Histoire amoureuse des Gaules/Tome 2/Les fausses prudes

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LES


FAUSSES PRUDES


OU


LES AMOURS DE Mme DE BRANCAS [1]


ET AUTRES DAMES DE LA COUR.



Je n’ai pas de ces hauts desseins
D’écrire les actes des saints,
Ma Muse est encore trop jeunette ;
Il ne lui faut qu’une musette,
Et les discours moins sérieux
La divertissent cent fois mieux.

Moi qui ne veux pas la contraindre,
Je ne veux pas encor me plaindre
Avec de lamentables vers
De voir un siècle si pervers.
Tout ce que je demande d’elle
Est de conter quelque nouvelle
Comme les dames de la cour
Traitent les mystères d’amour.
Maintenant il me prend envie
De décrire toute leur vie,
Pendant que dans un triste exil
J’ai le temps d’en ourdir le fil.
On ne sauroit m’en faire accroire :
Je sais le fin de leur histoire,
Je sais leur pratique et leurs brigues,
Et je puis vous jurer ma foi
Que nul ne la sait mieux que moi.
Je sais leurs secrètes intrigues,
Et comme chacun en ce jour
Se comporte dans cette cour.
Avance-toi, Muse, et m’inspire
Quelque chose digne de rire,
Le sujet le mérite bien.
Déjà dans plus d’un entretien
Nous en avons ri, ce me semble,
Quand nous étions tous deux ensemble.
Mais nous les mettrons en courroux,
Me diras-tu, filons plus doux.
Et moi je n’en veux rien démordre.
Disons toutes choses par ordre ;
Surtout dans cette occasion

Évitons la confusion,
Et ne faisons pas un mélange ;
Distinguons le démon de l’ange.
À part scrupules superflus,
Puisqu’en ce temps il n’en est plus !
Il me prend un éclat de rire
D’en avoir ici tant à dire
Qu’il faut avec moi confesser
Que j’aurois peine à commencer.
Pendant que j’ai le vent en poupe,
Prenons-en une de la troupe,
Et la séparons du monceau,
Pour le premier coup de pinceau.
Nous dauberons quelque autre ensuite,
Et, suivant notre réussite,
Sans nous arrêter en chemin
Nous les passerons sous la main.
Mais donc pour entrer en matière,
Qui choisirons-nous la première ?
Prenons Madame de Brancas.
Je sais que chacun en fait cas ;
C’est une belle assez fameuse
Pour rendre notre histoire heureuse.
Je m’en vais doncque l’exposer.
Écoutez, je vais commencer.

Vêtu d’une étroite culotte,
Son père[2], faiseur de calotte,
En vendit, dit-on, à Lyon,

Quasi pour près d’un million.
Ainsi se voyant en avance,
Il se mêla de la finance,
Et tout le reste de ses ans
Fut un de ces gros partisans.
Il avoit dedans sa famille
Une belle et charmante fille,
Belle, à ce qu’on en a écrit,
Mais on ne dit rien de l’esprit,
Lorsque Madame la Princesse[3]
La prit pour être la maîtresse
Du feu bonhomme d’Assigny[4],
Qui crut trouver la pie au nid.
Avant ce fameux mariage
Qu’on fit à la fleur de son âge,
Toutes ses premières amours,
Qui n’eurent pas longtemps leurs cours,
Furent avec laquais et pages
Et maints semblables personnages
Du fameux hôtel de Condé,
Et non avec son accordé.
Avant qu’il fût jour chez Madame,
Chacun sait que cette bonne âme
Avoit joué, je ne mens pas,
Dedans le plus haut galetas,
Plus de deux heures à la boule,
Avec des balles que l’on roule,

