Histoire amoureuse des Gaules/Tome 3/Histoire de la maréchale de La Ferté

La bibliothèque libre.



HISTOIRE DE LA MARÉCHALE DE LA FERTÉ.


Ce que je viens de dire de madame de Lionne est une étrange chute pour une femme qui avoit aspiré au cœur du Roi. Cependant ce n’est rien en comparaison de ce que j’ai à conter de la maréchale de La Ferté[1], qui est mon autre héroïne, mais une héroïne illustre, et dont on auroit peine à trouver la pareille quand on chercheroit dans tout Paris, qui cependant est un lieu merveilleux pour ces sortes de découvertes. Quoi qu’il en soit, elle ne se vit pas plustôt déchue des espérances dont j’ai parlé ci-dessus, qu’elle chercha à s’en consoler ; ce qui ne lui fut pas bien difficile, puisque celui qui lui fit perdre une si belle idée fut un homme qui n’en valoit guère la peine. Elle étoit de bonne race, et le maréchal de La Ferté[2], en l’épousant, avoit été plus hardi que dans toutes les entreprises de guerre qu’il avoit jamais faites : car il falloit, ou qu’elle eût été changée en nourrice, ou qu’elle ressemblât à toutes ses parentes, qui avoient été du métier ; en quoi on voyoit un bel exemple dans sa sœur la comtesse d’Olonne, que Bussy a tâché autant qu’il a pu de rendre fameuse, mais où il n’a perdu que ses peines, la copie qu’il en a faite n’approchant en rien de l’original. Cette femme, quoique d’une beauté fort médiocre, et beaucoup au-dessous de celle de sa sœur, présumoit néanmoins tant d’elle-même, qu’elle croyoit que tout le monde dût être enchanté de son mérite. Son mari, le plus brutal homme qui fut jamais, se doutant bien qu’il avoit beaucoup risqué en l’épousant, lui avoit fait un compliment fort cavalier le lendemain de ses noces : « Corbleu, Madame, lui avoit-il dit, vous voilà donc ma femme, et vous ne doutez pas que ce ne vous soit un grand honneur ; mais je vous avertis de bonne heure que si vous vous avisez de ressembler à votre sœur, et à une infinité de vos parentes qui ne valent rien, vous y trouverez votre perte. » La dame, qui avoit pris sa brutalité de la nuit pour un excès d’amour, fut détrompée par ces paroles, et comme il passoit dans le monde pour n’y avoir point de raillerie à faire avec lui, elle se contint quelque temps, mais non pas sans faire grande violence à son tempérament.

Les emplois qu’il avoit à la guerre, et qui l’éloignoient d’elle une grande partie de l’année, lui donnoient cependant beau jeu pour le tromper ; mais il y avoit pourvu en laissant des gens auprès d’elle qui l’observoient si exactement qu’elle ne pouvoit faire un pas sans qu’il en fût averti. Il lui avoit défendu, en partant, de voir la comtesse d’Olonne, craignant qu’une si méchante compagnie, joint à cela son tempérament, dont il avoit reconnu les nécessités dans le particulier, n’aidât beaucoup à la corrompre. La comtesse, qui savoit cette défense, lui en vouloit un mal à mourir, prétendant que cela la décrioit plus dans le monde que sa conduite. Et, comme la vengeance est ordinairement le péché mignon des dames, elle n’eut point de repos qu’elle ne l’eût rendu semblable à son mari, c’est-à-dire qu’elle ne lui eût fait porter des cornes. Pour cet effet, s’étant ouverte au marquis de Beuvron, qui l’aimoit, elle l’excita à lui rendre ce service, espérant que, comme il étoit bien fait et qu’il avoit de l’esprit, il lui seroit facile de supplanter un jaloux, et qui n’avoit pu plaire à sa sœur que parce qu’il avoit fait sa fortune.

Le marquis de Beuvron[3] ressembloit au duc de Sault, et il n’étoit pas assez scrupuleux pour appréhender l’inceste qui lui étoit proposé, supposé que la dame lui eût plu ; mais, s’imaginant que la proposition qui lui étoit faite n’étoit à autre fin que de l’éloigner et donner beau jeu au duc de Candale, dont il commençoit à devenir jaloux, il la traita si mal, que la comtesse d’Olonne vit bien qu’il falloit qu’elle s’adressât à un autre, si elle vouloit réussir dans son projet.

De se fier à un inconnu dans une affaire si délicate, c’est-à-dire à un homme sur qui elle ne pût pas compter absolument, c’étoit risquer beaucoup, puisque c’étoit mettre son honneur en compromis et faire dire des choses qui n’auroient pas été fort agréables. Cependant, comme elle ne s’étoit pas encore abandonnée à ce nombre infini de gens comme elle a fait depuis, elle fut fort embarrassée sur qui faire tomber son choix. Enfin, après y avoir pensé, ce fut sur son mari, en qui elle crut avoir remarqué autrefois quelques regards pour sa sœur qui n’étoient pas tout à fait indifférents, et à qui, d’ailleurs, elle se croyoit obligée en bonne politique de donner de l’occupation, afin qu’il ne prît pas garde de si près à ses affaires. Elle ne se trompoit pas dans ce qu’elle avoit cru connoître de ses sentiments : il l’auroit volontiers changée pour la maréchale, en quoi néanmoins il n’auroit pas beaucoup gagné. Mais, comme ce n’étoit pas un génie, ni un homme fait comme il falloit pour cette conquête, ce fut en vain qu’elle l’anima, et le pauvre sot n’eut pas l’esprit d’en avoir les gants, quoique la défense du maréchal ne fût pas pour lui comme elle étoit pour sa femme, ce qui lui donnoit moyen de la voir à toute heure. La comtesse, qui savoit tout ce que faisoit son mari par le moyen du marquis de Beuvron, qui avoit trouvé le secret de se mettre aussi bien auprès de lui qu’il étoit auprès d’elle, ayant appris combien ses affaires étoient peu avancées, vit bien qu’il falloit encore changer de batterie : de sorte qu’après avoir roulé diverses choses dans son esprit, elle s’arrêta sur une où elle crut mieux trouver son compte. Elle avoit remarqué, pendant qu’elle voyoit sa sœur, qu’elle avoit un valet de chambre parfaitement bien fait, qui même sentoit son bien ; ainsi, croyant que, si elle lui pouvoit inspirer le dessein d’aimer sa maîtresse, à quoi son âge et l’occasion qu’il avoit d’en devenir amoureux vouloient qu’il prêtât l’oreille facilement, ce lui seroit un moyen de signaler sa vengeance.

S’étant mis cette affaire en tête, elle envoya quérir un matin ce valet de chambre, et fut fort contente de son esprit, qui étoit la pièce la plus nécessaire pour faire réussir son dessein. Ce qui lui plut encore beaucoup, c’est que ce garçon, qui étoit d’une honnête famille, et que la nécessité avoit obligé à se mettre en condition, ne lui voulut rien dire de sa naissance ; sur quoi elle inventa une chose fort adroite et qui ne lui servit pas peu. Ce fut de faire insinuer à sa sœur, par le marquis de Beuvron, que c’étoit une personne de qualité, et qu’il falloit absolument qu’il fût amoureux d’elle pour s’être déguisé de la sorte. La maréchale, qui n’avoit peut-être point fait de réflexion jusque-là sur sa bonne mine, eut plus d’attention après cela à le regarder, et comme elle le trouva parfaitement bien fait, et qu’on se met facilement en tête ce que l’on souhaite, elle prit pour une vérité la fable qu’on lui avoit débitée. Pour en être plus sûre, elle l’interrogea elle-même sur son pays et sur sa naissance ; mais les mêmes raisons qui l’avoient obligé de cacher l’un et l’autre à la comtesse d’Olonne subsistant toujours pour lui, il eut les mêmes réserves avec elle, tellement qu’elle expliqua son silence à son avantage.

Le marquis de Beuvron, qui ne l’alloit voir que pour découvrir ses sentiments, la trouva fort réservée sur l’article ; car elle avoit fait réflexion qu’il lui faudroit chasser ce valet de chambre si elle témoignoit être persuadée que ce fût un homme de qualité. Ainsi elle tourna la chose en raillerie ; mais, comme elle avoit affaire à un fin Normand, il découvrit sa ruse, et, malgré tous ses artifices, il s’en retourna dire à la comtesse qu’elle avoit donné dans le panneau. Cet avis fit que, pour rendre la pièce parfaite, la comtesse envoya quérir pour une seconde fois ce garçon, à qui elle dit qu’elle avoit découvert que sa sœur ne le haïssoit pas, mais qu’il y alloit de sa vie à se conduire si bien que personne n’en pût rien remarquer ; qu’elle ne lui disoit point de faire retraite, parce que, si le tempérament de sa maîtresse étoit de faire l’amour, il valoit mieux qu’elle se servît de lui que d’une personne dont l’intrigue fît plus d’éclat ; qu’il prît soin cependant de se conduire en toutes choses avec respect, et surtout de ne pas détromper sa sœur d’une pensée qui lui étoit venue, qu’il étoit tout autre qu’il ne paroissoit.

Si le commencement de ce discours avoit étonné ce garçon, la suite le rassura, et les questions que la maréchale lui avoit faites lui faisant présumer qu’on ne lui disoit rien que de vrai, il s’abandonna à des pensées de vanité qui lui étoient bien pardonnables. En effet, ce n’étoit pas une petite fortune pour lui que ce qu’on venoit de lui apprendre ; car, sans considérer la qualité de sa maîtresse, elle étoit tout à fait charmante dans une médiocre beauté, si bien qu’il y en avoit mille autres qui étoient plus belles, et qui cependant n’étoient pas si agréables. Pour se rendre plus digne d’en être aimé, il mit tout ce qu’il avoit pour être propre[4], et, cela joint à l’assiduité qu’il avoit auprès d’elle, la maréchale présuma bientôt que tout ce qu’elle pensoit de lui étoit vrai. Enfin l’occasion qu’il avoit de la voir habiller et déshabiller, à quoi elle l’employoit encore plus volontiers que les autres, le rendit si amoureux, qu’il fut aisé de voir que l’amour n’est pas toujours un effet de la destinée.

La maréchale s’aperçut bientôt que tout ce qu’il faisoit pour elle partoit d’une cause plus noble que celle qui fait agir ordinairement les valets : et comme elle se confirmoit tous les jours de plus en plus qu’il étoit bien éloigné d’une naissance si obscure, elle ne fut pas ingrate aux témoignages secrets qu’il lui donna de son amitié. Cependant, pour n’avoir point de reproche à se faire, elle s’efforça de lui faire dire ce qu’il étoit, tellement que celui-ci, voyant qu’il n’y avoit plus que cela qui fît obstacle à sa bonne fortune, prit le nom d’un gentilhomme de son pays, ce que la maréchale crut aisément, parce qu’elle le désiroit. Il ne s’étoit pas trompé dans la pensée qu’il avoit eue que cela avanceroit ses affaires. La dame, qui ne voyoit plus de honte à aimer un homme si bien fait, répondit si bien à sa passion qu’il eût été impossible de dire lequel aimoit le plus des deux. Cependant, manque de hardiesse, il la fit languir encore deux mois, si bien que, pour ne pas se voir consumer davantage, elle résolut de la lui donner si belle, qu’à moins que d’être tout à fait bête, il ne pût plus douter du bonheur où il étoit appelé.

Elle avoit remarqué qu’il aimoit passionnément les cheveux ; et comme elle étoit bien aise de rendre sa passion plus forte, elle avoit souffert qu’il l’eût peignée deux ou trois fois, quoique ce fût aux dépens de sa tête, qu’il n’entendoit pas à manier. Mais le feu qu’elle lui voyoit briller dans les yeux avoit été cause qu’elle n’avoit pas pris garde au mal qu’il lui avoit fait, et, croyant que cela seroit encore capable de l’animer, elle le fit appeler un jour qu’elle étoit à sa toilette, sous prétexte de lui faire écrire quelques lettres. Etant venu, elle fit retirer ses gens, comme si elle eût eu quelque chose de particulier à lui dicter ; mais, lui présentant ses peignes au lieu d’une plume elle le mit si bien en humeur, à force de lui dire des choses obligeantes, qu’il devint rouge comme du feu. C’en eût été plus qu’il n’en falloit à un homme du monde ; mais lui, qui avoit peur de manquer de respect et de faire quelque chose qui le fît chasser, auroit encore été assez bête pour ne pas profiter de l’occasion, si elle, qui voyoit sa sottise, ne l’eût attiré sur ses genoux, où elle lui fit tant d’avances, qu’il ne put plus douter de sa bonne fortune. Ce lui fut donc un signal auquel il se rendit, et, le lit n’étant pas encore fait, il en usa si bien en une demi-heure de temps qu’il demeura avec elle, qu’elle conçut une grande estime de son mérite. Elle auroit bien voulu n’avoir point de mesures à garder, pour profiter encore une heure ou deux de son entretien ; mais, ayant peur que ses gens n’en jugeassent mal, elle lui dit de fermer deux ou trois feuilles de papier blanc comme si c’étoient des lettres, et après qu’elle se fut remise d’un certain désordre inévitable dans ces sortes de rencontres, elle fit venir une bougie, comme s’il eût été besoin de cacheter ces lettres.

