, p. 308) ; en 1653 il est gouverneur de La Fère, « à cause que ses terres sont situées aux environs », très attaché au cardinal, lieutenant général du maréchal d’Hocquincourt (Montglat, p. 290). Il est quelquefois difficile de retrouver toutes les traces des personnages qui, comme ceux dont il s’agit quelquefois dans l’Histoire amoureuse, n’ont joué qu’un rôle très particulier dans l’histoire. Ainsi pour notre Manicamp (Bernard de Longueval). L’une de ses soeurs, « douce et mélancolique », quitta la cour aux jours saints de 1655 (Walck., t. 2, p. 20), pour se faire carmélite ; une autre devint maréchale d’Estrées. Madame de Sévigné étoit de ses amies (lettre du 24 avril 1672). Manicamp, revenu ou non des folies de sa jeunesse, mena une vie effacée. Cavoie lui fit accroire un jour qu’il alloit être nommé roi de Pologne (1674. Saint-Simon, note au Journal de Dangeau, t. 5, p. 356). Au temps de sa verte faveur, « le petit Manicamp, qui a soutenu toute sa vie le même caractère », persuade au roi (1660) qu’il est du bon air de jurer (Choisy, Coll. Michaud, p. 561), et le roi le croit un moment. La reine-mère le désabuse.

    M. G. Brunet (Note du Nouveau Siècle de Louis XIV, p. 65) l’appelle l’abbé de Lauvigni de Manicamp.

  42. Voltaire (Siècle de Louis XIV, ch. 24) donne le titre de baronne à madame de Beauvais la mère. Suivant Guy-Patin (lettre du 4 mai 1663), « le père de cette madame de Beauvais étoit un fripier de la halle ; d’autres disent encore moins que fripier, mais seulement crocheteur ».

    Je ne sais pourquoi Walckenaer (t. 2, p. 114) ne la nomme que mademoiselle. Mais dame ou demoiselle, fille d’un crocheteur ou baronne, madame de Beauvais, attachée au service de la reine-mère et assez dévouée à sa maîtresse, malgré quelques intrigues, est assurée de voir son nom sauvé de l’oubli parcequ’elle a eu l’insigne honneur d’être la première femme qu’ait connue de près Louis XIV.

    « On mande de Paris que madame de Beauvais est morte », écrit Dangeau le 14 août 1690. — Saint-Simon, en note : « Créature de beaucoup d’esprit, d’une grande intrigue, fort audacieuse, qui avoit eu le grapin sur la reine-mère, et qui étoit plus que galante. On lui attribue d’avoir la première déniaisé le roi à son profit. » De là son crédit si vigoureux. Les éloges ne pleuvent pourtant pas sur elle. « Vieille, chassieuse et borgnesse….. De temps en temps elle venoit à Versailles, où elle causoit toujours avec le roi en particulier. » (Saint-Simon, ch. 7, t. 1, p. 69.)

    Oui, « borgnesse », toutes les chansons le disent ; mais elle payoit bien ses amants, comme ce Fromenteau, qui de rien, grâce à elle et au roi, son fidèle protecteur, devint un La Vauguyon, souche de ducs. On découvrit qu’elle avoit touché 100,000 livres de Fouquet : c’est assez grave ; et peut-être ne connoît-on pas tous ses métiers ! Qui donc, pour la louer enfin, a dit qu’elle étoit « laide, borgne, mais très propre et ardente ? » Son fils, le baron de Beauvais, est l’Ergaste de La Bruyère. De ses deux filles, l’une (Jeanne-Baptiste), l’aînée, épousa J.-B. Amador de Vignerot du Plessis, marquis de Richelieu et le second des petits-neveux du cardinal ; l’autre, celle pour qui sont recueillies ces indications, « par son mérite et sa vertu, avoit acquis dans l’estime de la reine-mère l’avantage d’être préférée à sa mère dans les confidences d’honneur et de distinction ». (1665. Motteville, t. 5, p. 255.) L’éloge est grand.

  43. Françoise du Plessis-Richelieu, sœur du cardinal, mariée à René de Vignerot, sieur du Pont de Courlay, devint mère : 1. de François, marquis du Pont de Courlay, gouverneur du Havre ; 2. de la duchesse d’Aiguillon.

    François eut deux fils.

    Le premier, Armand-Jean de Vignerot du Plessis, (par substitution) duc de Richelieu, épouse le 26 décembre 1649, à vingt ans, Anne Poussart, veuve de François-Alexandre d’Albret, sire de Pons, et fille de François Poussart, baron du Vigean, et d’Anne de Neubourg.

    Le second, Jean-Baptiste Amador de Vignerot du Plessis, marquis de Richelieu, épouse, également à vingt ans, le 6 novembre 1652, Jeanne-Baptiste de Beauvais.

    L’aîné, à dix-huit ans, avoit été faire cette extravagante expédition de Naples qui ne réussit pas au duc de Guise (Mottev., t. 2, p. 325). On disoit de lui sans façon : « Ce pauvre sot ! » (V. Montp., t. 2, p. 71.) Ce n’est pas qu’il fût fort imbécile, mais il manquoit de sens commun. Son jeu et ses dépenses, sans compter d’autres fantaisies, le ruinoient. En 1661, madame de Motteville écrit : « On vit alors quasi finir la maison du cardinal de Richelieu. Le duc de Richelieu, son neveu, avoit eu cette charge (de général des galères) et le gouvernement du Havre ; mais, par l’ordre de la cour et par la nécessité où le mettoient ses dépenses déréglées, il se défit de l’une et de l’autre. »

    Sa tante avoit voulu lui faire épouser mademoiselle de Chevreuse (Mottev., t. 3, p. 423).

    La nouvelle duchesse de Richelieu, devenue première dame d’honneur, mourut en mai 1684 « regrettée universellement » (Sévigné, 1 juin 1684). En secondes noces, le duc épouse Anne-Marguerite d’Acigné (morte en 1698). Madame de Caylus a peint leur ménage, leur train, leur hôtel, leur salon littéraire, à la façon de la chambre bleue. Madame de Maintenon les aimoit. Saint-Simon (t. 1, p. 164) confirme ce que madame de Caylus a dit. Le duc étoit « l’ami intime et de tous les temps » de madame de Maintenon. Seul, il la voyoit à toutes heures. On s’emparoit facilement de l’esprit de cet homme, et cela explique ses mariages. Veuf une seconde fois, il épousa le 20 mars 1702, à soixante-treize ans, Marguerite-Thérèse Rouillé, veuve du marquis de Noailles, ce qui fait écrire à madame de Coulanges (lettre du 4 avril) : « J’ai si peu de commerce avec M. de Richelieu que je ne l’ai point vu depuis son mariage. Si on le voyoit toutes les fois qu’il se marie, on passeroit sa vie avec lui : il est trop jeune pour moi. »

    Pour le marquis, en 1652, « il est bien fait, jeune, plein d’esprit et de courage. Son frère aîné n’a point d’enfants et est fort malsain. » (Montp., t. 2, p. 373.)

    Son mariage avec mademoiselle de Beauvais, ajoute Mademoiselle, « surprit tout le monde. Quoique cette fille soit jolie et aimable, elle n’est pas assez belle pour faire passer pardessus mille considérations qu’il devoit avoir. Aussi, dès le lendemain, madame d’Aiguillon l’enleva et l’envoya en Italie pour voir s’il persévéreroit à l’aimer. Au bout de quelque temps il revint, et l’a toujours fort aimée. Elle disoit dans sa douleur : « Mes neveux vont toujours de pis en pis ; « j’espère que le troisième épousera la fille du bourreau ! » Il est vrai qu’elle avoit sujet de se plaindre ; mais madame de Beauvais ne lui avoit nulle obligation et n’étoit point obligée de négliger son bien à ses dépens, comme étoit madame de Pons, fille de madame du Vigean, dont la mère est comme la femme de charge de sa maison. »

    Une autre Beauvais, Uranie de la Cropte de Beauvais, fille de François-Paul de Beauvais, maréchal de camp, écuyer de Condé, fut courtisée par le roi, refusa l’honneur qu’il lui vouloit faire, et le céda à mademoiselle de Fontanges. Elle aimoit Louis-Thomas de Savoie, comte de Soissons. Chassée à cause de lui par Monsieur, elle l’épousa le 12 octobre 1680. Encore un mariage qui déplut aux rigoristes ; il ne put être reconnu que le 27 février 1683.

    Madame, peu coutumière du fait, a donné à cette troisième demoiselle de Beauvais un certificat de vertu (lettre du 19 fév. 1720) : « J’avois une fille d’honneur nommée Beauvais ; c’étoit une fort honnête créature. Le roi en devint amoureux, mais elle tint bon. Alors il se tourna vers sa compagne, la Fontange. »

  44. « Le petit Guitaut », comme on disoit ; Guillaume de Peichpeyrou (ou Puypeyroux. Tall. des R., t. 1, p. 112) de son nom. Il étoit fils du vieux Guitaut, capitaine des gardes de la reine-mère, et cousin de Comminges, des gardes du roi (Mottev., t. 3, p. 446). De bonne heure il s’étoit attaché à Condé. Il est blessé en Guienne à son service en 1650 (Pierre Coste, p. 49) ; il lui est très utile durant sa captivité (Montp., t. 2, p. 123) ; il est blessé à côté de lui au combat de Saint-Antoine (Quincy, t. 1, p. 158 ; Montp., t. 2, p. 261). Il suivit sa fortune, c’est-à-dire ne rentra en grâce que tardivement et sans grande chance de fortune. Mais son mariage avec Jeanne de La Grange lui donna le marquisat d’Espoisses, en Nivernois.

    Nous avons vu quelle part Guitaut a eue dans les malheurs de Bussy. Il ne le servit guère auprès de Condé ; il fit le fier, long-temps après, pour signer un traité de paix solide. Cependant il aimoit madame de Sévigné, dont il étoit le voisin à Paris (se rappeler la lettre de l’incendie, en février 1671), et qui alloit souvent le visiter dans sa terre de marquis. « C’est un homme aimable et d’une bonne compagnie, disoit-elle (22 août 1676) ; sa maison est gaie, parée, pleine de fêtes ; on y revoit « Fiesque, qui donne de la joie à tout un pays. » (Lettre du 25 octobre 1673.)

    Guitaut est mort le 25 décembre 1685, « chevalier des ordres du roi et gouverneur des îles de Saint-Honorat et de Sainte-Marguerite. » (Mémoires du marquis de Sourches, t. 1, p. 381.)

  45. Jarzay faisoit des chansons comme tout le monde (Prétieuses, t. 2, p. 139, note). La page ci-contre parle de ce marquis léger. Madame de Beauvais (Voy. p. 70) fut exilée à cause de lui, le 23 décembre 1649 (Voy. les mémoires manuscrits de Dubuisson Aubenay, gentilhomme attaché au secrétaire d’État Du Plessis Guénégaud, Bibl. Maz., ms in-fol. H. 1765). Elle l’avoit aidé à se prétendre amoureux de la reine, comme l’on va le voir. M. Chéruel (note au tome 5 de Saint-Simon) a indiqué, d’après les Carnets de Mazarin (Ms. Bibl nat., fonds Baluze, carnet 13), le rôle que joue Mazarin dans cette intrigue.
  46. Jarzay est l’un des quatre grands diseurs de bons mots de Ménage (Ménagiana). Il s’appelle René du Plessis de la Roche-Pichemer. Nous le voyons d’abord, après Candale et avant Miossens, bâtard d’Albret, « galant estably et bien payé » de la célèbre madame de Rohan, fille de Sully (Tallem., t. 3, p. 42). En 1647, il aime mademoiselle de Saint-Mesgrin (Marie de Stuert, morte demoiselle en 1693). Gaston, par hasard, la désiroit : il veut faire jeter Jarzay par les fenêtres du Luxembourg (Mott. t. 2, p. 229). En 1648, il est en pleine faveur chez Ninon (Walck., t. 1, p. 255).

    Jusque alors il n’a point risqué sa légèreté dans les agitations de la politique ; l’année 1648 lui permet de s’y aventurer parmi les plus folâtres. Il commence par être mazarin ; il accepte, en août 1648, le bâton de capitaine des gardes enlevé au marquis de Gèvres (Montglat, p. 196), bâton refusé généreusement par Charost et Chandenier (Mott., t. 2, p. 453). Il ne le garde pas long-temps.

    Il est un de ceux qui imaginent (Walck., t. 1, p. 334) de mettre le duc de Nemours aux pieds de madame de Longueville pour créer un rival à La Rochefoucauld. Rien n’est plus étrange que la fantaisie qui le prend d’être le vainqueur du cardinal de Mazarin en quelque chose, de lui enlever le cœur d’Anne d’Autriche (1649), et que la manière dont il affiche ses prétentions. Condé, curieux de scandale et déjà mécontent, l’y poussoit (Mott., t. 3, p. 400). Après l’éclat, après la triomphante colère de la reine, Condé se déclare offensé en la personne de Jarzay ; il en fait son ami, il ne sort plus qu’avec lui.