Et plus elles sont près du but
Elle confesse avoir perdu.
Sitôt qu’elle fut épousée,
Son mari, d’une âme rusée,
L’envoie auprès de sa maman
Et la retient là près d’un an.
C’est au fond de la Normandie
Que ce mari la congédie ;
Si c’eût été plus en deçà,
On eût su ce qui s’y passa.
J’ai su d’un auteur très sincère
Qu’elle battit sa belle-mère,
Qui, l’aimant toujours tendrement,
Souffrit cela patiemment.
Après deux ou trois ans d’épreuve,
Par bonheur elle devint veuve.
On dit qu’elle en jeta des pleurs,
Qu’elle feignit quelques douleurs ;
Mais, sans parler à la volée,
Elle en fut bientôt consolée.
Depuis elle vint à Paris,
Heureux séjour pour les Cloris,
Où, quoique sous un sombre voile,
Elle brilla comme une étoile.
Les sieurs de Malta[5] et Jeannin[6],
Friands du sexe féminin,
Ne l’avoient à peine aperçue,

Que leur âme en parut émue,
Et chacun s’en crut le vainqueur.
Tous deux lui touchèrent le cœur,
Pour tous deux elle eut l’âme atteinte,
Et ce ne fut pas sans contrainte
Qu’elle répondit à leurs vœux,
Les voulant conserver tous deux.
Pas un n’eut l’âme trop saisie
Des mouvements de jalousie.
Elle les ménagea si bien
Qu’ils ne se dirent jamais rien.
Jeannin la menoit en campagne
Dans une maison de cocagne
Que l’on appelle l’Amireau,
Non pas séjour de houbereau,
Mais une maison de délices,
Où Brancas offrit ses services
À cette jeune déité,
Qui n’eut point d’inhumanité
Pour un galant si plein de charmes :
Elle rendit bientôt les armes.
Après un mal assez amer,
Brancas revient pour prendre l’air
Dedans cette maison fameuse,
Mais maison pour lui bien heureuse,
Puisqu’en cet illustre séjour
Il prit et donna de l’amour ;
Souvent lui conta des fleurettes,
Et, dans ces douces amusettes,
Il lui récitoit quelques vers,
Qu’il pilloit des auteurs divers.
Un jour qu’il causoit avec elle,
Afin de lui prouver son zèle
Et tous les violents transports

Qu’il ressentoit peut-être alors,
Il lui fit voir une élégie,
Mais forte et pleine d’énergie,
Qu’elle prit pour un madrigal,
Qui lui porta le coup fatal,
Dont elle ne se put défendre ;
Elle acheva lors de se prendre.
Le reste, ne se conte plus,
J’en serois moi-même confus.
Le voir, l’aimer, devenir grosse,
Je ne vous dis point chose fausse,
Se firent dès le même jour
Qu’il lui témoigna de l’amour.
Il n’est pourtant rien de plus vrai
Qu’on n’y mit pas plus de délai,
Et que dans la même journée
La chose se vit terminée.
Sitôt que monsieur de Brancas
S’aperçut de ce vilain cas,
Par un motif de conscience,
Ou bien poussé par la finance,
Sur quoi l’on ne pouvoit gloser,
Il fit dessein de l’épouser.
Bien que la dame se vît grosse,
Elle ne vouloit point de noce,
Pourtant elle y consentit : car
Voyant que le duc de Villars
Étoit prêt de faire naufrage,
Elle approuva ce mariage :
Ce qu’elle n’eût fait qu’à regret,
Sans quelque espoir du tabouret[7].
Six mois après l’affaire faite,

Elle mit au monde Branquette[8],
Ce jeune miracle d’amour
Qui brille à présent dans la cour,
Devant qui même la plus belle
N’oseroit lever la prunelle,
Et qui pourroit conter à soi
Le cœur même de notre Roi[9].
Ses beaux cheveux de couleur blonde
Et son teint le plus beau du monde
Réjouirent fort son papa,
Parce que Jeannin et Malta,
Dont il étoit en défiance,
N’avoient aucune ressemblance
À ce beau teint, à ces cheveux
Dignes de mille et mille vœux.
Monsieur de Laon[10], qui dans l’Église
Fait une figure de mise,
Et qui, comme l’on peut juger,
Sait bien plus que son pain manger,
Ou, pour parler sans menterie,
Un grand laquais nommé La Brie[11],