Personne ne se douta de cette intrigue, et si le ressentiment que la comtesse d’Olonne avoit contre le maréchal lui eût pu permettre d’être un peu moins méchante, elle auroit duré longtemps sans que personne s’en fût aperçu. Mais ayant pris à tâche de le faire enrager, elle les fit si bien observer l’un et l’autre qu’elle ne douta point que ses desseins n’eussent réussi. Chaque jour elle se confirma dans cette opinion par les différents rapports que lui firent ceux qu’elle avoit mis en campagne. Ainsi, tenant la chose aussi sûre qu’un article de foi, elle ne sut pas plustôt que le maréchal devoit revenir de l’armée qu’elle emprunta une main pour lui faire part d’une nouvelle si charmante. Il reçut cette lettre comme il étoit sur le point de son départ, et, la voyant sans signature et d’un caractère inconnu, sa première pensée fut qu’on lui vouloit faire pièce. Cependant, comme il étoit jaloux naturellement, il résolut de profiter de l’avis et d’examiner si bien la conduite de l’un et de l’autre que rien ne pût échapper à sa pénétration.

Il arriva à Paris dans ces sentiments, et la dissimulation lui étant nécessaire, il traita sa femme avec tant d’amitié qu’il eût fallu qu’elle eût été devine pour savoir ce qui se passoit dans son âme. Le croyant si éloigné de soupçon, elle n’eut garde de ne pas traiter son favori comme elle avoit fait avant sa venue, et, le pauvre cocu n’ayant pas été longtemps sans s’en apercevoir, il fut plus politique qu’on n’auroit cru de lui : car, quoiqu’il fût la brutalité même, il prit le parti, pour assurer sa vengeance, de ne rien témoigner ; ce qui trompa si bien sa femme, qu’elle lui fit voir plusieurs fois, sans qu’il en pût plus douter, qu’il étoit de la grande confrérie. Son ressentiment ne fut pas moins grand pour en être caché ; au contraire, il ne lui laissoit repos ni jour ni nuit ; ce qui donna beaucoup de joie à la comtesse d’Olonne, qui étoit trop clairvoyante pour ne pas voir au travers de tous ses déguisements qu’il avoit tout ce qu’elle pouvoit désirer : car elle sut qu’il tenoit des gens en campagne pour observer la maréchale, et que même il avoit fait marché avec eux pour assassiner le valet de chambre.

En effet, ce fut d’abord son premier dessein ; mais ayant fait réflexion que ces sortes de gens, étant sujets à beaucoup d’aventures, pourroient un jour l’accuser, il le rompit pour prendre des mesures plus justes. La comtesse d’Olonne, qui découvroit tous les jours de plus en plus son inquiétude, triomphoit cependant, faisant voir par là qu’une femme peut être touchée en même temps de deux grandes passions, puisqu’on voyoit en elle, dans un même degré, et le désir de vengeance et le soin de faire l’amour.

Le marquis de Beuvron étoit toujours son tenant ; mais, comme il lui falloit partager sa bonne fortune avec un nombre infini de gens de toutes sortes de conditions, le chagrin lui prit, et, pour se venger, il fut dire à la maréchale la pièce que sa sœur lui avoit faite. Il est aisé de comprendre l’embarras et la colère où elle se trouva à cette nouvelle, et l’on en peut juger par la résolution qu’elle prit. Quoique l’amour qu’elle avoit pour son favori fût grand, aussi bien que le penchant à la débauche, néanmoins le soin de sa propre vie allant encore beaucoup au delà, elle rompit toute sorte de commerce avec lui, si bien qu’elle voulut qu’il sortît de sa maison. Plusieurs pourparlers précédèrent une déclaration si surprenante, afin de lui faire trouver la chose moins fâcheuse. Elle lui fit part même de l’avis qu’elle avoit reçu, pour lui faire voir qu’il n’y avoit que la nécessité qui l’y obligeât ; mais, soit qu’il crût que tout cela n’étoit qu’un prétexte, ou que sa destinée l’entraînât dans le précipice où il tomba bientôt, il lui demanda huit jours pour se résoudre ; ce que ne lui ayant pu refuser, il divulgua pendant ce temps-là sa sortie, dont le maréchal ayant été averti, il le fit passer du service de sa femme au sien, de peur que sa retraite ne le mît à couvert de la vengeance qu’il méditoit.

La pensée que ce valet de chambre eut que sa présence réveilleroit des feux qui lui avoient été si agréables lui fit accepter le parti sans en avertir la maréchale. Ce qui étant venu à sa connoissance, elle en pensa mourir de douleur, car elle croyoit éteindre le souvenir de ce qui s’étoit passé, par sa retraite, supposant que, son mari n’en étant pas instruit à fond, il se déferoit peu à peu des soupçons qu’il auroit pu concevoir. Le maréchal, pour mieux assurer son ressentiment, fit meilleure mine à ce nouveau venu qu’il ne faisoit à ses anciens domestiques, et, se servant de lui préférablement à tous les autres, il le conduisit insensiblement dans le précipice où il le fit tomber : car, s’en étant allé quelque temps après dans son gouvernement de Lorraine[5], il l’assassina lui-même, afin que personne ne pût dire ce qu’il étoit devenu. La chose se passa de cette manière : il fit semblant d’avoir fait une amourette, et y alla deux ou trois fois, ne menant avec lui que ce valet de chambre ; ce qui donnoit de la jalousie aux autres, croyant qu’il n’y avoit plus que lui qui eût l’oreille de leur maître. Mais un jour, lui ayant dit de mettre pied à terre pour raccommoder quelque chose à son étrier, il lui tira un coup de pistolet dans la tête, dont il tomba roide mort sur la place. Cette belle action étant faite, il s’en revint de sang-froid à Nancy, où, feignant d’être en peine tout le premier de ce qu’étoit devenu ce malheureux, qu’il disoit avoir envoyé quelque part, enfin sa destinée se découvrit, ayant été reconnu par quelques troupes. Comme la garnison de Luxembourg couroit, on lui attribua ce meurtre, dont le maréchal feignant d’être fort en colère, il envoya brûler un village de ce duché, quoiqu’il payât contribution.

Comme personne ne savoit le sujet qu’il avoit de vouloir du mal à ce malheureux, on n’eut garde de lui imputer une si méchante action, et même sa femme crut que tout ce qu’on contoit de sa mort étoit véritable. Elle l’avoit presque oublié depuis qu’il étoit parti ; ainsi elle fut ravie d’en être défaite. Cependant sa joye ne fut pas de longue durée : le marquis de Beuvron, qui, comme j’ai déjà dit, étoit un fin Normand, ayant pris soin de s’informer de toutes les circonstances de ce meurtre, et n’ayant eu garde de prendre le change, dit à madame d’Olonne, avec qui il s’étoit raccommodé, que sa sœur étoit en grand péril, et que, s’ils faisoient bien, ils devoient l’en avertir. Madame d’Olonne, ayant fait réflexion à la chose, ne douta point qu’il n’eût raison, et l’ayant chargé de l’aller trouver, il s’y en fut, et la rencontra fort parée : car, comme elle croyoit n’avoir plus rien à craindre, elle ne songeoit plus qu’à faire un nouvel amant.

Le marquis de Beuvron, ayant cette méchante nouvelle à lui apprendre, avoit composé son visage selon l’état qu’il croyoit le plus convenable ; ce que la maréchale ayant remarqué, elle le prévint, lui disant avec un air gai qu’on voyoit bien qu’il étoit amoureux, et que cela paroissoit sur son visage. — « Cela peut être, Madame, lui répliqua Beuvron, et je n’ai garde de m’en défendre ; mais je vous assure que ce qui y paroît maintenant ne vient point de là, et que c’est plutôt un effet de l’amitié, car enfin, quoique ce ne soit pas être fort galant que de vous dire que je n’ai pas d’amour pour vous, je vous assure que je n’ai pas moins d’inquiétude pour ce qui vous regarde. » Il lui apprit là-dessus tout ce qui s’étoit passé à l’armée. A quoi la maréchale s’étant voulu opposer, par la forte prévention où elle étoit que les choses alloient autrement, il la désabusa si bien qu’il la jeta dans une forte inquiétude. Si elle eût su que tout ce mal lui fût venu de sa sœur, elle ne lui auroit jamais pardonné ; mais étant bien éloignée d’en avoir la pensée, elle dit à Beuvron qu’elle ne savoit comment faire dans une rencontre comme celle-là, si ce n’est de prendre son conseil, lui qu’elle savoit dans les intérêts de sa maison, et qu’elle croyoit être bien aise de l’obliger.

Les compliments étoient plus aisés à faire en cette occasion que de donner un bon conseil ; néanmoins Beuvron, pour lui faire voir qu’il étoit homme d’esprit, lui proposa diverses choses, et elle s’arrêta sur une, qui étoit d’avoir une conduite si retenue dans l’absence de son mari, que, quand même il seroit alarmé, il pût croire qu’elle auroit dessein de changer de vie. Cela l’obligea à écarter une troupe de jeunesse qui commençoit à se grossir auprès d’elle, attirée par un certain air coquet dont elle avoit peine à se défaire. Il ne resta donc que quelques barbons, et entre autres le comte d’Olonne, qui, encouragé, comme j’ai dit, par sa femme, commençoit à devenir si amoureux qu’il n’en dormoit ni jour ni nuit.

Cependant l’entretien particulier que le marquis de Beuvron avoit eu avec elle lui ayant découvert de certaines beautés qu’il n’avoit point vues tant qu’il avoit été amoureux de sa sœur, il commença à la voir par attachement plutôt que par nécessité. Et comme l’expérience du monde lui avoit appris que c’étoit autant de temps perdu que celui qu’on passoit sans faire connoître ses sentiments : « Madame, lui dit-il un jour, j’ai tâché jusqu’ici de vous rendre service sans en espérer de récompense, et cela parce que, n’ayant pas l’honneur de vous voir souvent, je n’avois qu’une légère connoissance de votre mérite ; mais aujourd’hui que, pour quelques pourparlers que j’ai eus avec vous, j’ai eu moyen de voir des choses qui ne se découvrent pas facilement à personne, je vous avoue que je mentirois si je vous disois que je ne vous aime pas. Je sais bien, Madame, continua-t-il, que vous me pourrez dire que j’aime madame d’Olonne : cela est vrai, cela a été autrefois, mais cela n’est plus à l’heure que je vous parle, sans que je puisse encourir le blâme d’être inconstant. Elle m’a donné assez de sujet de me dégager par ses infidélités, outre qu’une personne comme vous est une excuse légitime pour quelque infidélité que ce puisse être. »

Ce compliment ne déplut point à la dame, quoique celui qui le lui faisoit lui eût donné peu de jours auparavant un conseil qui y étoit tout opposé : car, outre qu’on fait toujours plaisir à une femme de lui apprendre qu’on l’aime, elle avoit une secrète jalousie contre sa sœur, qui avoit plusieurs fois fait du mépris de sa beauté. Ainsi elle ne pouvoit mieux lui faire voir qu’elle avoit eu tort de la mépriser, qu’en lui ravissant un homme qui l’aimoit depuis longtemps, et qui, pour ainsi dire, lui tenoit lieu d’un second mari.

Ces deux raisons, jointes à quelques autres que je passerai sous silence, lui firent faire une réponse aussi douce que Beuvron la pouvoit souhaiter, puisque sans feindre seulement qu’elle ne croyoit pas ce qu’il lui disoit, elle ne se retrancha que sur la peine qu’il auroit d’oublier sa sœur, et sur la crainte qu’elle devoit avoir de son mari. A l’égard de l’un, il lui répondit que le maréchal seroit moins jaloux de lui que d’un autre ; qu’il le croyoit perdu d’amour, aussi bien que tout le monde, pour la comtesse d’Olonne ; de sorte que, quand même son attachement parviendroit jusqu’à ses oreilles, il seroit le dernier à le vouloir croire. A l’égard de l’autre, qu’elle l’estimoit pour un homme de bien peu de cœur, ou pour bien aveuglé, pour s’imaginer qu’après la conduite qu’avoit la comtesse d’Olonne, il pût continuer de l’aimer ; qu’il étoit confiant naturellement, mais qu’il n’étoit pas insensible ; qu’il lui avouoit de bonne foi que c’étoit le dépit qui avoit commencé à le dégager, mais que l’amour qu’il avoit pour elle avoit achevé le reste ; qu’elle n’avoit pas à la vérité les traits aussi réguliers que sa sœur, mais qu’en récompense la moindre de ses qualités effaçoit toutes les siennes.

C’en étoit dire beaucoup pour être cru : car la comtesse d’Olonne étoit sans contredit une des plus belles femmes de France. Mais le marquis de Beuvron ajoutant à son discours quelques actions qui prouvoient qu’il étoit véritablement touché, il n’en fallut pas davantage pour le faire croire à la dame, qui, comme nous avons déjà dit, avoit fort bonne opinion d’elle-même. Ainsi, comme elle ne manquoit pas d’appétit, et qu’il lui sembloit assez bien fait pour prendre la place du valet de chambre, elle ne fit plus autrement de façon pour témoigner qu’elle doutoit de son discours. Au contraire, elle lui parla fort de l’obligation qu’elle lui avoit des bons avis qu’il lui avoit donnés, afin que, si elle venoit à avoir de la foiblesse, il l’attribuât à sa reconnoissance. Le marquis de Beuvron, qui savoit vivre, entendit bien ce que cela vouloit dire, et, sans laisser traîner la chose plus longtemps, il eut toute sorte de contentement.