    C’est en cette même année 1649 qu’a lieu la bataille ridicule du jardin des Tuileries, chez Renard. Un peu auparavant, près de Sens, Jarzay avoit été presque battu ; il tient la campagne contre le marquis ou comte de La Boulaye, très grand frondeur (Mott., t. 3, p. 276) ; mais on dit que la paix se va faire, que les querelles sont suspendues. Les gens de la cour, exilés de Paris depuis si long-temps, s’y glissent par petites bandes ; ils font des parties fines. Jarzay est un de ceux qui osent être bruyants. On sait ce qui lui arrive. Parmi les Mazarinades, celle-ci lui est consacrée (Bibl. nat., t. 2, n. 1278) : « Le Grand Gerzay battu, ou la Canne de M. de Beaufort au festin de Renard aux Thuilleries, en vers burlesques.

    Madame de Motteville (t. 3, p. 291) a fait de tout cela un charmant récit, où Jarzay, « le moins sage de tous les hommes », Candale, Manicamp et les autres, figurent agréablement. Cela est fâcheux à dire, mais Jarzay, ce jour-là, fut bâtonné par Beaufort. Il en devint populaire dans Paris pour sa consolation. « Il n’étoit pas aimé, parcequ’il étoit d’un naturel brusque, qu’il étoit vain, railleur et léger. » (Mott., t. 3, p. 377.)

    Toutes ces aventures le transforment en un furieux partisan de Condé. Il est blessé au combat de Saint-Antoine, comme Villars, Guitaut, le marquis de Clérambault, du Fouilloux, etc. (Quincy, t. 1, p. 158). Bientôt il est « l’entier confident » du prince (Lenet, Coll. Michaud, p. 541). J’oublie une blessure reçue au bras dans la rue Dauphine (Montp., t. 2, p. 157).

    L’amour marche à la traverse en ces jours de bagarre. La folie du marquis lui donne des grâces ; il est l’un des plus fortunés vainqueurs des belles.

    En 1658, on le chasse comme partisan de Condé (Montp., t. 3, p. 326) ; carrière perdue, comme celle de tant de brillants personnages du temps de la Régence ! Sa disgrâce devoit pour long-temps se faire sentir à ses enfants. Bussy écrit : « Le roi ne voit pas d’ordinaire les enfants des exilés (comme les comtes de Limoges et les Jarzay) ». (Sév., 24 juin 1672.)

    La fin de l’histoire n’est pas gaie : « Jarzé étoit avec M. de Munster ; il a eu permission de se faire assommer et il y a bien réussi. Vous savez que Jarzé étoit aussi exilé. »

    Jarzay, exilé, avoit eu permission de se mêler aux combattants de la campagne de Hollande. À peine arrivé, une sentinelle le tua (Lettre de Pellisson du 19 juin 1672). Son petit-fils fut amputé du bras, en 1688, à Philipsbourg. Il y avoit trois ans qu’il avoit le régiment d’Hamilton (Sourches, t. 1, p. 48). On le voit, en 1708, ambassadeur d’un jour en Suisse (Saint-Simon, t. 6, p. 208).

  47. Basile Fouquet, mort en 1683. Il reparoîtra, plus puissant acteur et plus nécessaire à étudier.
  48. Je vois un Vineuil (Tall. des R., t. 1, p. 472) qui, en 1643, « à la porte des Thuilleries », reçoit des coups de plat d’épée du comte de Maulny. « On l’appeloit Ardier le gentilhomme. » C’est donc le nôtre, mais les coups de plat d’épée étonnent. Ici on lit : comte de Vineuil (Mém. de M. de ***, Coll. Michaud, p. 534) ; ailleurs : Ardier, sieur de Vineuil, gentilhomme de M. le Prince ; ailleurs : marquis de Vineuil, secrétaire du roi. Celui-ci, spirituel, bien fait (Tall., t. 4, p. 231), jouit, dans la fleur de sa beauté, de la fille du maréchal de Châtillon (plus tard madame de Wurtemberg). Faut-il, philosophiquement, faire la synthèse de ces diverses entités ? Faut-il croire à un Vineuil unique sous trois apparences ? Cela se peut. Vineuil avoit de l’esprit, il aimoit le mordant, il étoit bien fait ; il plut (Walck., t. 1, p. 337) à madame de Montbazon, à madame de Movy. Retz en est garant quant à ce qui regarde la première (Mém. du card de Retz, p. 175). « Vigneuil, dit-il (1649), aimé effectivement. »

    On voit Vineuil chargé de proposer à madame de Chevreuse le mariage de sa fille avec le prince de Conti, lorsque celui-ci cessa de vouloir être cardinal de la sainte Église (Lenet, p. 316) ; il avertit Condé de son imminente arrestation, en 1650 (Montp., t. 2, p. 77). La guerre commence ; il est des plus actifs dans son parti. Il est arrêté à Portiers en 1651 (Mott. t. 4, p. 307) ; en 1653, venant de Flandre avec des lettres, il se fait encore prendre (Montp., t. 2, p. 390). Brienne, le vieux Brienne, a indiqué quel fut le rôle politique de Vineuil (Mém. de Brienne, Coll. Michaud, p. 133). Nous ne le retrouvons que plus tard, à Saumur (Sevigné, 17 septembre 1675) : « Vineuil est bien vieilli, bien toussant, bien crachant et dévot, mais toujours de l’esprit. »

    MM. d’Olonne, de Vasse et Vineuil étoient exilés. Ce fut au retour de cet exil que, le roi demandant à M. de Vineuil ce qu’il faisoit à Saumur, lieu de son exil, il dit qu’il alloit tous les matins à la halle, où se débitoient les nouvelles, et qu’un jour on y disputoit pour savoir lequel étoit l’aîné, du roi ou de Monsieur.

    Madame de Sévigné dit encore (20 novembre 1676) que Vineuil doit faire la vie de Turenne. Rien n’en a paru.

  49. N’en déplaise à ceux qui veulent un titre plus relevé, on appeloit portiers les plus qualifiés concierges de la cour.
  50. Madame de Bonnelle, femme de Noël de Bullion, seigneur de Bonnelle, marquis de Gallardon, membre du parlement de Paris, semble un peu folle à madame de Sévigné (1 avril 1672). Tallemant des Réaux (Historiette de madame de Cavoie) lui donne peu d’esprit. Ce même Tallemant, à la date de 1639 (t. 2, p. 149), parle de son mariage : « Le cardinal de Richelieu souhaitta que Bonnelle (Noël de Bullion), fils aisné de Bullion (surintendant), espousast mademoiselle de Toussy (Charlotte de Prie, fille du marquis de Toucy), qui estoit un peu parente de Son Éminence. Bonnelle n’en avoit point envie. »

    M. P. Paris extrait d’un recueil de lettres manuscrites (de Henry Arnault au président Barillon) quelques lignes qui montrent qu’un mois tout au plus après le mariage les époux vivoient mal ensemble.

    En 1652, madame de Bonnelle est amie de Mademoiselle (Montp., t. 2, p. 313). Sa maison est richement montée ; il s’y donne des fêtes. La comtesse de Fiesque y vient comme chez elle ; on y joue (Montp., t. 2, p. 341). Ce n’est pas assez dire : la maison de madame de Bonnelle (V. Loret) est la maison de jeu la plus considérable de ce temps-là. Le peuple le savoit, et cette renommée ne lui plait guère. Madame de Bonnelle est un jour, en Fronde (1652), insultée sur le Pont-Neuf (V. les Varietés historiques, t. 3, p. 340). Une lettre de cachet, le 22 octobre 1652, lui apprit qu’elle étoit exilée comme frondeuse (Berthod, Coll. Michaud, p. 371). Elle revint, elle rejoua, elle se ruina ; il lui fallut aller se refaire en Normandie. On sait que son fils Fervaques fut le galant de madame de La Ferté, sœur de madame d’Olonne, en un temps où il étoit bien jeune et où elle ne l’étoit plus. Ce Fervaques étoit un gros et grand bloc de chair molle. Madame de Bonnelle a eu trois nièces suffisamment galantes : la duchesse d’Aumont, la duchesse de Ventadour et la duchesse de La Ferté, belle-fille de la maréchale.

    M. de Bonnelle n’avoit pas passé pour un aigle. « Malgré l’alliance qu’il fit de Charlotte de Prie, sœur ainée de la maréchale de La Mothe, il ne fut jamais que conseiller d’honneur au parlement. » (Saint-Simon, t. 4, p. 158.)

  51. Il y avoit trois Cornuel : la mère et deux belles-filles. Cette fois ce ne seroit pas trois pages, c’est vingt, trente pages, un article de revue bien limé, qui seroit de mise. Madame Cornuel mérite plus encore. Rien n’a égalé, au XVIIe siècle, le naturel, l’abondance, le sel, le mordant, le goût de ses bons mots. Entre toutes les causeuses de France elle a tenu sans conteste le premier rang. Celles-là même qui, au dessous d’elle, avoient de la réputation, reconnoissoient sa supériorité. Notez qu’elle n’a rien écrit, qu’aucun des traits de son esprit vivant n’est compromis par là, et n’oubliez pas que nous ne connoissons guère qu’une centaine de ces mots si vifs, si fins, si perçants, qu’admiroient les contemporains et qu’ils redoutoient. De si loin on a quelque peine à en sentir profondément la pointe, quelques uns s’émoussent en traversant les années ; mais il en reste assez pour que nous lui devions garder sa place dans une histoire des salons françois. L’auteur des études sur la Société polie auroit dû la lui faire. Madame de Sévigné, qui s’y entendoit, écrivoit bien à sa fille, qui s’y entendoit aussi (17 avril 1676) : « Ne trouvez-vous pas madame Cornuel admirable ? »

    Elles étoient trois, et les deux belles-filles valoient presque la mère. De cette maison il est sorti pendant long-temps des épigrammes de toute espèce.

    Madame Cornuel étoit la fille unique d’un M. Bigot, intendant du duc de Guise, qui l’avoit dorlotée. Elle étoit jolie en sa jeunesse, éveillée, galante et riche. « Elle a de l’esprit, dit en 1658 Tallemant des Réaux (t. 6, p. 228 de la 2e édit.), autant qu’on en peut avoir ; elle dit les choses plaisamment et finement. »

    Cornuel, avant de l’épouser, avoit été marié à une veuve du nom de Legendre, qui avoit déjà une fille, mademoiselle Legendre, et qui donna à son mari une autre fille qu’on nomma Margot. Toutes les deux portèrent le nom de Cornuel ; elles étoient également spirituelles et jolies. Mademoiselle Legendre fut aimée de l’abbé de La Rivière, avec qui nous aurons à compter.

    On a cité (Pougens, Lett. philosoph., 1826, in-12, p. 131) un bon mot de Cornuel lui-même. Le bonhomme étoit chiche de son esprit ; il étoit étourdi, bourreau d’argent, et peu aimé de son frère.

    Ce frère avoit été contrôleur des finances et président des comptes, ce qui lui avoit permis de donner des affaires à Cornuel le financier. Avant de mourir il épouse sa servante. Sa fille, madame Coulon, gratifiée d’une Historiette par Tallemant, qui ne l’a pas consultée pour la lui décerner, fut très galante. (Historiettes, 201.)

    Le président Cornuel (Conrart, Coll. Petitot, 193) « étoit malsain (de mauvaise santé) et homme de plaisir ». M. Paulin Paris a mis cette indication, et beaucoup d’autres comme il en sait mettre, dans le tome 4 de son Tallemant des Réaux :

    « Les Notes généalogiques au Cabinet des titres se contentent de dire que Claude Cornuel avoit épousé en premières noces Marthe Perrot, morte à quarante-six ans, le 18 mars 1624, et en secondes noces Françoise Dadien, veuve de Gabriel de Machault, conseiller de la cour des aides ; mais les actes de baptême de la paroisse de Saint-Sulpice portent, sous la date du 19 septembre 1607, le baptême de Marie, fille de Claude Cornuel et de Marthe Grignon. » Marie fut madame Coulon.

    Claude Cornuel, président de la chambre des comptes, avoit le titre de sieur de la Marche et de Mesnil-Montant, près Paris.

    L’abbé de Laffemas, le fils du terrible et spirituel Laffemas, poète ingénieux quelquefois, lui fit cette épitaphe :

    Ci gist ce fameux gabeleur,
    Ce grand dénicheur de harpies,
    Qui, plus subtil qu’un basteleur,
    De ses vols fist des œuvres pies,
    Raffinant sur le paradis
    Comme il faisoit sur les édits.
    Passans, quoy que l’on puisse dire
    Et gloser sur son testament,
    Il est mort glorieusement.
    À mal exploitter, bien escrire,
    En mourant il se résolut,
    Au mespris des choses plus chères,
    Ne voulant plus parler d’enchères,
    Si ce n’estoit pour son salut.
    Aussy les traités et les offres,
    Sources vivantes de ses coffres,
    Firent un pont d’or de son bien ;
    Il donna beaucoup, mais je gage
    Qu’il eust pu donner davantage
    Sans donner un double du sien.

    Cornuel n’étoit pas mort commodément. « Il eut le loisir d’avoir bien peur du diable, et, comme il se tourmentoit comme un procureur qui se meurt, Bullion lui disoit : « Ne vous inquiettez point : tout est au roy, et le roy vous l’a donné. » (Note de Tall., t. 2, p. 150.)