Furent père, à ce que l’on dit,
D’une fille du même lit[12].
Mais sans choquer la révérence,
On croit avec plus d’apparence,
Qu’elle vint de ce grand prélat,
Qui fit cela sans nul éclat ;
Et ce qui fait qu’aucun n’en doute,
C’est que malgré la sœur Écoute,
Et la mortification
Que l’on souffre en religion,
Elle ne perd jamais l’envie
De finir tristement sa vie,
Et de donner dans ce saint lieu
De grandes louanges à Dieu :
Ce qui fait voir, quoi que l’on fasse,
Que ce dessein lui vient de race,
Quoique d’autres légèrement
En jugent peut-être autrement.
Pour encor mieux faire la fausse,
Chacun dit qu’elle en devint grosse
En l’absence de son mari,
Qui depuis en fut bien marri,
Et qui contre son ordinaire
En parut un peu en colère ;
Mais étant un fort bon parent[13],
Il en usa modérément,
Et ne s’en prit rien qu’à La Brie,

Qu’il chassa, dit-on, de furie,
Ce qui fit beaucoup plus d’éclat
Que s’il s’en fût pris au prélat.
Mais notre adorable comtesse,
Pour autoriser sa grossesse,
Lui soutint, jurant de sa part,
Que déjà devant son départ
Sa fille avoit été conçue,
Qu’elle s’en étoit aperçue.
Le temps pourtant s’accordoit mal ;
Mais dans un endroit si fatal
On n’examina pas la chose ;
On lui fit croire que la glose
De ce doute fâcheux qu’il prit
Étoit une absence d’esprit,
Et dans ses grandes rêveries[14],
Il se forgeoit ces niaiseries.
Lors le mari le crut assez :
Vous le croirez si vous voulez.
À ces deux-là, qui la quittèrent,
Deux autres fameux succédèrent :
Chavigny, autrement de Pont[15],
Et d’Elbeuf[16], homme assez profond
Dans la science de la chasse,
Qui remplissoit fort bien sa place,
Lorsqu’il appliquoit ses efforts

Après quelque grand bruit d’alors.
Il lui contoit pour l’ordinaire
Tous les faits de son chien Cerbère,
S’il s’étoit jeté tout à coup
Sur quelque cerf ou quelque loup,
Si le chevreuil ou bien le lièvre
Avoit eu ce jour-là la fièvre,
En se voyant dessus ses fins
À la merci de ses mâtins.
L’autre, qui paraissoit plus sage,
Étoit aussi d’un autre usage.
C’étoit un homme libéral,
Qui donnoit tout, ou bien, ou mal ;
Même l’on dit, entre autre chose
(Que personne de vous ne glose),
Qu’avant que de lui dire adieu,
Il lui meubla son prié-Dieu[17],
Mais des plus beaux bijoux du monde,
De tout ce que la terre et l’onde
Fournissent de plus précieux,
Et de plus éclatant aux yeux.
Combien cet amant plein de zèle
A-t-il souffert de maux pour elle !
Il a blanchi dessous le faix,
Outre sa dépense et ses frais.
Quelle auroit donc été sa peine,
S’il eût aimé quelque inhumaine !
Sans rendre ces deux mécontents,
Elle avoit dès ce même temps