La dame trouva qu’il étoit un bon acteur dans la comédie qu’ils avoient jouée ensemble, et elle ne l’auroit jamais cru, à voir sa taille mince et son air dégagé. Mais son poil[6] suppléoit à tout cela, outre que la dame lui paroissoit assez bien faite pour faire quelque chose d’extraordinaire pour elle. Elle lui demanda, dans le plaisir, laquelle lui en donnoit davantage, ou d’elle ou de sa sœur ; et comme son intrigue avec elle étoit si publique qu’il n’y avoit personne qui n’en fût abreuvé, il crut que de se retrancher sur la négative n’étoit plus de saison ; si bien que, sans faire le discret, il lui dit franchement que c’étoit elle. Elle feignit de ne pas le croire, sous prétexte que ses transports ne lui avoient pas paru assez violents ; mais ce qu’elle en disoit n’étoit que pour lui donner lieu de recommencer ; ce que Beuvron ayant bien reconnu, il s’acquitta si bien de son devoir, qu’elle fut obligée d’avouer que, s’il ne l’aimoit pas, du moins la traitoit-il comme s’il l’eût aimée.

Les choses s’étant passées de la sorte, il est aisé de juger qu’ils se séparèrent bons amis, et avec intention de se revoir bientôt. En effet, il se fit diverses entrevues entre eux, dont personne ne jugea mal, tant on le croyoit attaché à sa sœur. Cependant le comte d’Olonne ne s’y trompa pas, et ce fut merveilles, lui qui ne passoit pas pour être grand sorcier. Ce pauvre cocu, pour n’être pas tout seul de son caractère, avoit entrepris de se mettre bien avec la maréchale ; et comme les jaloux ont des yeux qui percent tout, lui qui ne faisoit encore que de se défier que sa femme lui fût infidèle, en fut si sûr de la part de sa maîtresse, qu’il résolut de quereller le marquis de Beuvron. On ne l’auroit jamais cru capable d’une résolution si périlleuse, lui qui avoit pour maxime que qui tiroit l’épée périssoit par l’épée ; aussi n’avoit-il jamais voulu tâter du métier de la guerre, et quoique son père, qui étoit riche, lui eût acheté une charge considérable, comme elle l’engageoit à monter à cheval pour le service du Roi, il avoit jugé à propos de s’en défaire bientôt. Son rival étoit à peu près de même humeur : c’est pourquoi il avoit brigué un gouvernement[7] qui n’étoit pas plus périlleux en temps de guerre qu’en temps de paix ; cependant tous deux des meilleures maisons de France, et qui avoient produit autrefois de braves gens.

D’Olonne, sachant donc que celui à qui il avoit affaire n’étoit pas plus méchant que lui, le querella plus volontiers, et ce fut d’une manière qu’on crut qu’ils se couperoient la gorge. En effet, il y avoit de quoi à d’autres pour ne se le jamais pardonner ; mais le bruit de leur querelle s’étant répandu par tout Paris, leurs amis communs s’entremirent de les accommoder, et n’en purent jamais venir à bout. Ils se firent tenir à quatre pour faire les méchants ; de quoi ceux qui se mêloient de l’accommodement s’étant aperçus, ils les laissèrent faire, se doutant bien qu’ils ne se feroient point de mal. Et ils ne se trompèrent pas dans leur pensée : car, voyant tous deux qu’ils avoient la bride sur le cou, ils commencèrent à connoître qu’ils avoient eu tort de ne pas croire le conseil de ceux qui vouloient qu’ils s’accommodassent. Commençant donc à se repentir de ne les avoir pas crus, il fut aisé à madame d’Olonne, qui avoit peur de perdre Beuvron, de conseiller à son mari de ne se pas commettre si légèrement, et, sans entrer dans le détail de ce qui causoit leur querelle, elle lui fit promettre qu’ils s’embrasseroient l’un l’autre. Pour cet effet, elle lui dit qu’elle vouloit leur donner à souper à tous deux dans son appartement, à quoi d’Olonne consentit, espérant qu’il laveroit bien la tête à Beuvron en sa présence, lui que depuis peu de temps il commençoit à reconnoître assidu auprès d’elle, si bien qu’il eût fallu qu’il eût été tout à fait aveugle pour ne pas voir qu’il y avoit du particulier entre eux.

Tous ceux qui savoient leur querelle crurent que la comtesse en étoit le sujet, et qu’à la fin les yeux de son mari s’étoient ouverts sur elle ; mais quand ils virent qu’elle faisoit pour eux le maréchal de France[8], ce fut à eux à décompter, et ils ne surent plus qu’en dire. Beuvron s’étant trouvé au rendez-vous, d’Olonne expliqua à sa femme le nœud de leur querelle, se servant du prétexte qu’il n’avoit pu voir qu’il attentât à l’honneur de sa sœur sans s’en ressentir. C’étoit sans doute une grande délicatesse pour un homme qui n’avoit pas la réputation d’en avoir beaucoup sur ce qui le regardoit lui-même ; aussi n’en crut-elle que ce qu’il en falloit croire, c’est-à-dire qu’elle s’imagina justement, comme c’étoit la vérité, qu’il étoit amoureux de sa sœur, et que la jalousie lui avoit fait faire cet effort de faire semblant de se battre. Cela ne plut pas à son mari, qui vouloit qu’elle se gendarmât contre Beuvron de ce qu’il lui étoit infidèle, et qu’elle en fût aussi jalouse qu’un autre ; mais elle croyoit que son mari avoit pris l’alarme mal à propos, et ce qui la confirmoit dans cette opinion, c’est qu’elle avoit donné ordre elle-même à Beuvron, comme nous avons dit, de voir sa sœur en particulier, ce qu’elle croyoit être cause de tout ce désordre.

Tout cela se passa dans la grande jeunesse du Roi, et il n’avoit encore paru que peu de chose de ses belles qualités, et pour l’amour, et pour la guerre. Cependant, comme il avoit toutes les inclinations d’un grand prince, ces deux sœurs furent celles de sa cour qu’il estima le moins, et il ne put s’empêcher de dire un jour, en parlant de la comtesse d’Olonne, qu’elle faisoit honte à son sexe, et que sa sœur prenoit le chemin de ne valoir pas mieux. En effet, ayant trouvé son mari beaucoup plus traitable à son retour qu’elle n’espéroit, elle ne s’en tint pas au marquis de Beuvron, et lui associa bientôt plusieurs camarades de toutes sortes de qualités. L’église, la robe et l’épée furent également bien reçues chez elle, et, non contente de trois États, il y en eut encore un quatrième qui fut encore son favori. Les gens de finance lui plurent extraordinairement ; et comme elle aimoit le jeu, il y en eut beaucoup qui crurent que ce qu’elle en faisoit n’étoit que par intérêt.

Le marquis de Beuvron, se croyant encore assez bien fait pour mériter une bonne fortune, ne se contenta pas du reste de tant de gens ; et, madame d’Olonne ne lui étant pas plus fidèle, non-seulement il résolut de ne les plus voir ni l’une ni l’autre, mais encore de les perdre de réputation dans le monde. Comme il n’osoit se vanter hautement d’avoir couché avec les deux sœurs, il fit entendre que cela lui étoit arrivé avec une, et qu’il n’avoit tenu qu’à lui que cela ne lui fût arrivé avec l’autre. Ceux qui les connoissoient toutes deux n’eurent pas de peine à le croire ; mais il y en eut aussi qui s’imaginèrent qu’il n’y avoit que le dépit qui le faisoit parler de la sorte ; si bien qu’au lieu de leur faire le tort qu’il croyoit, il y en eut beaucoup qui furent excités à les voir seulement par curiosité.

Il n’étoit pas étonnant que le comte d’Olonne s’accoutumât ainsi à voir sa femme recevant tant de visites, puisque depuis qu’il étoit marié sa maison n’avoit point désempli de toutes sortes de gens. Mais pour le maréchal de la Ferté, c’est ce qu’on ne pouvoit comprendre, lui qui avoit fait à sa femme le compliment que j’ai remarqué ci-dessus, la première nuit de ses noces, et qui, sur un simple soupçon, s’étoit résolu d’assassiner lui-même son valet de chambre. Il est encore étonnant comment, après un coup comme celui-là, il lui avoit pardonné ; mais c’est par une raison que le monde ne sait pas, et que je vais maintenant rapporter. Le maréchal, tout brutal qu’il étoit, devenoit quelquefois amoureux, et pour le mettre de bonne humeur quand il revenoit de Lorraine, le marquis de Beuvron, dont l’intrigue duroit encore, avoit eu soin de détourner une des plus belles filles qu’il y eût dans tout Paris, laquelle il avoit été prendre dans un lieu public, afin qu’elle suivît ponctuellement ses volontés. Il l’avoit mise auprès de la maréchale, et les ayant bien embouchées toutes deux, le maréchal ne fut pas plutôt de retour, que cette fille s’efforça de lui donner dans la vue. C’étoit une personne si belle et si bien faite, qu’il ne faut pas s’étonner s’il tomba dans les filets. Il lui donna d’abord tous ses regards ; et, la croyant aussi vertueuse qu’elle affectoit de le paroître, il ne fut pas longtemps sans lui faire offre de son cœur. Elle n’eut garde de l’accepter dans le moment, et, l’ayant rendu encore plus amoureux par ses refus, enfin il en fut tellement enchanté, qu’il la poursuivoit devant tout le monde. Sa femme, pour pousser sa ruse à bout, fit mine de s’en scandaliser ; mais il n’en fut ni plus ni moins pour tout cela : de quoi elle ne se soucioit guère, puisque ce qu’elle en faisoit n’étoit que pour lui faire accroire qu’il ne lui étoit pas indifférent.

Quand la vestale eut fait toutes les mines qu’elle jugea à propos de faire pour lui donner meilleure opinion de sa personne, elle se rendit à ses désirs. Cependant, quoique la fortune du maréchal ne fût pas trop rare, il en fut si charmé qu’il ne pouvoit plus vivre sans elle. Elle fit fort bien son devoir auprès de lui, c’est-à-dire, qu’en conséquence des conseils qu’on lui avoit donnés, elle eut grand soin de l’entretenir de la maréchale, prenant pour prétexte qu’ayant une femme si recommandable en toutes choses, la passion qu’il avoit pour elle s’éteindroit bientôt. Le dessein de Beuvron et de la maréchale n’étoit pas qu’elle poussât les choses si loin, et ils lui avoient recommandé d’être sage ; mais voyant qu’ils avoient eu tort de compter sur une personne comme elle, ils ne virent pas plus tôt qu’elle avoit passé leur commandement, qu’ils eurent peur qu’au lieu d’en tirer le service qu’ils avoient prétendu, elle ne rendît leurs affaires pires en déclarant leur secret. Pour prévenir donc ce qui en pouvoit arriver, Beuvron la fit enlever un jour, et, de là, conduire à Rouen, d’où il la fit passer à l’Amérique[9].

Le maréchal fit grand bruit de son enlèvement, et l’attribua à la jalousie de sa femme, dont elle ne se défendit point. Cela les brouilla pendant quelque temps ; mais la fantaisie du maréchal étant passée, il se raccommoda avec elle, et l’amitié qu’il lui témoigna fut d’autant plus sincère qu’il croyoit qu’une femme qui étoit capable d’une si grande jalousie ne l’étoit pas de lui être infidèle. Par ce moyen elle regagna sa confiance, ce qui fit connoître au public, qui n’étoit pas aussi aisé à abuser que le maréchal, qu’une femme est capable d’apprivoiser les animaux les plus féroces. En effet, il souffrit non-seulement qu’elle vît le monde sous prétexte du jeu qu’elle avoit introduit chez elle ; mais il lui donna encore tout l’argent qu’elle voulut, pendant que mille gens à Paris crioient après lui pour être payés de ce qu’il leur devoit.

Après que sa femme eut ainsi permission de voir compagnie, elle s’en donna à cœur joye ; toute la jeunesse de la Cour lui passa par les mains, pendant que la comtesse d’Olonne, vieille et méprisée, fut obligée de se retrancher à Fervaques[10], qui n’avoit pour toutes belles qualités que celle d’être riche, et de porter le nom d’un homme qui avoit été maréchal de France. Il étoit de bonne maison du côté de sa mère, mais du côté de son père c’étoit quelque chose de moins que rien ; de sorte qu’elle le traitoit du haut en bas, tout de même que si le reste de toute la terre eût encore été trop pour lui. En effet, comme si elle eût eu honte de cet attachement, elle, qui n’avoit jamais pris de mesures pour toutes ses débauches, fit courir le bruit que, si elle le voyoit, ce n’étoit que pour tâcher de le marier à mademoiselle de La Ferté[11], sa nièce, afin que, comme elle n’avoit point de bien, elle pût rencontrer un homme qui la tirât de la nécessité. Pour tromper encore mieux le monde, elle lui fit acheter le gouvernement de la province du Maine[12], publiant que ce n’étoit qu’afin que sa nièce eût un mari qui eût quelque rang. Mais étant lassés bien tôt de toutes ces finesses, ils logèrent ensemble, si bien que les parens de lui eurent peur qu’il ne fît la folie de l’épouser si son mari venoit jamais à mourir ; surtout madame de Bonnelle[13], sa mère, en fut dans de grandes allarmes, disant à toute la terre qu’elle ne s’en consoleroit jamais si cela arrivoit. On fut dire cela à madame d’Olonne, qui, sans considérer que Fervaques en étoit innocent, fit tomber son ressentiment sur lui. Elle lui demanda si c’étoit lui qui faisoit courir ces faux bruits, et s’il seroit bien assez vain de croire qu’elle l’épouseroit, si elle devenoit jamais veuve. Fervaques se trouva piqué de ce mépris, et, lui ayant fait une réponse qui ne lui plut pas, elle prit les pincettes du feu et lui en donna par le visage. Elle l’avoit mis sur un tel pied de respect avec elle, qu’il lui demanda ce qu’elle faisoit, et si elle y avoit bien pensé. Une si sotte demande méritoit une nouvelle punition ; ainsi, ayant reconnu qu’il étoit encore plus sot qu’elle ne pensoit, elle continua à le maltraiter, si bien qu’il en fut tellement défiguré qu’il n’osa sortir de huit jours.

