Histoire amoureuse des Gaules/Tome 4/Le Grand Alcandre frustré

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AVERTISSEMENT.


On ne dira pas de cette histoire ce qu’on a dit de plusieurs autres : c’est toujours la même viande diversement assaisonnée. Le seul titre fait voir d’abord que c’est une pièce nouvelle. Le grand Alcandre n’a point eu jusques ici de maîtresse qui ne se soit rendue, s’il faut ainsi dire, après la première sommation ; au lieu que cette illustre comtesse, dont on fait ici l’histoire, se défend avec une vertu tout-à-fait héroïque, se tire adroitement de tous les piéges que l’Amour lui tend, et, en étouffant une passion criminelle, elle gagne l’estime et l’admiration de celui qui la vouloit déshonorer. Il est bien juste qu’après avoir exposé aux yeux du public les fautes de celles qui ont fait honte à leur sexe, on lui fasse part de la vertu de cette Héroïne, qui en relève l’honneur, et que nous pouvons mettre au nombre des femmes fortes, puisqu’elle a triomphé de tout ce que l’Amour a de plus tendre, de plus fort, et de plus engageant. Tout ce qu’on peut dire de la vérité de cette histoire, c’est qu’ayant été trouvée parmi les papiers d’un homme de qualité[1] après sa mort, on la donne telle qu’on nous l’a envoyée de Paris. Il auroit été à souhaiter que le nom de cette illustre femme y eût été couché tout du long ; mais il n’y avoit que la lettre L…[2] dans le manuscrit, où l’on n’a voulu rien changer.

LE GRAND ALCANDRE FRUSTRÉ OU LES DERNIERS EFFORTS DE L’AMOUR ET DE LA VERTU HISTOIRE GALANTE.


Tout le monde sait que Louis XIV, étant un jour en belle humeur, dit à quelques-uns de ses courtisans, qu’il n’avoit trouvé dans toute sa Cour que deux femmes chastes, et qui fussent fidèles à leurs maris[3]. Comme les paroles des Rois sont regardées comme des oracles, personne n’osa répliquer, ni en demander davantage ; chacun se regarda, mais les mariés baissèrent les yeux, craignant d’en apprendre plus qu’ils ne voudroient, et que leurs épouses ne fussent pas ces deux chastes tourterelles, qui avoient l’approbation de ce grand Monarque.

Là-dessus, le comte de Lauzun[4], qui n’y avoit point d’intérêt, parce qu’il n’étoit pas marié, prit la parole et dit au Roi : « Sire, vous avez été plus heureux que Salomon, d’avoir trouvé deux femmes chastes, puisque ce prince, tout sage qu’il étoit, n’en a pu trouver une seule. »

Ces deux femmes, à ce qu’on a su depuis, étoient la Reine, et la comtesse de L…[5], dont on va décrire les amours secrètes avec ce monarque. Il avoit trop d’intérêt à croire à la fidélité de la Reine, pour en douter tant soit peu, et véritablement c’étoit une princesse des plus sages, et des plus vertueuses de son siècle, et le Roi son époux ne faisoit que lui rendre la justice qui lui étoit due. Pour la comtesse, l’intérêt de son amour auroit voulu, tout au contraire, qu’il eût pu douter de sa fidélité pour le lien conjugal. Mais il n’avoit que trop de raisons de la croire ferme là-dessus, et, si on peut le dire ainsi, une invincible.

Il y avoit longtemps que ce prince brûloit pour elle ; mais il n’y avoit encore que ses yeux qui osassent le lui dire ; il la regardoit incessamment d’un air tendre et passionné ; mais on ne répondoit point à ses regards, et quoique la comtesse comprît assez ce que cela vouloit dire, elle fit toujours semblant de n’entendre pas ce langage mystérieux. Comme elle est naturellement modeste, les yeux du Roi, qui la rencontroient toujours, la faisoient quelquefois rougir, et cette rougeur, qui se répandoit sur ses joues, ne servoit qu’à relever l’éclat de sa beauté, et qu’à augmenter le feu de ce prince qui n’étoit déjà que trop amoureux. Ce monarque, qui étoit expérimenté dans l’art d’aimer, voyoit bien que cette rougeur, qu’il remarquoit sur le visage de sa maîtresse, ne lui présageoit rien de bon, et qu’elle étoit d’une autre espèce que celle que l’Amour peint lui-même dans un cœur enflammé, à l’approche de l’objet qu’il aime. Il voyoit, à travers ce voile éclatant, toutes les marques de la pudeur, de la sagesse, de la modestie et de la chasteté ; mais il y remarquoit aussi une secrète indignation d’une vertu offensée, qui se voit attaquée par des regards criminels. Des présages si funestes à l’amour de ce grand Roi le faisoient trembler quelquefois, tout intrépide qu’il est. Enfin, ne pouvant plus renfermer un feu qui devenoit tous les jours plus violent, par le soin qu’il prenoit de le cacher, il résolut de se découvrir au duc de La Feuillade[6], espérant par là trouver du soulagement, et d’en recevoir quelque conseil salutaire à son amour. — « Ne suis-je pas malheureux, dit-il un jour à ce duc, d’aimer sans oser le dire, mais d’aimer jusqu’à la fureur[7] ? — Et qui vous empêche, Sire, de parler, lui dit ce fidèle favori ? — Le respect, l’amour, la crainte de déplaire à l’objet aimé, lui dit alors ce monarque. — S’il n’y a que cela, lui dit le duc, Sire, parlez, et parlez bientôt, je vous réponds que vous serez écouté. Quelle est la dame qui ne s’estimât heureuse de donner des chaînes au plus grand monarque du monde, et qui ne se fît un plaisir de les soulager, et de les partager même ? Avez-vous trouvé jusques ici quelque chose qui osât vous résister : villes, châteaux, forteresses, ennemis, tout se rend à vous, tout plie sous vos lois[8], et vous craignez que le cœur d’une femme ose tenir contre un Roi toujours victorieux ? — Ah ! qu’il y a bien de la différence ! dit alors le Roi. — Oui, sans doute il y en a, lui répliqua La Feuillade, et il n’est pas besoin ici de tant de machines ; vous n’avez qu’à vous montrer, vous n’avez qu’à paroître, vous n’avez qu’à parler, vous n’avez qu’à dire j’aime, et l’on répondra d’abord[9] à votre amour. Avouez-le, Sire, ajouta-t-il, si vous avez rencontré peu de villes qui résistent, vous avez encore moins trouvé de femmes cruelles. — Il est vrai, lui dit le Roi, que je n’ai pas sujet de me plaindre de ma mauvaise fortune, et, en amour aussi bien qu’en guerre, les bons succès ont répondu toujours à mes espérances. Mais j’ai entrepris une conquête qui me paroît impossible ; cependant, je ne puis m’en désister, et si je n’en viens à bout, je vois bien qu’il y va du repos de ma vie, et peut-être de ma vie même. »

Le duc entendant parler ainsi le Roi, fut touché de son état, et ce prince, qui l’avoit appelé pour lui faire confidence de son amour, lui nomma l’objet qui l’avoit enflammé. — « J’avoue, Sire, lui dit alors le duc de La Feuillade, que vous avez quelque sujet de vous défier du succès de votre entreprise ; cette dame est extrêmement fière, et d’une vertu qui a quelque chose d’austère et de farouche ; mais le temps et l’amour viennent enfin à bout de tout, principalement lorsque tout cela est soutenu par l’éclat d’une couronne, et d’une gloire comme la vôtre ; et quand l’amour ne regarderoit pas à toutes ces choses, vous avez outre cela toutes les qualités du cœur et de l’esprit, et tout ce qu’il faut pour se faire aimer. — Je veux que cela soit, dit le Roi, j’ose me flatter que j’ai tout ce que tu dis là, mais je n’ose me flatter de toucher une insensible. — Mais vous n’avez encore rien tenté, reprit le duc, vous n’avez encore parlé que le langage des yeux ; expliquez-vous d’une autre manière, et vous verrez comment on y répondra. — Je ne le vois déjà que trop, dit le Roi, et les yeux de cette cruelle, à qui les miens ont déjà parlé mille fois, ne m’ont répondu que par un silence froid, capable de glacer le cœur le plus enflammé, ou par des regards terribles qui m’ont annoncé l’arrêt de ma mort. — Que savez-vous, Sire, lui dit alors La Feuillade, si l’on ne veut pas vous rendre cette conquête plus précieuse par la résistance, et si on ne se fait pas une espèce de gloire et de vanité, de tenir quelque temps contre les attaques d’un grand Roi, auquel jusqu’ici rien n’a résisté ? C’est déjà beaucoup, qu’on vous ait entendu ; mais c’est encore plus qu’on vous l’ait fait connaître ; car pour le premier, il n’y a pas la moindre difficulté, les dames entendent d’abord ce qu’on veut leur dire ; mais comme elles font semblant de ne l’entendre pas, peut-être par le plaisir qu’elles ont de se le faire répéter souvent, elles ne veulent point avouer qu’elles comprennent un langage qu’elles savent encore mieux que nous. Ainsi puisque votre Majesté a déjà parlé, et qu’on lui a fait connoître ce qu’elle vouloit dire, c’est déjà un assez grand avancement. Mais il faut s’expliquer d’une autre manière, et les belles exigent de nous qu’on mette tout en usage, avant que de faire la moindre avance ; elles sont comme ces gouverneurs de places, qui, ayant de l’honneur et de la fidélité pour leur prince, ne veulent se rendre qu’à la dernière extrémité, pour sauver au moins, en se rendant, cet honneur qui leur est si cher, et pour ne perdre pas les bonnes grâces de leur maître. Il en sera ici de même, et la conquête que votre Majesté entreprend ne se pourra faire qu’à force de temps, de machines, de ruses et de stratagêmes ; mais enfin nous en viendrons à bout. C’est une femme fière, qui se fait un point d’honneur de la fidélité qu’elle doit à son mari, qui veut soutenir cet honneur à la pointe de l’épée, mais qui a résolu pourtant de se rendre, quand elle aura fait tout ce que les gouverneurs les plus braves ont accoutumé de faire pour la défense d’une place. »

Le Roi fut charmé d’entendre raisonner si bien le duc de La Feuillade, qui n’étoit pas moins versé dans les matières d’amour, qu’il étoit expert dans l’art militaire. Dès lors il ne songea plus qu’à faire sa déclaration dans les formes, et qu’à se servir de tous les moyens que l’amour peut suggérer, pour parvenir au but où tendent tous les amants. Mais ce premier pas, qui semble si facile, et que ce prince ne comptoit pour rien dans toutes ses autres amours, ne fut pas tout comme il avoit cru. Ce n’est pas que l’occasion ne s’en présentât assez souvent ; mais la crainte le retenoit, et c’est peut-être la seule fois que ce monarque a senti cette passion qui est inconnue aux grands courages. Vingt fois il voulut ouvrir la bouche pour parler de son amour à cette comtesse, et vingt fois sa langue fut comme retenue par un frein qu’il n’eut jamais la force de rompre. Il rencontroit toujours les yeux et le front de cette comtesse, où la vertu paroissoit armée de cette sévérité qui imprime du respect aux plus grands monarques ; et quand il la vouloit jeter sur des matières de tendresse, pour parler ensuite de la sienne, ce silence froid et austère qu’elle savoit si bien observer rompoit tout-à-coup cet entretien, empêchoit le Roi de le poursuivre, et lui en faisoit chercher un autre qui fût plus du goût de celle à qui il craignoit toujours de déplaire.

C’est une chose qui est peut-être sans exemple, qu’un amant passionné, et surtout un Roi, qui ose tout, ait trouvé tant d’occasions de déclarer son amour, et en ait su si peu profiter. Mais comme j’ai dit, cette comtesse les éludoit avec tant de dextérité, prenant son air grave et sérieux, que le Roi ne savoit comment s’y prendre. Ce qu’il y a d’admirable, c’est que, sans avoir recours à la fuite, qui est la ressource ordinaire de celles qui veulent éviter de semblables entretiens, elle n’affectoit pas de se dérober de la présence du Roi ; elle alloit son train ordinaire ; que le Roi se trouvât ou ne se trouvât pas dans les lieux où elle étoit, elle ne faisoit sa visite ni plus courte ni plus longue qu’elle l’avoit résolu. Elle ne vouloit pas même que le Roi crût qu’elle évitoit sa rencontre, de peur qu’il ne regardât cette fuite comme une marque de sa foiblesse, ou de la crainte qu’elle avoit de succomber à l’amour de ce grand Monarque. Il sembloit tout au contraire qu’elle affectât de lui faire voir qu’elle avoit assez de vertu pour résister à toutes ses vaines poursuites.

Enfin, elle vivoit avec lui de telle manière, que, quoiqu’il ne pût jamais se satisfaire en lui parlant de ce qu’il avoit dans le cœur, il n’avoit pas sujet de se plaindre d’elle. Tous ses discours étoient sages, retenus, et même obligeants ; elle louoit sur tout les vertus du Roi d’une manière si engageante que ce prince ne pût jamais se résoudre à lui donner une espèce de démenti, en lui parlant d’une chose qui alloit contre son devoir. En sorte qu’au lieu d’une maîtresse que le Roi croyoit trouver, il rencontroit une gouvernante, qui lui faisoit des leçons de sagesse, d’honneur, de justice, de probité, et de toutes les vertus ; mais d’une manière dont il ne pouvoit s’offenser, puisque tout cela étoit assaisonné par des louanges que le Roi se sentoit obligé de soutenir.

Cet amant jugea bien par une telle conduite, qu’il n’iroit pas fort vite dans ses amours, puisqu’il n’avoit pas encore fait le premier pas. Peu s’en fallut qu’il ne se rebutât entièrement, et qu’il n’abandonnât le dessein de cette conquête ; il lui sembloit même quelquefois qu’il n’étoit plus amoureux ; mais son amour étoit comme ces fièvres intermittentes, qui sont d’autant plus violentes dans leur accès, qu’elles ont donné quelque relâche. Quand il se la représentoit avec cet éclat, cette douceur, cette majesté, ces yeux brillants, son cœur étoit tout de flamme. Mais quand il pensoit à cet air sévère, à cette autorité de reine, à cette vertu constante, à cette pudeur incorruptible, tout son amour se changeoit en estime, ou plutôt en respect et en admiration. Quand il ne faisoit que la regarder, son cœur étoit tout en feu ; mais dès qu’il vouloit lui parler de son amour, il se sentoit tout de glace. La beauté et la vertu de cette comtesse, qui éclatoient également dans ses yeux, produisoient ces deux effets contraires dans l’âme du Roi.

Cela sembloit tenir quelque chose du charme et de l’enchantement qu’un amant comme le Roi, qui n’étoit pas novice dans ces matières, et qui s’étoit signalé en tant d’occasions amoureuses, s’arrêtât ainsi tout court, sans oser hasarder la première attaque, lui qui avoit si souvent monté à la brèche avec une intrépidité digne d’un Mars. On parle d’un certain nouement d’aiguillettes, qui arrête quelquefois les plus hardis, qui refroidit les plus ardents, qui amollit les plus forts sur le point de jouir de leurs amours et les en rend tout-à-fait incapables : il arrivoit au Roi quelque chose de semblable toutes les fois qu’il étoit sur le point de se déclarer à madame de L…; non pas qu’il fût au cas dont nous venons de parler, il en étoit bien éloigné ; mais il éprouvoit le même charme à l’égard de sa langue ; lorsqu’il vouloit essayer d’expliquer ses sentiments et de parler de son amour, il sentoit d’abord sa langue liée et son esprit comme perclus. Enfin il se trouvoit dans le même état où étoit Didon, et que Virgile nous décrit si bien dans le quatrième livre de son Enéïde ; cette reine, qui n’aimoit pas moins Enée que notre Roi aimoit la comtesse, n’avoit jamais la force ni la hardiesse de le dire à ce prince Troyen. Dès qu’elle commençoit de lui parler de son amour, sa voix mouroit dans sa bouche.

Incipit effari, mediaque in voce resistit ;

c’est-à-dire, suivant la traduction de M. de Segrais,

Au milieu d’un discours, sa langue embarrassée
Refuse sa parole à sa triste pensée.

Mais cette passion est trop violente pour pouvoir en demeurer là ; Didon s’expliqua enfin, et le Roi fit connoître ouvertement son amour à la Comtesse. Il crut néanmoins qu’il ne devoit pas s’exposer lui-même aux premiers transports de colère qu’il savoit bien qu’elle feroit éclater. Il choisit le duc de La Feuillade, qu’il avoit déjà fait son confident, pour essuyer pour lui cette tempête qu’il craignoit si fort. Il fit même réflexion, qu’ayant une plus grande liberté d’esprit, il pourroit représenter mille choses à la Comtesse, qui n’auroient pas été si bien dans la bouche du Roi, et lui faire valoir tous les avantages qu’elle pouvoit retirer de cette conquête, et pour elle et pour les siens.

Dans cette résolution, il mande le duc de La Feuillade, qui le vint trouver dans le cabinet. Ce duc s’attendoit d’abord à quelque nouvelle confidence, et que le Roi lui alloit apprendre quelques grands progrès qu’il auroit déjà faits dans son amour. Mais il fut bien surpris quand il apprit que Sa Majesté étoit encore aux mêmes termes où il étoit la première fois qu’il lui fit cette confidence. Cela le surprit d’autant plus qu’il savoit par lui-même que le Roi n’étoit pas si patient dans ses amours, et moins encore timide quand il étoit question de se déclarer. Il jugea d’abord que c’étoit une passion extraordinaire, qui dureroit longtemps, et dont son maître auroit bien de la peine à revenir. Il lui dit donc qu’il étoit en état d’exposer jusqu’à la dernière goutte de son sang pour la satisfaction de Sa Majesté, et dans cette affaire et dans toutes celles où il lui feroit l’honneur de l’employer. — Le Roi lui répondit qu’il lui savoit bon gré de son zèle pour son service, mais qu’il n’étoit pas question d’exposer son sang ni sa vie ; qu’il n’avoit besoin que de son adresse et de son esprit, et de ce beau talent qu’il avoit pour gagner les cœurs des dames ; qu’il le prioit de mettre tout en usage pour lui gagner celui de la comtesse de L…, remettant à sa prudence la manière dont il devoit s’y prendre pour expliquer ses sentiments à cette fière personne ; que, de peur de l’effaroucher, il lui fît entendre que toute la grâce que le Roi demandoit d’elle, étoit de souffrir qu’il lui parlât de sa passion ; qu’il aimeroit mieux mourir mille fois plutôt que d’avoir la moindre pensée de la déshonorer, et qu’il ne se serviroit jamais de son autorité pour lui faire aucune violence ; qu’il bornoit tous ses désirs et toutes ses prétentions à la voir, à l’aimer, et à lui parler quelquefois de son amour.

Le duc reçut cette ambassade avec autant de plaisir que si elle se fût adressée au plus grand prince de l’Europe. Il part comme un autre Mercure, pour exécuter les ordres de son Jupiter ; et certainement le Roi ne pouvoit pas jeter les yeux sur une personne plus propre à s’acquitter de ce difficile emploi, que l’étoit le duc de La Feuillade. Il avoit de l’esprit, de la politesse, un grand usage du monde, une éloquence qui lui étoit naturelle, et une bonne mine qui persuadoit déjà avant qu’il ouvrît la bouche. Mais ce qui le rendoit plus propre à la commission que le Roi lui avoit donnée, c’est qu’il avoit une grande expérience dans le commerce des femmes ; il en connoissoit le fort et le faible ; il avoit eu avec elles de bonnes fortunes et plusieurs galanteries ; il avoit en un mot toutes les qualités propres pour plaire au beau sexe. Il étoit civil et entreprenant, insinuant et hardi, libéral, soumis, complaisant, mais aussi vigilant, pressant, actif, et ne perdant jamais une occasion favorable aux amants, qui est ce qu’on appelle l’heure du berger.

Cet ambassadeur, ayant reçu les instructions de son maître, prit congé de Sa Majesté, et ne songea qu’à exécuter les ordres qu’il venoit de recevoir. Comme il savoit, par une longue expérience, que le vrai moyen de persuader étoit de prendre son temps, et que cela est surtout nécessaire à l’égard des femmes, il tâcha de se servir heureusement de cette circonstance. Il sut bientôt que la comtesse devoit être d’une partie de plaisir dans une maison de campagne ; et comme il étoit bien reçu partout, et par son rang et par les qualités de son esprit, il ne lui fut pas difficile d’être du nombre de ceux qui devoient composer cette belle compagnie. Il y devoit avoir un grand nombre de messieurs et de dames de la première qualité ; mais comme la présence du comte de L… auroit pu être un obstacle au dessein du duc, il fit connoître à Sa Majesté, qu’il seroit nécessaire qu’il l’éloignât le jour de cette fête, de peur que sa présence ne rompît toutes ses mesures. Le Roi, qui n’avoit en tête que l’intérêt de son amour, trouva bientôt le moyen de lever ce petit obstacle. Il résolut d’aller à la chasse le même jour que la comtesse devoit aller à cette partie de plaisir, et il fit dire au comte qu’il falloit qu’il l’y accompagnât. Quoiqu’il eût compté qu’il seroit de la partie de sa femme, il ne se fit pas pourtant une grande violence de suivre le Roi : c’est toujours un grand honneur à un courtisan, que son maître le choisisse pour être le compagnon de ses plaisirs ; mais ce pauvre comte ne savoit pas que le même jour qu’il assisteroit à la chasse du Roi, à la poursuite de quelque cerf, ce grand Monarque avoit donné ordre à son grand veneur en fait d’amour, de faire tous ses efforts pour faire tomber sa femme dans ses toiles. Enfin il ignoroit, ce bon seigneur, qu’on travailloit à arborer sur sa tête les armes de ces animaux connus, dont la chasse devoit faire le plaisir du Roi.