    « Estant au lit de la mort, Cornuel se confessa au vicaire de sa paroisse, qui luy refusa l’absolution s’il ne restituoit auparavant deux cent mille escus qu’il avoit mal acquis. Le malade en parla à M. de Bullion, qui alla consulter le cas avec le cardinal de Richelieu. La réponse du cardinal fut que toutes ces sortes de restitutions appartenoient au roy, comme seigneur de tous les biens ; que le roy donnoit en pur don les deux cent mille escus dont il s’agissoit au président Cornuel pour les bons services qu’il avoit rendus à l’Estat, et qu’ainsy le président pouvoit se faire donner l’absolution. Cornuel, muni de ce sauf-conduit, passa paisiblement en l’autre vie. » (Amelot de La Houssaye, t. 2, p. 428.)

    Madame la duchesse d’Aiguillon, quand il alloit mourir, « envoya emprunter six chevaux blancs qu’il avoit ; et quand il fut mort, elle dit que les morts n’avoient que faire de chevaux ». (Tall. des R., t. 2, p. 170.) Anecdote qui indique quels graviers on trouvoit au fond du lit de ce beau fleuve d’élégances qu’on appelle la vie de cour au XVIIe siècle !

    Cornuel avoit été le bras droit de Bullion (Tall. des R., t. 2, p. 146). On trouve dans le Catalogue des Partisans divers détails qui ont rapport à Claude Cornuel et à ses amis.

    Par exemple : « Catelan, cette maudite engeance, est venu des montagnes du Dauphiné, lequel, après avoir esté laquais en cette ville, fut marié par Cornuel à la sœur d’une nommée la Petit, sa bonne amie, à présent femme d’un nommé Navarret ; pour faciliter lequel mariage dudit Catelan, Cornuel donna audit Catelan tous les offices de sergeant vacans jusques alors ; et ensuite ledit Catelan s’est avancé dans la maltote, sous feu Bullion et Tubeuf, et entr’autres traitez a fait celui des retranchemens de gages, droits et revenus de tous les officiers de France, dont il a fait recette sous le nom du nommé Moyset, qui est son nepveu et s’appelle Catelan comme luy. » Et encore : « D’Alibert, confident de Cornuel, qui demeure rue des Vieux-Augustins, a esté de tous les traittez qui se sont faits, par le moyen desquels il possède de grands biens, tant en maisons dans Paris qu’en rentes capitalisées. »

    Tallemant des Réaux (t. 4, p. 118) nous apprend que les entreprises de ces gens de finances faillirent comprometre très gravement le père de Pascal : « Quand on fit la réduction des rentes, luy (le père de Pascal) et un nommé de Bourges, avec un advocat au conseil dont je n’ay pu sçavoir le nom, firent bien du bruit, et, à la teste de quatre cents rentiers comme eux, ils firent grand’peur au garde des sceaux Séguier et à Cornuel. »

    Ce que Guy Patin raconte ainsi (lettre du 7 avril 1638) : « Le jour d’avant (25 mars 1638) on avoit mis dans la Bastille, prisonniers, trois bourgeois qui avoient été chez M. Cornuel et l’avoient en quelque façon menacé, sur le bruit que l’on veut arrester les rentes de l’Hostel-de-Ville et convertir cet argent in usus bellicos. Les trois rentiers se nomment de Bourges, Chenu et Celoron, et sont tous trois boni viri optimeque mihi noti. »

    En voilà bien assez pour Claude Cornuel et son frère Guillaume. L’aîné laissa donc une fille, madame Coulon, femme légère ; le cadet laissa Marion Legendre, sa belle-fille, et Marguerite Cornuel, sa fille ; sans compter sa femme, « sa garce », dit la Voix du Peuple au roy (dans le t. 5, p. 349, des mss. de Conrart). Cette voix du peuple, fortement enrouée, attache à son nom cette phrase : « Plus criminel que tous les hommes qui ont dévoré les peuples, élevé du centre de la terre à une richesse de deux millions d’or par un gouffre de concussions, corruptions et larcins publics et particuliers. »

    Madame Coulon reste à l’écart : on ne tient compte que des trois Cornuel, de Cléophile et de ses deux filles. (Dictionnaire des Prétieuses.)

    La Mesnardière, parlant de la mère, dit :

    Chez Cornuel, la dame accorte et fine,
    Où gens fascheux passent par l’estamine.

    On peut s’en douter, connoissant ces trois Caquet-bon-bec et leurs amis ou amies. Il y a, à la suite des Mémoires de Montpensier, un portrait de Margot Cornuel attribué à notre Vineuil. Ce portrait est lestement troussé. Margot étoit effectivement très liée avec madame d’Olonne en 1658 et 1659 (Montpensier, t. 3, p. 408). Quant à mademoiselle Legendre, la précieuse Cléodore (V. Colombey, Journée des Madrigaux, p. 34), elle venoit la deuxième pour l’esprit. La Gazette du Tendre lui donne l’épithète d’aymable (au chapitre de Grand service). Je ne vois pas pour quel motif l’auteur de la Journée des Madrigaux parle d’elle ainsi : « Cléodore demandoit si, parmy ces beaux esprits, il n’y en avoit pas un qui eût l’esprit satyrique qu’elle haïssoit. »

    La faveur dont mademoiselle Legendre jouit auprès de l’abbé de La Rivière ne lui rendit pas toujours service, si l’on croit Tallemant des Réaux (t. 5, p. 146).

    « Boutard contoit que la Pecque Cornuel l’avoit voulu marier avec Marion, mademoiselle Legendre, et qu’elle luy avoit fait un grand dénombrement des avantages qu’il auroit. Je lui ris au nez, disoit-il, et je lui dis qu’elle oublioit la faveur de M. de La Rivière. Or, La Rivière concubinoit et concubine, je pense, encore, avec elle. Elle est à cette heure comme sa ménagère, et, à Petit-Bourg, on l’a vue quelquefois avec un trousseau de clefs. Autrefois il y avoit un couplet qui disoit :

    Il court un bruit par la ville
    Que Marion Cornuel
    Voudroit bien faire un duel
    Avec monsieur de Rouville.
    Qu’ils aillent chez la Sautour,
    C’est là que l’on fait l’amour.

    Rouville, déjà nommé, étoit le beau-frère de Bussy Rabutin. Quant à la Pecque, ce mot, qui signifie l’entendue, la faiseuse d’affaires, Boutard s’étoit habitué à le joindre au nom de madame Cornuel.

    On connoît au moins une intrigue de la Pecque, puisque Pecque il y a. Elle fut la maîtresse de M. de Sourdis, gouverneur d’Orléans, et gouverneur ridicule. (V. l’Historiette de Sourdis.) La marquise en enrageoit ; par contre, madame de Bonnelle se risqua à ennuyer la Pecque : elle alloit chez elle, à une heure indue, demander M. de Sourdis.

    Madame Cornuel étoit née vers 1610. Elle avoit les dents fort laides, et Santeul les comparoit à des clous de girofle. Elle mourut à Paris en février 1694. Saint-Simon (Note au Journal de Dangeau, t. 4, p. 449) rappelle son dernier bon mot. Dans ses Mémoires (t. 1, p. 116), il dit : « Il y avoit une vieille bourgeoise au Marais chez qui son esprit et la mode avoit toujours attiré la meilleure compagnie de la cour et de la ville ; elle s’appeloit madame Cornuel, et M. de Soubise étoit de ses amis. Il alla donc lui apprendre le mariage qu’il venoit de conclure, tout engoué de la naissance et des grands biens qui s’y trouvoient joints (l’héritière de Ventadour). « Ho ! Monsieur, lui répondit la bonne femme, qui se mouroit et qui mourut deux jours après, « que voilà un grand et bon mariage pour dans soixante ou quatre-vingts ans d’ici ! »

    Dans le Nouveau Recueil des plus belles poésies (Paris, Loyson, 1654, in-12, p. 352), il y a une épître adressée à mademoiselle de Vandy (l’une de nos héroïnes) à propos de ses galants ; on y voit ces vers :

    Ordonnez-leur d’aller chez Cornuel,
    Chez Cornuel, la dame accorte et fine,
    Où gens fâcheux passent par l’étamine,
    Tant et si bien qu’après que criblés sont,
    Se trouve en eux cervelle s’ils en ont.
    Si pas n’en ont, on leur fait bien comprendre
    Que fats céans onc ne se doivent rendre ;
    Et six yeux fins, par s’entreregarder,
    Semblent leur dire : « Allez vous poignarder. »

    C’est la pièce de La Mesnardière. Voici l’épitaphe faite pour madame Cornuel :

    Cy gît qui de femme n’eut rien
    Que d’avoir donné la lumière
    À quelques enfants gens de bien,
    Et peu ressemblants à leur mère,
    Célimène, qui de ses jours,
    Comme le sage, et sans foiblesse,
    Acheva le tranquille cours.
    Dans ses mœurs que de politesse !
    Quel tour, quelle délicatesse,
    Éclatent dans tous ses discours !
    Ce sel tant vanté de la Grèce
    En faisoit l’assaisonnement,
    Et, malgré la froide vieillesse,
    Son esprit léger et charmant
    Eut de la brillante jeunesse
    Tout l’éclat et tout l’enjoûment.
    On vit chez elle incessamment
    Des plus honnêtes gens l’élite ;
    Enfin, pour faire en peu de mots
    Comprendre quel fut son mérite,
    Elle eut l’estime de Lenclos.
    (Rec. de pièces cur. et nouv., Lahaye, Moetjens, 1694, in-12, t. 1, p. 191.)

    La réputation de madame Cornuel ne lui survécut pas assez. Toutefois, Titon du Tillet (Parn. franç., in-fol., p. 462) l’a citée avec honneur.

    M. Paulin Paris, qui a tiré des papiers de Conrart une lettre d’elle, a réuni quelques uns des traits qui peuvent servir à son histoire. Il est loin de les avoir recueillis tous. Peut-être essaierai-je de la peindre avec soin. En attendant, j’indiquerai toutes les sources qu’on peut consulter, ou du moins celles que j’ai consultées. Il y a d’abord un long morceau de Vigneul de Marville (Bonaventure d’Argonne) qui doit être transcrit tout entier :

    « Madame de Cornuel, dont les bons mots ont été si remarquables durant le cours d’une vie de plus de quatre-vingts ans, s’appeloit Anne Bigot et étoit d’une famille originaire d’Orléans. Dès sa plus tendre jeunesse on ne parloit que de son esprit et de ses belles qualitez naissantes. S’étant rencontrée dans une assemblée, où elle brilloit pardessus les autres dames, M. de Cornuel, trésorier de l’extraordinaire des guerres, qui l’aimoit, lui prit un bouquet qu’elle avoit à son côté, témoignant par cette liberté qu’il la vouloit épouser. En effet, il l’épousa au bout de quinze jours.

    « Depuis son mariage elle fit paroître une grandeur d’ame extraordinaire et bien au dessus des foiblesses de son sexe. Nullement touchée d’avarice, elle abandonna au premier venu mille pistoles que M. de Cornuel, son époux, lui avoit données pour le jeu. La clef étoit toujours à la porte de son cabinet, en prenoit qui vouloit. Elle n’adoroit point la fortune ; mais, indifférente à ses bizarreries comme à celles du temps et des saisons, elle ne cultivoit que la vertu et les muses, moins parcequ’elles sont savantes que parcequ’elles sont honnêtes et polies. Jamais personne n’a mieux entendu que cette dame l’art de se faire des amis et de se les attacher, bien persuadée qu’il est des amis comme des richesses, que c’est en vain qu’on les acquiert si on ne les sait conserver. La conversation avec les personnes de distinction qui abordoient chez elle étoit tous ses délices. Elle écoutoit avec une attention qui débrouilloit toutes choses, et répondoit encore plus aux pensées qu’aux paroles de ceux qui l’interrogeoient. Quand elle considéroit un objet, elle en voyoit tous les côtez, le fort et le foible, et l’exprimoit en des termes vifs et concis, comme ces habiles dessinateurs qui en trois ou quatre coups de crayon font voir toute la perfection d’une figure.

    « On a recueilli plusieurs de ses bons mots, et plût à Dieu qu’on n’en eût perdu aucun ! C’est un méchant caractère que celui de diseur de bons mots, et ce caractère, si blâmable dans les hommes, l’est encore plus dans les femmes, à cause que les bons mots sont d’ordinaire accompagnés d’une liberté et d’une hardiesse qui ne sont pas séantes à ce sexe, parcequ’ils en obscurcissent la pudeur et la modestie, qui font ses plus beaux ornements. Mais madame de Cornuel, outre qu’il ne lui échappoit rien qui pût ni la faire rougir, ni faire rougir personne, disoit si à propos toutes choses, et revêtoit ses pensées de termes si propres et si agréables, qu’ils instruisoient toujours sans jamais blesser : de sorte que ces mots étoient bons en ce qu’ils étoient utiles, et plaisoient à tous ceux qui aiment une vérité bien dite.

    « D’ordinaire, les personnes de ce caractère, pour dire un bon mot, en hasardent cent de méchans, et l’expérience fait voir que les plus habiles dans ces jeux d’esprit n’en ont pas dit, en toute leur vie, deux douzaines de tout à fait bons. La raison qu’on en peut rendre, c’est que les bons mots sont des fruits qui viennent sans être cultivés. Tout d’un coup ils naissent, et tout d’un coup ils font leur effet, comme les éclairs. Ils surprennent autant ceux qui les disent que ceux qui les écoutent. Ce sont, pour ainsi dire, de petits libertins qui ne veulent dépendre que d’eux-mêmes. Quand on les cherche ils ne viennent pas, ou, s’ils viennent, c’est de mauvaise grâce, se faisant tirer à force, et se défigurant en se faisant tirer. A-t-on dit un bon mot, le plaisir et les louanges qu’on en reçoit excitent la vanité et la présomption naturelle à en produire plusieurs tout de suite ; mais ce sont ou des monstres ou des avortons. On en rit soi-même pour les faire trouver bons ; mais personne n’en rit, parcequ’en effet ils ne sont pas bons.