L’abbé Nardy, amant de Galle[18],
Dont l’âme n’est point libérale,
Qui la voyoit comme voisin
Depuis le soir jusqu’au matin.
Dedans ce temps-là même encore,
Malta, qui l’aime et qui l’adore,
Revint, mais plus secrètement
Montrer qu’il étoit son amant,
Qu’il n’en pouvoit plus aimer d’autres ;
Et parmi tant de bons apôtres,
Sans savoir d’où cela venoit,
Hélas, mon Dieu ! l’on s’aperçoit,
Lâcherai-je cette parole ?
Que la dame avoit la vérole.
On consulta dessus ce fait
Un homme en ce métier parfait,
Qui la voulut prendre en sa charge :
C’est le sage monsieur Le Large,
Homme qui n’a point de pareil
En tout ce que voit le soleil.
Sans songer d’où le mal procède,
On résout d’y donner remède ;
L’on convient pour cela de prix.
Le jour même, dit-on, fut pris
Mais la guérison fut remise
Malgré quelque potion prise,
À cause que dans cet instant
L’argent n’étoit pas bien comptant.
Comme elle avoit un cœur de roche,
Pour éviter quelque reproche
Qu’on lui faisoit en son quartier,

Même gens de galant métier,
Pour tromper tant de sentinelles,
Elle prend celui des Tournelles,
Et sans avoir d’autre raison,
Elle abandonne sa maison ;
Puis prend la rue de Vienne,
Quartier plus propre à la fredaine,
Et déjà beaucoup plus fameux
Pour tous les larcins amoureux.
Bien que personne ne la suive,
Elle ne se croit pas oisive :
Messieurs Paget[19] et Monerot[20]
Y furent bientôt pris au mot.
Dès aussitôt qu’ils l’eurent vue,
Et l’un et l’autre d’eux se tue
De lui faire mille présents.
Elle, pour les rendre contents,
De peur que l’un des deux s’offense,
Avoit beaucoup de complaisance ;
Elle prenoit à toute main,
Croyoit qu’il eût été vilain
De refuser avec audace
Des présents faits de bonne grâce.
Ils avoient dans leur passion
Tous deux de l’émulation :
Si l’un envoyoit une table
D’une fabrique inimitable,
L’autre renvoyoit dès le soir
Un parfaitement beau miroir ;
Si l’un d’eux chômoit une fête,
L’autre se mettoit dans la tête

Depuis le soir jusqu’au matin
De la régaler d’un festin.
Mais les fortunes bien prospères
Sont celles qui ne durent guères :
Bientôt une adroite beauté
Eut tout ce mystère gâté,
Et par une intrigue nouvelle
Lui ravit ses amans fidèles.
C’est d’Olonne[21] qui fit ce coup
Environ entre chien et loup.
Jamais rien ne fut plus sensible
Que ce larcin irrémissible ;
Mais dans l’espoir de se venger
Elle n’y voulut pas songer :
Sans bruit elle se laissa faire.
Le sieur Fleuri[22], vilain compère
(Ceci soit dit sans l’offenser),
Et plus laid qu’on ne peut penser,
Le diable (Dieu me le pardonne),
Armé des armes qu’on lui donne,
Non, n’est pas si laid que celui
Qui charmoit alors son ennui.
Sa mine étoit plus dégoûtante
Que les courroies d’une tente ;
Son teint d’un vieil mort et huileux
Éclatoit d’un lustre terreux ;
Ses cheveux, sa barbe maussade,
Son haleine pire que cade[23],

Et le tout d’un monstre infernal,
S’il n’avoit été libéral,
L’auroient certes, comme je pense,
Fait haïr de toute la France.
Il faisoit donc quelques présents,
Mais qui pourtant n’étoient pas grands :
Des essences et des pommades,
Des citrons doux pour les malades,
Des raisins doux de Languedoc
Pour le carême, c’étoit hoc,
Et quelque autre chose semblable,
Non pas d’un prix inimitable ;
Mais pour être parfait amant,
Suffit de donner seulement.
Bien que Fleuri logeât chez elle,
Elle ne lui fut pas fidèle.
Comme un cent ne suffisoit pas,
D’Épagni[24] eut le même cas,
Du même temps, à la même heure,
Homme encore laid, ou je meure,
Qui, sans le bon monsieur Fleuri,
Qui sur lui l’auroit enchéri,
Il auroit été, si je n’erre,
Le plus laid homme de la terre,
Commençant à s’émanciper,