Le jour venu pour cette double chasse, le comte de L… ne manqua pas de se rendre en diligence auprès du Roi ; et le duc de La Feuillade n’eut garde de manquer à se trouver au lieu de l’assignation[10], où se devoit trouver cette belle compagnie. Je ne décrirai ni la magnificence de cette fête, ni ce qui se passa dans la chasse du Roi ; je ne puis pourtant passer sous silence une particularité qui me semble remarquable, et qui étoit d’un mauvais préjugé pour ce prince, dans le dessein de cette journée. C’est qu’ayant tiré deux fois sur un sanglier, il le manqua, et ne lui fit aucun mal ; et le comte de L… ayant tiré après lui, le blessa du premier coup. Quoique le Roi ne soit pas superstitieux, cela n’empêcha pas qu’il n’eût du chagrin de cette aventure ; cela ne lui étoit jamais arrivé, car il est fort adroit à toutes sortes d’exercices, et particulièrement à la chasse ; mais ce qui augmentoit son chagrin, c’est que le comte de L… venoit de frapper du premier coup la bête, qu’il avoit manquée jusques à deux fois ; mais que cela lui fût arrivé précisément le même jour, et peut-être à la même heure que le duc de La Feuillade parloit de sa passion à la comtesse, c’est ce qui achevoit de le désoler. « Cela m’avertit assez, disoit-il en soi-même, que le duc ne sera point écouté, que toutes ses paroles seront regardées comme du vent, et que tous les coups qu’il portera pour moi à la comtesse, ne feront que blanchir[11] ; au lieu que le comte, qui a blessé la bête que j’ai failli toucher, ne manquera pas ce soir de trouver sa femme, qui le recevra d’abord avec les mêmes empressements et les mêmes marques de tendresse qu’elle lui a données depuis leur mariage. » C’est ainsi que le Roi s’entretenoit, et il lui tardoit que le jour fût fini, pour apprendre bientôt son bien ou son mal.

Cependant le duc de La Feuillade prit le temps qu’il jugea le plus propre pour entretenir la comtesse d’une affaire si chatouilleuse. Il attendit qu’on eût dîné, qu’on eût pris le plaisir du jeu et de la musique, et qu’on exécutât le dessein de prendre vers le soir le plaisir de la promenade. C’étoit en effet le temps le plus propre à son dessein ; car, au lieu que, pendant la chaleur du jour, ils avoient été tous ensemble occupés au jeu, lorsque le soleil commença de baisser, on alla se promener dans un bois à haute futaie, où il y avoit plusieurs grandes allées, diverses fontaines, plusieurs jets d’eau, des grottes, des cabinets[12], des berceaux, des labyrinthes, et enfin tout ce qui peut embellir un lieu champêtre.

Quand on fut entré dans le bois, les uns prirent une route, les autres une autre, selon que le désir, le caprice, le hasard ou quelque dessein prémédité les conduisoit. Le duc, qui avoit toujours le sien en tête, conduisit si bien la chose, qu’il se trouva seul avec la comtesse ; et quand il se vit assez éloigné pour n’être entendu de personne, il commença de louer les charmes de sa beauté et de son esprit et d’exalter le bonheur du comte, qui possédoit une femme si accomplie.

Comme elle ne s’attendoit point à ce que le duc avoit à lui dire, elle lui répondit sans façon comme font la plupart des femmes, quand on leur fait de semblables compliments, qu’elle n’avoit point tous ces avantages dont il la vouloit flatter ; et que, quand cela seroit, on ne voyoit guère de maris compter pour un grand bonheur celui d’avoir rencontré une belle femme. Le duc qui, comme j’ai dit, savoit profiter de tout, voyant qu’elle le mettoit, quoiqu’innocemment, en si beau chemin, ne manqua pas de relever ce que la comtesse venoit de dire. — « Vous avez raison, Madame, lui dit-il, de trouver que les maris ne rendent pas là-dessus toute la justice qu’ils doivent au mérite de leurs épouses ; il semble que le mariage leur ait fait perdre toute leur beauté et tous leurs agréments, ou qu’ils aient perdu eux-mêmes ce goût exquis que les autres ont, et qu’ils soient devenus tout-à-fait insensibles. — Ce n’est point cela, répondit la comtesse, qui vouloit réparer ce qu’elle avoit dit, et qui savoit avec quel homme elle avoit à faire ; mais c’est que les maris, qui sont des autres nous-mêmes, nous disent sincèrement ce qu’ils pensent des qualités qu’ils trouvent en nous. Ils ne les exagèrent ni ne les atténuent, mais nous en parlent naturellement. — Croyez-moi, Madame, répliqua le duc, ils font ce qu’ils peuvent pour les amoindrir ; ce sont des maîtres qui ne veulent pas louer leurs esclaves, ou plutôt des gouverneurs qui veulent tenir dans la dépendance celles qui sont sous leur conduite ; ou, si vous voulez que je vous donne une plus noble idée de l’autorité qu’ils exercent sur leurs femmes, je me servirai des paroles d’un grand poète de notre temps, qui fait dire à sa Pauline dans le Polyeucte,

Tant qu’ils ne sont qu’amans, nous sommes souveraines,
Et jusqu’à la conquête ils nous traitent en Reines ;
Mais après l’hyménée, ils sont Rois à leur tour.

— Qu’ils soient Rois tant qu’il vous plaira, répondit la comtesse, nous ne sommes pas de simples sujettes ; nous partageons avec eux cette royauté. — Cela est vrai, Madame, répliqua le duc ; mais vous n’avez plus cet encens, ces hommages, ces respects, ni même ces marques d’amour et de tendresse… — Ce que nous avons, dit-elle, est au moins plus sincère, plus solide et plus durable. — Dites plutôt, Madame, dit le duc en l’interrompant, que les empressements d’un amant ont toutes ces qualités, parce que ce n’est pas le devoir, mais l’inclination qui les produit. Rien n’oblige un autre homme à vous dire qu’il vous adore, qu’il meurt d’amour. C’est le cœur qui parle, c’est l’amour lui-même qui dicte ces paroles à l’amant. Mais un homme qui est lié à une femme par le sacrement, se sent obligé à dire qu’il l’aime, quand même il auroit de l’aversion. Tout ce qui est un effet du devoir nous doit paroître suspect. Et c’est pour cela qu’on dit que les Rois ont tant de peine à distinguer les vrais amis des flatteurs, parce que, comme nous leur devons toutes choses, et qu’ils ont un pouvoir absolu sur nous, ils ne sauroient jamais bien connoître si c’est la crainte, ou si c’est l’amour qui nous fait agir. — Ce que vous dites là, reprit la comtesse, fait contre vous ; car comme l’affection qu’un Roi témoigne à son sujet doit être la plus sincère de toutes, par la raison que vous venez de voir, qu’il n’y a rien qui l’y oblige, celle de nos maris, qui sont nos souverains, selon vous et selon Corneille que vous venez de citer, doit être de la même espèce. — Nous voilà d’accord, Madame, reprit le duc, et j’entre aussi bien que vous dans ce dernier sentiment. Oui, plus la personne qui nous aime est au-dessus de nous, plus l’amour qu’il nous témoigne doit être sincère et véritable, et plus nous lui en devons être obligés. Après cela pourriez-vous douter, Madame, qu’un grand Roi, qui est adoré de tous ses sujets, redouté par ses ennemis, et qui est l’admiration de toutes les nations étrangères, n’ait pas pour vous les derniers attachements, puisqu’il vous l’a témoigné de la manière du monde la plus soumise et la plus respectueuse ? — Et qui vous a dit, reprit la comtesse, avec un air fier et froid, que le Roi a de l’attachement pour moi ? — Lui-même, Madame, me l’a dit, et ce grand Monarque n’osant vous expliquer lui-même ses sentiments, m’a ordonné de vous dire qu’il vous aime, ou plutôt qu’il vous adore ; que si l’excès de son amour l’a fait parler si souvent par ses soupirs et par ses regards, le grand respect qu’il a pour vous ne lui a jamais permis de vous le dire. Il m’a choisi pour vous porter cette parole, que vous êtes son unique souveraine, qu’il ne veut recevoir la loi que de vous seule, qu’il met à vos pieds son sceptre et sa couronne ; que vous seule pouvez décider de sa destinée, et que sa vie ou sa mort dépendent de la réponse que je lui dois porter de votre part. — Je vous ai écouté sans vous interrompre, lui dit cette sage comtesse, puisque vous m’avez dit que vous parliez de la part du Roi, et qu’étant sujette, je suis obligée d’écouter avec respect tout ce qui vient de la part du souverain ; mais le Roi sait-il que je suis mariée ? — Oui, Madame, il le sait, répliqua le duc ; il sait ce que vous devez à votre époux, et ce que vous vous devez à vous-même. Il veut bien que vous vous en souveniez ; il veut bien oublier lui-même qu’il est votre Roi ; et il m’a commandé de vous dire par exprès, qu’il ne se servira jamais de son autorité pour vous obliger à rien qui puisse choquer votre devoir ; qu’il ne vous demande d’autre grâce que celle de vous voir, et de vous parler quelquefois de sa passion ; et qu’enfin, sans prétendre autre chose de vous que ce que je viens de vous dire, et que la vertu la plus austère ne sauroit refuser à un si grand Roi, vous pouvez disposer des premières charges de la Cour en faveur de tous les vôtres ; voyez, Madame, vous pouvez contenter le Roi, faire votre fortune et celle de vos amis sans blesser votre devoir. — Ce que vous venez de me dire, répartit la comtesse, mérite d’être pesé » ; et prenant dans ce moment un air grave et sérieux, comme feroit une Reine qui répondroit à un ambassadeur : — « Vous direz au Roi votre maître que je lui suis bien obligée de toutes les offres qu’il me fait, que je me reconnois indigne d’un si grand honneur, et, pour lui témoigner que je reçois comme je dois des propositions si avantageuses, vous lui direz, s’il vous plaît, que j’en conférerai tantôt avec mon mari qui y a le même intérêt, et sans lequel je ne puis rien faire. Vous savez, ajouta-t-elle, avec un souris malicieux, que ce sont de petits souverains dans leur famille ; ce qui fait que je me sens obligée de lui rendre compte de tout. — Vous savez trop bien le monde, répondit le duc, pour faire cette bévue. — Je sais mon devoir, dit-elle, et ne vous mêlez pas, je vous prie, de me l’apprendre. Vous avez fait votre commission, cela suffit ; allez en rendre compte au Roi, et lui rapportez ma réponse. — Mais oserai-je, Madame, répliqua le duc, lui porter une semblable parole ? — Cela ne vous regarde point, dit la comtesse ; un ambassadeur n’est pas responsable du succès de son ambassade ; comme il n’agit que conformément aux ordres qu’il a reçus de son maître, il doit aussi rapporter fidèlement les réponses qu’on lui donne. — Vous voulez donc, Madame, que je dise au Roi… — Que je lui sais bon gré de l’honneur qu’il me fait, lui dit-elle en l’interrompant ; mais que la chose étant de la dernière importance, il faut que je la communique au comte mon époux. — Je vois bien, lui dit le duc, comme il vit que le reste de la compagnie les alloit joindre, que vous avez trop d’esprit pour moi, et trop de vertu pour le Roi. »

Cet amant attendoit le duc avec une extrême impatience. On peut s’imaginer aisément de quelle manière il passa la nuit. Tantôt la comtesse se présentoit à son imagination avec tous ses charmes, tantôt il la voyoit avec cet air sévère dont la seule pensée le faisoit blêmir. Quelquefois il se flattoit qu’il n’étoit pas haï de sa maîtresse, et que ces manières réservées qu’elle affectoit avec lui n’étoient que des mesures qu’elle vouloit prendre contre son cœur, dont elle sentoit la faiblesse. Enfin l’habileté de son confident achevoit de le persuader que sa négociation auroit un fort bon succès. Cependant le malheur qu’il avoit eu à la chasse le jour précédent, lui étoit d’un mauvais présage qui troubloit toutes ces douces pensées ; et son esprit, diversement agité, passa la plus longue de toutes les nuits, entre l’espérance et la crainte.

L’heure du lever du Roi ne fut pas plus tôt venue, que le duc de La Feuillade se rendit auprès de Sa Majesté, et ce prince amoureux, impatient d’apprendre le succès[13] de son ambassade, congédia le plus tôt qu’il put cette foule de courtisans, qui ne faisoit alors que l’importuner[14]. Il ne se vit pas plus tôt seul avec son fidèle confident, qu’il lui demanda des nouvelles de sa maîtresse, et le succès de son entreprise. « Ne me flatte pas, lui dit-il précipitamment ; je suis las de tant languir, annonce-moi bientôt la vie ou la mort. — Je ne vous annoncerai ni l’un ni l’autre, lui dit La Feuillade ; je dirai seulement au plus grand Roi du monde, ce qu’on rapporte d’Alexandre le Grand, sur le point d’exécuter une entreprise très-difficile : qu’il avoit trouvé un péril digne de lui. Je dis aussi la même chose à Votre Majesté. En fait d’amour, vous n’avez trouvé jusques ici que des places foibles, qui se sont rendues sans résistance, et qui vous ont d’abord ouvert les portes ; les plus cruelles se sont soumises à vous avec la même facilité que les villes se rendoient au conquérant de l’Asie, ou, pour faire la comparaison plus juste, avec le même succès qu’elles se rendent à Votre Majesté. Mais voici une place forte où il faut employer toutes les ruses et toutes les forces de l’amour ; en un mot, Sire, c’est une conquête digne de vous. »

Après cela, il raconta au Roi tout ce qui s’étoit passé, et insista surtout sur la réponse malicieuse de cette cruelle : — « Mais, Sire, ajouta-t-il, ne vous alarmez pas ; j’en ai bien vu bien d’autres, qui faisoient les fières comme la comtesse, et qui se sont mises à la raison. — Mais que puis-je attendre d’une femme, lui répliqua le Roi, qui n’aime que son mari, et qui m’oppose ce mari fâcheux quand on l’entretient de mon amour ? N’est-ce pas m’ôter absolument l’espérance ; ou, pour mieux dire, n’est-ce pas se moquer de moi, que de me faire dire qu’il faut qu’elle en parle plutôt au comte son époux ? — Je vous avoue, répondit le duc, que sa réponse est tout-à-fait cavalière ; mais, Sire, puisqu’elle a besoin du secours de son mari pour se défendre de vos poursuites, c’est une marque qu’elle ne se croit pas assez forte pour y résister. Mais ne craignez pas qu’elle lui fasse une telle confidence, dont peut-être elle seroit la première à se repentir. En un mot, je crois que c’est un rempart qu’elle veut opposer à votre amour, et dont elle veut appuyer cette foiblesse assez naturelle à celles de son sexe.

Le Roi voyoit bien que le duc vouloit adoucir autant qu’il pouvoit ce qu’il y avoit de rude dans cette entreprise ; et comme ce Monarque s’est toujours fait un point d’honneur de réussir dans tout ce qu’il entreprend, quelques difficultés qu’il y puisse rencontrer, celles qui se présentoient dans son dessein amoureux ne firent que l’enflammer davantage par la résistance. Il s’en expliqua ouvertement à son confident ; il lui dit que tous les rebuts, qu’il prévoyoit bien qu’il avoit à essuyer, n’étoient pas capables de le guérir ; que son mal étoit désormais sans remède, et qu’il n’y avoit point de milieu à prendre ; qu’il mourroit de douleur, ou contenteroit son amour.

Pendant que le Roi s’entretenoit ainsi avec le duc de La Feuillade, la comtesse s’entretenoit avec elle-même ; elle se garda bien de faire ce qu’elle avoit dit, et d’imiter la princesse de Clèves[15] dans une conjoncture si délicate. Elle garda pour elle un secret si important, et eut quelque chagrin que le Roi eût fait choix d’un confident. Ce n’est pas qu’elle eût aucun dessein de correspondre à son amour ; mais elle se sentoit doublement offensée, et par la déclaration qui venoit de lui être faite de sa part, et parce qu’il s’étoit servi d’un tiers dans une affaire si chatouilleuse, et qu’elle auroit voulu cacher, par manière de dire, à elle-même. Ce fut la cause peut-être qu’elle fit au Roi une réponse si cavalière, pour lui faire comprendre qu’il devoit plus ménager une femme de sa façon. Le Roi eut aussi la même pensée, quoiqu’il ne le témoignât pas, et il ne songea qu’à réparer cette faute, et à découvrir lui-même ses feux à celle qui les causoit.

Mais pour revenir à la comtesse, elle ne savoit, si elle devoit s’affliger ou se réjouir : elle ne doutoit pas de l’amour du Roi ; ses yeux le lui avoient encore mieux dit que n’avoit fait le duc de La Feuillade ; cette pensée flattoit agréablement son orgueil ; il n’est point de femme qui s’offense d’être aimée ; les plus chastes s’en font honneur, quoiqu’elles ne le témoignent pas ; elles regardent cela comme un hommage qu’on rend à leur beauté. La comtesse étoit faite comme les autres, elle étoit naturellement fière et superbe, et l’amour d’un si grand prince s’accordoit assez avec sa vanité. D’un autre côté, elle en craignoit de dangereuses suites, elle en appréhendoit l’éclat. Elle savoit qu’il n’en est pas des Souverains comme des autres hommes ; que leurs passions ne sauroient longtemps être cachées ; qu’on observe toutes leurs démarches, et qu’eux-mêmes servent à se découvrir, parce qu’ayant droit de commander, ils se croient dispensés de garder tant de mesures. Comme elle étoit fort délicate du côté de l’honneur et de la réputation, ces dernières pensées la troubloient beaucoup. Enfin elle résolut de s’en tenir à sa manière d’agir ordinaire, qui étoit de ne rien affecter, ni de chercher à voir le Roi, ni de tâcher à l’éviter, mais de le laisser venir et d’observer toutes ses démarches. Il semble qu’elle s’exposoit assez, et que le plus sûr pour une femme est de fuir les occasions. Mais celle-ci avoit un fond de vertu sur lequel peut-être elle ne devoit pas tant compter ; elle ne craignoit rien de sa propre foiblesse ; elle redoutoit seulement les langues malignes et les jugements téméraires du public ; mais elle se flatta toujours qu’elle dissiperoit assez tous ces nuages par l’éclat de son innocence.

Les choses étoient en ces termes, lorsque le Roi ne cherchoit qu’une occasion favorable pour parler à la comtesse, et pour tâcher de la persuader mieux que n’avoit fait le duc de La Feuillade. Cette occasion s’offrit assez tôt, et la Cour étant obligée en ce temps-là d’aller à Fontainebleau, où la Reine devoit accoucher du dernier enfant qu’elle eut, et qui mourut peu de temps après, la comtesse de L… s’y rendit aussi[16]. Un lieu si délicieux et si agréable fut la scène de tous les événements que je vais décrire, où l’amour et la vertu firent leurs derniers efforts.

Le Roi, qui veilloit toujours sur toutes les démarches de la comtesse, savoit qu’elle aimoit à se promener souvent dans le bois, où ce magnifique château est bâti ; et, comme l’épaisseur des arbres empêche le soleil d’y pénétrer, on peut s’y promener à toutes les heures du jour. La comtesse, comme je viens de dire, prenoit souvent ce plaisir, et le Roi trouvoit ce lieu plus charmant qu’il ne lui avoit jamais paru, et parce qu’il servoit à entretenir la douce mélancolie où l’amour l’avoit plongé, et parce qu’il savoit que sa chère comtesse en faisoit le lieu de sa promenade.