    « Madame de Cornuel n’avoit pas un de ces défauts. Elle ne parloit point par vanité, mais par raison, et avec autant de jugement que d’esprit. Comme elle savoit que les véritables bons mots ne dépendent point de nous, elle se contentoit de les produire avec ce beau naturel qui en est comme la fleur, sans presque y toucher. Mais, comme il y a des influences du ciel qui tombent plus heureusement sur de certaines terres que sur d’autres, il semble aussi que les bons mots viennent aussi plus aisément à la bouche des personnes qui savent leur donner un beau tour et les bien exprimer. Tout ce que disoit madame de Cornuel, elle le disoit bien, et jamais pas une de ses paroles n’a été rejetée par les personnes d’un goût raffiné, parceque, outre qu’elles renfermoient toujours un grand sens, elles étoient toujours belles et bien choisies. C’étoit autant de sentences et de maximes, tenant en cela du génie des Salomon, des Socrate et des César, qui ne parloient que pour instruire ; génie grand et heureux qui s’est réveillé de nos jours dans MM. de La Rochefoucauld et Pascal, et enfin dans madame de Cornuel, qui auroit dû écrire ses sentences et ses maximes, si, comme les oracles, elle ne s’étoit contentée de dire les vérités et les laisser écrire aux autres. »

    L’éloge est en règle ; il n’est pas au dessus du sujet. Je ne puis songer à enregistrer maintenant ces mots excellents, et me bornerai à dresser la liste d’indications dont j’ai parlé : Titon du Tillet (Parnasse françois) ; Tallemant des Réaux (chap. 299) ; Paulin Paris (Notes aux Lettres, t. 5, p. 139) ; Sévigné (t. 3, p. 31, édit. Didot, t. 3, p. 47) ; Vigneul de Marville (t. 1, p. 341, Recueil d’ana) ; La Place (Pièces curieuses, t. 3, p. 377) ; Conrart (p. 270) ; Le Père Brottier (Paroles mémorables, p. 85) ; Sévigné (8 septembre 1680, 11 septembre 1676, 7 octobre 1676, 16 mars 1672, 6 mai 1672, 17 avril 1676) ; Quatremère de Quincy (Ninon de Lenclos) ; Tallemant (t. 10, p. 187, de la 3e édition) ; La Place (t. 1, p. 202) ; Tallemant (t. 4, p. 185, édit. P. Paris) ; Tallemant (t. 3, p. 245, 160) ; Lettres de Bussy (28 avril 1690) ; Tallemant (t. 2, p. 411) ; La Place (t. 1, p. 377) ; Ménagiana (édit. de La Monnoye, t. 1, p. 317, 332, 354 ; t. 2, p. 8, 124, 131, 407) ; Lettres de Madame (t. 1, p. 130, 129) ; Tallemant (t. 1, p. 388, note) ; Tallemant (t. 2, p. 170, 411) ; Saint-Simon (t. 1, p. 116) ; Dangeau (t. 4, p. 449) ; Walckenaer (Mémoires sur Sévigné, t. 5, p. 13 ; t. 1, p. 39 ; t. 1, 260), et Guy Patin, Loret, mademoiselle de Montpensier, les Mercures, les Gazettes, les Romans, les Poésies du temps.

  52. Le mot cher, ainsi employé, vient des Précieuses.
  53. En 1658, vers la fin de l’année.
  54. La mode d’aller aux eaux n’est pas nouvelle. On les aimoit extrêmement au XVIIe siècle. J’en pourrois donner beaucoup de preuves ; il faut nous contenter de celle-ci, qui ne nous fait pas sortir du cercle de nos connoissances. En 1658, précisément en l’année où nous sommes, mademoiselle de Montpensier, selon son habitude régulière, va aux eaux de Forges. Elle dit : « La maréchale de La Ferté étoit à Forges. Madame d’Olonne y vint, madame de Feuquières de Salins, mademoiselle Cornuel (Margot), force dames de Paris. » (Montp., t. 3, p. 325.)

    Les eaux de Forges passent pourtant pour être de celles dont les qualités ne sauroient être recherchées par les héroïnes de Bussy.

  55. Tout cela est long, bien long. Aussi, dans quelques éditions, a-t-on supprimé en cet endroit quatre ou cinq pages. Sans vouloir faire le juré-mesureur de style, il me semble que ces quatre ou cinq pages ne sont pas les meilleures de Bussy, si elles sont de lui. Il a ordinairement la plume plus légère, le tour plus libre, la pensée plus claire.
  56. M. le duc d’Anjou auroit pu prétendre au rôle des Candale et des Guiche ; mais il préféra aux belles quelques uns de ses amis. Madame de Motteville l’a peint lorsqu’il étoit encore jeune (1647, t. 2, p. 267) : « Il seroit à souhaiter, dit-elle, qu’on eût travaillé à lui ôter les vains amusemens qu’on lui a soufferts dans sa jeunesse. Il aimoit à être avec des femmes et des filles, à les habiller et à les coiffer ; il sçavoit ce qui seyoit à l’ajustement mieux que les femmes les plus curieuses, et sa plus grande joie, étant devenu grand, étoit de les parer et d’acheter des pierreries pour prêter et donner à celles qui étoient assez heureuses pour être ses favorites. Il étoit bien fait ; les traits de son visage paroissoient parfaits ; ses yeux noirs étoient admirablement beaux et brillans, ils avoient de la douceur et de la gravité ; sa bouche étoit semblable en quelque façon à celle de la reine, sa mère ; ses cheveux noirs, à grosses boucles naturelles, convenoient à son teint, et son nez, qui paraissoit devoir être aquilin, étoit alors assez bien fait. On pouvoit croire que, si les années ne diminuoient point la beauté de ce prince, il en pourroit disputer le prix avec les plus belles dames ; mais, selon ce qui paroissoit à sa taille, il ne devoit pas être grand. » Il ne le fut pas en effet, et sa figure s’épaissit un peu ; mais il n’en fut pas moins beau à la façon des efféminés. Il eut de temps en temps des velléités d’amour naturel, mais jamais elles ne durèrent. Madame d’Olonne, et, un peu plus tard, la gracieuse et plaintive duchesse de Roquelaure, faillirent être aimées. Pour ce qui est de madame d’Olonne, mademoiselle de Montpensier (t. 3, p. 405 ; 1659) vient en aide à Bussy et développe son texte : « Comme le roi fait toujours la guerre à Monsieur, un jour il lui demandoit : « Si vous eussiez été roi, vous auriez été bien embarrassé ; madame de Choisy et madame de Fienne ne se seroient pas accordées, et vous n’auriez su laquelle vous auriez dû garder. Toutefois, ç’auroit été madame de Choisy ; c’étoit elle qui vous donnoit madame d’Olonne pour maîtresse. Elle auroit été la sultane reine ; et, lorsque je me mourois, madame de Choisy ne l’appeloit pas autrement. » Monsieur étoit fort embarrassé sur tout cela, et disoit au roi, d’un ton qui paroissoit sincère, qu’il n’avoit jamais souhaité sa mort, et qu’il avoit trop d’amitié pour lui pour se résoudre à le perdre. Le roi lui répondit : « Je le crois tout de bon. » Puis il disoit : « Lorsque vous serez à Paris, vous serez donc amoureux de madame d’Olonne ? Le comte de Guiche le lui a promis, à ce que l’on mande de Paris. » Monseigneur rougit, et la reine lui dit d’un ton de colère : « C’est bien vous faire passer pour un sot que de promettre ainsi votre amitié ! Si j’étois à votre place, je trouverois cela bien mauvais. Pour vous, qui admirez en tout le comte de Guiche, vous en êtes ravi. » Puis elle ajouta : « Cela sera beau de vous voir sans cesse chez une femme qui peste continuellement contre vous, et qui n’a ni honneur, ni conscience. Vous deviendrez un joli garçon ! » Monsieur dit qu’il ne la verroit pas. »

    Tout efféminé qu’il étoit, et peut-être même en raison de son caractère, Monsieur paroît avoir eu quelques grands élans de sensibilité. Il éclate en sanglots à la mort de sa mère ; il est alors plus affligé fils que Louis XIV (Montp., t. 4, p. 95). À la mort de madame de Roquelaure il montre aussi une tristesse enfantine. Nous demanderons à sa femme, madame la Palatine, de nous achever son portrait. Il aimoit passionnément le bruit des cloches, jusqu’à revenir exprès à Paris la veille de toute grande fête carillonnée : à l’automne, quand les dernières feuilles, jaunies, déjà glacées, tremblent au bruit des sonneries de la Toussaint ; au printemps, quand le chant joyeux des cloches de Pâques s’envole, comme un essaim de jeunes oiseaux, au travers des sérénités du ciel bleu. Avec cela il étoit joueur, mauvais joueur même (Lettres, t. 1, p. 48). Il n’aimoit pas la chasse et il ne consentoit à monter à cheval que pour aller à la guerre, où il se conduisit en bon capitaine. Il écrivoit avec une telle négligence qu’il ne pouvoit se relire ; du reste, il écrivoit peu (t. 1, p. 257). Madame raconte tranquillement qu’elle n’avoit pas grand plaisir au lit avec lui (t. 1, p. 300) et qu’il ne vouloit pas être dérangé pendant son sommeil. Il étoit superstitieux (t. 2, p. 276), et Madame le surprit à promener des médailles bénites, la nuit, sur les diverses parties de son corps de la santé desquelles il doutoit.

    Il n’est pas probable que ce soit Madame qui ait tort (t. 1, p. 402), et les libelles ou les couplets qui aient raison, lorsqu’elle dit : « La maréchale de Grancey étoit la femme la plus sotte du monde. Feu Monsieur feignit d’être amoureux d’elle ; mais si elle n’avoit pas eu d’autre amant, elle auroit certes conservé toute sa bonne renommée. Il ne s’est jamais rien passé de mal entre eux. Elle-même disoit que, s’il venoit à se trouver seul avec elle, il se plaignoit aussitôt d’être malade : il prétendoit avoir mal de tête ou mal de dents. Un jour la dame lui proposa une liberté singulière : Monsieur mit vite ses gants. J’ai vu souvent qu’on le plaisantoit à cet égard, et j’en ai bien ri. Cette Grancey avoit une fort belle figure et une belle taille lorsque je vins en France, et tout le monde n’avoit pas pour elle le même dédain que Monsieur, car, avant que le chevalier de Lorraine ne fût son amant, elle avoit déjà eu un enfant. »

    La femme défend bien son mari. Mieux vaudroit pour lui qu’elle pût se plaindre. Elle ne le flatte pas, d’ailleurs, et raconte parfaitement (27 janvier 1720) tous ses travers : « Feu Monsieur aimoit beaucoup les bals et les mascarades ; il dansoit bien, mais c’étoit à la manière des femmes ; il ne pouvoit danser comme un homme, parcequ’il portoit des souliers trop hauts. »

    Achevons avec dix lignes de Saint-Simon (t. 3, p. 170) :

    « Monsieur, qui, avec beaucoup de valeur, avoit gagné la bataille de Cassel, et qui en avoit montré toujours de fort naturelle en tous les siéges où il s’étoit trouvé, n’avoit d’ailleurs que les mauvaises qualités des femmes. Avec plus de monde que d’esprit et nulle lecture, quoique avec une connoissance étendue et juste des maisons, des naissances et des alliances, il n’étoit capable de rien. Personne de si mou de corps et d’esprit, de plus foible, de plus timide, de plus trompé, de plus gouverné, ni de plus méprisé par ses favoris, et très souvent de plus mal mené par eux. »

  57. Quelque délicatesse est de temps en temps indispensable. Rien ne nous oblige, toutes les fois qu’un nom se présente, à rechercher tous les souvenirs guillerets qu’il peut rappeler et à vouloir absolument enluminer toutes nos notes de couleurs voyantes. C’est affaire aux gens qui écrivent les Crimes des rois de France et autres ouvrages de cette force de raconter comment toute reine a été nécessairement une Messaline. Anne d’Autriche, même en admettant bien des choses, a été une femme digne d’estime, une mère de famille pleine de dignité, une reine indulgente et honnête. Ce qu’on a dit des affaires arrivées du temps de Louis XIII et ce qui arriva sous la régence ne la déshonore en rien. Elle ne fut pas galante, elle ne fut pas coquette, encore moins débauchée. On ne peut lui reprocher que d’avoir aimé un peu, et ce n’est pas ici le lieu d’être si impitoyable. Les pamphlets ne doutent jamais de rien. En voici un qui a de l’audace (Cat. de la Bibl. nat., t. 2, n. 3547) : Les Amours d’Anne d’Autriche, épouse de Louis XIII, avec M. le C. de R., père de Louis XIV ; Cologne, P. Marteau, 1693, in-12.