Lui montroit l’art de bien piper,
À quelque jeu que ce pût être
Sans que l’on pût le reconnoître.
C’est où bien des gens ont recours
Et qui lui fut d’un grand secours.
Avant qu’elle eût cette science,
Elle perdit, mais d’importance.
Mais vous allez tous admirer
Comme elle s’en sut bien payer.
Au carnaval, temps de remarque,
Notre jeune et vaillant monarque,
Pour chasser mille ennuis fâcheux,
Dansoit un ballet somptueux :
Brancas, cette jeune merveille,
Qui a le pas fin et l’oreille,
Dans ce ballet, non par hasard,
Représentoit, dit-on, un art[25],
Oui, c’étoit la Géométrie :
Son habit couleur de prairie,
Et qui valoit son pesant d’or,
M’en fait ressouvenir encor.
En attendant, comme je pense,
Que son tour vint d’entrer en danse,
Hélas ! monsieur de Relabbé
La fit bien venir à jubé ;
Sans vous conter des hyperboles
Lui gagna dix-huit cents pistoles.
Après un semblable malheur,
On ne dansa pas de bon cœur.
La somme n’étant pas payée,

Elle en fut moins mortifiée,
Car, comme cet homme de cour
Alla la voir un autre jour,
Il se paya d’une monnoie
Qu’il reçut même avecque joie,
Et qu’on entend à demi-mot
À moins que de passer pour sot.
Je tiens, pour moi, qu’on peut le croire,
Puisque lui-même en fait l’histoire.
Dans ce temps-là monsieur Jeannin
La revit, sans qu’aucun venin
D’une immortelle jalousie
Lui vint troubler la fantaisie ;
Elle le reçut de bon œil,
Et l’eût aimé jusqu’au cercueil,
Sans qu’une méchante personne
Le lui ravit : ce fut d’Olonne
Qui luit prit encor celui-ci
Et bien d’autres qu’on sait aussi.
Monsieur de Beaufort[26], ce grand homme,
Que l’on connoît dès qu’on le nomme,
Depuis les plus petits enfans
Jusqu’à ceux qui n’ont point de dents,
La consola de cette perte ;
Tous les jours elle étoit alerte
Pour épier où ce héros
Lui pourroit parler en repos.
J’aurois de quoi vous faire rire,
Si je voulois ici vous dire
Mille et mille discours sans fin,
Et les rendez-vous du jardin
Du fameux hôtel de Vendôme[27],

Où, bien souvent, comme un fantôme
J’ai connu ce maître paillard
L’attendre tout seul à l’écart.
Mais, hélas ! la beauté qu’il aime
Le publie trop elle-même
Pour vous le réciter ainsi.
Peut-être savez-vous aussi
Les discours que de leur fenêtre
Ils se faisoient sans trop paroître,
Parce que monsieur de Brancas
Dessus ce point ne railloit pas,
De quoi pourtant chacun s’étonne,
Le voyant si bonne personne.
Monsieur le maréchal d’Estrez[28],
Qui, je crois, comme vous savez,
N’a pas l’âme trop libérale,
Etoit encor de sa cabale.
Jugez un peu s’il l’aimoit bien,
Puisqu’il lui fit présent d’un chien,
Mais d’un joli chien de Boulogne,
Petit et de camuse trogne.
Mais comme son affection
Augmentoit sa prétention,
Il lui fit un don plus solide :
C’étoit un petit coffre vide,
Mais ajusté fort joliment,
Et qui, dit-on, étoit d’argent.
Après, contrefaisant la prude,