Un jour qu’elle s’y promenoit, accompagnée seulement de ses femmes, le Roi, qui le sut d’abord, ne manqua pas de s’y rendre par un autre chemin, afin qu’il parût à la comtesse que leur rencontre n’étoit pas un dessein prémédité de la part du Roi, mais un effet du hasard. Dès qu’elle vit le Roi de loin, qui n’avoit que peu de gens à sa suite, elle se prépara d’abord à soutenir un grand combat ; elle rougit, elle pâlit, elle trembla, sans savoir bien la cause de tous ces mouvements, que la présence du Roi n’avoit pas accoutumé de lui causer auparavant. Ce prince amoureux, qui soupiroit depuis longtemps après un tête à tête avec la comtesse, fit connoître à ceux qui étoient à sa suite qu’il vouloit l’entretenir en particulier pour une affaire qui la regardoit. A ce signal chacun se retira, et les deux suivantes de la comtesse en firent de même, quand elles virent approcher le Roi. Il ne l’eut pas plus tôt abordée, et jugé qu’il ne pouvoit pas être entendu de personne, qu’il lui dit d’un air passionné : — « Avouez, Madame, que ce lieu solitaire est tout-à-fait propre pour entretenir les tristes pensées d’un amant infortuné. — Comme je n’ai jamais éprouvé ces sortes d’infortunes, lui dit la comtesse, je ne sais que vous en dire. — Si vous l’ignorez par votre propre expérience, lui dit le Roi, vous devriez au moins le savoir par celle que vous en faites faire aux autres. — Je ne sais pas, répondit alors la comtesse, ce que les autres sentent pour moi ; mais s’il y en avoit quelqu’un qui fût dans l’état où vous dites, il feroit fort bien, s’il me vouloit croire, de mettre son esprit en repos, et de ne penser plus à moi. — Eh ! peut-on s’empêcher de penser à vous, répartit le Roi précipitamment, lorsqu’on a vu ces charmes que vous ne sauriez cacher ? Où peut-on avoir l’esprit en repos lorsqu’on sait qu’on aime une inexorable ? — Oui, sans doute on le peut, reprit la comtesse, lorsqu’on veut écouter la justice et la raison. — Et quelle justice, dit alors le Roi, nous défend d’aimer ce qui est aimable ? — Celle qu’on se doit à soi-même, et celle qu’on doit aux autres, lui dit la comtesse. — Eh bien, Madame, répliqua le Roi, je vous la rends cette justice en vous aimant comme je fais, puisque je ne vois rien sous les cieux de si aimable que vous ; et je me la rends à moi-même, puisque j’ai un cœur sensible, et que la passion dont il brûle m’est plus chère que ma vie. Ce qu’on vous a dit de ma part n’est pas la centième partie de ce que je sens pour vous ; croyez, Madame, croyez, ajouta le Roi, que je me suis dit à moi-même tout ce que vous pourriez me dire pour combattre ma passion ; mais elle est plus forte que tout ce qu’on pourroit lui opposer. Si quelque chose devoit la détruire, ce seroient vos rigueurs ; mais désabusez-vous, elles n’en viendront jamais à bout ; elles peuvent me faire mourir, mais elles ne sauroient m’empêcher de vous aimer jusqu’au dernier soupir de ma vie. »

Le Roi prononça ces dernières paroles avec tant d’émotion et tant de véhémence que la comtesse en parut touchée, et ne put s’empêcher de laisser couler quelques larmes. Elle ne doutoit plus de l’amour du Roi ; ses regards, ses démarches, ses actions, et ce qu’elle venoit de voir et d’entendre, lui faisoit assez connoître, que ce monarque aimoit jusqu’à la fureur. Elle en fut fort affligée, et pour l’amour d’elle-même, et peut-être même pour l’amour de son amant, qu’elle ne pouvoit pas s’empêcher de plaindre. Quand elle se fut un peu rassurée, elle dit au Roi : — « Sire, vous pouvez juger de la surprise où je suis, après ce que je viens d’entendre de la bouche d’un grand Roi ; et s’il est vrai que votre état soit tel que vous venez de le dire, je puis bien vous assurer que, s’il ne falloit que ma vie pour vous rendre heureux, je suis prête à vous la sacrifier. Mais comme Votre Majesté prétend autre chose, je veux qu’elle sache que je renoncerois à mille vies, si je les avois, plutôt que d’abandonner ce qui m’est plus cher que la vie, et que le repos de mon Roi. » Elle accompagna ces paroles d’un ton si ferme, que le cœur du Roi en trembla, voyant qu’on ôtoit à son amour toute sorte d’espérance. Ce qu’il y avoit ici de rare, c’est que l’un et l’autre crurent ce qu’ils se disoient d’obligeant ; mais ni l’un ni l’autre n’en furent contents. La comtesse étoit persuadée que le Roi l’aimoit autant qu’on le peut, mais cela ne faisoit que l’inquiéter. Le Roi, de son côté, ne douta pas que la comtesse n’eût pitié de ses maux ; quelques larmes qu’il vit couler de ses beaux yeux en étoient des témoins fidèles ; il crut sans peine que la protestation qu’elle lui faisoit de sacrifier sa vie pour son repos, partoit du fond de son cœur ; mais aussi il ne croyoit que trop ce qu’elle avoit ajouté, que son honneur lui étoit plus cher que tout le reste, et c’est là où il ne trouvoit pas son compte. Il dissimula néanmoins, et, suivant la méthode qu’il avoit déjà marquée à son confident, il confirma à cette vertueuse comtesse ce que le duc de La Feuillade lui avoit protesté de sa part : qu’il bornoit tous ses désirs au seul plaisir de la voir, de l’aimer, et de lui parler de son amour. — « Vous m’offrez votre vie, pour procurer mon repos, lui dit ce prince amoureux ; c’en est trop, généreuse comtesse ; vous me puniriez au lieu de m’obliger ; je ne vous demande ni cette vie qui m’est plus chère que la mienne, ni cet honneur qui vous est plus cher que la vie, et que vous croyez être l’unique objet de mes prétentions ; je ne veux que vous voir, vous aimer, et vous le dire. — Eh ! de quoi vous peut servir cette vue ? lui dit la comtesse ; pourquoi voulez-vous entretenir une passion dont vous n’espérez aucun fruit ? A quoi bon un entretien qui ne fera que troubler votre repos et me rendre malheureuse ? — Ah ! que vous savez peu, Madame, lui dit le Roi, en la regardant avec des yeux qui marquoient toute sa tendresse, que vous savez peu ce qui se passe dans le cœur des vrais amants ! Une parole, un souris, un regard, la plus petite chose, un rien les contente, lorsque ce rien vient de la part de leur maîtresse. Ne me demandez donc plus quel fruit je prétends retirer de votre vue et de votre conversation ; et n’est-ce pas beaucoup pour un amant que de voir et d’entretenir sa maîtresse ? — Mais un amant en peut-il demeurer là ? reprit la comtesse. Ne sait-on pas qu’ils ne sont jamais satisfaits ; que, quand ils ont une chose, ils en veulent obtenir une autre ? Au nom de Dieu, Sire, ne me mettez pas, et ne vous mettez pas vous-même à une si cruelle épreuve. — Ce que vous dites-là, dit le Roi, ne se voit que dans les passions ordinaires, et quand on aime des beautés communes ; mais vous ne devez rien craindre de semblable ; et quand vous le craindriez, et que je serois assez téméraire pour prétendre quelque chose au-delà de ce que je vous demande, n’êtes-vous pas toujours en droit de me la refuser, et de m’interdire même la grâce que vous m’aurez accordée, de vous voir et de vous parler de mon amour ? »

La comtesse trouvoit cette proposition assez raisonnable ; mais cela n’empêchoit pas que l’exécution ne lui en parût difficile pour le Roi, et l’essai périlleux pour elle. Cependant elle n’osoit trop le témoigner, de peur que ce prince ne la soupçonnât de quelque foiblesse dont il pourroit tirer avantage. Elle voulut donc lui laisser croire qu’elle avoit assez de vertu pour se défendre de ses poursuites, quand même il les voudroit pousser trop loin ; mais elle prit un autre tour pour détourner le Roi de ce dessein où il persistoit toujours. Elle dit à ce monarque que, bien qu’elle pût s’assurer de sa discrétion, et qu’elle ne craignît rien de sa propre vertu, elle avoit le monde à ménager ; qu’on ne manqueroit pas de mal interpréter les visites d’un grand roi à une simple comtesse ; que de quelque manière qu’il la vit, ou chez elle ou ailleurs, on ne manqueroit pas de le remarquer et de faire là-dessus des réflexions qui lui seroient désavantageuses ; et qu’enfin le Roi, venant à bout de toutes les dames qu’il entreprenoit, s’il en falloit croire le bruit commun, elle se voyoit perdue de réputation, si le Roi persistoit dans son dessein. — « Laissez parler le monde, lui dit le Roi, croyez-vous vous mettre à couvert de la médisance, de quelque manière que vous viviez ? Les mauvaises langues n’épargnent personne ; la vertu même ne peut pas se garantir de leurs traits ; ainsi ne ménageons point un monde qui nous ménage si peu ; faisons seulement notre devoir et moquons-nous de tout le reste. »

La comtesse, qui voyoit que le Roi lui rabattoit tous ses coups, lui opposa son dernier retranchement, et, reprenant les dernières paroles de ce prince : — « Je conviens, dit-elle, de ce que vous venez de dire, qu’en faisant son devoir on peut se moquer de tout. Mais le ferai-je mon devoir, en écoutant des discours qui blessent le lien conjugal ? Une femme mariée peut-elle entendre une déclaration d’amour d’un autre que de son mari ? Que direz-vous, Sire, là-dessus, ajouta-t-elle en souriant, si je vous prends pour mon casuiste, et pour le directeur de ma conscience ? — Je vous dirai, dit le Roi, que vous avez l’esprit trop fort pour vous effaroucher de ce fantôme ; que vous savez trop bien le monde, pour vous faire un crime d’une chose si innocente. Il faut laisser ces vaines terreurs, ajouta-t-il, aux plus petites bourgeoises ; mais les dames comme vous, qui ont l’esprit épuré par l’air de la Cour, ne s’arrêtent pas à ces bagatelles. — Vous croyez bien pourtant, dit-elle, que le comte mon époux, qui a respiré toute sa vie ce même air, en jugeroit autrement si je le consultois là-dessus ? — Je suis sûr, Madame, répliqua le Roi, qu’il en jugeroit comme moi, quoique peut-être il ne vous dît pas sa pensée, et la qualité de mari qui veut faire la cour à sa femme, lui feroit tenir un autre langage. — Mais enfin, dit la comtesse, quand le comte, mon époux, seroit un de ces maris commodes qui laissent faire à leurs femmes tout ce qu’elles veulent, sans s’en mettre en peine, ne dois-je compter pour rien la modestie de mon sexe, ma propre vertu, ma pudeur et les mouvements de ma conscience, qui répugnent à je ne sais quel commerce que vous demandez de moi, et qui ne peut aboutir à rien de bon ? Encore une fois, Sire, je vous le demande pour dernière grâce, si vous avez quelque considération pour moi, demandez-moi des choses plus raisonnables. — Et que vous puis-je demander de plus raisonnable, dit alors le Roi, dans la triste situation où je me trouve ? Je brûle d’un feu qui me dévore, j’aime sans espérance, je soupire, je meurs d’amour pour vous, et je ne vous demande que de vous voir et de vous parler ; et vous trouvez que ce que je vous demande est déraisonnable ? Peut-on vous demander moins ? et la vertu la plus sévère s’en pourroit-elle offenser ?

La comtesse, qui vit que le Roi persistoit toujours dans le dessein de la voir, ne voulut pas lui répliquer davantage, de peur de l’aigrir, et, sans lui accorder sa demande, elle se contenta de cesser de lui contredire ; mais comme les amants prennent avantage de tout, le Roi ne manqua pas d’expliquer en sa faveur le silence de la comtesse. C’est ainsi qu’ils se séparèrent ; le Roi continua sa promenade avec ceux qui l’accompagnoient, et la comtesse reprit le chemin du château avec ses deux femmes.

C’est une maxime certaine en fait d’amour que les femmes vont toujours plus loin qu’elles ne pensent, et les hommes au contraire se flattent d’avoir fait plus de chemin qu’ils n’ont fait en effet. Cela ne manqua pas d’arriver au Roi et à la comtesse, après leur dernier entretien. Ce monarque fut assez satisfait de sa maîtresse, et il ne jugea plus cette conquête aussi difficile qu’il avoit cru au commencement ; au moins il ne la jugea pas impossible. La comtesse lui parut assez traitable, et il ne remarqua pas en elle cette même sévérité qui lui avoit fait tant de peur. Cependant cet amant se flattoit, et l’heure d’aimer de la comtesse n’étoit pas encore venue. Mais aussi cette vertueuse dame, qui n’y entendoit point de finesse, s’étoit plus avancée qu’elle ne croyoit, ce qui fut la cause de l’erreur du Roi. Ils reconnurent bientôt l’un et l’autre qu’ils s’étoient trompés, lui de croire qu’on le regardoit favorablement ; elle, de s’imaginer qu’elle avoit soutenu jusques au bout sa première sévérité. Ce prince impatient, et par l’excès de son amour et par la facilité qu’il avoit trouvée dans toutes ses autres maîtresses, et parce qu’un roi se lasse bientôt d’attendre, chercha une nouvelle occasion de voir la comtesse, et de pousser plus loin les affaires.

Comme les principaux de la Cour avoient un appartement dans le grand et magnifique palais de Fontainebleau, le comte de L… et la comtesse sa femme y avoient aussi le leur. Cela fournissoit au Roi la commodité de la voir, et fit naître l’occasion qu’il attendoit avec tant d’impatience. Un jour que ce prince vit la porte de l’appartement de la comtesse entr’ouverte, il eut la curiosité d’y regarder, et, ne voyant personne, il entra comme à la dérobée. Il ne se fut pas plus tôt approché d’un lit de repos qu’il y avoit dans cette chambre, qu’il vit la comtesse tout endormie. C’étoit dans les plus grandes chaleurs de l’été ; et ses filles, voyant leur maîtresse qui reposoit, prirent ce temps pour s’écarter un petit moment. Cette charmante personne étoit étendue négligemment sur ce lit ; elle étoit seule dans sa chambre, et on auroit dit que tout cela s’étoit fait de concert, pour donner le moyen au Roi de surprendre une place qu’il n’osoit attaquer ouvertement. Son cœur fut agité de mille différentes pensées ; il craignoit et il désiroit tout à la fois. Il ne savoit s’il se contenteroit de regarder sa maîtresse qui dormoit si tranquillement. Il ne savoit s’il ne devoit lui dérober un baiser et profiter d’une occasion si favorable, qui peut-être ne reviendroit jamais ; d’un autre côté, il craignoit de l’offenser, et que la comtesse venant à s’éveiller ne lui pardonnât jamais cet attentat, et lui défendît absolument de la voir.

Il étoit dans cette cruelle incertitude, lorsque la gorge de cette belle comtesse venant à se découvrir par quelque mouvement qu’elle fit en dormant, acheva de le déterminer, et n’écoutant plus que l’excès de sa passion, il posa ses mains sur ces deux boules de neige, et les baisa trois ou quatre fois de sa bouche royale. La comtesse, qui sentit d’abord cet attouchement dans une partie si délicate, s’éveilla en sursaut et fit un grand cri ; et voyant que c’étoit le Roi, et que ses filles s’en étoient allées, elle crut qu’on l’avoit trahie, et qu’on vouloit la prostituer à ce monarque. Cette pensée lui fit tant d’horreur, qu’elle ne put s’empêcher de le témoigner : — « Allez, lui dit-elle, monstre exécrable, ôtez-vous pour jamais de devant mes yeux, ou faites-moi promptement mourir, puisqu’en vous parlant ainsi, je suis criminelle de lèse-Majesté. »

Le Roi, qui vit bien la faute qu’il avoit faite, voulut essayer de l’apaiser ; mais elle ne lui donna pas le temps de parler, et, se débarrassant des bras du Roi, elle gagna d’abord la porte, et laissa cet amant plus mort que vif. Cependant le cri que la comtesse avoit fait avoit été ouï de plusieurs personnes, et particulièrement du comte de L… qui, reconnaissant la voix de sa femme, accourut en diligence pour voir ce que cela pouvoit être. Il ne fut pas plus tôt à la porte de sa chambre qu’il en vit sortir le Roi, et, ne voyant point sa femme, il ne savoit que penser de cette aventure. Le Roi, qui ne douta pas que le comte n’entrât dans des soupçons qui pourroient faire tort à la comtesse et traverser son amour, aima mieux lui dire la chose comme elle étoit, que de le laisser dans cette cruelle incertitude. Mais il n’eut garde de lui parler de la passion qu’il avoit pour la comtesse. Il lui dit donc sans façon : — « Comte, je vois que tu es en peine de ta femme, et que tu veux savoir la cause de ce grand cri qu’elle a fait. Je te dirai que je suis entré fortuitement dans sa chambre, et, la voyant endormie, j’ai voulu lui donner un baiser, ce qui l’a fait lever en sursaut. Va, comte, tu dois te féliciter d’avoir une femme si chatouilleuse ; j’en connois bien d’autres qui, au lieu de s’éveiller, se seroient d’abord rendormies, ou en auroient fait le semblant. »

Le comte, qui se crut obligé de répondre galamment au Roi, lui dit : « Sire, ma femme n’est pas d’une meilleure trempe que les autres, et si elle eût su que c’étoit votre Majesté, infailliblement elle auroit fait semblant de dormir ; mais son sommeil l’a trompée, et l’a empêchée de vous reconnoître quand elle a jeté ce grand cri. — Elle m’a fort bien reconnu, reprit le Roi, et je t’assure que si ta femme est toujours si franche, tu n’as pas sujet d’en être jaloux. »

La chose ne fut pas poussée plus loin ; le Roi se retira dans son cabinet et congédia le comte, qui n’eut pas le moindre soupçon de l’amour du Roi, et la comtesse, revenue de sa frayeur, retourna dans son appartement, après avoir bien grondé ses filles de ce qu’elles l’avoient laissée toute seule.

Cependant le Roi, qui voyoit que cette affaire n’auroit point de suite fâcheuse, puisque celui qui y avoit le plus d’intérêt la traitoit de bagatelle, et qu’il espéroit de faire bientôt la paix avec la comtesse, ne put s’empêcher de faire un couplet de chanson sur cette aventure, et, quoiqu’elle se chantât en ce temps-là, on n’en a su le véritable sujet que quelques années après. Quoique ces vers soient presque connus de tout le monde, je ne laisserai pas de les rapporter ici :

Jamais Iris ne me parut si belle,
Que l’autre jour dans un profond sommeil ;
Sa cruauté sommeilloit avec elle,
Et je baisai son teint blanc et vermeil,
Quand, par malheur,
Je vis à son réveil
Réveiller sa rigueur.

Le comte ne vit pas plus tôt sa femme, qu’il lui fit mille railleries sur ce qui venoit de lui arriver. Elle ne savoit d’abord comment y répondre ; elle ne traitoit point comme son mari cette affaire de bagatelle ; elle connoissoit le cœur du Roi et le motif qui le faisoit agir ainsi ; tout cela changeoit la nature de l’affaire ; mais c’étoient des mystères pour le comte. Sa femme le reconnut d’abord, quand elle vit qu’il le prenoit sur un ton railleur. De sorte que, revenue de sa première émotion, elle crut qu’elle devoit feindre, dissimuler son juste ressentiment, et prendre le tour que son mari donneroit à cette aventure. Il fallut pourtant qu’elle se fît une grande violence, la liberté que le Roi s’étoit donnée, après les protestations qu’il lui avoit faites, étoit une chose qu’elle ne pouvoit pas lui pardonner et qui lui tenoit fort au cœur. Mais elle voyoit qu’il étoit pour elle de la dernière importance de cacher à son mari une chose si délicate, et qui auroit pu troubler le bonheur de leur mariage. Le voyant donc heureusement prévenu par le discours que le Roi lui avoit tenu en sortant de sa chambre, elle répondit comme elle devoit à toutes ses railleries, et en femme qui entend son monde : — « Je vous trouve fort plaisant, dit-elle au comte, de me railler d’une chose où vous avez pour le moins autant d’intérêt que moi. Il falloit pour la rareté du fait que je fisse toujours semblant de dormir, et que je laissasse pousser l’affaire jusqu’au bout ; vous auriez vu si les rieurs seroient de votre côté. — Vous auriez agi en femme prudente, lui dit le comte, qui sait accommoder ses plaisirs avec son honneur ; car, ayant toujours dit que vous étiez endormie, on n’avoit rien à vous reprocher ; c’est la volonté qui fait tout en ces affaires, et la vôtre n’y ayant point de part, vous étiez innocente au jugement du monde. — Sans mentir, lui dit la comtesse, vous me donnez là de belles leçons ; il me prend envie d’en profiter une autre fois. — Il n’est plus temps, Madame, lui dit le comte, qui étoit toujours en humeur de railler ; on sait déjà que vous êtes extrêmement chatouilleuse, et que vous avez le dormir fort délicat, et que le mouvement d’une mouche suffit pour vous éveiller. Et puis, ajouta-t-il, qui osera désormais vous approcher, puisque vous ne pouvez souffrir les caresses du Roi ? — Voulez-vous que je vous dise ce qui en est ? répliqua la comtesse, qui vouloit plaisanter à son tour. Quand on dort, on ne sait ce qu’on fait ; mais si le Roi se fût présenté à moi quand j’étois éveillée, peut-être que je n’aurois pas été si cruelle, et que j’aurois mieux reçu ses caresses. Je vous prie, Monsieur le comte, de lui en faire mes excuses. — Vous ferez cela mieux que moi, répondit le comte, ou, pour mieux dire, il n’y a point ici d’excuse à faire. Que savez-vous si le Roi trouveroit en vous les mêmes agréments quand vous seriez éveillée, qu’il a pu y remarquer lorsque vous dormiez ? vous savez que ces sortes de choses dépendent entièrement du caprice ; un certain air négligé ravit quelquefois un cœur que toute la parure d’une dame ne sauroit jamais attraper. Ainsi consolez-vous, vous avez manqué votre coup ; le Roi trouvoit alors de certains charmes en vous, qu’il n’y remarquera plus ; vous voilà déchue de vos prétentions, si tant est que vous ayez aspiré à cette gloire, tant recherchée des dames, d’être la maîtresse du Roi. »

La confiance que le comte avoit en la vertu de sa femme le faisoit parler ainsi. Il avoit raison de s’y confier ; mais s’il avoit su que le Roi brûloit pour elle, et qu’elle en étoit bien informée, il n’auroit pas eu tant d’assurance, connoissant, comme il faisoit, la fragilité du sexe.

Cette petite aventure qui venoit d’arriver au Roi et à la comtesse, servit d’entretien à la cour durant quelques jours ; mais tout ce qui s’en dit ne fit aucun tort à la vertu de cette dame, et personne ne soupçonna que le Roi en fût amoureux. On crut seulement qu’il vouloit se divertir, par l’occasion agréable qui s’offrit à lui, sans avoir d’autre dessein. Il n’en étoit pas de même du duc de La Feuillade, qui savoit l’attachement du Roi pour cette comtesse. Il n’ignoroit pas pourquoi le Roi s’étoit ainsi émancipé ; mais il regrettoit pour ce prince d’avoir si mal réussi, et il blâmoit dans son cœur la cruauté de la dame. Le lecteur peut bien juger qu’il y en avoit un assez grand nombre à la cour, qui auroient voulu être à sa place, qui n’auroient pas eu tant de honte qu’elle de se montrer en cet état aux yeux du Roi, ou qui, pour cacher cette honte, auroient fait semblant de dormir.