Madame de Bonnelle, ayant su cette aventure je ne sais comment, en pensa enrager ; et si le bien fût venu de son côté, elle l’auroit tout donné à Bullion, son autre fils[14]. Cependant elle crut à propos de faire ressouvenir Fervaques de son honneur, et comme elle ne le voyoit plus depuis qu’il logeoit avec elle, elle lui envoya sa femme de chambre pour lui parler. Madame d’Olonne sortit par hasard comme elle entroit ; madame de Bonnelle lui ayant dit de ne pas faire semblant de la voir, en cas qu’elle la rencontrât, elle passa devant elle sans la saluer. La comtesse, qui la connoissoit, se doutant bien que ce qu’elle en faisoit n’étoit que par commandement : « Voilà, dit-elle tout haut, comme les canailles instruisent leurs valets ; et si je faisois bien, je te ferois donner les étrivières. » La femme de chambre entendit bien ce qu’elle disoit, si bien que, n’étant pas autrement assurée de sa discrétion, elle eut regret d’avoir exécuté le commandement de sa maîtresse au pied de la lettre. Mais madame d’Olonne ayant passé son chemin sans rien dire davantage, elle continua le sien, et s’acquitta de son message. Elle trouva Fervaques qui avoit la tête bandée, car la comtesse d’Olonne lui avoit pensé jeter un œil hors de la tête, et il avoit encore le visage tout noir de coups. Et comme c’étoit une ancienne domestique qui avoit coutume de lui parler nettement, elle lui demanda s’il n’avoit point de honte, et s’il pouvoit songer à l’état où il étoit sans rougir. Il voulut faire le dissimulé, croyant que son affaire n’avoit pas éclaté dans le monde ; mais la femme de chambre lui ayant dit qu’on la savoit depuis un bout jusqu’à l’autre, il en eut une grande confusion. Cependant il ne voulut pas suivre le conseil qu’elle lui donnoit, qui étoit de quitter madame d’Olonne, et de donner ce contentement à sa mère, qui s’en mouroit de douleur.

C’étoit une assez grande fortune à une vieille comme elle que d’avoir ainsi un amant jeune et riche. Cependant elle n’approchoit pas de celle de sa sœur, qui, après avoir tâté, comme j’ai dit, de toute la Cour, et même du comte d’Olonne, son beau-frère, mit enfin au nombre de ses conquêtes un jeune prince qui avoit infiniment de mérite. Ce fut le duc de Longueville, neveu du prince de Condé[15]. Il n’avoit pas encore vingt ans ; mais, comme il étoit bien fait, et d’une taille à promettre de grands plaisirs, il n’y eut point de femme à la Cour qui ne fît quelque entreprise sur son cœur. La maréchale, qui depuis quelques années avoit fait l’amour, s’il faut ainsi dire, tambour battant, se doutant bien que sa réputation n’étoit pas trop bonne, et se défiant, par conséquent, de son bonheur, soupiroit en secret de se voir échapper des mains une aussi belle conquête. De Fiesque[16] étoit de ses amis, mais non pas de ceux qui avoient aspiré à la posséder ; ainsi, croyant qu’elle lui pouvoit ouvrir son cœur sans qu’il en eût de la jalousie : « C’est une étrange chose, lui dit-elle un jour, que j’entende dire tant de bien du duc de Longueville, et que je ne le connoisse pas ! Je le vois partout, hors chez moi, et il y a des femmes bien plus heureuses les unes que les autres : j’en connois mille chez qui il va, qui ne me valent pas, sans vanité ; et à vous dire vrai, mon cher comte, j’enrage de le voir avec elles, ou aux Tuileries, ou aux autres promenades, pendant que je n’en ai qu’un coup de chapeau. »

De Fiesque, qui étoit la complaisance même, lui dit qu’elle avoit raison, et qu’elle en devoit être bien mortifiée ; mais après lui avoir dit beaucoup de choses à l’avantage de sa beauté et de son esprit, pour lui faire accroire que c’étoit à bon droit qu’elle prétendoit à cette conquête : « Que voulez-vous que je vous dise ? continua-t-il ; vous péchez quelquefois contre la conduite ; et si vous voulez que je vous parle sincèrement, chacun ne s’accommode pas de votre humeur. Je suis des amis du duc de Longueville, et même des plus intimes ; si bien qu’il n’a pas feint de m’ouvrir son cœur, et que, si je n’avois peur que cela ne vous fût désagréable, je vous dirois tout ce qu’il m’en a dit. » — La maréchale rougit à ces paroles ; mais l’envie qu’elle avoit de conduire cette intrigue à une bonne fin la faisant passer par dessus toutes choses, elle ne se soucia point de s’entendre dire quelques vérités, pourvu que cela lui pût être utile. Elle le conjura donc de ne lui rien céler, disant que, bien loin de le trouver mauvais, elle lui vouloit beaucoup de mal de ne l’en avoir pas avertie plus tôt ; que cette réserve n’étoit pas d’un bon ami, comme elle l’avoit toujours estimé, et que, s’il ne réparoit cette faute à l’heure même, elle ne la lui pardonneroit jamais.

De Fiesque, reconnoissant à son empressement qu’il lui feroit plaisir de lui parler sans fard, lui dit que le duc de Longueville trouvoit à redire qu’elle vît tant de monde ; qu’il lui avoit avoué plusieurs fois qu’il la trouvoit belle, et que même elle ne pouvoit être plus à son gré ; mais que toute cette cohue qu’elle voyoit lui faisoit peur ; surtout qu’il ne pouvoit penser qu’elle aimât le comte d’Olonne, comme on le disoit dans le monde, sans perdre beaucoup de l’estime qu’il avoit pour elle ; qu’il disoit, entre autres choses, que d’aimer ainsi un aussi vilain homme, et qui étoit son beau-frère, c’étoit une marque de la débauche la plus achevée qui fut jamais ; que, si elle avoit quelque dessein sur lui, il falloit commencer par réformer sa conduite ; que pour lui rendre service il ne manqueroit pas de lui apprendre que c’étoit pour l’amour de lui qu’elle le faisoit ; qu’ainsi, se défaisant peu à peu des méchantes impressions qu’il s’étoit pu former, il reprendroit son estime, ce qui ne manqueroit pas de produire tout ce qu’elle pouvoit espérer.

Le duc de Longueville tenoit trop au cœur de la maréchale pour ne pas accepter ce parti. Elle remercia le comte de Fiesque des bons avis qu’il lui donnoit, et sans se mettre aucunement en peine de lui persuader que tout cela n’étoit que médisance, elle ne fit paroître d’inquiétude que pour savoir si, en chassant ainsi tout le monde, elle pouvoit espérer que cela pût contenter son ami. Le comte de Fiesque lui dit qu’elle ne le devoit pas mettre en doute, et qu’il alloit prendre soin, de son côté, de lui faire voir qu’une femme qui, sans le connoître, étoit capable de tant faire pour lui, le seroit de toutes choses quand il auroit quelque reconnoissance.

C’est ainsi que la maréchale renversoit les lois de la nature, par les nécessités de son tempérament, ou, pour mieux dire, par une paillardise[17] qui n’avoit point de pareille : car, sans considérer que c’est aux femmes à attendre que les hommes les prient, il est tout évident que ce qu’elle faisoit étoit prier le duc de Longueville. Le comte de Fiesque, qui croyoit la connoître, c’est-à-dire qui pensoit qu’elle auroit de la peine à se défaire de plusieurs favoris pour n’en avoir plus qu’un seul, ne dit rien d’abord de cette conversation au duc de Longueville ; mais, quand il vit que, pour commencer à effectuer de bonne foi ce qu’elle lui avoit promis, elle avoit donné congé au comte d’Olonne, au marquis d’Effiat[18], et à une infinité d’autres qui seroient trop longs à nommer, il se crut dans l’obligation de lui tenir parole. Le duc de Longueville lui dit, sachant ce qui se passoit, qu’il étoit ravi qu’elle eût pris ce parti-là, puisque sans cela il lui auroit été impossible de l’aimer jamais ; que maintenant qu’il n’y avoit plus d’obstacle, il consentoit à l’aller voir ; qu’il lui dît de sa part que c’étoit dès l’après-diner, et qu’il vouloit qu’il fût témoin de leur première conversation. Le comte de Fiesque fit ce qu’il put pour s’en excuser, lui remontrant qu’un tiers faisoit un méchant personnage dans ces sortes de rencontres ; mais le duc de Longueville le vouloit ainsi, par plus d’une raison : la première, parce qu’il vouloit convenir avec elle en présence d’un ami commun sous quelles conditions il l’aimeroit ; la seconde, parce que, n’étant pas en état de s’acquitter des promesses qu’il lui pourroit faire, il étoit bien aise d’en reculer le payement jusques à un temps plus favorable.

En effet, il étoit malade pour avoir eu trop de santé, et, s’étant abandonné à la conduite de quelques débauchés de la Cour, il avoit eu besoin de se mettre entre les mains des chirurgiens. De Fiesque, voyant qu’il ne se relâchoit point de sa volonté, fut obligé d’y condescendre, et ayant annoncé cette visite à la maréchale, elle se para extraordinairement pour le recevoir. Le duc de Longueville, au contraire, y fut en gros habit de drap gris de fer ; mais, quelque négligé qu’il fût, il n’en parut pas moins charmant à la dame. Ainsi, comme elle étoit pressée de contenter sa passion, elle trouva à redire qu’il se fût fait accompagner par le comte de Fiesque, jugeant de là qu’il falloit que son empressement ne fût pas égal au sien. Le duc de Longueville, après les premiers compliments, lui dit qu’ayant appris par son ami les obligations qu’il lui avoit, il venoit, non-seulement pour l’en remercier, mais encore pour lui promettre une amitié éternelle ; qu’il ne tiendroit qu’à elle qu’ils ne s’aimassent toute leur vie ; que pour cet effet il avoit amené le comte de Fiesque, afin qu’il lui pût reprocher un jour, s’il manquoit jamais à ce qu’il lui alloit promettre ; qu’il ne verroit plus mademoiselle de Fiennes[19], pour qui on vouloit qu’il eût de l’amitié, et qu’il la laissoit au chevalier de Lorraine, qui étoit son véritable tenant ; qu’il en useroit de même à l’égard de toutes les dames qui lui pourroient être suspectes, si bien qu’elle n’auroit qu’à l’en avertir quand elle voudroit qu’il ne les vît plus ; mais qu’il vouloit qu’à son tour elle lui promît la même chose touchant ceux qui lui pouvoient donner de la jalousie, ajoutant qu’il étoit si délicat qu’il ne pouvoit rien voir de cette nature sans se brouiller avec elle.

Le comte de Fiesque, qui servoit de médiateur en cette occasion, dit que cela étoit juste, et la maréchale étoit trop raisonnable pour s’y opposer. En effet, bien loin d’y trouver à redire, elle renchérit encore par-dessus, disant qu’il la faudroit noyer si elle n’étoit pas contente de la possession d’un cœur aussi illustre que le sien. Le marché étant ainsi conclu, sans y faire davantage de façons, il lui baisa la main en signe d’amitié ; mais elle, qui ne croyoit pas que de telles arrhes fussent suffisantes, lui jeta les bras au cou et le baisa fort amoureusement. Si le pauvre prince n’eût pas été malade, il étoit d’une complexion trop reconnoissante pour n’y pas répondre comme il falloit ; mais sachant que ce n’est pas en cette occasion qu’il faut reprendre le poil de la bête pour se guérir, il rompit les chiens le plus tôt qu’il lui fut possible, sous promesse de la revenir voir tout seul le lendemain. Mais comme il lui eût été impossible de lui faire sa cour dans toutes les formes, ou du moins qu’ils eussent eu lieu tous deux de s’en repentir, il trouva une maladie de commande, qui lui donna le temps de se préparer au combat qu’elle lui demandoit.

La visite qu’il lui avoit rendue alarma les amants qui avoient eu leur congé, et il n’y en eut point qui ne crût qu’il lui avoit été sacrifié. Cependant, comme cette visite fut quelque temps sans avoir de suites, cela remit, en quelque façon, leur esprit ; j’entends à son égard, car étant toujours également maltraités, ils ne s’en estimoient pas moins malheureux. En effet, leur jalousie, ayant changé d’objet, leur fournit encore assez de matière de chagrin. D’Olonne, à qui il en avoit coûté beaucoup d’argent pour avoir ses bonnes grâces, ou y ayant regret, ou au plaisir dont il se voyoit privé, en accusa le marquis d’Effiat, et dit tout haut dans le monde qu’il lui feroit pièce ; même, pour faire voir qu’il avoit dessein de faire ce qu’il disoit, il se fit accompagner de quelques braves, et, prenant des armes à feu, il rôda autour de l’hôtel de la Ferté[20], jurant que s’il y venoit il n’en ressortiroit pas comme il y seroit entré. D’Effiat, quoique plus jeune de beaucoup, se montra plus sage que lui : il dit à ceux qui lui parlèrent de ces extravagances qu’il ne vouloit point de querelle avec un vieux cocu ; que tout ce qui le pouvoit mettre en colère, c’est s’il le soupçonnoit de lui voler le cœur de sa maîtresse ; mais qu’il n’avoit pas si méchante opinion d’elle que de la croire capable de se laisser mâtiner par un si malhonnête homme, pendant qu’elle en avoit à sa dévotion mille qui étoient plus honnêtes gens que lui.