    Le brillant Montmorency se déclara, dès 1626, le chevalier de la reine (Tallem., t. 2, p. 307). À Castelnaudary, sur le champ de sa défaite, il portoit le portrait d’Anne d’Autriche lorsqu’il fut pris (Vittorio Siri, Memorie Recondite, t. 7), et cela, dit-on, rendit Louis XIII inflexible au jour de sa condamnation. De simples gentilshommes, avant ce fou de Jarzay, se mirent à l’aimer : ainsi d’Esguilly-Vassé (Tallem., t. 2, p. 241). Bellegarde (Roger de Saint-Lary) employa Malherbe à exprimer sa passion, et l’on a un pont-breton de Voiture qui indique l’heure où le duc de Bellegarde dut cesser de faire le beau poète :

    L’astre de Roger
    Ne luit plus au Louvre ;
    Chascun le descouvre,
    Et dit qu’un berger
    Arrivé de Douvre
    L’a fait deloger.

    Qui ne connoît, de ce même Voiture, la pièce charmante adressée à la reine-régente, pièce dans laquelle il lui rappelle ce temps de pastorales, de fêtes romanesques, de scènes de chevalerie, et dans laquelle il ose lui dire : « Lorsque vous étiez

    Je ne veux pas dire amoureuse ;
    La rime le veut toutefois. »

    Tout le scandaleux de l’amourette Buckingham, Tallemant (t. 2, p. 10) l’a resserré en une très courte phrase. Il n’y a rien de plus à imaginer que des folies :

    « Ce qui fit le plus de bruit, ce fut quand la cour alla à Amiens, pour s’approcher d’autant plus de la mer : Bouquinquant tint la reyne toute seule dans un jardin ; au moins il n’y avoit qu’une madame du Vernet, sœur de feu M. de Luynes, dame d’atours de la reyne ; mais elle estoit d’intelligence et s’estoit assez éloignée. Le galant culebutta la reyne et luy escorcha les cuisses avec ses chausses en broderies ; mais ce fut en vain. »

    Pour le mariage de la régente avec le cardinal Mazarin, on ne voit pas qu’il soit plus possible d’en douter, et rien n’est plus facile à excuser et à comprendre.

    Dès le temps de la première Fronde, nul n’étoit ignorant de la liaison formée entre la mère du roi et le ministre. Un couplet dit en 1650 :

    Mazarin, plie ton paquet :
    Notre roi est devenu sage ;
    Ton adultère lui déplaît.

    Si mesdames de Motteville, Talon et la duchesse de Nemours disculpent la reine, les mémoires de Brienne le fils (t. 2, p. 40, 337), ceux de Retz, les Lettres de Madame, et la Correspondance même de Mazarin (Lettres inédites, publiées par M. Ravenel, p. 491), maintiennent l’opinion générale. Madame, dont il ne faut pas se défier obstinément, et qui a pu être bien instruite, dit en propres termes (27 septembre 1718) : « La reine-mère, veuve de Louis XIII, a fait encore bien pis que d’aimer le cardinal Mazarin : elle l’a épousé. Il n’étoit pas prêtre, et n’avoit pas les ordres qui pussent empêcher de se marier. »

    C’est encore Madame (16 avril 1718) qui dit : « La reine-mère avoit l’habitude de manger énormément quatre fois par jour. » Si cela est, ses enfants ont tenu d’elle. Mais il faut finir par quelque morceau de panégyrique. Madame de Motteville s’offre à nous pour cette besogne, qui lui a tant plu.

    Vers les derniers moments de la vie de la reine, quand son affreuse maladie redoublait de pourriture, madame de Motteville fait un retour sur le passé (t. 5, p. 248) : « La grandeur de sa naissance l’avoit accoutumée à l’usage des choses délicieuses qui peuvent contribuer à l’aise du corps, et sa propreté étoit sur cela si extrême, qu’on pouvoit s’étonner doublement quand on voyoit que sa vertu la rendoit si dure sur elle-même. Selon ses inclinations naturelles et selon la délicatesse de sa peau, ce qui étoit innocemment délectable lui plaisoit ; elle aimoit les bonnes senteurs avec passion. Il étoit difficile de lui trouver de la toile de batiste assez fine pour lui faire des draps et des chemises, et, avant qu’elle pût s’en servir, il falloit la mouiller plusieurs fois pour la rendre plus douce. »

    Elle s’étoit maintenue propre et agréable fort long-temps. En 1661, sa fidèle amie (t. 5, p. 112) l’affirme : « Quoique elle approchât alors de soixante ans, elle étoit encore aimable, et, sans flatterie, on pouvoit dire qu’elle avoit de grandes beautés. Outre qu’elle avoit de la fraîcheur sur le visage, ses belles mains et ses beaux bras n’avoient rien perdu de leur perfection, et les belles tresses de ses cheveux étoient de même grosseur et de même couleur qu’elles avoient été à vingt-cinq ans. »

    Décidément elle n’avoit pas été laide. Écoutons madame de Motteville en 1644 (t. 2, p. 71) : « Il y avoit un plaisir non pareil à la voir coiffer et habiller. Elle étoit adroite, et ses belles mains, en cet emploi, faisoient admirer toutes leurs perfections. Elle avoit les plus beaux cheveux du monde ; ils étoient fort longs et en grande quantité, qui se sont conservés long temps sans que les années aient eu le pouvoir de détruire leur beauté…..

    «….. Après la mort du feu roi elle cessa de mettre du rouge, ce qui augmenta la blancheur et la netteté de son teint. »

  58. Au dessous des deux raies circulaires qui s’élevoient du milieu du front et gagnoient le derrière de l’oreille.
  59. J’ignore absolument ce que signifie cette manière de parler, et ne l’expliquerai pas.
  60. Voyez ce qu’on a dit de Guiche et de Manicamp.
  61. Toutes les fois qu’il y a, comme pour mademoiselle de Montpensier, des mémoires qui nous restent, cela nous dispense de la plus grande partie de notre tâche. La grande Mademoiselle n’a pas besoin d’une notice. Née en 1627, elle a déjà passé la trentaine au moment où nous la rencontrons. Elle étoit grande, fort blonde, d’une haute mine, pétrie de fierté et affable, rieuse au besoin ; amie de l’extraordinaire, peu habituée aux rigueurs de l’orthographe et curieuse de romans, voire même de poésies ; précieuse assez, point libertine, mais mal satisfaite du célibat. Bussy ne lui déplaisoit pas. On connoît sa vie, sa jeunesse active, ses prouesses sous les murs d’Orléans et à la porte Saint-Antoine, ses mariages manqués, ses amours avec Lauzun, son admiration pour Condé.

    J’ai dit qu’elle aimoit les écrits et n’écrivoit pas correctement. En voici la preuve fournie par le bibliographe G. Peignot (Documents authentiques sur les dépenses de Louis XIV, p. 44) :

    « À Choisy, ce 5 août 1665.

    « Monsieur le Sr Segrais qui est de la cadémie et qui a bocoup travalie pour la gloire du Roy et pour le public aiant este oublie lannee passée dans les gratifications que le Roy a faicts aux baus essprit ma prie de vous faire souvenir de luy set un aussi homme de mérite et qui est a moy il y a long tams lespere que sela ne nuira pas a vous obliger a avoir de la consideration pour luy set se que je vous demande et de me croire

    « Monsieur Colbert
    Votre afectionee amie
    « Anne-Marie Louise d’Orléans. »

    De même son courage, soutenu par son humeur aventureuse, est incontestable ; néanmoins elle étoit peureuse (Montp., t. 2, p. 383) et avoit particulièrement peur des morts (t. 2, p. 418). En 1648, madame de Motteville (t. 3, p. 102) disoit d’elle : « Elle avoit de la beauté, de l’esprit, des richesses, de la vertu, et une naissance royale. Cette princesse crut que toutes ces choses ensemble pouvoient mériter cet honneur. Sa beauté, néanmoins, n’étoit pas sans défaut, et son esprit, de même, n’étoit pas de ceux qui plaisent toujours. Sa vivacité privoit toutes ses actions de cette gravité qui est nécessaire aux personnes de son rang, et son âme étoit trop peu portée par ses sentiments. Ce même tempérament ôtoit quelquefois à son teint un peu de sa perfection en lui causant quelques rougeurs ; mais comme elle étoit blanche, qu’elle avoit les yeux beaux, la bouche belle, qu’elle étoit de belle taille et blonde, elle avoit tout à fait en elle l’air de la grande beauté. »

    Et elle-même, dans son portrait (Mém. t. 4, p. 105), elle dit : « Je suis grande, ni grasse ni maigre, d’une taille belle et fort aisée ; j’ai bonne mine, la gorge assez bien faite, les bras et les mains pas beaux, mais la peau belle, ainsi que la gorge. J’ai la jambe droite et le pied bien fait ; mes cheveux sont blonds et d’un beau cendré ; mon visage est long, le tour en est beau ; le nez grand et aquilin, la bouche ni grande ni petite, mais façonnée et d’une manière fort agréable ; les lèvres vermeilles, les dents point belles, mais pas horribles aussi ; mes yeux sont bleus, ni grands ni petits, mais brillants, doux et fiers comme ma mine. J’ai l’air haut sans l’avoir glorieux. »

    Sa statue, au Luxembourg, est loin d’être un chef-d’œuvre, mais elle ne la représente pas mal. Il y a à Versailles une dizaine de portraits d’elle : en bergère, en déesse, etc., et au naturel, qui ne lui nuisent pas tous.

    Mademoiselle est née le 29 mai 1627, et elle est morte le 5 mars 1693.

    À la suite de ses Mémoires on classe ordinairement divers écrits qui assurément ne sont pas d’elle, mais dont quelques uns ont vu le jour dans les réunions de son palais du Luxembourg. Ainsi :

    1. Relation de l’île imaginaire.—2. Histoire de la princesse de Paphlagonie.—3. Portraits.—4. Lettre à et de madame de Motteville.—5. Réflexions morales et chrétiennes sur le livre de l’Imitation de Jésus-Christ.—6. Un discours sur les béatitudes.

    Nous ne parlerons pas de l’ouvrage les Amours de M. de Lauzun (t. 3 de l’Hist. amoureuse des Gaules, édition de 1740).

    Somaize (t. 1, p. 56) la désigne sous le nom de la princesse Cassandane. Jean de la Forge l’a encensée sous le nom de Madonte. Vertron (Nouvelle Pandore, t. 1, p. 276) l’a louée également. Dans la satire des Vins de la cour, le vin de Mademoiselle est pétillant.

    Mademoiselle a eu, tant qu’elle a vécu, les sympathies des gens de lettres. Encore aujourd’hui sa renommée est restée debout. Le canon de la Bastille, qui a tué son mari, lui a conquis un certain retentissement de gloire.

  62. On a fait la vie de Lauzun. Elle ne seroit pas faite que les mémoires suffisent bien. Quel homme incompréhensible que ce favori, qui a une jeunesse si triomphante, une virilité si pavanée encore, et, dans la personne de son neveu, Riom, une vieillesse si vertement gaillarde !

    Parmi les pièces historiques qui datent de la Fronde, la Bibliothèque nationale en possède une (Catal., t. 2, n. 3142) qui a pour titre : La défaite des troupes des sieurs de l’Isle-Bonne et du Plessis-Belière et Sauvebœuf par le comte de Lauzun, en Guienne (30 septembre), etc., 1652, in-4. Lauzun avoit juste vingt ans. Si c’est de lui qu’il s’agit, il commençoit bien. En 1660, aux fêtes de la Bidassoa, Antoine Nompar de Caumont est capitaine d’une compagnie des gardes à bec de corbin, charge de la famille (Montp., t. 3, p. 515) ; en 1668 il est nommé colonel-général des dragons (Daniel, t. 2, p. 505) ; en 1662 il avoit déjà tâté de la prison. « Il y eut de grandes intrigues, dit Mademoiselle (t. 4, p. 35) entre beaucoup de femmes de la cour, dans lesquelles M. de Péguilin fut mêlé et envoyé à la Bastille pendant sept ou huit mois, avec un ordre exprès du roi de ne lui laisser voir personne. Bien des gens sentirent sa prison avec douleur, et, quoique je ne le connusse pas dans ce temps-là aussi particulièrement que j’ai fait depuis, je ne laissai pas de le plaindre sur la réputation générale et particulière qu’il avoit d’être un des plus honnêtes hommes de la cour, celui qui avoit le plus d’esprit et le plus de fidélité pour ses amis, le mieux fait, qui avoit l’air le plus noble. L’histoire véritable ou médisante disoit qu’il faisoit du fracas parmi les femmes ; qu’il leur donnoit souvent des sujets de se plaindre pour n’avoir pas la force d’être cruel à celles qui lui vouloient du bien. Ainsi elles se faisoient des affaires et lui attirèrent ce châtiment, qui ne lui étoit rude que par rapport à la peine qu’il souffroit d’avoir déplu au roi, pour lequel il avoit une amitié passionnée. »

    Le style de ce morceau est vif, on y sent l’instinct de l’amoureuse, on y voit l’hyperbole dans ce mot : « le mieux fait ».

    Un fait certain, c’est que Lauzun étoit, suivant l’expression vulgaire, la coqueluche des dames de la cour. La plupart le vouloient pour amant. Cela tenoit à une certaine suffisance très apparente qui ne déplaît jamais lorsqu’elle n’est point fade, et à des qualités secrètes qui plaisent encore plus. Tout se sait, grâce à la médisance ; on sut ce que Lauzun valoit, on le courtisa : il fut forcé d’être brusque, inconstant, et, avec cette brusquerie et cette inconstance, il ne contenta pas toutes les coquettes.