Tandis que les Messieurs et les Dames s’entretenoient de cette affaire, et que chacun en jugeoit selon son humeur, le Roi étoit fort inquiet, et il ne savoit comment se raccommoder avec sa fière maîtresse. Au fond, l’offense n’étoit pas d’une nature qui méritât une grande punition, et qui dût si fort irriter le cœur d’une dame. Mais il connoissoit l’humeur de la comtesse, et il craignoit toujours cette vertu austère qu’il avoit remarquée en elle. Avant que de se déterminer de quelle manière il devoit se comporter avec elle, il voulut la voir en public, et tâcher de connoître dans ses yeux et par ses manières, quel étoit l’état de son cœur. Il ne l’eut pas plus tôt vue, qu’il jugea d’abord qu’elle n’étoit pas si irritée qu’elle lui avoit paru lorsqu’il s’émancipa de la manière que j’ai déjà dit, et qu’elle dit au Roi ces grosses injures. En effet sa pensée étoit, comme je l’ai remarqué, que ses filles l’avoient trahie et l’avoient abandonnée pour la livrer aux desseins du Roi, et ce fut la cause qu’elle ne put pas retenir son ressentiment. Mais quand elle eut reconnu par les discours de ses filles, qu’elles étoient innocentes d’une si noire trahison, et que ce qui étoit arrivé étoit un effet du hasard, sa plus grande colère fut amortie ; et, dans son âme, elle ne pouvoit condamner la liberté d’un amant qui trouvoit une occasion si favorable. Elle joignoit à cela les paroles choquantes qu’elle avoit dites au Roi, et que ce monarque avoit doucement avalées. Toutes ces confidences servoient à désarmer la comtesse. Elle étoit dans cet état, quand le Roi la vit dans une compagnie de dames ; et, comme il est bon physionomiste, comme le sont presque tous les amants, il connut d’abord ce qui se passoit dans le cœur de sa maîtresse. Il la vit rougir, dès qu’elle aperçut le Roi, puis baisser doucement les yeux par une espèce de honte, tourner quelquefois la tête d’un autre côté, parler à bâtons rompus, paroître distraite, inquiète, interdite ; avec tout cela, il n’y remarqua rien d’ennemi, et il jugea seulement que le souvenir de ce qui s’étoit passé le jour précédent la déconcertoit un peu.

Ce fut la cause que le Roi se priva quelques jours de la voir, pour lui donner le temps de se remettre. Mais ne pouvant vivre si longtemps sans l’entretenir de quelque manière, il lui écrivit ce billet :

« Quelque envie que j’aie de vous parler, je n’ose pas l’entreprendre ; les derniers discours que vous me tîntes sont si terribles pour moi, que je n’oserai jamais me présenter devant vous, si je n’en ai une permission signée de votre main, qui porte l’absolution de mon crime. Je l’appelle ainsi par rapport à vous ; mais si vous consultez l’amour, si vous consultez votre miroir, au lieu de blâmer mon trop de hardiesse, vous louerez ma discrétion et ma retenue. Je veux bien pourtant soumettre mon jugement au vôtre, et je l’attends avec impatience afin de m’y conformer et de régler ma conduite là-dessus. »

La comtesse reçut ce billet, et y répondit ce peu de mots :

« On vous pardonne tout, parce que vous êtes Roi. Je récuse le tribunal de l’amour, c’est un petit étourdi qui ne juge que par caprice. Si vous me voulez voir, ne consultez plus un si méchant conseiller. Consultez plutôt la sagesse, la justice et la raison, et l’on vous écoutera. »

Quoique ce billet n’eût rien de tendre, le Roi parut en être satisfait, et c’étoit assez que la comtesse lui permît encore de la voir, sauf à lui à tenir les conditions où elle l’engageoit. Mais en amour, on promet tout, et souvent on ne tient rien.

Le Roi se voyant ainsi rétabli dans les bonnes grâces de sa maîtresse, ne songea qu’à pousser son premier dessein. Ce ne furent que bals, que festins, que carrousels, que parties de chasse, pendant le séjour du Roi à Fontainebleau ; et tout cela se faisoit en faveur de la comtesse. Quoiqu’elle n’eût aucun dessein de rien accorder au Roi, elle n’étoit pas fâchée d’en être aimée ; elle sentoit même que, si elle étoit capable de quelque engagement, ce seroit plutôt pour le Roi que pour toute autre personne ; elle admiroit sa bonne mine, son port, et ces manières nobles qui accompagnoient tout ce qu’il faisoit ; elle trouvoit qu’il faisoit tout en Roi, et ce dernier caractère étoit plus propre pour gagner une dame qui étoit fière naturellement. Mais sa vertu lui étoit d’un grand secours, qui arrêtoit le penchant qu’elle avoit pour le Monarque. Elle l’aimoit peut-être autant qu’aucune de ses maîtresses, qui n’avoient rien de réservé pour ce prince ; et si le Roi eût pu voir son cœur, il y auroit peut-être vu autant de tendresse qu’en pouvoit avoir la Montespan et La Valière même. Mais, comme je viens de dire, sa vertu étoit un frein qui retenoit ses désirs, et qui lui faisoit un crime d’une tendresse qu’elle chérissoit dans le fond, et qu’elle ne put jamais étouffer.

Combien de fois a-t-elle souhaité de n’avoir jamais vu le Roi ! Elle cherchoit en lui des défauts qu’elle pût haïr ; mais elle n’y en trouvoit pas ; de quelque manière qu’elle regardât ce Monarque, elle le trouvoit toujours charmant. Elle l’auroit voulu voir toujours, et elle ne craignoit rien tant que sa vue. Il lui sembloit que toute sa vertu l’abandonnoit quand elle voyoit paroître ce prince. « Pourquoi se contraindre, disoit-elle quelquefois en elle-même ? Suivons un penchant si doux : serai-je la seule ennemie de mon contentement ? Je suis adorée de ce que j’aime ; j’ai un mari commode[17] ; ma réputation est si bien établie que je n’ai rien à craindre de la médisance, et pourquoi donc ne suivre pas une passion qui a tant de charmes pour moi ? » Mais un moment après, elle se reprenoit, et faisant réflexion sur les suites funestes de ce fatal engagement : « Je serai, disoit-elle, l’une des maîtresses du Roi ; j’en suis aimée, j’en suis estimée aujourd’hui, et demain j’en serai méprisée. Il se dégoûtera de moi comme il a fait des autres ; et quand cela ne seroit pas, pourrai-je me résoudre à vivre sans honneur dans le monde, abandonnée de mon mari, méprisée de tous les honnêtes gens, et travaillée d’un cruel remords qui me dévorera jour et nuit ? Je mourrai plutôt, ajoutoit-elle, avant que de tomber dans ce malheur. »

Le Roi qui ne pouvoit pas savoir ce qui se passoit dans son cœur, ne croyoit pas être si avant dans ses bonnes grâces ; il ne savoit pas que la vertu de la comtesse étoit le seul ennemi qu’il avoit à combattre ; il ne songeoit qu’à s’en faire aimer, quoique cela fût fait depuis longtemps ; mais la comtesse appliquoit tous ses soins à le lui cacher, et vivoit avec lui d’une manière extrêmement réservée. — « Ne me direz-vous jamais, Madame, lui dit un jour le Roi qui la pressoit plus qu’à l’ordinaire, de quelle manière je suis dans votre esprit ? Est-ce comme ami ou comme ennemi ? — On ne traite pas les ennemis de la manière qu’on vous traite, lui dit la comtesse d’un ton radouci. — Mais de quelle manière me traitez-vous ? lui dit le Roi ; puis-je être content de toutes ces marques extérieures de civilité qu’on rend à tout le monde ? Traitez-moi, je vous prie, avec moins de respect, et rendez-moi un peu de cette tendresse dont mon cœur est rempli pour vous. — Je vous rends, dit-elle, ce que je puis et ce que je dois, et je vous supplie de ne m’en demander pas davantage. — Votre pouvoir est bien petit à ce que je vois, lui dit cet amant ; mais c’est votre rigueur qui le veut borner ainsi, et vous vous faites un devoir à votre mode, et qui s’accommode assez avec votre indifférence. — Je voudrois que cela fût, lui répliqua la comtesse. — Eh ! qu’est-ce donc, lui dit le Roi, qui vous fait vivre avec moi d’une manière si réservée ? — C’est que vous êtes le plus redoutable de tous les hommes, lui dit alors la comtesse, témoin ce que vous fîtes l’autre jour. — Il paroît bien, Madame, répliqua le Roi, que je ne le suis pas beaucoup, et que vous l’êtes bien davantage, puisque je n’ose vous attaquer que tout endormie, et encore est-ce en tremblant ! mais que je me soucie peu que vous me croyiez redoutable ! je ne songe qu’à me faire aimer, et non à me faire craindre. — L’un ne va jamais sans l’autre, dit la comtesse, et vous en savez plus que moi sur cette matière. — Eh ! de quoi me sert toute ma science, dit alors le Roi, si je n’ai pas pu encore vous l’apprendre ni vous obliger à m’aimer ? — Je voudrois employer la mienne à vous guérir et à vous mettre en repos, lui répliqua la comtesse. — Pour guérir, lui dit le Roi, cela n’arrivera jamais, et, pour me mettre en repos, il ne dépend que de vous. — Je vous ai déjà dit, Sire, lui répliqua la comtesse, que s’il ne falloit que ma vie, vous auriez ce que vous désirez ; ne me reprochez donc plus que je suis insensible, et croyez que je suis plus à plaindre que vous ne pensez. »

Le Roi ne voulut pas la presser davantage de peur de l’irriter ; et elle se contenta de lui parler d’une manière ambiguë, et qu’on pouvoit également appliquer ou aux sentiments tendres qu’elle avoit pour le Roi, ou à l’importunité que lui causoit son amour.

Le lendemain de cette conversation, le Roi voulut se donner le plaisir de la chasse, où un grand nombre de seigneurs et de dames devoient accompagner Sa Majesté. Ce prince, qui avoit toujours son amour en tête, communiqua un dessein qu’il avoit au duc de La Feuillade, qui devoit aussi l’accompagner, afin qu’il employât toute son adresse à le faire réussir. Le jour ne fut pas plus tôt venu que tout se disposa pour cette chasse. On ne pouvoit rien voir de plus beau que cet équipage ; tout répondoit à l’ordre et à la magnificence du Roi. Les dames ressembloient à de jeunes amazones, et les messieurs s’étoient ajustés d’une manière qui avoit quelque chose de galant et de guerrier. Le Roi surtout se distinguoit par dessus tous les autres, et, avec cette mine fière et cet équipage de chasseur, on l’auroit pris pour un Mars ou pour un Apollon. Il avoit toujours les yeux sur sa maîtresse, et il pensoit bien moins aux bêtes qu’on alloit courre, qu’au cœur qu’il avoit dessein de surprendre. On ne fut pas longtemps dans la forêt, que les chiens lancèrent divers cerfs, et plusieurs autres bêtes fauves ; les uns se mirent à piquer[18] après les chiens, et les autres à se poster en divers endroits, pour voir passer la bête.

Comme je n’ai pas dessein de décrire cette chasse, je dirai seulement qu’il se fit tant de courses, tant de tours à droite et à gauche dans ces vastes forêts de Fontainebleau, que la plupart de ceux qui formoient cette partie de chasse furent dispersés en divers endroits. Le Roi ne perdoit jamais de vue la comtesse, qu’il regardoit déjà comme sa proie, et le duc de La Feuillade, qui conduisoit toute cette affaire, la fit réussir selon les désirs du Roi. Il le fit avec tant d’adresse, en plaçant les chasseurs dans de certains postes, et les dames en d’autres, sous prétexte de donner à tous le plaisir de cette agréable chasse, que le Roi se trouva, je ne sais comment, tout seul avec la comtesse, dans le lieu le plus écarté du bois, sans qu’elle eût eu le temps de s’apercevoir que ses compagnes l’avoient abandonnée, et que tout le reste de cette illustre troupe couroit, ou plutôt voloit avec une ardeur incroyable.

Qui pourroit décrire son étonnement de se trouver seule avec le Roi dans un lieu désert et solitaire ; ne voyant personne pour venir à son secours, et n’ayant plus ni le son du cor, ni l’aboiement des chiens, ni les cris des chasseurs ? Le lieu où ils se trouvèrent étoit un vallon couvert de deux petites montagnes, ombragé d’un grand nombre d’arbres à haute futaie, au pied desquels couloit un ruisseau, dont le murmure faisoit un bruit agréable. Cette situation fut cause qu’on perdit de vue tous les chasseurs, et qu’on n’entendit plus ce bruit qui accompagne ordinairement la chasse. Enfin il sembloit que Vénus et Diane s’étoient donné le mot pour faire venir en ce lieu nos deux amants.

Toutes choses sembloient conspirer au bonheur du Roi, et il croyoit de toucher à ce moment heureux après lequel il avoit tant soupiré, lorsqu’il remarqua un changement considérable sur le visage de la comtesse. Cette pauvre dame blêmit, trembla, et fut saisie d’une sueur froide, comme si elle alloit rendre l’âme. Le Roi lui demanda si elle se trouvoit mal, et elle lui ayant répondu que non, il comprit d’abord quelle étoit la cause de ce changement. C’étoit comme une innocente colombe qui se voit déjà entre les griffes d’un vautour. Elle fit pourtant tout ce qu’elle put pour se remettre, pour ne donner pas à penser au Roi qu’elle se défioit de lui, et qu’elle ne se croyoit pas en sûreté. Elle fit donc un effort sur elle-même, et, après avoir loué la beauté du lieu, elle dit qu’elle étoit surprise de ne voir personne, et que, si Sa Majesté le trouvoit bon, ils monteroient sur une de ces collines, pour découvrir de quel côté pouvoient être les chasseurs. — « N’en soyez point en peine, Madame, lui dit le Roi, nous les trouverons assez ; délassons-nous cependant, et puisque vous trouvez ce lieu agréable, nous ferons bien d’en considérer les beautés. »

En disant cela, il descendit promptement de cheval, et voulut aider la comtesse pour en faire de même, à quoi elle s’opposa autant qu’elle put, disant que ce n’étoit point la peine, et qu’elle verroit plus commodément tous les lieux que le Roi vouloit lui faire voir, que si elle étoit obligée de marcher. — « Eh ! bien, nous nous reposerons, et nous ferons reposer nos chevaux, dit le Roi. » Enfin il la pressa si fort de descendre de cheval, qu’elle ne put plus s’en défendre ; le Roi la prit entre ses bras, et il ne pouvoit contenir sa joie, d’avoir en son pouvoir ce qu’il aimoit le plus dans le monde.

Après avoir attaché lui-même les chevaux à un arbre, il prit la comtesse par la main, et la fit asseoir sur un gazon extrêmement vert, tel que les poètes nous le décrivent dans leurs fables, et qui sembloit n’avoir jamais été foulé par les hommes, tant il étoit beau et riant. — « Avouez, Madame, lui dit le Roi, que c’est un lieu bien charmant. — Je le trouve comme vous, répliqua la comtesse, mais il y a quelque chose de trop sombre et même d’affreux ; cela vient sans doute de ce qu’il est si peu habité. — Et quelle habitation plus belle, peut-on lui souhaiter, dit alors le Roi, que celle de votre charmante personne ? Il suffit que vous y êtes pour rendre ce lieu le plus beau qui soit dans l’univers ; et pour moi, je renoncerois de bon cœur à toute la magnificence de ma cour pour y passer toute ma vie auprès de vous. »

En disant cela, il prit une de ses belles mains qu’il serra passionnément, et qu’il baisa plusieurs fois avec une tendresse extrême. La comtesse n’eut pas la force de retirer sa main, soit que la crainte se fût emparée de son cœur, soit qu’aimant véritablement le Roi, elle ne crût pas lui devoir refuser cette petite faveur. Ce prince amoureux, qui n’avoit pas dessein d’en demeurer là, et qui vouloit pousser plus loin sa conquête, ne songea qu’à gagner toujours du terrain ; il mit sa main sur la gorge de la comtesse, et essaya de lui prendre quelques baisers ; mais elle le repoussa et lui dit d’un ton sévère : — « N’étoit-ce que pour cela que vous m’arrêtiez ici ? Je vous prie, Sire, remontons à cheval, et tâchons de rejoindre notre compagnie. — Et où voulez-vous aller, Madame ? lui dit le Roi. Nous ne savons pas la route qu’ils ont prise ; au lieu d’aller où ils sont, nous prendrons peut-être un lieu opposé ; le plus sûr est de les attendre ici, et nous les verrons bientôt paroître par quelque endroit. — Mais que dira-t-on de vous et de moi, lui dit la comtesse, quand on saura que nous avons été tous deux ensemble dans ce lieu désert, l’espace d’une heure ? — Eh ! il n’y a qu’un moment que nous y sommes, lui dit cet amant passionné ; il paroît bien que vous ne vous plaisez guère avec moi. Et quand nous y serions deux heures entières, que craignez-vous ? la réputation de votre vertu vous met à couvert de tout. Ne craignez rien, Madame, ne craignez rien de ce côté-là ; donnons-nous entiers à l’amour ; tout nous y convie ; personne ne nous voit ici, et vous voyez un prince à vos pieds, prêt à expirer par la violence de sa passion, si vous n’avez pitié de ses maux. — Ce n’est pas pourtant ce que vous m’aviez promis, dit la comtesse, que vous n’attenteriez jamais rien contre mon devoir. — Ah ! cruelle, lui dit le Roi, que vous connoissez peu les lois de l’amour ? Est-ce à un esclave à tenir ses promesses ? Je ne suis plus à moi, je suis tout à vous, ma chère comtesse ; je me sens entraîné par une force irrésistible ; je ne suis plus maître de mes mouvements ; je ne puis que vous aimer, je ne puis que vous le dire, et je me sens mourir si vous ne prenez pitié d’un malheureux. »

Le Roi accompagna ces paroles de plusieurs soupirs et de quelques larmes, qui attendrirent le cœur de la comtesse. Elle aimoit ce prince ; mais elle ne pouvoit jamais se résoudre à lui abandonner ce qu’elle avoit de plus cher au monde. — « Si un amour réciproque vous peut contenter, lui dit cette sage comtesse, je vous ferai, Sire, une déclaration que je ne vous ai jamais faite, et que rien ne seroit capable de m’arracher, si elle n’étoit sincère ; je vous aime, mon cher prince, car je puis bien vous nommer ainsi, avec toute l’ardeur et toute la tendresse dont une femme comme moi peut être capable ; oui, je vous aime autant qu’on peut aimer ; mais je ne puis renoncer pour vous à l’honneur, à la vertu, ni à aucune chose qui me puisse faire perdre votre estime. »

Ces paroles de la comtesse ne firent qu’enflammer davantage le cœur du Roi. Il venoit d’entendre de la bouche de sa maîtresse, qu’il en étoit tendrement aimé ; il n’est rien de si doux pour un amant passionné, et ce prince ne pouvoit pas contenir sa joie. — « Mais seroit-il bien vrai que vous m’aimassiez, dit-il à sa charmante comtesse, et que vous m’en donniez si peu de marques ! Non, quoique vous en veuilliez dire, vous n’avez jamais senti les traits de l’amour. — Hélas ! si je ne vous aimois, lui répondit-elle avec un air languissant, je ne vous souffrirois pas comme je vous souffre. — Eh ! croyez-vous, Madame, lui dit le Roi, qu’un cœur qui vous aime se puisse contenter de si peu de chose ? Ah ! que vous aimez foiblement si vous en jugez ainsi ! »

Alors ce prince, devenu plus hardi par la déclaration que la comtesse venoit de lui faire, attacha sa bouche contre la sienne, et lui donna un baiser dont elle ne put jamais se défendre ; elle se laissoit entraîner par un si doux charme ; l’honneur ne battoit déjà que d’une aile ; l’amour commençoit d’avoir le dessus, et le Roi, profitant d’un temps si précieux à l’amour, alloit se mettre en possession d’un bien qui lui étoit plus cher alors que sa couronne, lorsque la comtesse, revenant comme d’un profond assoupissement, et voyant qu’elle ne pouvoit plus résister au Roi, fit semblant de consentir à tous ses désirs, et le pria seulement de changer de place, disant qu’elle étoit incommodée dans cette assiette.