Je ne sais si ce discours fut rapporté au comte d’Olonne, mais enfin tout son ressentiment se borna à chanter pouille à la maréchale, à qui il reprocha, l’ayant trouvée chez une de ses amies, qu’elle ne l’avoit pas toujours traité si indifféremment.

La maréchale, qui eût été bien aise que son amie eût pris le change, lui répondit, avec une grande présence d’esprit : « Il n’y a pas beaucoup de quoi s’étonner, Monsieur : je vous ai traité comme mon beau-frère tant que vous en avez bien usé avec ma sœur ; mais maintenant que vous en usez mal avec elle, je n’aurois guère de sentiment si je vous voyois du même œil que je vous ai vu. » Ces paroles se pouvoient attribuer sur ce qu’enfin il s’étoit séparé de sa femme, et qu’il étoit le premier à en faire médisance ; et le dessein de la maréchale étoit que la dame leur donnât cette explication. Mais enfin d’Olonne étoit piqué trop au vif pour la ménager, et afin que l’autre ne s’y trompât pas : « Non, non, Madame, lui dit-il, trève de vos finesses, elles sont trop grossières pour que Madame donne dedans. Je ne parle pas de votre sœur, mais de vous-même, à qui j’ai donné plus de dix mille écus, croyant que vous me seriez fidèle ; mais et comme amant, et comme mari, je ne suis pas plus heureux ; et cela parce que ma destinée a voulu que je me sois adressé à votre famille. »

Ces paroles, qui furent suivies de beaucoup d’autres reproches, donnèrent de la confusion à la maréchale ; et, croyant que ses pleurs persuaderoient son amie de son innocence, comme elle les faisoit venir sans peine quand elle en avoit besoin, elle en répandit assez pour faire pitié à ceux qui n’auroient pas su qu’elle étoit une admirable comédienne quand elle vouloit. Cependant, son amie feignant d’être persuadée que ce n’étoit qu’une médisance, elle blâma le comte d’Olonne, qui, croyant que ce qu’elle en disoit étoit de bonne foi, se mit à lui faire mille serments qu’il ne lui disoit rien que de véritable. Elle lui répondit qu’elle ne le croyoit pas ; mais que, quand cela seroit, il avoit tort de se vanter d’une chose comme celle-là.

D’Olonne, ayant encore évaporé sa bile, se retira ; et quand il fut sorti, la maréchale jura qu’elle en avertiroit son mari. Mais elle n’avoit garde : il étoit dans le lit à crier les gouttes, et, comme il y avoit déjà longtemps que ce mal lui tenoit, il ignoroit la belle vie qu’elle avoit menée et qu’elle menoit actuellement.

Son incommodité fut cause que, le duc de Longueville étant guéri, il ne put voir pareillement l’amour qu’il avoit pour elle et celle qu’elle avoit pour lui, ce qui lui auroit été facile sans cela : car, non-seulement elle bannit tous les autres pour l’amour de lui, mais elle se priva encore du jeu, qui étoit sa seconde passion. La raison fut qu’elle eut peur que, comme cela ouvroit indifféremment la porte à tout le monde, ce ne lui fût un sujet de jalousie. Leurs premières entrevues se firent à l’hôtel de La Ferté, où le duc de Longueville lui ayant donné des marques d’une parfaite convalescence, il lui devint si cher qu’elle n’eut point de repos qu’elle ne passât une nuit avec lui. Elle lui dit, pour l’y obliger, que, son mari étant accablé comme il étoit des gouttes, c’étoit tout de même que s’il n’étoit pas au logis ; qu’il ne pouvoit se remuer ; qu’ainsi sa sûreté étoit tout entière, si bien qu’il n’y avoit rien à risquer pour lui. Le duc de Longueville, à qui la possession avoit amorti les grands feux, lui dit qu’elle avoit raison, mais que néanmoins il n’étoit pas de bon sens de se hasarder sans qu’il en fût besoin ; qu’il convenoit bien que le maréchal ne pouvoit bouger de son lit ; mais qu’après être entré dans sa maison on pourroit prendre garde qu’il n’en seroit pas sorti, ce qui lui feroit des affaires ; qu’il valoit mieux se voir ailleurs, et que du jour on en pouvoit faire une nuit, c’est-à-dire coucher tout nus ensemble, ce qui étoit apparemment ce qu’elle désiroit. Ils étoient trop familiers pour qu’elle fît finesse avec lui ; elle lui avoua que c’étoit là la vérité, et elle lui fit plusieurs caresses afin qu’il lui donnât ce contentement. Il lui promit que ce seroit bientôt, et, pour lui tenir parole, il pria de Fiesque de louer une maison sous son nom. De Fiesque la choisit hors de la porte Saint-Antoine, et la maréchale faisant semblant de s’aller promener, tantôt à l’Arsenal et tantôt à Vincennes[21], elle passa plusieurs fois par une fausse porte pour se rendre dans cette maison. Elle devint grosse dans ces entrevues, et, sachant que l’incommodité qu’elle commençoit à sentir lui dureroit neuf mois entiers, elle ne fut pas sans embarras. Néanmoins, faisant paroître qu’elle méprisoit le ressentiment de son mari, pour mieux prouver à son amant la violence de son amour, elle trouva moyen de cacher sa grossesse, et accoucha dans sa chambre et dans son lit[22].

Le duc de Longueville ne s’y voulut pas trouver, mais il y envoya le comte de Fiesque à sa place, qui, enveloppé dans un gros manteau, y cacha l’enfant d’abord qu’il eût été emmaillotté. Comme il traversoit la cour pour entrer dans son carrosse, l’enfant, qui étoit un garçon, se mit à crier, et, comme il avoit peur d’être découvert, il lui mit la main sur la bouche, et peu s’en fallut qu’il ne l’étouffât. Il le porta au duc de Longueville, qui l’attendoit dans une maison, au faubourg Saint-Germain, où il y avoit une nourrice toute prête. Les couches de la mère se passèrent fort heureusement, et elle ne manqua pas de prétextes pour garder le lit ; ce qui fut cause que personne ne se douta de l’affaire, pas même le maréchal, qui étoit dans un autre lit à jurer Dieu en toutes sortes de rencontres : car il falloit qu’il passât le chagrin qu’il avoit d’être malade sur ceux qui avoient affaire à lui, et c’étoit souvent sur des gens qui valoient beaucoup mieux qu’il n’avoit jamais valu de sa vie. En effet, il avoit fait dans son temps mille cruautés et autant d’exactions, sans compter le bien d’autrui dont il s’étoit emparé, moitié de force, moitié par adresse.

Je ne dis pas ceci sans raison, et cela a plus de rapport à mon sujet que l’on ne pense ; de quoi je ne crains point de faire tout le monde juge, après que j’aurai rapporté ce que je vais dire. Sa femme avoit une terre auprès d’Orléans, nommée la Loupe[23], et lui ayant pris envie d’y faire bâtir et de l’agrandir, il acheta tout le bien d’alentour, ne se souciant pas de ce qu’on le lui vendoit, parce qu’il ne le payoit pas. Il avoit eu ainsi le bien d’un gentilhomme, qui s’étoit défendu quelque temps de passer contrat avec lui, sachant qu’il est dangereux d’avoir affaire à un plus grand seigneur que soi ; mais n’ayant pu résister à une force majeure, qui étoit en usage en ce temps-là, il y avoit plus de vingt ans qu’il étoit dépouillé de son bien, sans avoir jamais touché un sou, ni du principal, ni des arrérages. Réduit à la dernière nécessité, il se jeta à genoux devant le Roi, et, le Roi s’étant arrêté pour lui demander ce qu’il avoit, il lui présenta un placet où son affaire étoit déduite en peu de mots. Le Roi, qui aimoit la justice, envoya dire en même temps au maréchal qu’il eût à satisfaire ce gentilhomme, et qu’il ne lui donnoit que huit jours pour cela. Ce commandement lui fut fait justement dans le temps des couches dont je viens de parler, et il est aisé de juger si ceux qui avoient des affaires devant lui n’eurent pas à souffrir de sa méchante humeur. Mais pour l’achever de peindre, il lui arriva le lendemain une autre aventure qui n’étoit pas moins chagrinante. Un gentilhomme qu’il avoit maltraité, et qui étoit ami intime du comte de Fiesque, s’en étant plaint à lui confidemment, le comte lui répondit que c’étoit un vieux cocu, qui en usoit ainsi avec tout le monde, si bien qu’il ne falloit pas s’en étonner ; mais que sa femme l’en vengeoit assez, de même que tous ceux qui, comme lui, avoient sujet de lui vouloir du mal. Soit qu’on se plaise à entendre médire de ceux qui nous ont offensé, ou qu’on le fasse seulement par le penchant que nous avons au mal, ce gentilhomme n’eut pas plutôt ouï ces paroles qu’il demanda au comte de Fiesque, qu’il voyoit être bien instruit de toutes choses, de lui spécifier quelques particularités ; et le comte ayant eu l’imprudence de le contenter, et même de lui dire que la maréchale étoit actuellement en couche, l’autre s’en alla fort satisfait. Comme son dessein étoit de ne pas laisser tomber cette affaire à terre, il prit de l’encre et du papier, et sa main n’étant pas connue du maréchal, il lui fit part de cet avis, qu’il croyoit bien ne lui devoir pas être fort agréable.

Cette lettre arriva au maréchal par la poste, ce gentilhomme étant allé lui-même à Etampes par la même voie, pour la pouvoir mettre dans la boîte. Le maréchal l’ayant ouverte, il fut fort surpris de voir les nouvelles qu’on lui mandoit, qu’il crut fort vraisemblables, y ayant déjà quelque temps que sa femme faisoit la malade sans que son mal prétendu augmentât ou diminuât. On lui mandoit d’ailleurs que, s’il étoit incrédule, il étoit encore temps de s’en éclaircir, et qu’il n’avoit qu’à demander à voir pour juger qu’on ne lui en vouloit point imposer. Il est aisé de juger de l’effet qu’un pareil avis produisit dans l’âme d’un homme si violent. S’il eût pu se lever, la maréchale n’avoit qu’à se bien tenir ; mais, par bonheur pour elle, comme il étoit arrêté par les pieds, cela lui donna le temps de faire réflexion. Ainsi, outre qu’il crut que le moins d’éclat qu’il pourroit faire seroit le meilleur pour lui, il rêva qu’il avoit affaire d’elle pour l’affaire du premier gentilhomme dont j’ai parlé ci-dessus, c’est-à-dire de celui auquel il devoit de l’argent, car c’est la coutume à Paris de ne guère donner d’argent si les femmes ne s’obligent ; encore, quelque précaution que l’on y prenne, y est-on souvent attrapé.

Ces deux circonstances ayant donc, non pas apaisé son ressentiment, mais empêché qu’il n’eût des suites aussi fâcheuses que celles qu’il méditoit d’abord, il n’eut garde de demander à voir, comme on lui conseilloit, sachant bien qu’après cela il ne se pourroit empêcher de faire le méchant. Il n’en crut pas moins toutefois ; ce qui augmenta encore son soupçon fut que le temps des couches étant écoulé, la maladie de sa femme s’évanouit, et elle vint dans sa chambre comme si de rien n’eût été. D’abord qu’il la vit, il se mit à crier, comme s’il eût été pressé d’une forte douleur, et la maréchale lui ayant demandé ce qu’il avoit : « Eh ! Madame, lui dit-il, quand vous avez crié, il n’y a pas longtemps, plus fort que moi, je ne vous ai pas été demander ce que vous aviez, et je vous prie de me laisser en repos. »

Ces paroles, qui disoient beaucoup de choses, sans néanmoins expliquer rien de positif, donnèrent bien à penser à la maréchale. Cependant, pour ne lui rien donner à connoître de ce qui se passoit dans son âme, elle se retira en même temps, et le duc de Longueville l’étant venu voir une heure après, elle lui conta ce qui lui étoit arrivé : ce qui ne les empêcha pas, ni l’un ni l’autre, de recommencer sur nouveaux frais. Le nom du père de l’enfant étoit bien expliqué dans la lettre que le maréchal avoit reçue ; ainsi la visite du duc lui fut suspecte, et dorénavant il s’informa, à tous les carrosses qu’il entendoit entrer, qui c’étoit. On lui dit chaque jour que ce duc étoit du nombre de ceux qui visitoient sa femme, et cette assiduité ne lui persuada que trop qu’on lui avoit mandé la vérité.

Cependant, le Roi ayant entrepris de faire la guerre aux Hollandois[24], tout ce qu’il y avoit de gens de qualité songea à suivre un si grand prince, et le duc de Longueville entre autres, qui avoit un régiment de cavalerie. La maréchale le vit partir avec moins de chagrin qu’on n’auroit cru, car il y avoit quelques jours qu’ils s’étoient brouillés, à cause de la comtesse de Nogent[25], qu’on lui avoit dit qu’il aimoit. Il n’y avoit pas beaucoup d’apparence que cela fût, et cette comtesse, qui étoit sœur du comte de Lauzun, n’avoit ni sa taille, ni son air, ni sa beauté ; mais, rien n’étant capable de guérir un esprit attaqué de jalousie, elle s’imprima si bien ce soupçon, qu’il passa chez elle pour une vérité. Et à dire vrai, si le tout n’étoit pas véritable, il y en avoit du moins une partie, car il est constant que cette dame aimoit ce jeune prince éperdument, de quoi elle ne s’étoit pu empêcher de donner des marques en plusieurs rencontres.