    Madame de Monaco, sa cousine, l’aima véritablement, ce qui ne l’empêcha pas de se donner au roi et au marquis de Villeroi ensuite. Lauzun ne recula pas, il se mit résolument en face de son maître ; une nuit il lui joua le tour (Choisy, Coll. Michaud, p. 631) de le laisser se morfondre sans succès dans un corridor. Quand il fut vaincu, il eut de la colère, il s’emporta. La Bastille se rouvrit. Nous ne citerons plus qu’un seul nom de femme, celui de madame Molière. Lauzun est l’un de ceux qui ont déchiré le cœur de notre grand poète.

    Mais voici le portrait de ce preneur de villes : « C’étoit un petit homme blond, bien fait dans sa taille, de physionomie haute et d’esprit, mais sans agrément dans le visage ; plein d’ambition, de caprice et de fantaisie ; envieux de tout, jamais content de rien, voulant toujours passer le but ; sans lettres, sans aucun ornement dans l’esprit ; naturellement chagrin, solitaire, sauvage ; fort noble dans toutes ses façons, méchant par nature, encore plus par jalousie ; toutefois bon ami quand il vouloit l’être, ce qui étoit rare ; volontiers ennemi, même des indifférents ; habile à saisir les défauts, à trouver et à donner des ridicules ; moqueur impitoyable, extrêmement et dangereusement brave, heureux courtisan ; selon l’occurrence, fier jusqu’à l’insolence et bas jusqu’au valetage ; et, pour le résumer en trois mots, le plus hardi, le plus adroit et le plus malin des hommes. »

    À cette touche, qui n’a pas reconnu Saint-Simon, ce merveilleux Saint-Simon (t. 10 de l’édit. Sautelet, p. 88) que les libraires d’aujourd’hui popularisent ? Saint-Simon dit simplement « un petit homme. » Bussy écrit (à Sévigné, 2 fév. 1689) : « C’est un des plus petits hommes pour l’esprit aussi bien que pour le corps ». En admettant que Bussy soit sévère pour l’esprit, il ne doit rien inventer pour le corps. C’étoit donc un fort petit homme, ce qui prouve une fois de plus que les petits hommes, à qui on a déjà concédé la supériorité intellectuelle, peuvent réclamer aussi le rôle le plus actif dans la vie amoureuse et compter sur les succès les plus réels.

    Ne voulant pas raconter la vie de Lauzun, je me bornerai à un extrait des Mémoires de Mademoiselle (t. 4, p. 454), qui, en 1682, respire le désenchantement et la vérité : « Il me paroissoit fort intéressé, ce que je ne croyois pas, ni personne de ceux qui le connoissoient avant sa prison ; il paroissoit tout jeter par les fenêtres, et en bien des occasions il en usoit ainsi. Ses manières, cachées et extraordinaires, faisoient qu’il ne se montroit que dans ses beaux jours et que l’on ne connoissoit que ses beaux moments. Il connoissoit son humeur et sçavoit la cacher. »

    Lauzun avoit un frère, le chevalier de Lauzun, qui, après une vie obscure, mourut en 1704 (Saint-Simon, t. 6, p. 147). On retrouvoit en lui tous les vices de son aîné, sans aucune de ses qualités : Lauzun le nourrit dans ses ténèbres.

  63. Le maréchal de Grammont étoit fils d’Antoine II de Grammont, comte de Guiche et de Louvigny, prince souverain de Bidache, duc à brevet le 13 décembre, et mort en août 1644. Cet Antoine II étoit un bâtard de Henri IV. Il refusa honorablement d’être reconnu en qualité de fils naturel du roi ; mais il n’en est pas moins vrai que les Grammont sont des Bourbons : de là leur attachement au roi et les égards du roi pour eux.

    Antoine II eut deux femmes. De la première, accusée d’adultère, est descendu le maréchal ; de la seconde (Claude de Montmorency-Boutteville, épousée en 1618) est né Philibert, comte de Grammont, qui se trouvoit parent, par sa mère, de madame de Châtillon et de celui qui devoit être Luxembourg.

    Le maréchal de Grammont étoit frère de Suzanne-Charlotte de Grammont, mariée à Henry Mitte de Miolans, marquis de Saint-Chaumont (Voy. les Lettres inédites des Feuquières, t. 2, notice). De son nom il étoit Antoine III, duc de Grammont, pair et maréchal de France, souverain de Bidache, comte de Guiche et de Louvigny, vice-roi de Navarre et de Béarn, maire héréditaire de Bayonne. Il étoit né en 1604 à Hagetman en Gascogne ; il mourut à Bayonne en 1678. Il eut quatre enfants : le comte de Guiche, le comte de Louvigny (Antoine-Charles), plus tard duc de Grammont, marié en 1688 à Marie-Charlotte de Castelnau, mort en 1720, après avoir laissé des mémoires sous le nom de son père ; madame de Monaco, née en 1639, mariée en 1660, morte le 5 juin 1678, et la marquise de Ravelot, veuve en 1682, puis religieuse.

    Les Mémoires de Grammont ne mentent pas quand ils l’appellent (Coll. Michaud, p. 329) « le courtisan le plus délié et le plus distingué qu’il y eût à la cour », ni même lorsqu’ils lui donnent (p. 326) « un esprit jeune et de tous les temps ». En 1625, Antoine III, alors comte de Guiche, fréquente à l’hôtel de Rambouillet. Il n’y brille pas parmi les versificateurs ; on lui fait des farces : on le gave de champignons (Tallemant des R., t. 2, p. 492), on le couche, on lui découd, on lui rétrécit ses habits. Mais il va à la guerre : de 1629 à 1630, il se distingue à Mantoue. Toutefois, on ne le considéra jamais ni comme un Gassion, ni comme un Condé. Après la bataille d’Honnecourt, il y eut tant de couplets militaires décochés sur lui avec le refrain :

    Lampon, Lampon,
    Camarades, Lampon,

    qu’on l’appela le maréchal Lampon.

    On avoit inventé les « éperons à la Guiche » ; on disoit :

    Le maréchal de Guiche,
    Qui fuit comme une biche.

    On a même dit qu’il se fit battre exprès à Lomincourt (1642) pour plaire à Richelieu, qui vouloit la guerre longue. C’étoit faire bon marché de la gloire des armes, et, sauf le sang versé, l’estimer à son prix.

    Richelieu l’avoit fait maréchal de bonne heure, parcequ’il avoit épousé sa parente, mademoiselle Françoise-Marguerite du Plessis-Chivray, après avoir failli épouser mademoiselle de Rambouillet en personne. Souple devant son parent le cardinal, et, par habitude, devant les ministres qui lui succédèrent, le maréchal étoit arrogant devant les simples mortels. Tallemant (t. 3, p. 180) parle de son avarice et l’accuse de sodomie, ni plus ni moins qu’un Condé.

    À propos de Condé, pendant la Fronde, le maréchal de Grammont ne voulut pas être contre lui. On approuva généralement sa conduite.

    En 1644, il eut la charge de mestre de camp des gardes (Mott., t. 2, p. 80). Il étoit fort assidu auprès de la régente. À la fin de 1648, il est fait duc (Mott., t. 3, p. 117) ; en 1649, il bloque Paris du côté de Saint-Cloud (Mott., t. 3, p. 160). Il fut l’un des plus constants et des meilleurs amis de Mazarin ; on le voit à côté de lui, à l’heure de la mort (Aubery, Hist. du card. Mazarin, liv. 8, t. 3, p. 357, de la 2e édit.).

    Madame de Motteville dit de lui (t. 2, p. 218) : « Éloquent, spirituel Gascon, et hardi à trop louer. » Cela rappelle un trait qui est dans les recueils d’anecdotes (La Place, t. 5, p. 23). Un valet du roi lui manque : il le bat. Le roi s’inquiète au bruit : « Sire, dit-il, ce n’est rien ; ce sont deux de vos gens qui se battent. » Il est sublime en son genre, ce mot-là. Quel courage de lâcheté peut inspirer l’esprit de cour à un militaire ! On a conservé (Catal. de la Bibl. nat., t. 2, n. 3304) une Relation de l’ambassade du maréchal en Espagne (octobre 1659) pour arranger le mariage espagnol et demander l’infante. Il traverse les Pyrénées suivi de son fils, de Manicamp, d’un Feuquières, d’un Castellane, d’un train de Jean de Paris. Les Mémoires de madame de Motteville en sont tout émerveillés (t. 5, p. 75, 1660) : « La reine (elle étoit alors infante) nous dit qu’en voyant arriver les François à Madrid, cette quantité de plumes et de rubans de toutes couleurs, avec toutes ces belles broderies d’or et d’argent, lui avoient paru comme un parterre de fleurs fort agréable à voir ; que la reine sa belle-mère et elle avoient été les voir passer, quand ils arrivèrent, par des fenêtres du palais qui donnoient sur la rue, et que ce jardin courant la poste leur avoit paru fort beau. »

    Si les François envoient encore des ambassades dans mille ans, et que ce soient des ambassades monarchiques, elles auront le même succès.

    La carrière du maréchal se termine à la mort de Mazarin. À partir de ce moment, il vit retiré, sauf de rares apparitions à la cour, dans son gouvernement. Lorsque Pierre Potemkin, en 1668, traversa les Pyrénées, venant d’Espagne, et arrivant au nom d’Alexis Mikhailowitch, Grammont n’y étoit pourtant pas (Voy. la Relation de cette ambassade moscovite, 1855, in-8, Gide et Baudry, édit. Emmanuel Galitzin).

    Parlant du comte de Guiche, nous avons poussé sur la scène sa sœur, madame de Monaco. Elle « étoit vraiment (Montp. t. 3, p. 449) une belle et aimable personne ». Son « mariage s’étoit fait à Bidache au retour de l’ambassade d’Espagne. M. de Valentinois étoit jeune, bien fait et grand seigneur. » Nous savons qu’elle aimoit déjà Lauzun. Avoit-elle beaucoup d’esprit ? Madame de Sévigné écrit : « La duchesse de Valentinois est favorite de Madame ; elle n’en met pas plus grand pot-au-feu pour l’esprit ni pour la conversation. »

    Et l’autre Madame (la Palatine) a mis ceci dans ses lettres brutales (14 octobre 1718) : « Quelqu’un m’a raconté qu’il avoit surpris Madame et madame de Monaco se livrant ensemble à la débauche. »

    Hélas !

    Nous savons comment finit madame de Monaco. Voici quelques textes qui s’y rattachent et nous intéressent :

    « Madame de Monaco est partie de ce monde avec une contrition fort équivoque et fort confondue avec la douleur d’une cruelle maladie. Elle a été défigurée avant que de mourir. Son dessèchement a été jusqu’à outrager la nature humaine par le dérangement de tous les traits de son visage. La pitié qu’elle faisoit n’a jamais pu obliger personne de faire son éloge. » (Sévigné, 20 juin 1678.)

    « On m’a écrit, répond Bussy, que la maladie dont madame de Monaco est morte lui a fait faire pénitence. »—« Elle a eu, en effet, beaucoup de fermeté. » (Sévigné, 27 juin 1678.)

    Dans cette même lettre du 20 juin 1678, que nous citons la première, madame de Sévigné, qui doute de ce qu’on lui a dit, commençoit de la sorte : « On m’a mandé la mort de madame de Monaco, et que le maréchal de Grammont lui a dit, en lui disant adieu, qu’il falloit plier bagage, que le comte de Guiche étoit allé marquer les loges (29 novembre 1673) et qu’il les suivroit bientôt. »

    Il les suivit. Louvigny devint duc de Grammont. Sa sœur « la borgnesse » (Sévigné, 19 février 1672) avoit été mariée comme on avoit pu. Elle finit ses jours en religion. Sa famille avoit besoin de ses prières, en commençant par la bisaïeule.

    Le maréchal de Grammont est le Galerius de Somaize (t. 1, p. 169). Il ne paroît pourtant pas avoir été un précieux très minaudier. Voiture et Sarrazin lui ont fait leur cour. Levasseur, dans ses Événements illustres, fait faire son panégyrique par Apollon lui-même, et Apollon ne veut pas s’en acquitter en moins de huit pages. Amelot de la Houssaye (t. 2, p. 119) est moins flatteur qu’Apollon. Il dit, sans préjudice de la bâtardise : « Le maréchal duc de Grammont et le comte de Guiche, son fils, se vantoient d’être de l’ancienne maison de Comminges ; mais on dit qu’ils mentoient, et que le vrai nom de leur maison étoit Menandor. »

  64. Voici la descendance :

    a. Roger du Plessis-Liancourt, duc de La Roche-Guyon.

    b. Son fils Henri Roger, comte de La Roche-Guyon, sert sous Gassion, épouse Anne-Élisabeth de Lanoye, de la cabale de Condé ; meurt à Mardick (1646) (Mottev., t. 2, p. 185).

    c. Mademoiselle de La Roche-Guyon, fille de Henri-Roger, née en 1646. Vardes, qui l’aime, emploie Jarzay à empêcher le second mariage de sa mère, mademoiselle de Lanoye (Tallem. des R., t. 4, p. 306), avec le prince d’Harcourt, Charles de Lorraine, depuis duc d’Elbeuf. Jarzay étoit alors cornette de chevau-légers.

    La maison de La Roche-Guyon avoit été autrefois une bonne maison, mais elle étoit tombée en quenouille au XVIe siècle, et tout étoit rentré dans la famille de Liancourt (Tallem., t. 1, p. 280).