Le Roi, qui voyoit qu’en procurant le plaisir de la comtesse, il ne feroit qu’augmenter le sien, consentit sans peine à tout ce qu’elle voulut. Ils changèrent d’abord de place, et la comtesse, prenant son temps, saisit l’épée du Roi, qu’elle tira du fourreau, et recula trois ou quatre pas en arrière. Le Roi qui crut qu’elle vouloit s’en servir contre lui, s’alla jeter à ses pieds, et lui dit : — « Madame, si vous demandez ma mort, me voici prêt à la recevoir de votre main. — Non, Sire, lui dit la comtesse, ce n’est pas votre mort que je demande ; ma main ne vous fera jamais aucun mal, vous n’êtes point coupable. Mais c’est moi, c’est moi que je veux punir de la foiblesse où je suis tombée par mon malheur. »

En disant cela, elle alloit tourner la pointe de l’épée contre son estomac, si le Roi ne l’eût empêchée. — « Qu’allez-vous faire, dit-il, trop vertueuse comtesse ? vous n’avez rien à vous reprocher ; eh ! pourquoi voulez-vous vous punir d’un crime que vous n’avez point commis ? — Il est vrai, dit-elle, mais c’est pour m’empêcher de le commettre. »

Le Roi touché du triste état où il la voyoit, promit de ne la presser plus ; et en effet elle étoit plus propre alors à inspirer la compassion que l’amour, et l’on voyoit dans ses yeux et sur son visage toutes les marques d’un véritable désespoir. De sorte que le Roi, qui l’aimoit plus que sa propre vie, et qui craignoit pour elle quelque chose de funeste, lui redemanda son épée, la fit remonter à cheval, et, après y être monté lui-même, ils sortirent de ce vallon, montèrent sur une des deux collines, et découvrirent de loin leurs chasseurs qui venoient de forcer un cerf. Ils étoient assez en peine de savoir où pouvoit être le Roi, et il n’y avoit que le duc de La Feuillade qui s’imaginât ce qui en étoit. Il ne les eut pas plus tôt joints, qu’il leur dit qu’il s’étoit posté à un endroit avec la comtesse, où il croyoit voir passer la bête, mais qu’il n’avoit pas eu tout le plaisir qu’il s’étoit promis, ni la comtesse non plus, avec laquelle il avoit espéré de le partager. Il n’y eut que le duc de La Feuillade, qui savoit l’amour du Roi, qui comprit le sens caché de ces paroles. Et la comtesse, qui vouloit bien qu’on l’entendît de la chasse, prit incontinent la parole et dit qu’elle ne s’étoit jamais tant ennuyée. — « Vous ne devez vous en prendre qu’à moi, lui dit ce prince, car c’est moi qui vous ai conseillé de prendre ce méchant poste. — Je ne m’en prends, dit-elle, qu’à ma mauvaise fortune, ou à cette maudite bête, qui n’a pas voulu passer devant nous, et qui fuit, je crois, devant Votre Majesté, comme tous vos autres ennemis. »

Quoiqu’elle n’eût pas grande envie de plaisanter, elle fit pourtant un effort sur elle-même, pour cacher le désordre de son cœur, qui étoit encore tout troublé de ce qui venoit de lui arriver. Ce fut ainsi que se passa cette chasse, où le Roi n’obtint pas tout ce qu’il auroit voulu, mais où il reconnut pourtant qu’il étoit plus aimé qu’il ne s’étoit imaginé. Il ne pouvoit comprendre qu’une femme qui l’aimoit si tendrement, qui l’avoit dit à lui-même, et qui en avoit donné des marques plus certaines encore que ses paroles, pût se refuser un plaisir qui est le tribut ordinaire de l’amour, et la fin que tous les amants se proposent. Cela le passoit, et il étoit si peu accoutumé à voir de semblables prodiges de vertu, qu’il ne pouvoit se lasser d’admirer celle de la comtesse, quoique ce fût cette vertu qui seule étoit contraire à son amour et s’opposoit à tous ses désirs.

Ce fut aussi environ en ce temps-là que le Roi dit ces paroles, que j’ai rapportées au commencement de cette Histoire, « qu’il n’y avoit que deux femmes à la Cour qui fussent véritablement chastes, et pour lesquelles il feroit serment qu’elles étoient fidèles à leurs maris. » C’étoit la Reine, comme j’ai dit, et la comtesse de L…, qu’il venoit de mettre à une si grande épreuve.

Cependant cette vertu, dont le Roi n’étoit que trop persuadé, ne fut pas capable de refroidir son amour. S’il n’en eût pas été aimé, peut-être qu’il auroit abandonné le dessein de cette conquête, qu’il auroit regardée comme une chose impossible, ayant à combattre ces deux redoutables ennemis, l’honneur et l’aversion de sa maîtresse. Mais, ayant l’amour de son côté, il se flatta toujours de quelque espérance. Il avoit vu cet honneur presqu’aux abois, et, sans ce moment fatal qui fit faire quelque réflexion à la comtesse, il alloit être le plus heureux de tous les amants. Enfin, on peut dire que l’amour du Roi augmentoit par toutes ces difficultés, et que la gloire et l’ambition, dont il est si fort touché, s’y mêloient en quelque sorte. Il se faisoit une espèce d’honneur de triompher de la plus vertueuse dame de son siècle ; il se figuroit mille secrètes douceurs qu’il n’avoit jamais goûtées avec ses autres maîtresses, et il se promettoit des plaisirs infinis dans une jouissance qui lui auroit tant coûté.

Cela fait bien voir que les plaisirs des amants ne sont que dans l’imagination, et que, selon que cette imagination agit, ces plaisirs sont plus ou moins grands ; et comme cette faculté de notre âme supplée au défaut des sens, pour grossir les objets que les sens n’aperçoivent pas, celle du Roi pouvoit agir dans toute son étendue par l’extrême sévérité de sa maîtresse, et son imagination, lui représentant des plaisirs que ses sens n’avoient jamais goûtés avec elle, les lui figuroit beaucoup plus grands ; et tout cela, comme j’ai dit, le rendoit plus amoureux.

En ce temps-là, le Roi et la comtesse tombèrent malades presque en même temps[19]. Le Roi fut attaqué d’une grosse fièvre, qui lui fut causée par sa passion, et par la grande agitation qu’il s’étoit donnée le jour de cette chasse ; et la comtesse, de la frayeur qu’elle avoit eue, du chagrin qu’elle avoit de s’être sitôt déclarée, et fâchée de sentir dans son cœur une passion qui alloit contre son devoir. Toutes ces choses jointes ensemble la firent tomber dans une maladie de langueur, qu’on craignoit dégénérer en phthisie. La fièvre du Roi redoubla quand il sut que la comtesse étoit malade. Et la comtesse, qui ne pouvoit haïr le Roi, devint encore plus triste et plus abattue, dès qu’elle apprit l’état de ce prince, dont la vie étoit en grand danger. Il ne se passoit point de jour, que le Roi ne s’informât de la santé de la comtesse, et cet empressement que le Roi faisoit paroître, fit ouvrir les yeux à quelques-uns, et leur fit soupçonner avec raison qu’il avoit des sentiments tendres pour cette dame.

La Montespan qui venoit de prendre les eaux de Bourbon[20], et qui n’avoit pas vu le Roi depuis quelque temps, fut la première à s’en apercevoir ; et comme elle croyoit alors posséder seule le cœur du Roi, car La Vallière avoit renoncé au monde, elle ne pouvoit pas se consoler qu’une autre le lui voulût disputer. Mais ce qui la fâchoit plus que tout, c’est que l’intérêt que le Roi témoignoit prendre à la santé de Madame de L… ne lui faisoit que trop connoître qu’il en étoit véritablement amoureux. Ce fut alors que toute sa jalousie se réveilla, et qu’elle chercha mille moyens pour traverser ce nouvel engagement, pour ruiner sa rivale, et pour la détruire dans l’esprit du Roi ou dans celui de son mari, ou pour faire tous les deux ensemble ; mais elle ne fit ni l’un ni l’autre.

La première chose qu’elle fit, fut de tâcher de découvrir où elle en étoit avec le Roi. Elle en fut bientôt instruite par un cas fortuit, qui lui fit tomber entre les mains la réponse que la comtesse avoit faite à son billet. Comme la Montespan avoit la liberté d’entrer à toutes les heures du jour dans la chambre de ce prince, elle y fut un jour qu’il reposoit, et comme cet amant pensoit toujours à sa nouvelle maîtresse, il ne pouvoit se lasser de lire le billet qu’elle lui avoit écrit, quoiqu’il ne fût pas aussi tendre qu’il l’auroit bien souhaité. Le jour que la Montespan trouva le Roi qui dormoit, il avoit tenu ce billet entre ses mains, et le sommeil l’ayant saisi, il l’avoit laissé tomber à la ruelle de son lit.

Dès qu’elle vit ce papier par terre, elle le prit pour voir ce qu’il contenoit, et elle comprit d’abord que le Roi aimoit la comtesse avec toute l’ardeur d’un amant, et qu’il n’avoit encore obtenu d’elle aucune faveur considérable. Elle se contenta d’avoir satisfait sa curiosité, et, remettant le billet où elle l’avoit trouvé, elle sortit tout doucement de la chambre pour n’interrompre pas le sommeil du Roi, et alla penser aux moyens de ruiner une passion qui, selon toutes les apparences, lui devoit faire perdre son grand crédit et les bonnes grâces du Roi. Elle fit savoir au comte, par des voies indirectes, que sa femme recevoit des lettres d’un amant qui n’étoit pas à mépriser, et qu’elle, à son tour, lui en écrivoit de fort tendres.

Le comte méprisa d’abord cet avis, et, pour faire voir le peu de cas qu’il en faisoit, il voulut le dire à sa femme, et s’en divertir avec elle. — « Savez-vous, Madame, lui dit-il, qu’on me donne un rival, et un rival qui n’est pas à mépriser ? » La comtesse, qui ne comprit pas d’abord ce qu’il vouloit dire, lui demanda s’il avoit quelque nouvelle maîtresse. — « Ce n’est point cela, lui dit son mari, c’est vous-même qui avez fait un amant. » La comtesse rougit un peu, et le comte attribua cette rougeur à la pudeur de sa femme. — « Et quel est cet amant, dit-elle, qu’on me donne ? — On ne me l’a pas nommé, lui dit le comte, mais on dit que c’est un amant aimé, qui vous a souvent écrit, et à qui vous répondez d’une manière fort tendre ; je ne vous croyois pas si secrète dans vos amours. — Elles sont si secrètes, lui dit la comtesse, que je n’en sais rien moi-même, et je vous promets que dès que cet amant paroîtra, vous en serez averti. Mais, toute raillerie à part, ajouta-t-elle, est-il bien vrai qu’on vous a fait un pareil rapport ? — Il est aussi vrai, lui dit le comte, comme il est vrai que je n’en crois rien. »

Cela remit entièrement l’esprit de sa femme, qui s’étoit un peu alarmée ; et dès aussitôt que son mari l’eut quittée, elle brûla le billet qu’elle avoit reçu du Roi, qui étoit la seule chose qui pouvoit la convaincre de ce qu’on avoit tâché de faire croire au comte son époux ; et pour la réponse qu’elle avoit faite à ce prince, elle étoit conçue avec tant de retenue et tant de sagesse, qu’elle ne craignoit pas que son mari pût lui en faire une affaire. Ainsi l’esprit jaloux de la Montespan n’avança rien de ce côté-là pour perdre sa rivale dans l’esprit de son mari.

Elle attendoit que la santé du Roi fût un peu rétablie pour faire jouer d’autres ressorts, qui pussent le dégoûter de l’amour de la comtesse. Comme les maladies violentes ne sont pas de longue durée, celle du Roi, qui étoit une fièvre ardente, le quitta après le huitième jour. La Montespan le voyant déjà remis, et qu’il n’y avoit rien à craindre pour sa santé, fit ses visites plus longues, et ne songea qu’à divertir ce monarque, en lui apprenant tous les jours quelque nouvelle galanterie. — « Eh ! vous ne me dites rien de la comtesse de L…, dit le Roi à la Montespan, d’un air qui marquoit qu’il prenoit beaucoup de part à ce qui la regardoit. Est-ce qu’elle est sans intrigue ? Est-ce qu’elle manque de charmes ? Est-ce enfin, comme on me l’a assuré, qu’elle est aussi austère qu’une carmélite, et que sa vertu fait trembler tous ceux qui osent l’approcher ? »

La Montespan, qui attendoit à toute heure une semblable question de la bouche du Roi, fut bien aise de le satisfaire là-dessus, ou, pour mieux dire, de se satisfaire elle-même, en disant des choses de cette comtesse, qui pourroient empêcher le Roi de penser plus à elle. — « Sire, lui dit la Montespan, en affectant un air ingénu, ceux qui la connoîtront bien ne se feront pas une grande violence de renoncer à cette conquête, et ce ne sera pas sa vertu qui les en rebutera. — On dit pourtant, répliqua le Roi, que jamais femme n’a été plus sévère que celle-là. — Je ne sais pas, dit la Montespan, qui se plaint de sa sévérité ; mais je sais bien que la maxime des fausses prudes, qui ne peuvent pas avoir des amants, est d’affecter une vertu austère, afin qu’on ne dise pas d’elles dans le monde que c’est faute d’appas qu’on les laisse là ; mais c’est qu’elles sont plus chastes que tout le reste des femmes. — Ce que vous dites là, reprit le Roi, est bon pour celles qui sont sur le retour de l’âge, ou qui manquent de beauté, mais cela ne se peut pas dire de la comtesse ; elle est jeune et belle, elle a l’esprit brillant et poli, et il y a peu de femmes à la Cour qui aient autant de charmes qu’elle. — Je conviens de ce que vous dites, répondit la Montespan, mais Votre Majesté me permettra de lui dire que c’est une belle pomme qui est gâtée au dedans. — Expliquez-vous, je vous prie, dit le Roi ; est-ce qu’elle a des défauts cachés ? — Je ne les ai pas vus, reprit-elle ; mais il y a une femme qui la sert depuis longtemps qui a dit à l’une des miennes que sa maîtresse avoit des ulcères en divers endroits de son corps ; qu’il n’y avoit qu’elle seule, qui les lui pansoit, et son mari, qui le sussent ; et que lui-même en étoit si fort dégoûté, que la plupart du temps il ne couchoit pas avec elle. — Je suis surpris, repartit le Roi, de ce que vous m’apprenez. Cependant la comtesse a un embonpoint le plus frais et le plus beau du monde, et un teint des plus unis. — Et c’est cela même, dit la Montespan, qui produit cet embonpoint que vous dites ; au moins c’est ce que j’entends dire tous les jours aux médecins, que toutes les mauvaises humeurs se jettent sur ces endroits, et que c’est pour cela que tout le reste du corps est si net et si poli. — Mais cela l’empêcheroit-il d’avoir des amants ? dit alors le Roi. Peuvent-ils deviner une chose qui ne paroît pas du tout ? — Je ne vous ai pas dit, Sire, répliqua la Montespan, que c’étoit cette raison qui éloignoit les amants. Mais j’ai dit à Votre Majesté, si elle y a pris garde, que c’est ce défaut, qui n’est que trop connu d’elle-même, qui lui fait fuir souvent le grand monde et lui fait aimer la retraite. Que lui serviroit après tout, ajouta-t-elle, de faire des amants qu’elle n’oseroit rendre heureux, quelque envie qu’elle en eût ? ou si elle en venoit jusque-là, elle est assurée qu’ils se dégoûteroient d’abord, et qu’elle les perdroit de la manière la plus honteuse pour des personnes de notre sexe. — Elle fera donc bien de s’en tenir, dit le Roi, à ce qu’on appelle la petite oie[21], et de ne laisser prendre à ses amants que le dehors de la place. — Cela seroit bon, dit la Montespan, si on pouvoit s’en tenir là ; mais vous savez, Sire, qu’en amour, on va plus loin qu’on ne pense. »

Après cela, cette malicieuse femme, qui vouloit se réjouir aux dépens de sa rivale, dit que si son mari étoit jaloux, il n’avoit qu’à faire voir sa femme toute nue, et qu’il ne devoit pas craindre qu’il lui arrivât jamais ce qui arriva à cet ancien roi de Lydie. Le Roi, qui ne se pique pas fort de lecture, pria la Montespan de lui raconter cette histoire. — « La voici, dit-elle, Sire, en peu de mots, telle que je l’ai lue dans Hérodote. Candaulès, qui étoit le nom de ce prince, avoit une femme extrêmement belle, et, par une bizarrerie dont on ne sait pas la cause, il la fit voir toute nue à Gigès son favori, qu’il avoit fait cacher dans la chambre de la Reine. — C’étoit sans doute, dit le Roi, pour lui faire voir que son corps étoit aussi beau que son visage. — Il l’étoit en effet, dit la comtesse, et Gigès en devint amoureux ; mais je ne crois pas que le comte doive craindre rien de semblable, de ceux qui verroient sa femme dans le même état. — Je n’aurai jamais cette curiosité, dit le Roi, voulant dissimuler sa passion ; mais je suis fâché pourtant, pour l’amour de cette comtesse, que les apparences soient si trompeuses, et que, sous un si beau dehors, il y ait des choses si dégoûtantes. — Si Votre Majesté y prenoit la moindre part, je serois bien fâchée, dit la Montespan, de vous avoir dit une chose qui pût vous faire quelque chagrin. Mais en cas qu’il vous prît jamais envie de l’aimer, ajouta-t-elle, avec un souris forcé, il est bon que votre Majesté en soit avertie, de peur qu’elle n’allât trop avant, et qu’elle ne voulût voir des choses qui ne lui feroient pas plaisir. — Je vous sais gré de ce bon avis, lui dit le Roi, mais cela ne m’arrivera jamais. »

La Montespan ne fut pas plus tôt sortie, que le Roi fit de profondes réflexions sur ce qu’elle lui avoit dit. C’est un terrible embarras pour un amant qui aime une femme jusques à l’adoration, quand on lui vient dire qu’elle a des défauts cachés. Le Roi ne remarquoit rien en la comtesse qui ne l’assurât que c’étoit une beauté achevée. Sa gorge et son visage démentoient déjà le discours de la Montespan, et s’il n’avoit pas vu tout le reste, il en avoit assez vu, le jour de sa dernière chasse, pour lui faire juger que tout ce qu’on venoit de lui dire n’étoit qu’une calomnie. Il soupçonna même que la Montespan, ayant eu quelque connaissance de l’inclination qu’il avoit pour la comtesse, pourroit avoir inventé toute cette fable pour l’en dégoûter. Il savoit qu’elle étoit fort audacieuse, et d’une humeur fort jalouse. Enfin, il alla se ressouvenir que le même jour qu’il avoit laissé tomber le billet de la comtesse, après qu’il se fut endormi, on lui dit que la Montespan étoit entrée dans sa chambre, et qu’après avoir demeuré quelque temps à la ruelle du lit, elle s’étoit retirée, de peur d’éveiller le Roi. Faisant réflexion à toutes ces choses, il ne douta point que tout ce que la Montespan venoit de lui dire ne fût de son invention : de sorte que tous ses stratagêmes furent inutiles, et ne firent aucun mal à sa rivale. Elle vécut toujours le mieux du monde avec son mari qui n’eut pas le moindre soupçon de sa fidélité, et le Roi l’aima plus que jamais.

Ce monarque ne pouvoit plus contenir son feu ; les divers assauts qu’il avoit donnés à sa maîtresse, et qui avoient toujours échoué, ne servoient qu’à l’enflammer davantage, et à rendre ses désirs plus violents. Ce beau fruit qu’il n’avoit goûté que du bout des lèvres, ne faisoit qu’aiguiser, s’il faut ainsi dire, son appétit, et échauffer son imagination. Enfin, il lui tardoit de savoir comment la comtesse étoit faite, non pas pour s’éclairer de ce que la Montespan lui avoit dit, mais pour apaiser l’ardeur de sa flamme. Quelque expert qu’il fût en l’art d’aimer, il étoit au bout de sa science, et il ne savoit plus que faire, après avoir manqué la plus belle occasion que l’amour puisse offrir à un amant. Être seul avec sa maîtresse au milieu d’un bois, apprendre de sa bouche qu’on est aimé, profiter d’un si doux aveu, presser vivement la place, monter jusques à la brèche, et se voir repousser à l’entrée : c’est ce qu’il ne pouvoit pas comprendre. — « Il faut, disoit-il, ou que cette femme soit tout à fait insensible, ou qu’elle ait une vertu plus qu’humaine. Mais puisque les charmes de l’amour n’y peuvent rien, il faut se servir de quelque vieille ruse. Cette femme se fait un crime de ce que l’amour a de plus doux ; il faut que l’hymen vienne ici à notre secours, et que nous nous servions du même stratagême dont se servit Jupiter pour jouir de la chaste et belle Alcmène. Puisqu’un amant, et un amant aimé, ne peut pas vaincre une vertu si farouche, tâchons de nous transformer et de prendre la figure du mari pour tromper une femme trop fidèle. Ce qui acheva de déterminer le Roi à prendre un dessein si périlleux, fut une aventure singulière qui venoit d’arriver depuis peu de jours, qui servit longtemps de divertissement à la Cour, et dont le bruit se répandit assez loin.