Quoi qu’il en soit, le Roi ayant fixé le jour de son départ, le duc de Longueville ne se mit pas beaucoup en peine de désabuser la maréchale, et partit sans vouloir un grand éclaircissement avec elle : car il étoit devenu jaloux, de son côté, de ce qu’elle voyoit Bechameil[26], personnage de la lie du peuple, mais qui étoit plus riche que beaucoup de personnes de condition, qualité fort charmante pour elle, surtout quand on étoit libéral. Cependant, quoique le petit bourgeois fût fort passionné, elle n’avoit pas encore répondu à son amour, craignant d’irriter le duc, qui s’étoit si fort déclaré de ne vouloir point de compagnon, qu’elle n’osoit faire voir à l’autre la complaisance qu’elle avoit pour ses richesses.

S’étant séparés de la sorte, ils n’eurent pas grand soin de s’écrire : dont Bechameil profitant, il trouva moyen de se rendre agréable à la maréchale par les offres qu’il lui fit de sa bourse en même temps que de son cœur. Elle refusa néanmoins l’un et l’autre d’abord, craignant que le duc de Longueville n’eût laissé quelqu’un à Paris pour prendre garde à sa conduite ; mais ce prince ayant été tué six semaines après son départ, au passage du Rhin[27], elle eut regret d’avoir refusé un homme qui lui pouvoit être utile de plus d’une manière, après la perte qu’elle avoit faite. Tous ceux qui savoient son intrigue avec ce prince trouvèrent étrange qu’elle reçût si indifféremment la nouvelle de sa mort, car elle fut aux Tuileries un jour après, et on l’y vit rire à gorge déployée. La comtesse de Nogent n’en usa pas de même, elle en pensa mourir de douleur[28] ; mais comme elle avoit perdu son mari dans la même occasion, ce lui fut un prétexte pour pleurer tout à son aise et sans qu’on y pût trouver à redire.

Bechameil, étant défait d’un rival si dangereux, trouva des facilités à son dessein plus grandes qu’il n’auroit osé espérer : car la maréchale, craignant qu’il ne se fût rebuté par ses refus, le prévint par une lettre fort obligeante. Elle étoit conçue en ces termes :

Lettre de la Maréchale de la Ferté a M. de Bechameil, secrétaire du Conseil.


Tout le monde veut que j’aye beaucoup perdu en perdant le duc de Longueville, et qu’il m’aimoit assez pour le devoir regretter. C’est une étrange chose qu’on veuille être plus savant dans mes affaires que moi-même, comme si je ne savois pas mieux que personne ce qui me regarde. Il est vrai, j’ai fait une grande perte, mais ce n’est pas celle-là ; et si vous voulez que je vous parle franchement, c’est de ne vous plus voir depuis quelques jours. Je ne sais à quoi l’attribuer, si ce n’est que je n’ai pas topé à tout ce que vous vouliez ; mais enfin, est-il honnête qu’on se rende sitôt ? et, parce que je suis de la cour, faut-il que vous me traitiez comme les autres femmes de la cour, qui sont bien aises de commencer une intrigue par la conclusion ? Je ne suis point de celles-là, et quand vous ne devriez point être de mes amis, je ne me repens point de ne leur point ressembler.

Bechameil étoit trop intelligent pour ne pas expliquer ce billet comme il faut ; et, en prenant le bon et laissant le mauvais, il s’arma d’une bourse où il y avoit quatre cents pistoles, parce que, comme le temps lui étoit cher, il ne le vouloit pas perdre en paroles inutiles. Il s’en fut à l’hôtel de La Ferté avec un bon secours, et, pour abréger toutes choses : « Madame, dit-il à la maréchale, je viens d’apprendre que vous perdîtes hier quatre cents pistoles sur votre parole, et comme les personnes de qualité n’ont pas toujours de l’argent, je vous les apporte, afin que vous ne soyez pas en peine où les chercher. » La maréchale entendit bien ce que cela vouloit dire, mais, trouvant que ce seroit se donner à trop bon marché à un petit bourgeois comme lui : « Je ne sais pas, Monsieur, lui répondit-elle, qui vous a pu dire cela ; mais il ne vous a dit que la moitié de mon malheur : j’en perdis huit cents, et si vous pouviez me les prêter, vous m’obligeriez. — Huit cents pistoles, Madame ! répliqua-t-il ; c’est une somme considérable dans le siècle où nous sommes ; mais n’importe, c’est un effort qu’il faut faire pour vous ; prenez toujours ce que je vous offre, et je vous ferai mon billet du reste, si vous ne vous fiez pas à ma parole. »

Il dit cela de si bonne grâce, que la maréchale jugea à propos de lui faire crédit jusqu’au lendemain, et lui ayant dit fort honnêtement que tout étoit à son service, il commença, pour l’en remercier, à lui baiser la main. Elle lui offrit ensuite le visage, et le bonhomme s’y arrêtant un peu plus que de raison : « Eh quoi ! monsieur, lui dit-elle, est-ce que vous n’osez rien faire davantage jusqu’à ce que vous m’ayez payée ? Que cela ne vous arrête pas ; votre parole, comme je vous l’ai dit, est de l’argent comptant pour moi, et je voudrois bien que vous me dussiez davantage. »

Apparemment elle parloit de la sorte craignant que le bonhomme ne se ravisât, et que, faute de prendre sa marchandise, il ne se crût pas obligé de la payer : car elle n’étoit pas si affamée de la sienne que ce fût par le désir d’en tâter qu’elle vouloit hâter la conclusion. Quoi qu’il en soit, Bechameil, sans être surpris de ce discours, qui en auroit peut-être surpris un autre : « Patience, Madame, lui dit-il, toutes choses viennent en leur temps, et Paris n’a pas été fait en un jour. J’ai cinquante-cinq ans passés, et à mon âge on ne court pas la poste quand on veut. » Ces raisons étoient trop belles et trop bonnes pour y trouver à redire, et, lui ayant donné tout le temps qu’il désiroit, il arriva où il vouloit aller par les formes. La dame, qui ne vouloit pas qu’il s’en allât mécontent, lui dit que les gens de son âge étoient admirables ; qu’il n’y avoit que de la brutalité dans la jeunesse, et qu’en vérité elle vouloit qu’il lui donnât, le plus souvent qu’il pourroit, une heure ou deux de son temps. Le bonhomme, qui aimoit le plaisir, pourvu qu’il ne fût pas nuisible à sa santé, croyant qu’elle lui demandoit un rendez-vous pour le lendemain, s’excusa sur quelques affaires qu’il avoit au Conseil, mais il lui envoya les quatre cents pistoles restantes, et pour remercîment desquelles elle jugea à propos de lui adresser la lettre suivante :

Lettre de la Maréchale de la Ferté a Bechameil.


Quoiqu’il y ait beaucoup de plaisir à voir les louis d’or au soleil[29] que vous m’avez envoyés, vous croirez ce que vous voudrez, mais ils me toucheroient encore davantage si je les avois reçus de votre main. Quoi qu’il en soit, mon déplaisir est qu’il faut que je m’en défasse et que je ne les puisse garder, pour vous montrer que je fais cas de tout ce qui vient de vous. J’en mourrois de douleur, si ce n’est que j’espère que je ne serai pas toujours malheureuse, et que, de votre côté, vous renouvellerez souvent ces mêmes marques d’amitié, qui me seront toujours fort chères. Vous auriez tort d’en douter, puisqu’à l’âge que vous avez vous n’êtes pas à savoir qu’on fait toujours cas de ce qui vient de la personne aimée.

« Comment, morbleu ! s’écria Bechameil en recevant cette lettre, a-t-elle envie de me ruiner, et est-ce à cause que je suis vieux qu’elle veut que je la paye si grassement ? » Cette réflexion, joint à cela que ses nécessités n’étoient pas trop pressantes, firent durer les affaires qu’il avoit au Conseil trois jours plus qu’elles n’auroient fait sans cela. Mais ce temps-là étant expiré, il voulut aller voir si l’argent qu’il avoit donné ne lui vaudroit pas du moins une seconde visite. La première parole que lui dit la maréchale, en le voyant, fut celle-ci : « Ah ! monsieur, je suis née pour être toujours malheureuse, je perdis hier encore cinq cents pistoles ! » Par bonheur pour elle, elle étoit si belle ce jour-là que, quoique le compliment ne lui plût pas, il ne laissa pas de lui faire cette réponse : « Eh bien ! Madame, il ne s’en faut pas désespérer, et vous avez encore des amis qui ne vous abandonneront pas pour si peu de chose. » La maréchale, ne doutant point que cela ne voulût dire qu’il les lui alloit donner à l’heure même, ou du moins qu’il les lui enverroit une heure après, lui donna toutes les marques de reconnoissance dont elle se put aviser ; cependant, étant survenu compagnie, elle rompit les mesures qu’elle auroit pu prendre avec lui pour son payement, de sorte que, s’en étant allé avec les autres, pour quelques affaires qu’il avoit, ou peut-être de dessein prémédité, il oublia ce qu’il avoit promis. Il y eut un peu de malice à lui en faisant cela, et il commençoit à se lasser d’acheter ses bonnes grâces si cher ; mais, comme ce n’étoit pas son compte, elle lui écrivit un nouveau billet par lequel elle le faisoit ressouvenir de sa promesse. Il lui envoya son argent, mais il l’accompagna de cette réponse :

Lettre de Bechameil a la Maréchale de la Ferté.


On ne fait le bail des fermes que de neuf ans en neuf ans, et le payement s’en fait de quartier en quartier, par avance. Je vous en parle comme savant, y ayant bonne part, dont je ne me repens point, parce que cela m’a appris à vivre. Comme je suis donc un homme d’ordre, je vous dirai qu’il n’y auroit pas moyen d’avoir commerce avec vous, si je ne savois comment il nous faut vivre ensemble. Je ferai un bail de votre ferme quand il vous plaira, j’en fixerai le prix et le temps du payement ; mais après cela, n’ayez rien à me demander : autrement il n’y auroit pas moyen d’y subvenir, et vous m’enverriez bientôt à l’hôpital.

Cette lettre ne plut point à la maréchale, qui s’attendoit qu’elle pourroit fouiller dans sa bourse toutes et quantes fois qu’elle voudroit ; et comme si la marchandise qu’elle lui donnoit eût valu son argent, peu s’en fallut qu’elle ne lui écrivît des reproches. Elle laissa passer quelques jours sans rien dire, pour voir s’il ne reviendroit point ; mais enfin, craignant de le perdre, elle lui écrivit ces paroles :

Lettre de la Maréchale de la Ferté a Bechameil.


Je m’étonne que vous vous plaigniez de moi, puisque je ne vous ai encore rien dit ni fait qui vous puisse désobliger. Si nous avons des affaires ensemble, il faut se voir pour les régler, et vous ne trouverez pas que je résiste à tout ce qui sera raisonnable. Mais il y a des années entières qu’on ne vous a vu, et c’est ainsi qu’on en use quand on veut faire une querelle d’Allemand à une personne.

« Quelle querelle d’Allemand ! s’écria Bechameil quand il eut lu cette lettre ; et ce n’est donc rien, à son compte, que quatorze mille trois cents livres en huit jours de temps ? Si cela duroit il n’y auroit pas moyen d’y fournir, et j’aurois beau pressurer le peuple, jamais je ne me pourrois récompenser d’une telle perte. » Il dit encore plusieurs choses sur le même ton ; après quoi, prenant son manteau et ses gants, il s’en vint chez elle tout en colère. Cependant, ayant eu le temps de s’apaiser un peu en chemin : « Madame, lui dit-il en arrivant, je viens voir si nous conviendrons de prix, et je vous mettrai ma hausse[30] tout d’un coup. Je vous donnerai dix mille écus tous les ans, et c’est à vous à voir si vous vous en voulez contenter. — C’est bien peu de chose pour moi, lui répondit la maréchale, et j’en joue quelquefois autant en un jour ; que ferai-je donc le reste du temps ? — Quoi ! Madame, s’écria Bechameil, ne sauriez-vous vivre sans jouer ? — Non, Monsieur, lui répondit-elle, cela m’est impossible. » Elle auroit pu ajouter : « aussi bien que de faire l’amour » ; mais elle jugea plus à propos de le laisser penser que de le dire elle-même.

Bechameil, tout amoureux qu’il étoit, étoit encore plus intéressé : ainsi, cette réponse ne lui ayant pas plu, il hocha la tête, ce dont la maréchale s’étant aperçue, elle fit ce qu’elle put pour le radoucir, n’ayant point d’envie du tout de le perdre. Elle lui dit donc qu’afin que tout le monde vécût, il lui donnât vingt mille écus : mais, s’étant récrié à cette proposition, il dit tout résolûment qu’il ne passeroit pas d’un denier les dix mille qu’il avoit offerts, et que c’étoit à elle à se résoudre. La maréchale, le voyant si obstiné, fut obligée de s’en contenter ; mais elle voulut un pot-de-vin, disant qu’on ne faisoit jamais de marché de conséquence qu’il n’y en eût un. Bechameil n’eut rien à dire à cela, et, étant convenu d’en donner un de deux mille écus, il fallut qu’il comptât le lendemain douze mille cinq cents livres : car elle voulut avoir un quartier d’avance, disant qu’il avoit si bien reconnu lui-même que c’étoit la coutume, qu’il en avoit fait mention dans sa lettre. Il eut bien de la peine à se défaire tout d’un coup de cette somme, principalement en ayant donné deux autres assez considérables il n’y a pas longtemps ; mais, faisant réflexion qu’il auroit trois mois devant lui sans qu’elle lui pût rien demander, il fit cet effort sur son inclination, ce qui n’étoit pas une des moindres marques qu’il lui pouvoit donner de son amour.