    Madame de Motteville, parlant de la mort du comte de La Roche-Guyon devant Mardick, dit : « Il étoit fils du duc de Liancourt, seul héritier de ses grands biens et de son oncle maternel, le maréchal de Schomberg. Il avoit épousé l’héritière de la maison de Lanoye, qui demeura grosse d’une fille, dont elle accoucha quelque temps après la mort de son mari. Ce jeune seigneur fut infiniment regretté, tant par la considération de ses père et mère, qui étoient estimés de tous les honnêtes gens, que par l’agrément de sa personne. »

    Mademoiselle de La Roche-Guyon a eu l’honneur d’être élevée à Port-Royal. On chercha querelle (quelque confesseur aux cheveux gras) à son grand-père ; on lui fit la guerre jusque dans le confessionnal. M. de Liancourt, chrétien courageux, refusa d’obéir aux injonctions du confesseur de Saint-Sulpice. Et voilà une guerre allumée !Les Provinciales ne seroient pas écrites sans cela.

  65. Le vieux duc de Liancourt avoit été fait duc sous Louis XIII. En 1648 il fut reconnu au Parlement (Mottev., t. III, p. 117), et sa femme eut alors le tabouret ducal. Madame de Liancourt étoit Jeanne de Schomberg, séparée en 1618 de François de Cossé, comte de Brissac, remariée à Roger du Plessis-Liancourt, duc de La Roche-Guyon, marquis de Liancourt et de Guercheville.

    Elle est auteur du Règlement donné par une dame de haute qualité à sa petite-fille, publié en 1698. Elle entraîna son mari dans les querelles du jansénisme. Le duc fut long-temps l’ami de Mazarin (Mottev., t. 2, p. 11). C’étoit un homme intègre, sage, poli.

    En 1669 il assiste avec sa femme au mariage de madame de Grignan, comme il appert de ce fragment du contrat (Walck., t. 3, p. 134) : « Roger du Plessis, duc de La Roche-Guyon, pair de France, seigneur de Liancourt, comte de Duretal, et dame Jeanne de Schomberg, son épouse. »

    La Fontaine (Amours de Psyché, t. 1, p. 589 de l’édit. de Lahure) a chanté :

    Vaux, Liancourt et leurs naïades.

    Liancourt étoit l’un des séjours enchantés de la France. Expilly (t. 4, p. 192) en donne la description. Liancourt étoit un bourg du Beauvoisis. « Ce bel édifice, dit-il, est accompagné de jardins du meilleur goût et où l’on voit de belles cascades, etc., etc.

    « Outre cela on trouve encore dans cette belle maison quantité d’autres choses gracieuses et bien ménagées, comme le jeu de la longue paume, le bassin ovale, le canal de l’Escot, la salle d’eau, le pré des tilleuls, les dix-sept fontaines. » La description est longue.

  66. M. Victor Cousin ne m’en voudra pas si, au bas de l’une des pages de ce livre réprouvé, je me permets de lui rendre mes humbles hommages. Il est reçu à l’heure présente de rire de sa philosophie, que je ne défendrai pas et dont j’entreprendrois en vain de démontrer la profondeur ou la hardiesse ; mais, s’il a jugé lui-même que cette philosophie a fait son temps, il n’en reste pas moins le promoteur d’une littérature historique qui n’existoit pas et de laquelle nous relevons tous, pauvres petits compilateurs de mémoires. Ses derniers livres sont de beaux modèles. Comme il a parlé amplement de madame de Chevreuse, il me messiéroit d’en vouloir parler beaucoup. C’est la Candace (t. 1, p. 54) du Dictionnaire des Prétieuses. Son histoire est longue, et par maints endroits touche à la politique : aussi n’est-il pas jusqu’au soi-disant historien Alexandre Dumas qui n’ait pris la plume pour en raconter quelque aventure.

    Fille de M. de Montbazon, elle épouse le beau connétable de Luynes. Leur ménage ne manque pas d’originalité. Louis XIII couchoit de temps en temps avec eux, je ne sais en quelle place du lit. Ce grand roi paroît l’avoir aimée, à moins qu’il ne colorât d’une apparence raisonnable l’affection qu’il avoit pour Luynes (Amelot de la Houssaye, t. 1, p. 45). Croyons poliment que c’est pour elle qu’il se glissoit ainsi entre les deux époux. Mais cela ne dura point : il se mit vite à la haïr comme il haïssoit, et dénonça à Luynes les galanteries du duc de Chevreuse, son grand chambellan. Le grand chambellan, Claude de Lorraine, prince de Joinville, ami de la marquise de Verneuil (Tallem., t. 2, p. 177), avoit en effet trouvé belle madame de Luynes, et, quand son premier mari l’eut possédée quatre ans et demi et fut mort, il l’épousa. C’étoit le second des Guise ; il étoit bien fait et honnête homme. L’amour ne dura guère. Madame de Chevreuse se laisse aimer par M. de Moret (le jeune, tué à Castelnaudary) ; en Angleterre, ambassadrice et chargée de régler le mariage d’Henriette avec le frère de Louis XIII, elle accepte les compliments du comte de Holland ; M. de Chasteauneuf, peu après, ne lui déplut point ; Richelieu fut aussi son galant pendant le peu de temps qu’il ne la persécuta pas pour les services qu’elle rendoit à son amie, Anne d’Autriche. La persécution amène une suite d’événements bizarres : elle y pêche en eau trouble l’amour d’un archevêque. C’étoit à Tours, lorsqu’elle fuyoit la prison de Loches et chevauchoit vers l’Espagne (Tallem., t. 1, p. 401). Le duc de Lorraine Charles IV fut aussi l’un de ses adorateurs ; mais il seroit bien long de nommer tous ceux qui l’aimèrent et qu’elle aima. Madame de Chevreuse trouvoit du temps, au milieu de ses intrigues, pour aller jaser à l’hôtel de Rambouillet.

    Lorsque Louis XIII mourut, Anne d’Autriche, pour laquelle elle avoit souffert, la rappelle, la nomme surintendante de sa maison (Motteville, t. 5, p. 117), avec tous les honneurs possibles. Mais la régente n’est plus la reine, et le crédit de la duchesse n’entre que pour peu de chose dans les mouvements de la nouvelle politique. Elle s’en console ou feint de s’en consoler. Elle avoit été vraiment belle et d’une beauté pleine d’esprit ; elle étoit vieillie, fatiguée, mais agréable encore, et Geoffroy, marquis de Laigues, protestant, d’une ancienne maison du Dauphiné, ex-capitaine des gardes de Gaston, se mit alors à l’aimer. On croit qu’il l’épousa secrètement. Laigues a joué un rôle tantôt à côté de Condé, tantôt à côté de la reine (Motteville, t. 4, p. 267), tantôt à côté de Retz. C’est lui qui, en 1648, avertit la cour du sérieux de la scène des barricades ; c’est lui, en 1650, qui conseille l’arrestation des princes. Volage, mais habile et clairvoyant, il fut réellement l’un des chefs de la Fronde ou du parti royal (Motteville, t. 3, p. 264, 279, 362). Il « avoit une grande valeur (Retz, p. 132), mais peu de sens et beaucoup de présomption ». Il s’étoit brouillé avec Condé à la suite d’une querelle de jeu (Guy-Joly, p. 10, 1648). Il inventa une ambassade de l’archiduc au Parlement en 1649. Le marquis de Noirmoutiers étoit son compagnon assidu.

    Madame de Chevreuse n’eut pas toujours à s’en louer. Laigues avoit connu intimement Voiture (Tallemant des Réaux, t. 3, p. 62).

    Le duc de Chevreuse mourut en 1657, très âgé. C’étoit, par ordre de naissance, le quatrième fils du Balafré. Il étoit né en 1578. La duchesse (Marie de Rohan, fille d’Hercule de Rohan, duc de Montbazon, grand veneur de France) étoit née en 1600. Elle mourut à Gagny, près de Chelles, le 12 août 1679.

    On n’a pas toujours dit qu’elle fut l’une des ennemies de Fouquet (Mottev., t. 5, p. 132), et qu’avec Laigues elle détermina à prendre parti contre lui la reine-mère, qui, le 27 juin 1661, l’étoit allée voir.

    Sa fille, non pas Anne-Marie, abbesse de Pont-aux-Dames, morte le 5 août 1652 (Walck., t. 1, p. 418), mais Charlotte-Marie, née en 1627 en Angleterre, a été très passionnée pour sa part. Mademoiselle dit : « C’étoit une belle fille (t. 2, p. 368) qui n’avoit pas beaucoup d’esprit. » Elle avoit de l’esprit lorsqu’elle aimoit. Voyez Retz (p. 97 et 353) : « Elle avoit plus de beauté que d’agrément, estoit sotte jusques au ridicule par son naturel. La passion lui donnoit de l’esprit, et mesme du sérieux et de l’agréable, uniquement pour celui qu’elle aimoit ; mais elle le traitoit bientôt comme ses jupes : elle les mettoit dans son lit quand elles lui plaisoient ; elle les brusloit, par une pure aversion, deux jours après. »

    Madame de Motteville (t. 3, p. 271) la juge ainsi : « Mademoiselle de Chevreuse étoit belle, elle avoit en effet de beaux yeux, une belle bouche et un beau tour de visage ; mais elle étoit maigre et n’avoit pas assez de blancheur pour une grande beauté. »

    Conti (Pierre Coste, p. 92) fut, en 1651, ébloui de cette beauté, qu’il voyoit grande. Retz la savoura. Ce fut l’abbé Fouquet qui en jouit le dernier. Elle mourut en trois jours, le 7 novembre 1652, d’une maladie qui la défigura (Guy-Joly, p. 70) et laissa véhémentement soupçonner le poison. Elle avoit alors vingt-cinq ans, comme vous voyez. C’est bien jeune pour mourir quand on est galante.

  67. Le premier livre est clos. Le commentateur n’a-t-il rien oublié ? N’a-t-il fait aucune confusion de date ? A-t-il le droit d’affirmer qu’on ne sauroit rien ajouter aux couleurs qu’il a fournies ? Le commentateur sait qu’il a oublié bien des choses ; il sait combien il est difficile d’éviter toute erreur, et il sait surtout que son commentaire n’empêchera personne d’en faire un meilleur.

    Mais, en vérité, faut-il que des notes de ce genre, en un livre de ce goût, soient méthodiquement composées et classées ? Doivent-elles raconter régulièrement l’histoire des personnes, en partant de la date de la naissance pour arriver à la date de la mort ? Ne faut-il point s’y passer des parchemins généalogiques lorsqu’on le peut ? Est-ce la vie politique, la vie au grand jour de ces gens, que j’ai à exposer ? Dois-je me garder, si en un coin je ne puis accumuler tout ce que les livres m’ont appris, de réserver pour un autre endroit le surplus de mon butin ? M’est-il interdit de revenir sur mes pas lorsque j’ai marché trop vite ? Je ne le pense pas, et, si j’ai tort, je demande qu’on me le pardonne.

    Ai-je assez montré madame d’Olonne dans ses fonctions de précieuse et sous son nom de Doriménide (Somaize, t. 1, p. 97) ? Ai-je assez parlé de sa sœur Magdelaine, femme de la Ferté-Senneterre ? Les notes qui viendront à la suite des miennes, dans les tomes 2 et 3 de la présente collection, ne peuvent manquer, lorsqu’il le faudra, de les compléter ou de les réformer. C’est égal, j’ajouterai toujours quelque chose.

    On ne voit pas souvent dans les faits divers de nos journaux qu’il soit question de vols commis dans les appartements des Tuileries par des dames de la cour. Madame d’Olonne ne se contraignoit pas. Elle a envie d’un soufflet de peau d’Espagne qui est attaché au service de la cheminée d’Anne d’Autriche, beau soufflet, du reste, soufflet de bois d’ébène garni d’argent : elle charge un sien admirateur, Moret, d’enlever le soufflet désiré, et Moret le décroche, le cache, l’enlève et l’apporte (Montp., t. 3, p. 416). Le mal est que la reine sut quel feu son soufflet volage excitoit aux étincelles.

    Un peu plus il falloit insister sur le chapitre de Beuvron, et ne pas craindre, avec madame de Caylus (p. 415 de l’édit. Petitot), de le montrer éperdument amoureux de madame Scarron. La comtesse de Beuvron, sa belle-sœur (mademoiselle de Théobon), est morte à 70 ans (Saint-Simon, t. 6, p. 429). Enfin c’est lui plus probablement que son frère qui a gâté

    Le grand chemin de la Ferté.

    Leur sœur, Catherine-Henriette, duchesse d’Arpajon, est née en 1622 ; elle est morte le 11 mai 1701. Le duc d’Arpajon avoit été marié deux fois lorsqu’il l’épousa. Les Beuvron étoient parents des Matignon, dont on voit si souvent le nom à côté du leur.

    Puisque j’ai cité plus haut Somaize et dit le nom précieux de madame d’Arpajon, je puis bien demander à Somaize autre chose qu’un nom (t. 1, p. 71). Il répondra en sa faveur :

    « La plus noire médisance ne l’a jamais pu accuser que de trop de froideur, tant sa vertu est connue de tout le monde et tant l’on en est bien persuadé. Ce n’est pas qu’elle soit de ces femmes qui sont sages par force, car les charmes de son visage ont de quoy disputer avec ceux des plus belles. Elle écrit fort bien en prose et discerne admirablement les bons vers d’avec les mauvais. »

    Passons à Candale. Il n’étoit pas le premier de son nom. Le duc d’Epernon, son père, avoit eu deux frères : 1º le duc de Candale, 2º le cardinal de la Valette. Cet oncle avoit pris son nom d’un duché maternel. Il s’ensuit que, lorsque Tallemant impute à un Candale la création du petit Tancrède de Rohan, c’est à Candale I qu’il en veut.