Deux gentilshommes, à peu près du même âge et de même taille, avoient épousé depuis quatre ans deux femmes bien faites, qu’ils aimoient beaucoup et dont ils étoient tendrement aimés, mais dont ils n’avoient eu aucun enfant. Comme ils avoient de grands biens et qu’ils craignoient de ne laisser point de successeurs, il n’est rien qu’ils ne tentassent pour rendre leurs femmes fécondes : remèdes, purgations, eaux minérales, tout étoit mis en usage, et, parce que les médecins leur dirent qu’il falloit réitérer ces remèdes à diverses fois, ces Messieurs ne manquoient pas d’aller tous les ans avec leurs épouses aux eaux de Bourbon[22]. Ils y furent cet été que le Roi étoit à Fontainebleau. Comme le temps étoit fort beau, il y eut plus de foule qu’à l’ordinaire : toutes les hôtelleries étoient remplies ; et ces deux gentilshommes ne purent trouver qu’une chambre, où il y avoit pourtant deux lits ; cela suffisoit pour eux et leurs femmes ; car, pour leurs valets, ils couchèrent où ils purent. S’étant donc mis en possession de leur chambre, et ayant soupé en très-bonne compagnie, ils proposèrent à leurs femmes d’aller prendre un peu le frais, et de jouir du plaisir de la promenade. Mais elles dirent qu’elles étoient fatiguées du voyage, et qu’étant obligées de se lever de bon matin pour prendre les eaux, elles seroient bien aises de se délasser et de se coucher bientôt ; mais que pourtant ils ne se privassent pas eux-mêmes de ce plaisir. Ces bons maris, qui ne vouloient point contraindre leurs femmes ni se contraindre eux-mêmes, firent tout ce qu’elles voulurent ; ils allèrent se promener ; ils virent là tout ce qu’il y avoit de beau monde de l’un et de l’autre sexe, et ce temps leur parut si court qu’il étoit près de minuit quand ils arrivèrent à leur logis. Leurs femmes étoient couchées il y avoit deux heures ; elles dormoient profondément, et leurs maris, de peur de les éveiller, firent le moins de bruit qu’ils purent en se couchant ; ils se déshabillèrent, ils éteignirent eux-mêmes la chandelle, et chacun d’eux se mit le plus doucement qu’il put au lit, où il croyoit de trouver sa femme. On ne sait pas bien si leurs épouses n’avoient pas bien distingué les lits qui avoient été arrêtés par leurs maris, ou si ces Messieurs eux-mêmes, distraits par les différents objets qu’ils avoient vus à la promenade, ou peut-être accablés de sommeil, prirent un lit pour un autre ; quoi qu’il en soit, car cela ne fait rien à l’affaire, chacun de ces deux gentilshommes, au lieu de s’aller mettre auprès de sa femme, s’alla coucher avec celle de son ami.

Ces quatre personnes passèrent ainsi toute la nuit, sans qu’aucune d’elles s’aperçût de cet étrange quiproquo. On peut bien croire que ces Messieurs, qui souhaitoient tant d’avoir des enfants, et qui étoient allés là pour cette seule raison, ne passèrent pas toute la nuit sans rien faire, et qu’ils travaillèrent de toute leur force à la propagation de leur espèce. Leurs belles épouses, qui avoient le même désir, s’y employèrent aussi avec affection et avec toute l’ardeur de leur sexe. Enfin, le matin étant venu, on voit paroître le jour, on songe à se lever, on tire le rideau, on se parle ; mais qui pourroit exprimer la surprise de ces deux femmes et de ces deux maris, à la vue d’une si étrange métamorphose ? Ils demeurent tout confus, ils sont tous quatre muets et interdits, personne n’ose parler, aucun n’a la force d’interroger son voisin ni de lui demander comment il a passé la nuit, de peur d’en trop apprendre ; chacun se flatte que son compagnon a dormi toute la nuit ; chacun se console d’avoir au moins tiré parti d’une affaire si délicate et de n’être pas la dupe. Chacun savoit bien ce qu’il avoit fait de son côté, mais il étoit en peine d’apprendre ce qui s’étoit passé à l’autre bout de la chambre. Aucune de ces femmes n’osoit regarder son mari, et encore moins celui qui venoit d’occuper sa place, et les maris n’osoient pas regarder leurs femmes, de peur de voir sur leur visage des marques trop certaines d’un affront irréparable. Il se passa une scène muette qui exprima plusieurs passions différentes. Enfin, il y en eut un plus impatient, qui, tirant brusquement sa femme par le bras, lui dit tout en colère : — « Pourquoi vous allâtes-vous coucher dans ce lit ? Ne saviez-vous pas que c’étoit celui-ci que j’avois arrêté pour nous deux ? — J’avois cru, dit-elle, que c’étoit l’autre, et je vous prie de ne pas me quereller pour une chose dont j’ai plus de chagrin que vous, et dont je ne me consolerai de ma vie. — Tant pis, » lui dit son mari, qui ne connut que trop, au langage de sa femme, ce qui s’étoit passé entr’elle et son voisin ; mais il n’étoit pas juste aussi que les rieurs ne fussent que d’un côté. La femme de celui qui n’avoit pas encore parlé, paroissant toute honteuse, donnoit assez à connoître qu’elle n’étoit pas plus nette que sa voisine. — « Enfin, dit ce mari, qui parut plus raisonnable, ce qui est fait est fait, et tous les hommes ne le sauroient empêcher. Nous sommes à deux de jeu ; nous avons fait, comme on dit, troc de gentilhomme[23] sans nous demander de retour ; laissons passer doucement la chose ; la volonté fait tout dans ces affaires ; c’est un pur effet du hasard ; nous sommes assurés de la chasteté de nos femmes ; plaignons-les, et les consolons, au lieu de les porter au désespoir. Que savons-nous si Dieu s’est voulu servir de ce moyen pour nous donner un enfant à l’un et à l’autre, et si cela arrive, qu’y a-t-il à faire qu’à compter de cette nuit ? Et si nos femmes sont enceintes, quand leur fruit sera mûr, et que le terme d’accoucher sera venu, chacun prendra ce qui lui appartiendra ; et ces enfants ne seront pas moins à nous, que si nous les avions eus de nos propres femmes. » Il y en eut une qui voulut répliquer, et qui dit que cela leur seroit bien fâcheux qu’on leur arrachât un enfant qu’elles auroient nourri et porté neuf mois dans leur sein, et qu’on leur en donnât un autre, où elles n’auroient aucune part. On leur ferma la bouche, en leur disant que c’étoit pour les punir de la bévue qu’elles avoient faite en changeant de lit, qu’il falloit que la chose allât ainsi ; que l’enfant qu’on leur donneroit seroit celui de leur mari ; que, puisque les hommes regardoient souvent comme leurs des enfants qui n’appartenoient qu’à leurs femmes, elles pouvoient bien une fois en recevoir un de la main de leurs maris, et qu’elles auroient un avantage que les hommes n’avoient pas : c’est qu’elles pourroient toujours distinguer leur propre enfant de celui qu’on leur supposoit, et lui donner leur bien si elles le jugeoient à propos. Un jugement si sage apaisa d’abord le tumulte ; tout le monde se tut, chacun fut content, et au bout de neuf mois ces deux femmes accouchèrent chacune d’un garçon, qui donna bien de la joie à ces deux familles.

Cette affaire ne put pas être si secrète qu’elle ne vînt à la connaissance du monde, et le Roi, qui en avoit ouï parler, trouvoit cela si plaisant qu’il souhaita plus d’une fois de tromper ainsi la comtesse, puisqu’il n’en pouvoit pas jouir autrement. Il communiqua son dessein au duc de La Feuillade. Le duc lui dit que cela étoit fort bien imaginé, et qu’il ne falloit que songer aux moyens de l’exécuter. — « Tout ce que j’y trouve, Sire, de fâcheux pour vous, c’est d’être obligé de faire le rôle du mari pour jouir d’une maîtresse ; et comme vous avez, sans doute, toutes les délicatesses des amants, vous ne goûterez qu’imparfaitement un plaisir qui ne s’adressera point à vous et qu’elle croira donner à son mari. — Je sais tout cela, dit le Roi, mais il n’importe ; il faut tirer de l’amour tout ce qu’on peut ; j’ai déjà le cœur de cette fière comtesse, et elle ne veut pas m’accorder le reste ; mais si je le puis avoir une fois, j’aurai tout ce qu’un amant peut souhaiter, et enfin elle pourra m’accorder de son bon gré ce que j’aurai une fois obtenu par cette ruse. Il n’est donc question que d’exécuter un dessein qui peut seul me rendre heureux. »

Cet habile confident dit au Roi qu’il alloit y travailler de ce pas ; qu’il savoit que le comte, comme la plupart des gens de qualité, couchoit dans un lit séparé de sa femme, d’où il l’alloit trouver quand il lui prenoit envie ; il lui dit encore qu’il croyoit, à force d’argent, gagner celui qui gardoit la porte de la chambre, et de l’obliger à se défaire adroitement des autres domestiques, et d’introduire le Roi vers les onze heures du soir à la chambre du comte de L… Et pour ce qui est du comte, dont la présence étoit le plus grand obstacle, il l’engageroit à une partie de jeu, où ils passeroient une bonne partie de la nuit. Le Roi fut ravi de l’expédient que le duc lui proposoit, et il lui sembloit déjà qu’il étoit entre deux draps avec sa chère comtesse. Il lui commanda d’aller travailler promptement à ce dessein, et de venir aussitôt la rendre réponse.

Dès que le Roi eut congédié le duc, il entra dans la chambre de la Reine, où il trouva sa chère comtesse et plusieurs autres dames de la première qualité. Il ne l’avoit pas vue, il y avoit quelques jours, et il fut bien aise de voir qu’elle reprenoit son embonpoint. Son mal, dont on craignoit de fâcheuses suites, étoit tout-à-fait guéri, et il ne lui avoit laissé qu’une certaine langueur dans les yeux et sur son visage, qui la rendoit plus aimable, et surtout au Roi, qui n’y voyoit plus, ce lui sembloit, cette même sévérité qu’il avoit toujours si fort redoutée. — « A ce que je vois, Madame, lui dit le Roi tout bas, nous sommes tombés malades en même temps, et je sens qu’à mesure que vous guérissez, ma santé reprend de nouvelles forces. — Si cela étoit comme vous me le dites, je prendrois encore plus de soin de ma santé que je ne fais, répliqua cette comtesse. — Si ma santé vous étoit chère, lui dit ce prince, en tournant sa tête vers la fenêtre, afin qu’elle en fit autant, et qu’ils pussent parler sans être entendus, vous me traiteriez un peu plus doucement. — Et comment voudriez-vous qu’on vous traitât, dit-elle ? — Comme on doit traiter un homme qu’on veut conserver, et que vos rigueurs font mourir, lui dit le Roi. — Quand on fait ce qu’on peut, ajouta-t-elle, on n’en doit pas demander davantage. — Que le comte est heureux, dit alors le Roi, puisque vous pouvez faire pour lui ce que vous ne sauriez faire pour moi ! — C’est un bonheur, Sire, lui dit-elle, que vous ne voudriez pas acquérir à ce prix-là. — Non-seulement à ce prix, si je le pouvois, lui dit ce prince passionné, mais au péril de mille vies. — Eh bien ! lui dit-elle, puisque cela ne se peut pas, il n’y faut plus penser, et nous consoler, vous et moi. » Après cela, elle se tourna du côté de la compagnie, et le Roi trouva ces dernières paroles si obligeantes, qu’elles le rendirent content tout le reste du jour.

Le Roi sortit quelque temps après, et il rencontra bientôt le duc de La Feuillade qui alloit trouver Sa Majesté pour lui rendre compte de sa commission. Il lui dit d’abord que les choses alloient comme il auroit pu le souhaiter ; qu’il s’étoit assuré de ce domestique ; que personne ne paroîtroit que lui dans le temps qu’il lui avoit marqué, et que le Roi pouvoit venir incognito, entrer dans la chambre du comte, et, quand il le trouveroit à propos, dans celle de la comtesse ; que, pour le comte, ils devoient souper ensemble chez le prince de Marcillac[24], et qu’ils avoient fait une partie de jeu, où il y auroit plusieurs dames. — « Et comme je lui ai demandé si la comtesse son épouse en seroit, il m’a répondu que non ; que depuis sa maladie elle n’aimoit point à veiller, mais se couchoit toujours à dix heures. — Cela va le mieux du monde, dit le Roi ; pour moi, je vais dire qu’on me laisse seul, et je me déguiserai si bien, quand il sera nuit, que je sortirai sans qu’on s’en aperçoive. Il n’y a que cent pas à faire pour être à l’appartement de la comtesse.

Toutes choses étant ainsi disposées, le Roi se prépara à cette grande expédition ; il comptoit les heures et les minutes, et jamais jour ne lui a paru si long. Enfin, la nuit vint, cette nuit tant désirée, et qui est si favorable aux amants.

Quand les onze heures sonnèrent, qui étoit l’heure du signal, il sortit de son cabinet en robe de chambre avec un simple gentilhomme qui l’accompagnoit. Dès qu’il fut à la porte de l’appartement du comte, il dit à ce gentilhomme de l’attendre, et de ne dire à personne où il étoit, sous peine de la vie. Les courtisans étoient assez accoutumés à voir faire au Roi de semblables équipées, qui marche en cela sur les traces de son aïeul Henri le Grand. Le Roi ne paroît pas plus tôt, qu’il rencontre un homme qui, sans lui dire « qui va là ? » le fait entrer dans la chambre du comte, comme si c’eût été son maître, et, sans s’informer d’autre chose, ferme la porte après lui. Le Roi ne fut pas plus tôt entré qu’il se reposa sur le lit du comte, et on auroit dit qu’il vouloit imiter en toutes choses le mari de la comtesse. Il est vrai qu’il ne s’amusa pas à dormir, mais il attendoit que le lièvre le fût, afin de tirer à coup sûr et qu’il pût le prendre au gîte. Quand il jugea que la comtesse pouvoit être endormie, il s’approcha tout doucement de son lit, et, laissant sa robe de chambre, il se glissa dans les draps du lit de sa maîtresse, sans qu’elle en sentît rien. Cet heureux amant, voyant qu’il avoit si bien réussi jusques-là, commença de prendre avec la comtesse toutes les privautés que prenoit le comte, dont il représentoit alors le personnage ; il voulut faire en tout le mari ; mais peut-être qu’il le voulut faire trop bien, comme dit La Fontaine, sur un sujet semblable[25]. Il n’eut pas plus tôt pris sa place qu’il reconnut d’abord que ce que la Montespan lui avoit dit de ces ulcères prétendus, n’étoit qu’une calomnie ; il trouva un corps net et uni comme le cristal, et une peau la plus douce et la plus fine qu’il eût encore touchée. Après avoir reconnu tous les endroits de la place, et sentant que la comtesse étoit éveillée par le chatouillement que venoit de lui causer ce prétendu mari, il se mit en état de pousser l’affaire jusques au bout. La comtesse se tourna un peu de son côté, et, comme on ne s’amuse pas à parler dans ces occasions, et qu’il ne lui seroit jamais venu en pensée qu’autre que le comte la fût venu trouver dans son lit, elle ne rejeta point du tout ses premières caresses ; mais, les recevant comme un doux fruit de leur mariage, elle y alloit répondre de son côté comme une bonne et fidèle épouse ; mais il arriva une chose qui troubla les plaisirs qu’ils se préparoient de goûter. Comme elle avança un de ses bras pour embrasser celui qu’elle avoit pris jusques-là pour son mari, elle rencontra à l’endroit de ses reins une grosse verrue[26] qu’elle n’avoit jamais trouvée sur le corps du comte, quoique sa main se fût promenée mille fois en cet endroit. Cela la surprit un peu, non pas qu’elle crût qu’un autre homme fût venu occuper sa place ; mais cette nouvelle verrue lui fit rompre un silence qu’elle avoit gardé jusque-là. — « D’où vient, monsieur le comte, dit-elle, que vous avez là cette verrue que je n’avois pas remarquée ? Parlez, dit-elle, vous ne me répondez point ? » Ce silence parut suspect à la comtesse, et, voyant qu’on ne lui répondoit que par des embrassements, elle fit un grand effort pour se débarrasser de celui qui la tenoit ; et, comme il la venoit rejoindre : — « Si tu ne me laisses, dit-elle, qui que tu sois, je t’arracherai les yeux, et je ferai venir mes gens. » Et, en disant cela, elle lui donna un coup d’ongle entre l’œil droit et la temple[27], dont le Roi porta les marques qui parurent durant quelques jours, et dont peu de gens savoient la cause.

Quand il vit que la comtesse alloit faire du bruit et appeler du monde, il crut que le plus sûr étoit pour lui de se retirer et de sortir comme il étoit entré. Le même homme qui lui avoit ouvert la porte en entrant, la lui ouvrit quand il vit qu’il vouloit sortir ; et il trouva son gentilhomme qui l’attendoit, et qui l’accompagna jusques à l’entrée de la chambre de la reine, que le Roi fut trouver au lit, et qui profita sans doute de ce que ce prince avoit destiné pour la comtesse. Cette dernière ne dormit guère le reste de la nuit. Elle étoit en peine comment elle devoit se gouverner en cette rencontre. Elle ne douta point que ce ne fût le Roi qui l’étoit venu trouver au lit, qui, n’ayant pu jusqu’alors satisfaire son amour, s’étoit servi de ce dernier stratagême. Son premier dessein fut d’abord d’appeler ses domestiques, de leur dire qu’un homme étoit entré dans sa chambre, qu’elle vouloit savoir absolument qui l’y avoit introduit, la chose n’ayant pu se faire sans leur participation, et que, dès que le coupable lui seroit connu, elle en vouloit faire un exemple. Un peu après elle considéra l’éclat que cela feroit, les conséquences malignes que quelques-uns en pourroient tirer pour ternir sa réputation, le chagrin, et peut-être les soupçons qu’une affaire si délicate causeroit à son mari, et l’affront que le Roi lui-même en alloit recevoir, quand la chose seroit divulguée ; enfin, plusieurs autres considérations de cette nature la déterminèrent à laisser passer la chose, sans en parler à personne. Cette prudente dame savoit encore, que la réputation de celles de son sexe est extrêmement délicate, que le plus sûr pour elles est de conserver leur honneur et de se défendre contre tous ceux qui l’attaquent, sans en faire tant de bruit ; que l’éclat est ce qui les perd dans l’esprit des gens, lors même qu’elles sont les plus innocentes, et qu’enfin n’ayant rien à se reprocher, elle ne craignoit les reproches de personne, puisque celui qui l’étoit allé trouver au lit s’en étoit retourné comme il étoit venu, et que ceux qui lui avoient prêté la main avoient pu juger, par son prompt retour et par le bruit qu’elle avoit fait, du peu de succès de son entreprise.

La comtesse donc, satisfaite de s’être bien défendue, ne voulut point prôner sa victoire. Qui sait encore si l’Amour ne se mêla pas là-dedans, et si la tendresse qu’elle ne pouvoit s’empêcher d’avoir pour le Roi, ne l’empêcha pas aussi de publier une chose dont elle pourroit se repentir un jour, n’étant pas assurée si elle n’auroit pas enfin pour ce prince des sentiments plus humains ? et, quoiqu’elle n’appuyât pas beaucoup sur cette dernière considération, il est certain qu’elle y entra.

Le Roi, après cette honteuse retraite, perdit entièrement l’espérance de gagner jamais une telle dame ; il résolut même de n’y penser plus ; mais il ne savoit pas bien lui-même s’il seroit capable de tenir sa résolution. L’image de tant de beautés qui étoient répandues sur le corps de la comtesse, et dont ses yeux et même ses mains avoient été les témoins, lui revenoit toujours dans l’esprit. Il ne put s’empêcher de convoiter une chair si ferme et une peau si blanche et si délicate. — « Je vois bien, ajouta-t-il en lui-même, que la Montespan craignoit la touche d’un bijou si précieux, qu’elle vouloit me faire passer pour une happelourde[28]. Mais je n’ai que trop vu l’effet de sa jalousie, qui vouloit me dégoûter de la plus charmante beauté qui soit dans l’univers. Oui, je n’ai que trop vu que la comtesse a le plus beau corps du monde, et il vaudroit bien mieux pour mon repos avoir ajouté foi aux discours de la Montespan, me dégoûter de cette dame, et n’y penser jamais. Mais mon malheur a voulu que j’aie vu, et que j’aie touché moi-même des beautés qui m’ont charmé et dont je n’ai pu me réjouir. »

C’est ainsi que le grand Alcandre entretenoit ses pensées. Après avoir demeuré tout le reste de la nuit au lit de la reine[29], il s’en retourna dans le sien, selon la coutume, qui étoit à la chambre prochaine. L’heure de se lever étant venue, ceux que leur devoir appeloit auprès du Roi ne manquèrent pas de s’y rendre, et particulièrement le duc de La Feuillade, qui s’y trouva des premiers. Dès que le Roi eut paru en robe de chambre[30], on remarqua d’abord cette petite égratignure qu’il avoit au visage. Les courtisans se regardèrent tous, pour se demander les uns aux autres la cause de ce qu’ils voyoient ; mais personne n’osa en parler au Roi. Ce monarque, qui connut d’abord le sujet de leur étonnement, et qui avoit assez près de lui le duc de La Feuillade, lui dit à l’oreille : « la belle a été cruelle. » Ce mot fut entendu de quelques-uns des courtisans, et il fut su à la cour et jusques dans les provinces ; mais personne ne devina quelle étoit cette cruelle qui avoit ainsi traité le Roi, et qui lui faisoit porter des marques de sa rigueur. Il n’y eut que le duc de La Feuillade qui comprît d’abord ce que c’étoit.