Elle mit toute son étude
À corrompre monsieur Fouquet[29] ;
Déjà de plus d’un affiquet
Elle orne sa divine tresse,
Elle le flatte et le caresse ;
Mais lui, toujours comme un glaçon,
Ne mordoit point à l’hameçon.
Jamais on ne le sut surprendre.
Il avoit une amitié tendre
Pour son bonhomme de mari
Dont on ne l’a jamais guéri.
Tout ce que l’amour nous suggère
Près de lui ne servoit de guère ;
Malgré tous ses divins appas
Cet amant ne l’écouta pas.
Alors on voit qu’elle s’écrie :
« Voilà ma science finie
Sans que tu me sois converti,
Et j’en aurai le démenti !
Dussé-je mourir dans la peine,
Je veux que ton âme inhumaine,
Plus fière que dame à certon[30],
Chante dessus un autre ton. »
Alors, le prenant de furie
Dans cette grande galerie
Que nous prenons à Saint-Mandé[31],
L’œil en feu comme un possédé,

Malgré ce qu’il put entreprendre,
Elle le force de se rendre.
Et l’on dit, malgré qu’il en eût,
Qu’elle en fit ce qu’elle voulut ;
Et lorsqu’il eut quitté sa patte,
Après l’avoir nommée ingrate
Et fait quelques discours confus,
Il jura de ne tomber plus.
Son serment ne fut pas frivole,
Car depuis il lui tint parole.
Alors que ce surintendant[32]
Fut frappé de cet accident
Qui, par une chute commune,
Entraîna plus d’une fortune,
Dieu sait quels furent ses regrets !
Cela m’importe fort peu ; mais,
À ce que l’on me persuade,
Elle fut tout à fait malade,
Et même, à ne vous mentir point,
Elle en perdit son embonpoint.
Depuis, lorsque ses amis virent
Que les choses se ralentirent,
Recouvrant un peu de santé,
On vit renaître sa beauté.
À peine chacun la découvre

Qu’elle alla loger dans le Louvre,
Et sans savoir quasi pourquoi
On la voit bien auprès du Roi.
D’autres n’en disent pas de même,
Disant que c’est elle qui l’aime,
Et qu’elle s’efforce en tous lieux
De se trouver devant ses yeux ;
Que d’une manière obligeante,
Près de lui fait toujours l’amante,
Et que, redoublant ses appas,
Fait très souvent le premier pas.
La raison sur quoi l’on se fonde,
C’est que le plus grand Roi du monde,
Qui d’un regard peut tout charmer,
Et qui n’a, pour se faire aimer,
Qu’à jeter l’œil sur la plus belle,
Qui ne connoît point de cruelle,
Ne voudroit pas faire un tel choix.
Lors l’on entendit une voix,
Qui dit d’un ton digne de marque,
Nous parlant de ce grand monarque :
« Hélas ! pourquoi s’en étonner,
Puisqu’on le veut abandonner
Aux caresses d’une importune
Qui n’étoit plus bonne fortune,
Et qui désormais au cercueil
Ne peut entrer qu’avec un œil[33] ? »
Une raison si convainquante
Fit que l’on eut bien de la pente
À croire que ce Roi fameux
Pourroit bien répondre à ses vœux,

Quoique l’on soutienne en cachette
Que le tout n’est que pour Branquette,
Dont je donne certificat,
Étant un mets plus délicat,
Plus savoureux et plus d’élite
Pour un prince de ce mérite.
Cependant monsieur de Brancas
Ferme l’œil à tout ce tracas,
Et d’une âme toute pieuse,
Pour mener une vie heureuse
Et libre de tous les chagrins,
Vers le ciel élevant ses mains,
Offre à Dieu tout ce que peut faire
Et la jeune fille et la mère,
Et sans en concevoir de fiel
Reçoit tout comme don du ciel,
Soit qu’il eût à souffrir des princes,
Ou des gouverneurs des provinces,
Des prélats, des abbés, des rois,
Des partisans et des bourgeois.