    Madame de Saint-Loup (mademoiselle de La Roche-Posay), la Silénie des Précieuses (t. 2, p. 354), la première maîtresse de Candale, mériteroit certainement qu’on parle d’elle dans ces notes ; mais je me contenterai de renvoyer les lecteurs à Tallemant des Réaux. Il y a aussi Bartet, ce pauvre Bartet, dont je n’ai pas mené l’histoire jusqu’au bout. Les gens de cour n’en voulurent pas beaucoup à Candale, qui lui avoit joué le vilain tour que vous savez, parcequ’il étoit insolent et peu aimé (V. les Mém. de Conrart). Saint-Simon (t. 6, p. 121) raconte comment il trouva un asile auprès de Lyon chez les Villeroi. Le plaisant est qu’il poussa la vie jusqu’à 105 années complètes, n’étant mort qu’en 1707 et étant né en 1602. Il avoit été l’homme de Mazarin. M. Chéruel a indiqué les lettres très particulières qu’il lui écrivoit (Archives des aff. étrang., France, t. 154, pièce 107, etc.).

    J’emprunterai encore, au sujet de Candale, quelques lignes à Amelot de la Houssaye :

    « Le dernier duc de Candale prétendoit être prince, à cause que sa mère étoit fille bâtarde d’Henri IV ; mais toute la cour se moquoit de cette prétention, dont il ne recueillit que le sobriquet de Prince des Vandales.

    « Mademoiselle d’Epernon, sœur unique du duc de Candale, aimoit éperdument le chevalier de Fiesque, et voulut lui faire faire sa fortune en l’épousant. » (Amelot de la Houssaye, t. 2, p. 411.)

    Il meurt à Mardick ; elle se fait religieuse.

    J’ai laissé Conti de côté, non pour l’oublier, mais dans l’intention de le placer plus loin, à côté de son frère.

    M. Walckenaer (t. 4, p. 350) a expliqué très clairement comment Jeannin étoit possesseur du marquisat de Montjeu. Expilly (t. 4, p. 855) parle aussi de ce marquisat. Mais ce n’est pas pour indiquer ces éclaircissements géographiques que je remettrai Jeannin, le « coquet » Jeannin en scène ; c’est pour demander à Saint-Simon (t. 5, p. 3) d’autres éclaircissements plus utiles, et qu’il donne de la manière la plus imprévue en parlant des fêtes de Sceaux, vers l’année 1703. Voici la page du maître :

    « Il s’y étoit fourré, sur le pied de petite complaisante, bien honorée d’y être, comme que ce fût, soufferte, une mademoiselle de Montjeu, jaune, noire, laide en perfection, de l’esprit comme un diable, du tempérament comme vingt, dont elle usa bien dans la suite, et riche en héritière de financier. Son père s’appeloit Castille, comme un chien citron, dont le père, qui étoit aussi dans les finances, avoit pris le nom de Jeannin pour décorer le sien, en l’y joignant de sa mère, fille du célèbre M. Jeannin, ce ministre d’État au dehors et au dedans, si connu sous Henri IV.

    « Le père de notre épousée avoit pris le nom de Montjeu d’une belle terre qu’il avoit achetée. Il avoit ajouté beaucoup aux richesses de son père dans le même métier. Il avoit la protection de M. Fouquet ; elle lui valut l’agrément de la charge de greffier de l’ordre, que Novion, depuis premier président, lui vendit en 1657, un an après l’avoir achetée. La chute de M. Fouquet l’éreinta. Après que les ennemis du surintendant eurent perdu l’espérance de pis que la prison perpétuelle, les financiers de son règne furent recherchés. Celui-ci se trouva fort en prise : on ne l’épargna pas ; mais il avoit su se mettre à couvert sur bien des articles ; cela même irrita. Le roi lui fit demander la démission de sa charge de l’ordre, et, sur ses refus réitérés, il eut défense d’en porter les marques.

    « Il avoit long-temps trempé en prison, on le menaça de l’y rejeter ; il tint ferme. On prit un milieu : on l’exila chez lui en Bourgogne, et Châteauneuf, secrétaire d’État, porta l’ordre, et fit par commission la charge de greffier. Enfin le financier, mâté de sa solitude dans son château de Montjeu, où il ne voyoit point de fin, donna sa démission. La charge fut taxée et Châteauneuf pourvu en titre. Montjeu eut après cela liberté de voir du monde, et même de passer les hivers à Autun. Bussy-Rabutin, qui étoit exilé aussi, en parle assez souvent dans ses fades et pédantes lettres. À la fin, Montjeu eut permission de revenir à Paris, où il mourut en 1688. Sa femme étoit Dauvet, parente du grand fauconnier.

    « Madame du Maine conclut le mariage et en fit la noce à Sceaux. Le duc de Lorraine s’en brouilla avec le prince et la princesse d’Harcourt, et fit défendre à leur fils et à leur belle-fille de se présenter jamais devant lui, surtout de ne mettre pas le pied dans son État. »

    Le livret du Musée de Versailles (par M. E. Soulié), dont j’ai déjà loué ou louerai l’exactitude, commet une erreur (t. 2, p. 466) à propos du nom de comtesse de Fiesque : il confond la mère (Anne Le Veneur) et la belle-fille (Gilonne d’Harcourt). La belle-fille ne doit pas être trop sacrifiée à l’amour de l’anecdote. Elle eut réellement de l’esprit, elle ne fut pas libertine et elle aima les lettres jusqu’à la folie. Somaize (t. 1, p. 96) la traite fort bien :

    «Felicie est une prétieuse de haute naissance qui fleurissoit du temps de Valère (Voiture), bien qu’elle fût dans un âge où à peine les autres sçavent-elles parler. Sa ruelle est encore aujourd’hui la plus fréquentée de tout Athènes, et l’esprit de cette illustre femme est généralement cherché de tout ce qu’il y a de plus grand et de plus spirituel dans cette grande ville. Les autheurs les plus connus et qui ont le plus de réputation font gloire de soumettre leurs ouvrages à son jugement : aussi a-t-elle des lumières qui ne sont pas communes à celles de son sexe, ce qui est aisé de juger par les visites que les deux Scipions (M. le Prince et son fils) luy rendent. La belle Dorimenide (madame d’Olonne) est une de ses plus intimes amies. »

    Son persécuteur, le chevalier de Grammont (dans Somaize, le chevalier de Galerius, poursuivant de Lidaspasie, mademoiselle Leseville, et de sa sœur), avoit été abbé. Peut-être n’ai-je pas dit de cet homme assez de mal. L’esprit séduit si bien, même en ses débauches ! Mais Saint-Simon nous ramènera dans le vrai, s’il ne nous pousse pas au delà. Il le cite à son tribunal (t. 5, p. 333) lorsqu’il meurt, en 1707 :

    « C’étoit un homme de beaucoup d’esprit, mais de ces esprits de plaisanterie, de réparties, de finesse et de justesse à trouver le mauvais, le ridicule, le foible de chacun, de le peindre en deux coups de langue irréparables et ineffaçables, d’une hardiesse à le faire en public, en présence et plutôt devant le roi qu’ailleurs, sans que mérite, grandeur, faveurs et places en puissent garantir hommes ni femmes quelconques. À ce métier, il amusoit et instruisoit le roi de mille choses cruelles, avec lequel il s’étoit acquis la liberté de tout dire jusque de ses ministres. C’étoit un chien enragé à qui rien n’échappoit. Sa poltronnerie connue le mettoit au dessous de toutes suites de ses morsures ; avec cela, escroc avec impudence et fripon au jeu à visage découvert.

    « Avec tous ces vices, sans mélange d’aucun vestige de vertu, il avoit débellé la cour et la tenoit en respect et en crainte. Aussi se sentit-elle délivrée d’un fléau que le roi favorisa et distingua toute sa vie. »

    Vient la tribu des La Rochefoucauld : le père, François VI ; le fils Marsillac, François VII, et Sillery, son oncle. Que voici encore une vive peinture de Saint-Simon ! Nous sommes en 1706 (t. 5, p. 261), et nos héros ont perdu leurs grâces juvéniles :

    « Ce Marly produisit une querelle assez ridicule. Il faisoit une pluie qui n’empêcha pas le roi de voir planter dans ses jardins. Son chapeau en fut percé : il en fallut un autre. Le duc d’Aumont étoit en année, le duc de Tresmes servoit pour lui. Le porte-manteau du roi lui donna le chapeau ; il le présenta au roi. M. de La Rochefoucauld étoit présent. Cela se fit en un clin d’œil. Le voilà aux champs, quoique ami du duc de Tresmes. Il avoit empiété sur sa charge, il y alloit de son honneur : tout étoit perdu. On eut grand’ peine à les raccommoder. Leurs rangs, ils laissent tout usurper à chacun ; personne n’ose dire mot, et pour un chapeau présenté tout est en furie et en vacarme. On n’oseroit dire que voilà des valets. »

    À quoi bon s’acharner après Marsillac ? Je n’ai nulle raison pour ne montrer que ses ridicules, et je dois enregistrer ses états de services. Né le 15 juin 1634, il commence à servir en 1652 ; au siége de Landrecies, en 1655 ; il est mestre de camp du régiment de Royal-Cavalerie en 1666 ; il va en Flandre en 1667, en Franche-Comté en 1668 ; il est gouverneur du Berry en 1671 ; il prend part au passage du Rhin en 1672 ; il devient grand veneur en 1679, et chevalier de l’ordre du Saint-Esprit en 1689. Il est mort le 11 janvier 1714.

    Ai-je dit qu’il aima la première Madame ? (V. La Fayette.)

    Quant à Sillery, voici ce qu’Amelot de la Houssaye (t. 1, p. 539) dit de l’origine de sa maison ; cela nous dispense de parler aux généalogistes : «Brulart. Cette maison est originaire d’Artois et vient d’un Adam Brulart, seigneur de Hez audit pays, lequel Filippe de Valois fit grand maître des engins, cranequiniers et arbalestriers de France. »

    L’amour de la généalogie m’entraîne. Les Villarceaux sont des Mornay de la branche d’Ambleville et Villarceaux. Ils se manifestent ainsi dans le monde :

    Pierre de Mornay, assassiné en 1626, épouse le 6 avril 1616 Anne-Olivier de Leuville, morte en 1653.

    De ce mariage :

    1º Louis, mort le 21 février 1691, à soixante-douze ans, après avoir épousé, en 1643, Denise de La Fontaine, d’où trois fils et une fille ;

    2º Claude, mort jeune ;

    3º René, mort le 2 septembre 1691 ;

    4º Madeleine, abbesse de Gif ;

    5º Charlotte, qui épousa (1643) Jacques Rouxel, comte de Grancey, maréchal de France, etc. (morte le 6 mai 1694).

    J’ai fait l’éloge de Mercœur. Ce Somaize qui, en somme, apprend peu de chose, apprend qu’il aima une demoiselle Sciroeste d’Avignon (t. 1, p. 215). Ce fut sans doute littérairement et en tout honneur. Il ne faut pas nous gâter nos bons maris, qui sont rares dans la société dont nous faisons l’histoire.

    Villars étoit peu de chose par la naissance, avons-nous dit. Saint-Simon (t. 1, p. 26) n’y va pas de main morte ; il écrit : « petit-fils d’un greffier de Coindrieu ». Bagatelle.

    Nous ne sommes pas très riches de documents sur le compte des Manicamp. N’oublions donc pas un fait, si petit qu’il soit (Amel. de la Houss., t. 2, p. 430). « Le maréchal d’Estrées, frère de Gabrielle, a pour troisième femme Gabrielle de Longueval, fille d’Achille de Manicamp. »

    La terre de Manicamp est une terre de Soissonnois érigée en comté (octobre 1693) pour Louis de Madaillan de l’Esparre, marquis de Montataire (Expilly).

    Et je n’ai plus qu’un ou deux mots, l’un pour madame de Bonnelle, l’autre pour Guitaut.

    Le surintendant Bullion, père de M. de Bonnelle, soutient en 1636, après Corbie, le courage du cardinal. Cette année même il fait nommer son fils président à mortier à la place de Le Coigneux. En 1643, à la rentrée en grâce des proscrits, le président Le Coigneux demande sa place ; on fait Bonnelle conseiller d’honneur et cordon bleu (Amelot de la Houssaye, t. 2, p. 100). Le président Bellièvre, son beau-frère, le trouva bien accommodant. C’est peu de chose que nous dirons de Guitaut :

    Le vieux Guitaut est mort le 12 mars 1663, à quatre-vingt-deux ans. Notre Guitaut est né le 5 octobre 1626, et est mort le 27 décembre 1685. On comprend bien qu’il y a de l’intérêt, dans une Histoire amoureuse, à savoir au juste l’âge des gens.

    C’est dans la rue Saint-Anastase, et non dans la rue Culture-Sainte-Catherine, où elle alla demeurer plus tard, qu’il est voisin de madame de Sévigné (Walck., t. 4, p. 68).