Après que ce prince fut habillé, il témoigna qu’il vouloit être seul une demi-heure, et il ne retint auprès de lui que le duc de La Feuillade. — « Eh bien ! lui dit le grand Alcandre, tu vois que je porte des marques de mon dernier combat. — A la bonne heure, Sire, lui dit le duc, pourvu que vous ayez remporté la victoire ; vous savez que l’Amour, aussi bien que Mars, aime quelquefois à se baigner dans le sang. — Je t’assure pourtant, dit le Roi, que ce n’est pas à l’Amour que je dois me plaindre de celui qu’on m’a fait répandre cette nuit, et dont je porte les marques. — Mais quoi, Sire, lui dit le duc, n’alliez-vous pas comme ami vous présenter devant cette place ? D’où vient qu’on vous a traité comme un ennemi ? Vous alliez trouver cette femme non pas comme amant, mais comme mari ; est-ce que les rigueurs s’étendent jusqu’à son époux ? Car je ne puis pas comprendre que, l’étant allé trouver la nuit, elle ait pu vous reconnoître, ni vous prendre pour un autre que pour le comte. — Il faut donc te dire ce qui en est, » répartit le Roi, et alors il lui raconta comment il étoit entré dans la chambre de la comtesse ; de quelle manière il s’étoit glissé dans son lit pendant qu’elle dormoit ; comment, après s’être réveillée, elle avoit souffert quelques-unes de ses caresses, le prenant toujours pour son mari. « Enfin, ajouta-t-il, les affaires alloient jusque-là le mieux du monde ; j’allois me rendre maître d’une place qui m’a toujours résisté, lorsqu’une maudite verrue que j’ai aux reins, sur laquelle elle porta fortuitement la main, éventa la mine et me découvrit. — Quoi, si peu de chose, reprit le duc, la fit entrer en soupçon ? — Cela l’obligea à parler, lui dit le Roi, et à me demander depuis quand j’avois cette marque sur le corps ; et, voyant qu’on ne lui répondoit point, elle ne douta plus qu’on ne l’eût trahie. Elle sauta promptement du lit, elle me repoussa, et elle alloit appeler ses gens. Enfin, au lieu qu’avant cela, elle étoit douce comme un mouton, après qu’elle eut touché cette fatale verrue, ce ne fut plus qu’une tigresse et une lionne, qui ne répondit à mes caresses qu’à coups de griffes, et qui m’a mis en l’état où tu me vois. De sorte que, voyant qu’il n’y avoit rien à gagner que de la honte pour moi, je me retirai tout doucement. — Il faut avouer, dit alors le duc, qu’en amour aussi bien qu’en toute autre chose, il y a de fatales conjectures. Qu’une petite verrue qui n’est pas, peut-être, plus grosse que la tête d’une épingle, arrête et fasse échouer un dessein si bien concerté[31] ! Je ne m’étonne plus, après cela, si la remore[32], qui n’est qu’un petit poisson, arrête tout court les plus grands vaisseaux, puisque si peu de chose s’oppose au bonheur du plus grand monarque du monde. — Mais il y a cette différence, répondit le Roi, c’est que je portois avec moi cette maudite remore qui a rompu tous mes projets amoureux, et a repoussé tout-à-coup mon vaisseau, qui alloit entrer à pleines voiles dans le port[33]. — Permettez-moi de dire à Votre Majesté, répliqua le duc, qu’elle ne devoit pas sitôt abandonner son entreprise, et qu’elle auroit peut-être bien fait de se donner à connoître à la comtesse, pour l’empêcher de faire du bruit. Que sait-on, ajouta le duc, si, dans la pensée où elle étoit que ce fût quelqu’un de ses domestiques, qui, profitant de l’absence du comte, avoit eu l’audace de se glisser dans son lit, elle a paru si transportée de rage ? Ces sortes d’attentats ne sont pas sans exemple ; l’Amour hasarde tout, et ce n’est que par un pareil stratagême que cette espèce de gens peut réussir dans une entreprise de cette nature, ayant affaire surtout à des femmes qui sont de l’humeur de cette comtesse. Mais toute tigresse qu’elle est en fait d’amour, elle auroit été douce comme un mouton si elle eût reconnu d’abord que c’étoit Votre Majesté qui la tenoit embrassée. — Ah ! que me dis-tu, répliqua le grand Alcandre, veux-tu me désespérer ? N’est-ce pas assez, pour me faire mourir, d’avoir manqué la plus belle occasion où un amant se puisse trouver ? Faut-il que tu m’assassines de plus fort, en voulant me persuader que c’est par ma faute que je suis tombé dans ce malheur ? Mais comment pouvois-je espérer de toucher cette insensible en me faisant connoître ? elle qui m’a toujours rebuté, elle qui a méprisé mon sceptre et ma couronne, et ma vie même, que j’ai voulu lui sacrifier pour tâcher de la fléchir ? Non, non, je ne me flatte point là-dessus ; elle ne m’a reconnu que trop, et ce n’étoit que par la voie dont je me suis servi que je pouvois venir à bout d’une femme qui n’est pas faite comme les autres, et qui n’aime que son mari. En puis-je douter après ces terribles paroles, « qui que tu sois, si tu ne me laisses, je t’arracherai les yeux, et j’appellerai mes gens ? » Tu vois que je porte les marques de cette furie ; et plût à Dieu qu’elle en eût le visage comme elle en a le cœur ! je ne serois pas si malheureux. Comment peux-tu croire, après cela, qu’elle se seroit adoucie si je me fusse fait connoître après en avoir été rebuté tant de fois ? Je crois que ma retraite fut sage, et que le meilleur parti que j’avois à prendre, étoit de sortir sans bruit de la chambre de la comtesse, comme j’y étois entré. Quel affront pour moi, de me voir assiégé d’une foule de pages et de laquais, qui eussent été les témoins de ma honte ! Tout Roi que je suis, je n’aurois pas échappé aux railleries secrètes de mes courtisans ; tu sais, cher La Feuillade, combien je suis sensible à de pareils coups. Je n’ai jamais pu les pardonner à Vardes[34] et à Bussi[35], qui s’étoient émancipés jusque-là. Enfin, que veux-tu que je te dise ? ajouta ce monarque affligé ; je tenois entre mes bras ce que j’aime le plus dans le monde ; je me croyois au comble de mes désirs, et je ne sais quel malheur, que je traîne après moi, m’a fait échouer tout d’un coup de la manière du monde la plus fatale ; jamais monture plus douce et plus maniable dans mes premières approches ; mais je ne sais quelle mouche lui fait prendre aux dents[36], la met en fureur contre moi, et m’en laisse de tristes marques. — Il n’importe, Sire, dit le duc au Roi, pour le consoler ; il faut que V. M. tâche de remonter sur sa bête. — [37] Voilà la deuxième fois que j’ai failli la prendre, dit le Roi, et je ne vois que trop la vérité du présage que j’eus à la chasse où étoit le comte, lorsque je manquai deux fois un sanglier. La comtesse est ce sanglier que je n’ai pu blesser encore, et qui m’a mis dans l’état où tu me vois. Pour moi, je crois, ajouta-t-il, que cette femme n’est pas faite comme les autres, et si je ne l’avois pas bien maniée, je croirois qu’elle n’est pas de chair, mais de quelque autre matière. — Vous verrez, Sire, qu’elle ne sera pas toujours insensible, lui dit le duc ; assurez-vous que vos coups ne seront pas perdus, ils feront leur effet tôt ou tard. Savez-vous, ajouta-t-il, que la main d’un amant qui manie le corps de sa maîtresse, a un certain charme secret qui éveille en elle de certaines idées dont elle ne peut se défendre ? Qu’elle fasse la farouche tant qu’elle voudra ; cela lui revient de temps en temps dans l’esprit ; son imagination en est doucement chatouillée, et l’on peut dire que c’est un germe qui doit produire un fruit auquel l’amant ne s’attend pas. Enfin, l’attouchement d’un homme amoureux envers une femme qu’il aime, est comme celui d’un chien enragé, dont la seule écume produit la rage, quoique cela n’arrive que plusieurs années après. Ainsi je ne doute pas que ce que la comtesse a déjà senti de votre part, et lorsque vous la trouvâtes endormie la première fois, et lorsque vous la poussâtes de si près, au vallon de la forêt de Fontainebleau, et les privautés que vous avez eues avec elle la nuit passée, je ne doute pas, dis-je, que tout cela ne soit un secret poison dans son cœur, qui fera éclater enfin la fureur de l’amour. N’en doutez point, Sire, je sais un peu comment les femmes sont faites. Tenez-vous seulement à l’écart, faites un peu le froid avec elle, et vous verrez qu’elle regrettera peut-être l’occasion qu’elle a perdue. Les femmes négligent ce qu’elles peuvent avoir à toute heure, mais elles font bien des pas pour retenir ce qu’elles craignent de perdre. La comtesse compte sur vous comme sur une conquête assurée, et c’est pour cela qu’elle diffère, autant qu’elle peut, à payer le tribut qu’on doit à l’amour. Quand vous reculerez, elle s’avancera ; et, faisant réflexion alors aux plaisirs imparfaits qu’elle a goûtés avec vous, et craignant de ne les retrouver plus, elle désirera que vous acheviez ce qui n’est que commencé ; et peut-être même qu’elle vous en prieroit si la pudeur de son sexe ne la retenoit. Voilà, Sire, comment les femmes sont faites, et vous en savez plus que moi sur ces matières. »

Le grand Alcandre fut ravi d’entendre raisonner le duc d’une manière qui flattoit si fort sa passion. Il approuva son conseil, et, sans affecter de fuir la comtesse, il ne témoigna plus pour elle les mêmes empressements. Cette belle inhumaine ayant vu le Roi à la messe, fut confirmée dans l’opinion qu’elle avoit, que c’étoit lui-même qui l’étoit venu trouver au lit. Elle prit garde d’abord aux marques qu’il en portoit sur son visage, et elle ne put voir sans quelque émotion ces effets de sa cruauté. Son cœur sentit dans ce moment quelque chose de plus tendre qu’à l’ordinaire ; elle fut touchée de compassion pour cet amant malheureux ; et, faisant réflexion à toutes les basses démarches que ce grand prince avoit faites, et qui ne pouvoient partir que d’un cœur amoureux jusqu’à la folie, peu s’en fallut qu’elle n’eût quelque espèce de honte d’avoir été si sévère en son endroit, dans un temps où la cruauté, parmi les femmes du beau monde, étoit si peu à la mode. Elle voyoit qu’elle avoit perdu la plus belle occasion du monde pour accommoder son amour avec son devoir, en feignant de croire que celui qui avoit pris la place de son époux étoit son époux lui-même. Mais comme cette feinte ne la mettoit pas à couvert des reproches de sa conscience, elle rejetoit cette pensée comme une dangereuse tentation, et, sa vertu reprenant le dessus, elle se contenta de faire bon visage au Roi, sans lui accorder rien de solide. Voilà quel étoit l’état de nos deux amants : la comtesse, plus adoucie, étoit résolue de paroître moins sévère ; et Alcandre piqué de ressentiment, se voulut montrer plus froid et plus réservé.

Quelques jours se passèrent de cette manière, pendant lesquels le Roi parut de plus belle humeur, et plus magnifique qu’à son ordinaire. Mais il vivoit avec la comtesse comme un homme tout-à-fait guéri de sa passion, ou du moins comme un amant qui n’espère plus, qui a épuisé tous ses soins et toute sa tendresse, et qui ne cherche que les plaisirs, les jeux et les divertissements. Cependant, bien loin de témoigner le moindre chagrin contre elle, il lui faisoit beaucoup de civilités, mais de la nature de celles que tous les cavaliers rendent aux dames, et où il ne paroissoit pas que l’amour eût la moindre part. Pas le moindre mot, pas un seul regard qui marquât quelque tendresse ; et le meilleur de tout cela, c’est qu’il n’y avoit rien de forcé ni de contraint ; tout paroissoit naturel, et qui auroit vu le Roi agir de cette manière avec la comtesse, ne l’auroit jamais jugé amoureux. Elle-même s’y trompa toute la première, et elle crut effectivement que le Roi ne sentoit rien pour elle, et qu’il étoit tout-à-fait guéri. Une façon d’agir si peu attendue la surprit étrangement. Si elle eût trouvé le Roi chagrin, ou qu’il eût été froid avec elle, elle s’en seroit consolée ; mais un procédé si civil et si tendre faillit la déconcerter.

Un jour qu’elle se trouva près de ce prince, elle voulut prendre un air radouci et plus tendre qu’à l’ordinaire ; le Roi, qui le vit fort bien, fit semblant de n’y prendre pas garde, et d’avoir l’esprit ailleurs, et, comme elle vouloit le rengager, elle le jeta insensiblement sur des matières de galanterie, où le Roi répondit toujours fort à propos, sans faire ni le doucereux ni le sévère. — « Pour moi, quand j’étois en état d’avoir des amants, disoit-elle, je n’aimois pas qu’ils se rebutassent d’abord comme plusieurs que je connois. — Vous aviez raison, Madame, lui dit le Roi, d’être dans ce sentiment, et je trouve que n’est guère aimer si l’on n’essuie toutes les rigueurs d’une maîtresse. — Il n’est pas juste pourtant, ajoutoit-elle, qu’une maîtresse abuse de son pouvoir, et exerce une autorité tyrannique sur ses amants. — Pourquoi non, Madame ? répondit le grand Alcandre ; chacun peut user de ses droits ; une maîtresse ne doit rien à son amant, et c’est à lui à prendre parti ailleurs, s’il n’est pas content. »

La comtesse entendant parler le Roi d’une manière si désintéressée, sur une affaire où elle avoit cru qu’il avoit tant d’intérêt, ne pouvoit cacher le dépit secret qu’elle en avoit dans le cœur. — « Les dames vous sont bien obligées, dit-elle au Roi, de défendre si bien leurs droits ; et que je m’estimerois heureuse d’avoir un tel avocat ! — Comme vous n’avez aucun intérêt à ces sortes de disputes, mes soins vous seroient fort inutiles, répondit le grand Alcandre. — On ne peut pas savoir ce qui peut arriver, lui dit la comtesse. — Alors on y pensera, » lui dit le Roi, et en disant cela, il alla joindre la Montespan, qui traversoit la galerie pour entrer dans la chambre de la Reine.

Les dames, et surtout celles qui sont naturellement fières, ne connoissent jamais bien qu’elles aiment un amant que lorsqu’elles croient l’avoir perdu. C’est ce qu’éprouva la comtesse en cette rencontre ; cette fière personne, qui avoit reçu les hommages d’un grand Roi sans en être fort émue, le fut beaucoup plus qu’on ne sauroit dire, quand elle crut que cette conquête lui alloit échapper. Elle commença de sentir le plaisir qu’il y avoit d’être aimée, lorsqu’elle ne l’étoit plus, car elle le croyoit ainsi, et il lui arriva comme à ceux qui ne connoissent le prix de la santé qu’après qu’ils l’ont perdue.

Le Roi, qui lisoit dans le cœur de la comtesse, étoit charmé d’avoir suivi le conseil que son confident lui avoit donné, puisqu’il s’en trouvoit si bien. — « Je vois bien, dit-il à ce duc, quand il se trouva seul avec lui, qu’il en est de l’amour comme de la guerre, et que le plus grand coup d’un habile capitaine est de savoir battre son ennemi en retraite. C’est ce que je fais, cher La Feuillade, à l’endroit de la comtesse, et je vois que j’ai plus avancé mes affaires en trois jours, en tenant cette conduite, que je n’avois fait pendant six mois. — Continuez seulement de cette manière, lui dit cet habile confident ; faites semblant de vous retirer devant cette fière ennemie ; laissez-lui gagner du terrain tant qu’elle voudra, et quand vous aurez assez reculé, donnez-lui un coup fourré. » Cela fit rire le Roi, qui lui répondit d’un air content : « Je me suis si bien trouvé de tes conseils, que je les veux suivre aveuglément. »

La Reine ayant fait ses couches, la Cour s’en retourna à Versailles, et le Roi résolut de faire la plus magnifique fête qu’on eût encore vue. C’étoit au commencement de mai[38], qui est la saison de l’année la plus belle et la plus riante, et où tout ce qu’on voit semble inviter à l’amour. Cette fête dura neuf jours[39], pendant lesquels le Roi traita plus de six cents personnes ; le bal, la comédie, la musique, les carrousels, les mascarades, rien n’y fut oublié. Je ne ferai pas la description de toutes ces magnificences qu’on peut voir ailleurs ; il suffit de dire que tout cela se passa, non pas dans le château, qui auroit été trop petit, mais dans ce beau parterre[40] qui est un assemblage de bois, de fontaines, de viviers, d’allées, de grottes, et de mille diversités qui surprennent agréablement la vue. On y avoit tendu de hautes toiles, on y avoit fait un grand nombre de bâtiments de bois, peints de diverses couleurs, et un nombre prodigieux de flambeaux de cire blanche, qui suppléoient[41] à plus de quatre mille bougies, rendoient les nuits plus belles et plus charmantes que les plus beaux jours de l’année. Enfin, on peut dire que cette plaine étoit un camp magnifique, où plusieurs palais enchantés parurent dans un moment.

Cette grande fête commença par divers ballets, où le Roi lui-même, Messieurs les princes du sang, et plusieurs autres seigneurs parurent sur les rangs. Les festins, la comédie et tous les autres divertissements suivoient tour à tour, et alloient en augmentant. La nuit même ne les faisoit pas cesser, ou pour mieux dire, il n’y avoit pas de nuit, à cause du grand nombre de flambeaux qui éclairoient tous les endroits du bois. On peut juger si cet agréable mélange de tant de différentes personnes de l’un et l’autre sexe, ce grand concours de monde, cette confusion du jour et de la nuit, cette liberté qu’inspirent les plaisirs champêtres, et enfin cette joie qui accompagne les grandes fêtes, et qui fait que grands et petits, hommes et femmes, se mêlent sans distinction ; on peut, dis-je, juger si ces charmants désordres étoient propres pour les aventures et pour les mystères d’amour.

Le Roi qui ne songeoit qu’à se rencontrer seul avec la comtesse en quelque lieu écarté du bois, fit naître diverses occasions, dont une lui parut réussir enfin. Le troisième jour de cette fête, qui finit à l’ordinaire par un magnifique festin, le Roi proposa une mascarade après le souper, où chacun, tant hommes que femmes, pourroit se masquer à sa fantaisie, se promener dans le bois ainsi déguisé, et faire cent petites malices. La chose fut ainsi exécutée, chacun prit la figure qui lui plut le plus ; les uns se travestirent en bergers et en bergères, les autres en guerriers et en amazones, d’autres en sauvages[42], et chacun prit la forme qui lui convenoit le mieux, ou qu’il jugea la plus propre à ses desseins. On n’a pas bien su quelle fut celle du grand Alcandre et de la comtesse, mais on sait bien que cette dernière ne put pas se déguiser si bien que son amant ne sût les habits et le masque qu’elle devoit prendre. Il seroit trop long de dire tout ce qui se passa dans cette belle mascarade. Chacun y joua son rôle à la faveur de la nuit, de l’épaisseur des arbres, et du masque qu’il portoit sur le visage. Tout cela rendoit aussi les dames plus hardies, et les disposoit à être plus facilement trompées.

La Montespan ne manqua pas de se prévaloir d’une si belle occasion pour jouer à sa rivale quelque mauvais tour, et pour la perdre de réputation, si elle ne pouvoit la détruire dans le cœur du grand Alcandre. Elle sut, par le moyen d’une fille de la comtesse, qu’elle avoit gagnée, de quelle manière sa maîtresse se déguiseroit, et quel masque elle devoit porter. Elle pria cette fille de lui en donner un semblable, ce qu’elle fit ; et la Montespan imita si bien la comtesse dans tous ses ajustements, qu’il n’y a personne qui ne s’y fût trompé, car leur taille étoit à peu près la même, et quand il y auroit eu quelque différence, le déguisement empêchoit de la remarquer. Le dessein de cette malicieuse femme étoit de se divertir comme tous les autres, et de voir si, sous ce déguisement tout à fait conforme à celui de sa rivale, elle pourroit tromper le Roi, et découvrir ainsi le secret de leur intrigue. Mais ce qu’il y avoit de plus malin, c’est qu’elle espéroit par là de décrier la comtesse, de la perdre dans l’esprit de son mari, en faisant courir le bruit, sous cette fausse apparence, que sa femme avoit un commerce secret avec le Roi, et qu’on les avoit trouvés ensemble la nuit de cette mascarade.

Dans cette pensée, la Montespan, qui ne doutoit pas que le grand Alcandre ne se fût informé exactement de quelle manière la comtesse seroit habillée, fit tout ce qu’elle put pour joindre le Roi, et pour tâcher de lui faire prendre le change. La chose ne lui fut pas difficile, parmi cette confusion de masques qui passoient et repassoient en divers endroits du bois. Comme chacun s’écartoit, les uns d’un côté, les autres d’un autre, pour faire quelque bon tour, à la manière ordinaire des masques, le hasard, ou, pour mieux dire, le dessein, fit en sorte que le Roi se trouva seul avec la prétendue comtesse, dans un endroit assez reculé, où il y avoit un petit cabinet et de longs siéges de gazon en forme de lit de repos. Il n’y avoit dans cet endroit que quelques bougies, dont le vent éteignit quelques-unes, et celles qui restoient le furent par quelque masque qui vouloit favoriser ces deux amants, et peut-être par le grand Alcandre lui-même. Quoi qu’il en soit, les voilà tous deux dans une nuit sombre, abandonnés à la garde de l’amour et sur leur bonne foi.