Voilà mon histoire finie ;
Jugez si dans ma litanie
Ce jeune miracle d’amour
Ne pourra pas entrer un jour.
Vous qui connaissez cette belle,
Contez-lui comme une nouvelle
Tout ce que mon histoire en dit,
Puisque je mourrois de dépit
Si, sans choquer sa modestie,
Elle n’en étoit avertie,
Espérant avoir le bonheur
De lui montrer un jour l’auteur.

  1. Madame de Brancas étoit femme de Charles de Brancas, le plus jeune fils de Georges de Brancas, premier duc de Villars. Charles de Brancas étoit, depuis 1661, chevalier d’honneur de la Reine-Mère. Madame de Sévigné a fait connoître ses distractions, et La Bruyère l’a rendu fameux sous le nom de Ménalque.
    Sa femme étoit une des trois filles de Mathieu Garnier, trésorier des parties casuelles ; de ses deux sœurs, l’une épousa M. d’Oradour, et l’autre, veuve de M. d’Orgères, devint ensuite madame Molé de Champlâtreux. Leur frère, le chevalier Garnier, épousa mademoiselle de La Porte, fille d’honneur de la Reine. Voy. dans cette collection le Dictionnaire des Précieuses, t. 2, aux mots Brancas, Garnier, Oradour (d’).
  2. Mathieu Garnier. Sa succession, dit le Catalogue des partisans, a été « un des principaux piliers de la maltôte de son temps, tant par création de nouveaux offices que par attribution de droits et taxes sur les anciens. » Cf. Courrier de la Fronde, Bibl. elzev., t. 1, p. 167.
  3. Marguerite de Montmorency, femme du prince de Condé.
  4. Ce n’est pas d’Assigny ou Acigné qu’il faut lire : M. d’Acigné étoit de la maison de Brissac ; c’est d’Isigny. François de Brecey, seigneur d’Isigny en Normandie, fut en effet le premier mari de Suzanne Garnier. Celle-ci n’eut pas à se louer de lui.
  5. Ce n’est pas Maltha, mais Matha qu’il faut lire. Charles de Bourdeilles, comte de Mastas ou de Matta, en Saintonge, ami de l’abbé chevalier comte de Grammont. Voy. les notes de M. Moreau, dans sa savante édition des Courriers de la Fronde, Bibl. elzev., t. 2, p. 250, 251, 294.
  6. Petit-fils, par sa mère, du président Jeannin de Castille. La femme de Chalais, à qui Richelieu fit trancher la tête, étoit sa sœur.
  7. L’espoir qu’elle avoit de voir son mari devenir duc, par la mort de son frère, fut trompé, et elle n’obtint pas les honneurs dus aux duchesses, dont le plus particulier étoit d’avoir un tabouret chez la reine.
  8. Branquette, c’est-à-dire mademoiselle de Brancas, épousa, le 2 février 1667, le prince d’Harcourt, et mourut en 1673.
  9. Un couplet satirique du temps disoit en effet :

    Brancas vend sa fille au roy
    Et sa femme au gros Louvoy.

    Voy. le Dict des Préc., t. 2, au mot Brancas.
  10. César d’Estrées, évêque-duc de Laon, pair de France en 1653. Il étoit né le 5 février 1628. En 1657 il fut reçu à l’Académie françoise, et il mourut, en 1714, doyen de cette compagnie.
  11. Le même nom du laquais se retrouve dans un vaudeville que nous avons cité dans notre édition du Dictionnaire des Précieuses, t. 2, au mot Brancas.
  12. La seconde fille, avouée du moins, de madame de Brancas, épousa, le 5 février 1680, son cousin Louis de Brancas, duc de Villars ; elle n’entra donc point en religion.
  13. La mère du comte de Brancas étoit Julienne Hippolyte d’Estrées, fille d’Antoine, marquis de Cœuvres, et tante de César d’Estrées, évêque de Laon.
  14. Nous avons déjà dit que le comte de Brancas sembloit être l’original du portrait que La Bruyère a tracé du distrait, sous le nom de Ménalque.
  15. Armand-Léon Le Bouthillier, comte de Chavigny, seigneur de Pons, maître des requêtes, étoit fils de Léon Le Bouthillier de Chavigny et d’Anne Phelippeaux. Il épousa, en 1658, Élisabeth Bossuet, et mourut en 1684.
  16. Charles de Lorraine, troisième du nom, duc d’Elbeuf, gouverneur de Picardie, né en 1620, mort en 1652.
  17. Nous écrivons prié-Dieu et non prie-Dieu pour conserver la mesure du vers, et surtout parce que la deuxième forme n’étoit pas encore admise. Richelet ne donne que la première ; Furetière admet les deux, et le Dictionnaire de Trévoux, qui les conserve, n’emploie pas la seconde dans ses exemples.
  18. Je proposerois de lire : « amant de balle », c’est-à-dire « de pacotille », comme dans le vers de Molière :