Ces trois sommes lui servirent pour jouir du corps de cette dame, car, pour le cœur, il étoit en ce temps-là au comte de Tallard[31], qui ne le garda guère néanmoins, son talent étant de plaire plutôt aux hommes qu’aux dames. Je ne saurois dire qui prit sa place, car il y en eut tant qu’elle traita comme si elle les eût aimés, que je me pourrois méprendre si je disois qu’elle eût un favori.

Cependant, le vieux maréchal restoit toujours au lit à crier les gouttes. Il avoit rendu grâces au ciel de ce qu’il l’avoit défait du duc de Longueville, espérant que, selon le proverbe italien qui dit : Morte la bête, mort le venin, on ne songeroit plus dans le monde à ce qui s’étoit passé. Il sembloit même qu’il en avoit perdu le souvenir ; car, quand elle alloit dans sa chambre, il ne l’appeloit plus que m’amour et mon cœur, au lieu que ce n’étoit pas toujours auparavant le nom qu’il lui avoit donné. Mais, pour lui donner une nouvelle mortification, on lui vint dire que le duc de Longueville avoit laissé un bâtard et que le Roi le faisoit légitimer[32]. Il n’osa demander qui en étoit la mère ; mais celui qui lui disoit cette nouvelle le tira de peine, ou, pour mieux dire, le jeta dans une plus grande, en apprenant qu’on ne la nommoit point, et qu’il falloit par conséquent que ce fût quelque femme mariée.

La maréchale étant venue quelque temps après dans sa chambre, il ne lui dit plus de douceurs, et au contraire il la salua d’un Corbleu ! qui étoit l’ornement ordinaire de son discours. Elle en fut quitte pour lui laisser passer tout seul sa méchante humeur, et fut s’en consoler avec Bechameil, qui lui apportoit un quartier de sa pension. C’étoit merveilles comme cet homme, qui étoit glorieux comme le sont ordinairement les gens de rien, s’accoutumoit à lui voir faire mille coquetteries en sa présence ; car enfin il faut savoir qu’il alloit mille gens chez elle, et que tous les jours devant lui elle faisoit mille choses qui lui devoient faire connoître ce qu’elle étoit. Mais enfin, le plaisir qu’il avoit de s’entendre dire que sa maîtresse étoit la femme d’un maréchal de France lui faisoit passer par-dessus beaucoup de choses. D’ailleurs, elle lui faisoit accroire que, s’il y avoit quelque apparence contre elle, son fond ne laissoit pas d’être réservé pour lui. Mais enfin, après avoir pris plusieurs fois ces excuses pour argent comptant, il s’aperçut qu’elle le donnoit à d’autres pour le faire valoir, ce qui le mit en si grande colère, qu’il lui écrivit cette lettre :

Lettre de Bechameil a la Maréchale de la Ferté.


Je romps le bail que j’avois fait avec vous, parce que vous manquez aux clauses et conditions que nous y avons apposées. Vous vous étiez obligée de ne donner votre cœur qu’à moi, et cependant il faut que je partage avec un nombre infini de gens dont vous vous encanaillez tous les jours. Ainsi, n’y pouvant trouver l’émolument que je m’étois promis, je me dessaisis de la part que j’y avois, au profit de qui il vous plaira, ou, pour mieux dire, du premier venu. Quoi faisant, j’appliquerai dorénavant mes dix mille écus à une terre que je labourerai tout seul.

Cette lettre chagrina fort la maréchale. Une somme si considérable lui étoit fort utile, joint à cela qu’elle trouvoit moyen, de temps en temps, d’arracher encore quelques présents de lui. Et, à la vérité, elle avoit lieu d’avoir du chagrin, car les affaires de son mari commençoient à aller si mal, que lui, qu’on avoit estimé le plus riche de Paris, ne subsistoit plus que par le moyen des bienfaits qu’il tiroit de la cour, et des lettres d’État[33] qu’il étoit obligé de prendre. Elle fit donc ce qu’elle put pour le faire revenir : mais, soit qu’il vît bien qu’il ne devoit pas se fier à sa parole qu’elle lui donnoit d’en mieux user dorénavant avec lui, ou qu’il commençât à s’en dégoûter, il ne voulut jamais rentrer en commerce.

Comme, de tous ceux qu’elle voyoit, il n’y en avoit point qui fût assez dupe pour fournir à l’appointement, ce fut à elle après cela à retrancher sa dépense, ce qui lui fit bien mal au cœur. Son mari étant venu à mourir[34] peu de temps après, ce fut encore tout autre chose, et les pensions qu’il avoit ne venant plus, il fallut qu’elle se réduisît au petit pied. Pour rendre sa fortune meilleure, elle s’avisa alors, non pas de jouer, car elle n’en avoit plus le moyen, mais de donner à jouer chez elle au lansquenet, afin que, par le moyen d’une certaine rétribution qu’elle en tiroit, cela la pût consoler de tant de pertes survenues en si peu de temps. Comme tout le monde y étoit bien venu pour son argent, les fripons y furent comme les honnêtes gens ; et un nommé Du Pré, qui étoit du premier rang, lui ayant insinué qu’il n’y avoit que manière en ce monde de se tirer d’affaire, on n’y joua pas plus sûrement que dans tous les autres endroits de Paris, où c’est autant de coupe-gorge. Cela ayant été reconnu de la plupart de ceux qui n’étoient pas du calibre de Du Pré, on cessa d’y aller, et, l’avantage qui lui en revenoit ayant cessé par conséquent, elle fit venir dans sa maison un certain nombre de femmes choisies, afin que les jeunes gens, attirés par le bruit de leur beauté ou de leur esprit, fussent induits à la venir voir. Cependant elle y établit un jeu épouvantable, où toutes sortes de friponneries furent mises en usage, pour lui donner de quoi subsister. Ses parties furent dressées particulièrement contre les étrangers de qualité, qui, n’ayant pas encore pris langue, se croyoient trop heureux de se venir ruiner chez elle. Une de ses plus confidentes parmi toutes ces dames fut la marquise de Royan[35], et il est inconcevable combien elles en firent avaler toutes deux à toutes sortes de gens. Cependant un officier suisse qui y avoit perdu le fonds et le tréfonds, et qui avoit remarqué quelque chose, en fit grand bruit ; mais comme il avoit affaire à des gens de qualité, et que ses amis l’avertirent qu’il y alloit encore pour lui de la bastonnade s’il s’amusoit à faire les contes qu’il faisoit, il prit un autre parti, qui fut de faire imprimer des placards, et de les afficher aux portes de Paris, par lesquels il donnoit avis à tous ceux qui arrivoient en cette grande ville de se donner de garde de cette maison.

Pour faire connoître cette marquise de Royan à ceux qui pourroient peut-être n’en avoir jamais ouï parler, il faut savoir qu’elle est fille du feu duc de Noirmoutier, lequel, ayant mangé son bien, laissa sa famille dans une si grande pauvreté, qu’elle étoit sans doute digne de commisération. Cette fille, n’ayant donc rien pour être mariée, se voyoit réduite à entrer dans un couvent, ce qui n’étoit guère selon son inclination, quand le comte d’Olonne, qui étoit de même maison qu’elle, en devint amoureux. Il essaya pendant quelque temps de s’en faire aimer ; mais n’étant pas assez agréable pour y réussir, il s’avisa de lui proposer le mariage du chevalier de Royan son frère[36], si elle vouloit s’humaniser davantage. Or, ce chevalier étoit tout ce qu’il y avoit de plus horrible dans la nature, et pour le corps et pour l’esprit ; car, quoiqu’il ne fût ni bossu ni tortu, il avoit plutôt l’air d’un bœuf que d’un homme. D’ailleurs, il étoit tellement plongé dans toutes sortes de débauches, que les honnêtes gens ne le vouloient pas hanter. Mais quelque désagréable qu’il pût être, un couvent l’étant encore plus à cette fille, elle se résolut non seulement de l’épouser, mais encore d’avoir de la reconnoissance pour le comte d’Olonne. Par ce moyen, ce comte parvint à ce qu’il désiroit, et qui plus est, avant que de signer une donation qu’elle faisoit à son frère de tout son bien en faveur de ce mariage, il voulut qu’elle lui accordât ce qu’elle lui avoit promis : ce qui fut fait en tout bien et en tout honneur.

Voilà comment le comte d’Olonne, ayant peur qu’il ne cessât d’y avoir des cocus dans sa race, y donna ordre lui-même. Cependant, cette dame, après avoir si bien commencé dans le chemin de la vertu, s’y perfectionnoit tous les jours de toutes façons, de sorte que pour le jeu et pour la galanterie elle ne le cédoit à personne, quoiqu’elle eût été élevée sous l’aile d’une mère qui lui avoit donné d’autres leçons[37]. Le comte d’Olonne, qui avoit eu affaire de sa femme pour ce mariage, s’étoit raccommodé avec elle et avec toute sa famille, et cela avoit été cause que la marquise de Royan avoit fait une coterie si particulière avec la maréchale de La Ferté, qu’on ne les voyoit plus l’une sans l’autre. Du Pré, dont j’ai parlé ci-dessus, leur voyant à toutes deux de si bonnes inclinations, leur servit de pédagogue pour leur apprendre à filer les cartes et tous les autres tours de souplesse, dans lesquels il étoit extrêmement savant. Cependant ce métier-là n’étant pas le meilleur du monde, parce qu’il y a trop de gens qui s’en mêlent et que chacun commence à s’en défier, la maréchale, qui n’avoit plus personne qui l’empêchât de voir sa sœur, se servit de l’occasion qu’elle en avoit pour tâcher de lui dérober Fervaques.

Il est impossible de dire tout ce qu’elle fit pour cela ; non pas, comme il est à croire, qu’elle eût envie de sa personne, car elle n’est pas trop ragoûtante, mais pour avoir part à sa fortune. En effet, il lui faisoit mal au cœur de voir que sa sœur, qui étoit plus âgée qu’elle de plusieurs années, et qui n’avoit pas meilleure réputation, eût une bourse comme la sienne à son commandement, pendant qu’elle manquoit de toutes choses : car il faut savoir que Fervaques, par un excès de passion, ou pour mieux dire de folie, lui avoit fait plusieurs présents considérables, et entre autres d’une belle maison qu’il avoit dans la rue Coq-Héron. On eut peine à croire qu’il eût été assez fou pour cela, quoique le bruit en courût par tout Paris ; mais la comtesse d’Olonne se faisant honneur de ce présent, qui étoit cependant une marque de la continuation de sa bonne vie, elle ne voulut pas que personne en doutât davantage. C’est pourquoi, la maison étant à louer, elle fit mettre à l’écriteau que c’étoit à elle qu’on devoit venir pour convenir du prix.

La chose étant rapportée à madame de Bonnelle, qui ne l’aimoit déjà pas trop, elle envoya en plein jour arracher cet écriteau ; mais la comtesse d’Olonne en fit remettre un autre, et voilà tout le bruit qu’elle en fit. Elle n’en usa pas si modérément avec sa sœur, qui, comme j’ai dit, lui vouloit enlever Fervaques : car elles se prirent si bien de paroles, qu’elles se dirent toutes leurs vérités. On trouva cela fort vilain pour des femmes de qualité, et encore pour deux sœurs. Cependant cela n’étoit pas extraordinaire, et il étoit arrivé la même chose à quelques autres que je nommerois bien si cela étoit de mon sujet. Quoi qu’il en soit, la maréchale fut bientôt sur le pied de s’entendre dire de pareilles pauvretés, et le duc de La Ferté, son fils[38], homme adonné, s’il en fut jamais, à toutes sortes de débauches, fut lui-même de ceux qui ne la ménagèrent pas. Elle avoit quelque chose à démêler avec lui pour quelques intérêts ; aussi lui, qui n’avoit pas trop de bien pour fournir à ses désordres, ne pouvant souffrir qu’elle lui demandât un douaire et des conventions, commença ses litanies par lui dire si, après avoir ruiné son père, elle vouloit encore lui ôter ce qui lui restoit. La maréchale, n’étant pas demeurée court, comme de raison, à ces reproches, lui dit que c’étoit bien à lui de parler, lui qui étoit non-seulement le mépris de toute la cour, mais encore de toute la ville. C’étoit la pure vérité ; mais comme toutes sortes de vérités ne sont pas bonnes à dire, il ne put souffrir celle-là, et lui répliqua que si ce n’étoit pas à lui à parler, c’étoit encore moins à elle, qui étoit une vieille p…… Là-dessus, il lui dit le nom de tous ceux qui avoient eu affaire à elle, et il en nomma jusqu’à soixante-douze, chose incroyable, si tout ce qu’il y a de gens à Paris ne savoient que je ne rapporte rien que de vrai. La maréchale lui dit d’abord de parler de sa femme[39], et qu’il y avoit plus à reprendre sur elle que sur qui que ce soit ; mais le duc de la Ferté lui ferma la bouche en lui disant qu’il savoit bien qu’il étoit cocu, mais que cela n’empêchoit pas que son père ne l’eût été en herbe, en gerbe et après sa mort.