    Allez, rimeur de balle, opprobre du métier.
  19. Maître des requêtes, puis intendant des finances. Voy. t. 1, p. 16, et Dictionnaire des Précieuses, t. 2, p. 318.
  20. Partisan fameux, comme Paget.
  21. Sur d’Olonne, voy. t. 1, p. 6, et sur sa femme, t. 1, p. 1-153.
  22. Peut-être est-ce ce marquis de Fleuri, grand personnage de Savoie, qui vint en France vers cette époque, et avec qui Mademoiselle se lia à Fontainebleau. Voy. ses Mémoires, édit. Maëstricht, t. 4.
  23. Pour cacade, dans un sens maintenant perdu, mais facile à comprendre.
  24. Sur cette simple mention, il nous est impossible de donner des renseignements précis. Nous connoissons sous ce nom un abbé d’Espagny à qui Scarron a adressé une épître où, pour le remercier de quelques sarcelles envoyées par ce prélat, il lui disoit :

    Adieu, cher abbé de mon âme ;
    Cupidon vous doint belle dame,
    Car maints prelats de ce temps-cy
    Aiment belles dames aussy,
    Et j’en connois d’assez peu sages
    Pour enganymeder leurs pages.
  25. Le Ballet des Arts, paroles de Benserade, musique de Lully, fut dansé pour la première fois par Sa Majesté le 8 janvier 1663.
  26. François de Vendôme, duc de Beaufort, le roi des Halles.
  27. Cet hôtel étoit situé dans la rue Saint-Honoré, non loin du couvent des Capucins. Le duc de Mercœur, qui l’avoit fait construire, l’avoit enrichi, dit Sauval, d’un jardin et d’un bois d’une grandeur considérable. (Sauval, t. 2, p. 68.)
  28. François-Annibal d’Estrées, marquis de Cœuvres, maréchal de France, né en 1573, mort le 5 mai 1670. Voy. ci-dessus, p. 243.
  29. Fouquet, surintendant des finances, étoit fort peu délicat cependant en matière d’amour.
  30. Peut-être faut-il lire : dame Alecton ? — La 1re édit., comme toutes les autres, donne : dame à certon. Mais ce texte de 1668 est si mauvais qu’on a dû presque toujours le modifier.
  31. La maison que Fouquet avoit bâtie à Saint-Mandé étoit le lieu ordinaire de ses rendez-vous d’amour. C’est là que l’on saisit la fameuse cassette où tant de lettres compromettantes furent trouvées et que le roi fit généreusement brûler.
  32. Nous n’avons pas à rappeler ici les détails de la chute de Fouquet, la fête qu’il donna à Vaux, son arrestation à Nantes. Cette chute, comme le dit l’auteur,

    Entraîna plus d’une fortune.

    Madame du Plessis-Bellière et l’abbé de Belesbat, principaux agents de ses plaisirs, les femmes trop nombreuses qu’il combloit de ses riches présents, les écrivains qu’il pensionnoit, eurent surtout à déplorer son malheur.
  33. Madame de Beauvais, une des premières femmes qui s’attachèrent à le séduire, étoit borgne.