Ce furent ses propres termes, qui désolèrent tellement la maréchale, qu’elle se prit à pleurer. Mais elle avoit affaire à un homme si tendre, qu’au lieu d’en être touché, il n’en fit que rire. Cette comédie s’étant passée de la sorte, la maréchale alla se plaindre au comte d’Olonne, chez qui elle savoit qu’il alloit souvent. « Vous n’avez que ce que vous méritez, lui répondit alors le comte ; et après avoir voulu tâter, comme vous avez fait, du sceptre jusqu’à la houlette, comment voulez-vous que vos affaires ne soient pas publiques ? » Il lui fit ce reproche parce qu’il se ressentoit du passé ; mais, après s’être donné ce petit contentement, il lui promit que cela n’empêcheroit pas qu’il ne fît correction à son fils. En effet, l’ayant vu une heure après, il lui dit qu’il avoit tous les torts du monde d’avoir parlé à sa mère comme il avoit fait ; qu’à son âge, il n’étoit pas à savoir que rien ne le pouvoit dispenser du respect qu’il lui devoit ; qu’aussi croyoit-il que cela ne lui étoit arrivé qu’après être soûl, autrement qu’il ne sauroit qu’en dire.

Il y avoit apparence que le duc de La Ferté alloit chercher quelque excuse pour colorer une si grande faute, et même qu’en ayant la dernière confusion, il prendroit le parti de la nier ; mais, sans s’en s’étonner aucunement : « Il est vrai, lui répondit-il, j’étois soûl, et c’est de quoi elle a été fort heureuse, car sans cela je lui aurois bien dit d’autres vérités… J’ai une liste fidèle de tous les tours qu’elle a faits ; et, jusqu’au collier de perles qu’elle a fait escroquer à monsieur de Dreux[40], conseiller au grand Conseil, par le chevalier de Lignerac[41], rien ne m’est inconnu. » Le comte lui demanda s’il n’avoit point de honte de parler comme cela de sa mère ; mais, quelque réprimande qu’il lui fît, il lui fut impossible de lui faire entendre raison.

Comme il ne se passe guère de choses dans le royaume que le Roi ne sache, on lui donna bientôt le divertissement de cette comédie, qui lui inspira un si grand mépris pour cette maison, qu’il ne se put empêcher de le montrer. Mais le duc de La Ferté, qui savoit bien qu’il étoit déjà perdu de réputation auprès de lui, ne s’en mit guère en peine, non plus que la maréchale, laquelle continue toujours à mener la même vie ; de sorte que je pourrai une autre fois vous apprendre la suite de son histoire, aussi bien que celle de madame de Lionne : supposé néanmoins qu’elles trouvent toujours des gens qui veuillent d’elles, ou qu’elles ne se convertissent pas.

  1. Voy. tome 1, pp. 5, 83, et t. 2, p. 403.
  2. Voy. le tome 1, pp. 5, 83, et le t. 2, p. 403.
  3. Voy. le tome 1, p. 5, 7, 36.
  4. C’est-à-dire « Il dépensa tout ce qu’il avoit pour acheter des habits élégants. »
  5. Le maréchal de La Ferté n’étoit pas gouverneur de la Lorraine ; mais il avoit, en Lorraine, les gouvernements des pays et évêchés de Metz et de Verdun, puis des villes et citadelles de Metz et de Moyenvic.
  6. Il est noir. (Note du texte.)
  7. Le marquis de Beuvron étoit lieutenant général de Normandie et gouverneur du vieux palais de Rouen.
  8. Conf. t. 2, p. 443.
  9. A chaque instant, sous le moindre prétexte, on faisoit partir pour l’Amérique les femmes publiques. (Voy. t. 2 pp. 123 et 136.)
  10. Fils de Noël de Bullion, seigneur de Bonnelle, et de mademoiselle de Prie, Charlotte de Toussy. (Voy. t. 1, p. 82-83.)
  11. Mademoiselle de La Ferté, Catherine-Henriette de Senneterre (Saint-Nectaire), se maria en effet dans la maison de Bullion, à laquelle appartenoit le marquis de Fervaques. Elle épousa François de Bullion, marquis de Longchêne, cousin-germain de Fervaques, qui mourut sans alliance. Mademoiselle de La Ferté, née en 1662, étoit bien jeune, on le voit, au temps où madame d’Olonne avoit si fort à cœur de la marier.
  12. Alphonse Noël, marquis de Fervaques, fut en effet gouverneur des pays et comtés du Maine, Laval et Perche, mais après 1669, époque où le duc de Tresme occupoit encore cette charge. Il fut aussi capitaine lieutenant des chevau-légers de la Reine.
  13. Voy. tome 1, p. 82, 265.
  14. Charles-Denys de Bullion devoit, en effet, après la mort de son frère, qui ne laissa pas de postérité, hériter de tous les biens de la famille. Il fut prévôt de Paris et gouverneur du Maine.
  15. Voy. t. 2, p. 402-403. Le duc de Longueville étant né en 1649, il semble que nous soyons à peine arrivés à l’année 1669 ; il y a ici une contradiction avec ce qui est dit deux pages plus haut, où l’on montre M. de Fervaques gouverneur du Maine.
  16. Jean-Louis de Fiesques, comte de Lavagne, fils de Charles-Léon, comte d’Harcourt, et de Gilonne d’Harcourt, veuve du marquis de Piennes. C’est à lui que Louis XIV fit donner par les Génois une somme de 300,000 fr. pour le dédommager de la confiscation faite, au XVe siècle, du comté de Lavagne.
  17. Var. : Edit. 1754 : effronterie.
  18. Antoine Ruzé, marquis d’Effiat, chevalier des ordres du Roi, premier écuyer de Philippe, duc d’Orléans. Il fit partie du conseil de régence pendant la minorité de Louis XV. Né en 1638, il mourut en 1719, sans laisser de postérité. Cf. t. 2, p. 406.
  19. Mademoiselle de Fiennes étoit fille d’un fils de la nourrice de la reine d’Angleterre, lequel avoit épousé, à vingt-deux ans, une dame d’atours de cette reine. Madame de Fiennes avoit quarante ans au moment où elle se maria ainsi par amour ; et mademoiselle de Montpensier, qui avoit tant de raisons pour n’être pas sévère, lui reproche cette folie qui l’a faite « belle-fille de madame la nourrice, belle-sœur de toutes ses femmes de chambre, et femme d’un jeune homme de vingt-deux ans, sans bien, sans charge, parce qu’il est beau et bien fait. » Elle la blâme ensuite de n’avoir déclaré son mariage que quand elle étoit prête d’accoucher de cette fille dont il est ici question.
  20. L’hôtel de La Ferté faisoit l’admiration de Paris. Isolé, entouré de quatre rues, il étoit « le seul à Paris qui fût de cette manière », dit Sauval. Sa grande galerie, sa chapelle, la plus grande de toutes celles qui étoient dans des palais ou des hôtels particuliers, sa grande basse-cour, son écurie, voûtée, soutenue par deux rangs de colonnes et assez grande pour recevoir quatre-vingts chevaux, sa grande serre d’orangers, faisoient qu’on disoit à Paris : Senneterre-la-Grande. Non-seulement, dit encore Sauval, toutes ces pièces sont grandes, mais encore il n’y a point de maison à Paris où on les rencontre toutes ensemble d’une grandeur si considérable. Sa galerie est bordée de tableaux où Perrier, Mignard, Hyacinthe et Evrard ont peint une partie de l’histoire d’Aminthe. Le maréchal de La Feuillade acheta dans la suite cet hôtel, et c’est sur l’emplacement qu’il occupoit que fut construite la place des Victoires.
  21. La promenade du Cours-la-Reine avoit perdu en partie sa vogue, et le beau monde alloit alors beaucoup du côté de la porte Saint-Antoine : les allées de Vincennes, d’un côté, et, d’un autre, un boulevard qui commençoit à s’ouvrir et qui devoit plus tard s’étendre jusqu’à la porte Saint-Honoré, en passant par les portes Saint-Martin et Saint-Denis, attiroient la foule en été.
  22. Voy. le texte des pages 409 et suivantes, et la note, p. 411, t. 2.
  23. La terre de la Loupe donnoit son nom à la branche de la famille d’Angennes à laquelle appartenoient et madame d’Olonne et madame de la Ferté.
  24. En 1672.
  25. Sœur de Lauzun. Voy. t. 2, passim, et ci-dessous, p. 322.
  26. Louis de Bechameil, marquis de Nointel, né vers 1617, étoit alors conseiller au Parlement et secrétaire du Conseil ; il devint plus tard, en 1674, maître des requêtes ordinaires de l’hôtel du Roi. Il fut aussi intendant de Bretagne.
  27. Voy. ci-dessus t. 2, p. 412.
  28. Madame de Nogent, sœur de Lauzun, n’étoit pas la seule des femmes qui formoient une sorte de cour auprès du jeune duc de Longueville. Madame de Thianges, madame d’Uxelles et beaucoup d’autres, dit Mademoiselle de Montpensier, étoient fort de ses amies. (Voy. ci-dessus t. 2, p. 412-413, note.) — Diane-Charlotte de Caumont-Lauzun, née en 1632, étoit mariée depuis neuf ans environ (28 avril 1663) à Arnauld de Bautru, comte de Nogent. Elle avoit quarante ans à l’époque du voyage de Flandre. Elle vécut jusqu’en 1720, atteignant ainsi sa quatre-vingt-huitième année.
  29. Les louis, les écus au soleil, étoient des pièces de monnoie d’or marquées d’un soleil. On connoît le vers de Régnier :
    Je fis, dans un escu, reluire le soleil.

    Le manteau étoit une des parties obligées du costume. On le portoit en été, dit Furetière, par ornement, comme en hiver pour se garantir du froid et de la pluie. Les gens de robe, comme Bechameil, et les gens d’église, portoient le manteau long.

  30. Terme de partisan, pour dire enchère. (Note du texte.)
  31. Voy. ci-dessus, p. 228.
  32. Voy. ci-dessus, t. 2, p. 411, note 340. Le Roi fut heureux de l’occasion qui se présenta de légitimer un enfant sans nommer la mère. Ce fut pour lui un précédent dont il devoit s’autoriser. Mademoiselle de Montpensier n’en fait pas mystère : « Pendant que j’étois sur le chapitre de M. de Longueville, dit-elle (édit de Maëstricht, t. 6, p. 360), j’ai oublié de dire qu’il déclara un bâtard qu’il avoit au Parlement, afin de le rendre capable de posséder le bien qu’il lui voudroit donner : on ne nomma pas la mère. Comme il faut pour cela des lettres patentes du Roi, elles furent accordées sans peine. On déclara alors M. du Maine et mademoiselle de Nantes ; je ne me souviens pas si M. le comte de Vexin et mademoiselle de Tours le furent en même temps. La mère du chevalier de Longueville étoit une femme de qualité dont le mari étoit vivant. Il disoit à tout le monde, dans ce temps-là : « Ne savez-vous point qui est la mère du chevalier de Longueville ? » Personne ne lui répondoit, quoique tout le monde le sût. »
  33. Les lettres d’État étoient celles que le Roi donnoit aux ambassadeurs, aux officiers de guerre et à tous ceux qui sont absents pour le service de l’État. Elles portoient surséance de toutes les poursuites qu’on pouvoit faire en justice contre eux. Elles ne s’accordoient que pour dix mois ; mais, dit Furetière, qui fait d’une définition une satire politique, on les renouvelle tant que le prétexte dure.
  34. Le pamphlet marche, on le voit, assez vite. La mort du duc de Longueville, dont nous ne sommes pas encore bien éloignés, est de 1672. Nous sommes maintenant amenés à la mort du maréchal de La Ferté. Le maréchal mourut le 27 septembre 1681, âgé de quatre-vingt-un ans.
  35. Yolande-Julie, fille de Louis II de La Trémouille, premier duc de Noirmoutier, et de Renée-Julie Aubery, qu’il avoit épousée en 1640, épousa, le 31 décembre 1675, François de la Trémouille, marquis de Royan, grand sénéchal de Poitou et gouverneur de Poitiers. Celui-ci étoit fils de Philippe de La Trémouille, et, par conséquent, frère de ce Louis de La Trémouille, comte d’Olonne, qui avoit épousé la sœur de la maréchale de La Ferté.
  36. Voy. la note précédente.
  37. La mère de madame de Royan étoit Renée-Julie Aubery, à qui les chansons n’ont guère reproché que d’avoir désiré l’honneur du tabouret chez la Reine, c’est-à-dire le titre de duchesse. Elle mourut en 1679, quatre ans après le mariage de sa fille. (Cf. Dictionnaire des Précieuses, t. 2, p. 139.)
  38. Henri-François de Saint-Nectaire, né le 23 janvier 1657, duc par la démission de son père, agréée par le Roi le 8 janvier 1678. Colonel d’un régiment d’infanterie, puis brigadier, puis maréchal de camp et enfin lieutenant général ; il fut aussi gouverneur de Metz et pays Messin, ville et évêché de Verdun, Vic et Moyenvic, aussi par la démission du maréchal son père. Le duc de La Ferté, qui avoit épousé, le 18 mars 1675, Marie-Isabelle de La Mothe-Houdancourt, fille du maréchal de ce nom, mourut le 1er août 1703, âgé seulement de quarante-six ans. — Cf. t. 2, p. 424.
  39. Voy. la note précédente.
  40. Joachim de Dreux étoit conseiller au Grand Conseil depuis l’année 1681. Il étoit docteur de Sorbonne et avoit été chanoine de l’Église de Paris.
  41. Voy. ci-dessus, et t. 2, p. 420.