La Montespan, qui craignoit que le Roi ne l’eût tout à fait oubliée, fut la première à parler et à lui dire : — « Avouez, Sire, que vous êtes bien attrapé, et que mon masque vous a trompé ; vous avez cru d’être avec une autre, et le hasard a voulu que vous vous trouviez avec une personne qu’apparemment vous ne cherchiez pas. » Ce discours étoit assez ambigu, et on pouvoit l’appliquer à la comtesse ; aussi le Roi ne douta point que ce ne fût elle-même quand il vit son masque et ses habits ; et quoique la voix de celle qui lui parloit fût un peu différente de celle de la comtesse, il crut que le masque qu’elle avoit sur le visage faisoit cet effet. La prenant donc pour sa nouvelle maîtresse, il répondit à ce qu’on venoit de lui dire : — « Le hasard est quelquefois plus sage que nous, et puisqu’il m’a mené jusqu’ici, je veux bien m’abandonner aveuglément à sa conduite, et si vous m’en croyez, vous en userez aussi de même : profitons de cette belle occasion, ma chère comtesse. » En disant cela, il porta un de ses bras sur le cou de sa maîtresse, la serra fort amoureusement, et lui prit quelques baisers. La Montespan, qui vit que le Roi donnoit de lui-même dans le panneau, voulut se donner le plaisir d’une si agréable aventure ; et pour mieux imiter la comtesse, elle fit quelque temps la difficile. Le grand Alcandre, qui vouloit absolument se satisfaire, lui dit : — « Madame, vous savez à quel point je vous aime, une si longue résistance me va porter au désespoir ; votre vertu n’a que trop longtemps combattu, et j’attends aujourd’hui de vous la fin de toutes mes peines. — Eh ! je croyois que vous ne pensiez plus à à moi, lui dit la fausse comtesse. — Et à qui penserois-je qu’à vous ? lui dit cet amant passionné ; vous êtes mon cœur et ma vie ; ne me faites donc plus languir ; je meurs si vous n’avez pitié de moi. »

La dame, à qui ce discours s’adressoit, rioit de tout son cœur, entendant parler ainsi le Roi. — « Contentez-vous, lui dit-elle, d’avoir un entretien secret avec moi. — Et de quoi me sert cet entretien, lui dit le grand Alcandre, qu’à me rendre plus malheureux, si je ne puis satisfaire mon amour ? Encore un coup, ma chère comtesse, prenez pitié d’un amant qui va expirer à vos pieds, si vous ne le soulagez promptement. Que je sois heureux au moins dans ce moment ; après cela, faites-moi tout ce qu’il vous plaira ; sacrifiez-moi, si vous voulez, à votre ressentiment ; je me figure avec vous des plaisirs infinis ; ne me les refusez pas, et s’il faut ensuite les payer de tout mon sang pour satisfaire ce vain honneur que vous m’opposez toujours, je suis prêt à le répandre. »

La dame, qui n’étoit pas une roche, et qui n’avoit pas accoutumé d’être si cruelle au grand Alcandre, l’entendant parler d’une manière si passionnée, s’imagina aussi elle-même des douceurs nouvelles, avec un amant si tendre et si éperdu d’amour ; et, quoique cela ne s’adressât point à elle, mais à sa rivale, elle fut bien aise d’en profiter, et de rappeler ces doux moments qu’elle avoit passés avec le Roi, la première fois qu’elle en fut aimée. Cependant, pour mieux jouer le rôle de la comtesse, elle se défendit autant qu’elle put. Quand le Roi vit qu’elle commençoit de se rendre, il la pria d’ôter son masque ; elle lui répondit qu’elle ne sauroit y consentir, qu’il perdroit lui-même beaucoup à cela, et que ce voile la rendoit plus hardie. Enfin, après mille petites façons, qui faisoient enrager le grand Alcandre, elle se laisse pencher doucement entre ses bras, et voulant toujours contrefaire une femme qui n’a jamais connu d’autre homme que son mari, elle se défend encore, mais foiblement ; et imitant les derniers abois d’une chasteté mourante, elle pousse un profond soupir, et tombe à demi-pâmée dans les bras de son amant. Le grand Alcandre ne se sentant plus lui-même, et transporté d’une joie extraordinaire de se voir, après tant d’écueils et tant de naufrages, arrivé heureusement au port, se prépare d’y entrer avec toute la force et toute l’ardeur de l’amant le plus passionné ; lorsque, par une funeste disgrâce, il se vit arrêté tout court :

Près de goûter mille délices,
Ce triste et malheureux amant
Vit changer son contentement
En de très-rigoureux supplices.

Un trop grand excès d’amour, un transport de joie, trop de précipitation, ou peut-être une trop longue attente, l’ardeur, le désir de bien faire, la crainte d’échouer, une grande dissipation d’esprits, et je ne sais quelle constellation maligne qui présidoit sur son amour, troublèrent tellement le grand Alcandre, qu’il ne se connut plus lui-même, et, sur le point de se voir le plus heureux de tous les amants, il tomba dans la plus cruelle disgrâce qui puisse arriver en amour. Enfin ce malheureux amant se trouva sans armes, lorsqu’il crut que sa maîtresse n’étoit plus en état de lui résister.

La fausse comtesse, qui s’aperçut bien de son malheur, ne fit pas semblant de le connoître, et revenant de son feint assoupissement, elle dit au grand Alcandre : — « Nous nous arrêtons ici trop longtemps ; que pourra-t-on dire de nous ? — Vous avez raison, Madame, lui répliqua-t-il, nous ne faisons rien ici ; mais on ne peut rien dire qui vous fasse tort, quand on sauroit même ce qui s’est passé. »

Comme le grand Alcandre achevoit de parler, on vit venir du monde de divers endroits, où ils se mêlèrent eux-mêmes, sans qu’on y prît garde ; après cela, chacun alla se reposer le reste de la nuit.

Qui pourroit représenter les inquiétudes où étoit le grand Alcandre, après le malheur qui venoit de lui arriver ? Il éprouva tout ce que le déplaisir, la honte et le désespoir ont de plus cruel : — « Faut-il, disoit-il, que ce moment favorable que j’avois tant désiré, soit le plus fatal et le plus malheureux de ma vie ? Que le seul moment où celle qui m’a tant fait souffrir se vient jeter entre mes bras, me devienne inutile par ma lâcheté ! C’est un affront que je ne puis me pardonner à moi-même. Toutes mes autres disgrâces n’étoient rien en comparaison de cette dernière. Être rebuté par une maîtresse, c’est un malheur assez ordinaire ; mais se voir au comble de toutes les faveurs qu’on en peut jamais espérer, et ne profiter pas d’un temps si précieux, je ne vois rien qui puisse égaler un tel désastre. » Puis revenant à lui-même, il disoit : « c’est pourtant quelque douceur, que cette cruelle se soit enfin attendrie, et il n’a pas tenu à elle que je n’aie été le plus heureux de tous les amants. Tentons encore la fortune ; elle ne me sera pas toujours contraire ; celle que j’ai pu toucher, tout foible que j’ai paru, ne sera pas peut-être insensible, quand j’aurai repris mes forces. »

Dans cette pensée, il reposa quelques heures assez tranquillement, et dès que l’heure de se lever fut venue, et qu’il eut pris tout ce qu’il jugea lui être meilleur pour lui donner du courage et de la force, il se rendit dans le bois. L’heure du matin fut employée à la promenade, et le grand Alcandre, qui cherchoit partout la comtesse, ne l’eut pas plus tôt aperçue que, se dérobant insensiblement du reste de la compagnie sur quelque léger prétexte, il l’alla d’abord accoster. Quoique les dames qui l’accompagnoient ne soupçonnassent pas que le Roi eût le moindre attachement pour elle, voyant néanmoins qu’il lui adressoit toujours la parole, et qu’il témoignoit la vouloir entretenir en particulier, elles s’écartèrent par respect et les laissèrent seuls. Le grand Alcandre, continuant sa promenade avec elle vers l’endroit du bois qui lui parut le plus favorable à son dessein, l’entretint d’abord de choses indifférentes ; puis, étant entrés dans une autre allée, où ils ne virent personne, ils se trouvèrent près d’une grotte, où le grand Alcandre dit à la comtesse qu’il vouloit lui faire voir quelques raretés qu’elle n’avoit pas peut-être remarquées ; comme il ne songea qu’à profiter de l’occasion, il ne s’amusa pas à parler à la comtesse de ce qui s’étoit passé le jour précédent, et moins encore à lui en faire quelques méchantes excuses ; il ne vouloit pas réveiller de si fâcheuses idées, et il songeoit à se justifier auprès d’elle d’une manière plus forte et plus convaincante, bien plus par les effets que par les paroles.

Dans cette généreuse résolution, et se sentant une vigueur extraordinaire, il embrassa sa maîtresse, et, sans lui donner le temps de lui demander ce qu’il vouloit faire, il alloit se saisir d’un bien qu’il avoit perdu, à ce qu’il croyoit, la nuit précédente par sa seule faute, et qu’il prétendoit être dû à son amour. La comtesse, qui ne savoit rien de tout cela, repoussa la main du Roi avec sa sévérité ordinaire, et lui demanda fièrement qui l’avoit rendu si hardi. Le Roi, qui crut qu’elle lui reprochoit sa faiblesse du jour précédent, lui dit : — « Vous avez raison, Madame, de vouloir savoir de moi qui m’a rendu si hardi, après la honteuse lâcheté où vous me vîtes tomber la nuit passée. — Je ne sais de quoi vous me parlez, lui répliqua froidement la comtesse. » Le Roi, qui crut toujours qu’elle vouloit dissimuler, et qui se flattoit peut-être qu’elle le vouloit épargner, en faisant semblant de ne se souvenir plus d’une chose qui le couvroit de honte : — « Je le veux bien, Madame, lui dit-il, que nous oubliions le passé, pourvu que vous me permettiez de profiter de ce moment favorable ; ne vous opposez donc plus à mes désirs ; je suis prêt à vous donner des marques si fortes de mon amour, qu’il ne tiendra plus qu’à vous que je ne sois le plus heureux de tous les amants. — Je vous ai dit si souvent, lui répliqua la comtesse, que j’ai pour vous toute l’estime et toute l’affection que l’honneur me peut permettre ; vous devez, ce me semble, être content, et ne m’en demander pas davantage. — Il me semble pourtant, lui dit cet amant passionné, que, la dernière fois que je vous ai vue en masque, vous m’avez fait concevoir d’autres espérances ; est-ce qu’en reprenant vos habits ordinaires, vous avez repris cette cruauté qui me fait mourir ? — Je vous ai déjà dit, lui répliqua la comtesse, que je ne sais de quoi vous me parlez ; mais je veux bien vous apprendre que je suis toujours la même, et que le masque peut bien déguiser mon visage, mais non pas changer mon cœur ; apparemment vous aurez pris quelque autre pour moi. »

Le grand Alcandre, qui crut qu’elle se repentoit des avances qu’elle lui avoit faites la nuit précédente, ne voulut pas la presser davantage, de peur de l’aigrir, sachant que les femmes ne veulent jamais avouer leur défaite. Il cessa donc de lui parler d’une chose qu’elle vouloit désavouer, et il songea à faire naître une occasion semblable à celle qu’il avoit perdue, et surtout à en profiter mieux qu’il n’avoit fait.

Il ne l’eut pas plus tôt quittée, qu’il forma le dessein de continuer la mascarade dès qu’il feroit nuit, s’imaginant qu’à la faveur du masque et des ténèbres, il trouveroit sa maîtresse dans les mêmes dispositions pour lui, où il avoit cru la trouver la nuit précédente. — « Je vois bien, disoit-il en soi-même, qu’un reste de pudeur ne permet pas à cette comtesse de m’accorder pendant le jour ce qu’elle ne me refusera pas la nuit, et ce que j’aurois déjà obtenu d’elle sans mon malheur. Peut-être, ajouta-t-il, qu’elle craint un second affront, et que je tombe dans une disgrâce semblable à celle qui m’est arrivée. Mais je prendrai si bien mes mesures, qu’elle n’aura pas sujet de se plaindre de moi. »

Flatté de cette pensée, il donna les ordres nécessaires pour une seconde mascarade. La plupart de ceux qui s’étoient masqués le jour précédent, changèrent d’habit et de masque, soit qu’ils voulussent plaire au Roi par cette diversité, soit qu’ils eussent quelqu’autre dessein. La comtesse, qui n’en avoit aucun, et qui ne se déguisa que parce qu’elle ne pouvoit pas s’en dispenser, n’y fit aucun changement, et parut avec les mêmes habits. La Montespan, qui la vouloit encore imiter pour les raisons que j’ai dites, sachant le dessein de la comtesse, par cette même fille qui étoit à sa dévotion, ne changea rien non plus à son ajustement ; et voulant achever ce qu’elle avoit commencé, elle résolut de s’écarter quand il feroit nuit, et de se rendre dans le même endroit où le Roi l’avoit trouvée le jour précédent, lorsqu’il l’avoit prise pour la comtesse, s’imaginant bien qu’il ne manqueroit pas d’y aller lui-même, dans l’espérance d’y rencontrer celle qu’il cherchoit, et parce que c’étoit un lieu tout-à-fait propre à son dessein.

Cependant elle fit avertir le comte, par des gens qui dépendoient d’elle, de prendre garde à sa femme ; qu’ils avoient remarqué la nuit passée, qu’une dame, vêtue à peu près comme la comtesse, étoit entrée dans un cabinet du bois assez écarté, avec un homme qu’ils ne connoissoient point et qu’il pourroit bien être qu’ils continueroient le même manége ; que s’il le trouvoit bon, ils feroient garde en cet endroit et l’iroient avertir de ce qu’ils auroient vu. Le comte leur répondit qu’ils fissent comme ils voudroient, mais qu’il étoit assuré de la vertu de sa femme.

Dès que nos masques se furent mis en campagne, la Montespan, ou la fausse comtesse, se déroba de la foule, et alla toute seule dans ce petit cabinet où elle avoit vu le Roi le jour précédent. Ce prince, qui venoit de voir qu’une dame, habillée à peu près comme la comtesse, prenoit ce chemin écarté, ne douta point que ce ne fût elle-même. Et comme il étoit aussi en masque, il n’eut pas de peine à se tirer de la foule, et à se rendre insensiblement vers le même endroit. Il n’y fut pas plus tôt, qu’il crut d’y voir sa chère comtesse, assise sur le lit de gazon qui étoit dans ce petit cabinet, et c’étoit aussi la même personne qu’il y avoit vue la nuit précédente. Il l’aborda incontinent, et ôtant son masque, il se donna à connoître.

La dame le reçut comme elle devoit ; mais, sachant déjà par expérience qu’un masque sur le visage déguise beaucoup la voix, elle pria le grand Alcandre de l’excuser si elle ne levoit pas son masque, lui disant qu’elle savoit bien le respect qu’elle devoit à Sa Majesté[43], mais qu’elle ne voudroit pas pour rien au monde être reconnue seule avec un homme dans cet endroit écarté. Le Roi, qui n’étoit que trop prévenu de la délicatesse de la comtesse, pour ce qui regarde l’honneur et la réputation, n’eut pas de peine à croire que la modestie et la honte étoient la seule raison qui l’empêchoit de quitter son masque. — « Il n’importe, lui dit cet amant, demeurez comme vous êtes, puisque vous le trouvez bon, quoique je sois privé par là de la vue d’un objet si charmant. Je suis choqué seulement de ce terme de respect dont vous venez de vous servir ; laissons là le respect, je vous en prie, et donnez-moi quelques preuves de votre tendresse. »

En disant cela, il se mit à baiser sa gorge, puisqu’il n’en pouvoit pas faire autant à son visage. Elle le repoussa quelque temps, plus par ses gestes que par ses paroles, de peur de se découvrir. Enfin, après une feinte résistance, elle lui accorda tout ce qu’il voulut ; et cet amant qui crut posséder une nouvelle conquête, goûta des douceurs qu’il n’avoit point encore senties : ce qui fait voir qu’en amour, c’est l’imagination qui fait tout. Il ne pouvoit se lasser de caresser sa chère comtesse, et se croyant victorieux de cette fière beauté, il voulut se dédommager de tout le temps qu’il avoit perdu. — « Il faut avouer, disoit ce crédule amant, qu’il n’est rien de si doux qu’un bonheur qui a coûté tant de soupirs et tant de peines ! » Il trouvoit en sa maîtresse mille nouveaux charmes ; et cependant c’étoit cette même Montespan dont il avoit joui tant de fois, dont il commençoit même à se dégoûter, et qui lui donnoit pourtant mille nouveaux plaisirs sous cette nouvelle forme. Cette feinte comtesse profita, comme elle devoit, de l’ardeur excessive où étoit le Roi, et, quoique cela ne s’adressât point directement à elle, elle le recevoit à bon compte ; et si la jalousie ne s’y fût mêlée, elle n’auroit jamais été si satisfaite de l’amour du grand Alcandre. Au fond elle étoit jalouse d’elle-même, car la comtesse n’étoit là qu’un fantôme ; elle n’y étoit qu’en idée, et les plaisirs qu’elle goûtoit avec le Roi étoient tout-à-fait réels. Aussi voulant y répondre de son côté, elle l’embrassoit avec beaucoup de tendresse, et lui faisoit entendre par ses regards, plutôt que par ses paroles, qu’elle étoit aussi contente que son amant.

Après ces félicitations muettes qu’ils se faisoient l’un à l’autre de leur commun bonheur, il fallut se séparer ; un bruit importun, que ces deux amants entendirent, troubla cette petite fête. La dame, qui ne vouloit pas être découverte, sortit promptement de ce cabinet, et, traversant l’allée qui le joignoit, vint par un autre chemin se joindre à la compagnie.

Elle ne sortit pas pourtant si secrètement, que le comte de L…, mari de la comtesse, ne s’en aperçut. Il alloit avec la comtesse sa femme, vers ce même endroit, d’où on lui avoit dit qu’une femme, qui ressembloit à la sienne, étoit sortie assez en désordre la nuit précédente, ayant un homme avec elle. Il vit en effet que celle qui venoit de sortir de ce cabinet de verdure avoit le port et la taille de la comtesse, et portoit des habits tout-à-fait semblables. Cette vue le frappa d’abord, non pas qu’il eût aucun soupçon de sa femme, qui ne l’avoit point quitté, mais il crut qu’il y avoit quelque chose de mystérieux dans cette ressemblance ; et, tirant dans ce moment sa femme à l’écart, il lui fit part de ce qu’il venoit de voir, et de l’avis qu’on lui avoit donné quelques heures auparavant. Ils ne savoient l’un et l’autre que penser de tout cela ; mais cette conformité d’habillement leur fit soupçonner quelque malice. Alors la comtesse se ressouvenant du discours que le Roi lui avoit tenu le matin, ne douta point que ce prince n’eût été dupé, et qu’il n’eût pris pour elle une autre qui lui avoit été plus favorable, comme elle en pouvoit juger par les discours que le Roi lui avoit tenus. Ce qu’elle trouvoit de fâcheux pour elle, c’est qu’elle voyoit que, par une noire malice, on vouloit commettre sa réputation dans le temps qu’on trompoit le Roi, et qu’on abusoit de sa ressemblance pour la faire passer pour ce qu’elle n’étoit pas.

Voilà ce que la comtesse pensa de cette aventure ; mais il étoit de sa prudence de n’en rien dire à son mari, ne jugeant pas que cela fût nécessaire. Elle lui dit seulement qu’il falloit tâcher de découvrir ce mystère. — « Si nous savions, dit-elle, quel est l’homme qui étoit avec cette femme, nous pourrions peut-être avoir un plus grand éclaircissement. — Je ne sais que vous en dire, répartit le comte, mais si j’ose vous dire ma pensée, je crois que c’est le Roi ; j’ai remarqué tantôt qu’il s’est écarté, et il alloit, ce me semble, vers l’endroit d’où j’ai vu sortir cette femme, et je ne l’ai pas vu depuis. »

Le comte n’eut pas plus tôt achevé de dire ces paroles, que le Roi, qu’on ne pouvoit méconnoître, parut, venant de ce même endroit, ce qui acheva de les confirmer dans la pensée du comte. Si ce dernier fut surpris quand il vit sortir de ce cabinet une femme qui ressembloit si fort à la sienne, le grand Alcandre ne le fut pas moins, quand il vit sa chère comtesse tête à tête avec un homme. — « Je ne me trompe pas, disoit-il, c’est elle-même, c’est elle qui vient de me quitter, ce sont les mêmes habits. » Il avoit raison en effet de la prendre pour la comtesse ; mais il se trompa quand il crut que c’étoit celle qui venoit de lui donner tant de plaisir dans ce petit cabinet ; elle étoit bien loin de là ; car la Montespan, de peur d’être découverte, alla incontinent changer d’habit et de masque. Croyant donc que c’étoit la même personne, il sentit d’abord quelques mouvements de jalousie. Mais cette passion fit bientôt place à une autre. Le comte et la comtesse s’étant donné à connoître au grand Alcandre, ce prince fut tout remis de voir que c’étoit le mari de la comtesse, qu’il regarda d’abord comme un rempart à ce qu’il craignoit, et à l’aventure secrète qu’il croyoit avoir eue avec sa femme. Dans cette pensée, il se mit en humeur de railler, et il dit agréablement au comte et à la comtesse, qu’apparemment ils ne s’étoient pas déguisés pour chercher quelque bonne fortune, puisqu’il les voyoit ensemble. — « Il est vrai, répondit le comte, que ma femme n’a jamais voulu me quitter ; je ne sais si elle a cru que j’eusse quelque dessein amoureux qu’elle ait voulu empêcher. Mais si de son côté elle avoit eu quelque intrigue, elle pouvoit bien cacher son jeu ; car je viens de voir passer une femme vêtue et masquée comme elle, et je suis bien sûr que je m’y serois trompé, si je ne l’avois eue près de moi. »

On ne sauroit exprimer la surprise et la confusion du grand Alcandre, à l’ouïe de ces paroles ; elles furent comme un coup de foudre, qui accablèrent tout d’un coup ce pauvre amant, et le masque qu’il avoit sur le visage lui rendit alors un bon office pour cacher le désordre où il étoit. Revenant pourtant un peu après de sa première surprise, et ne pouvant pas croire qu’il eût été trompé si grossièrement, il s’imagina que le comte se pouvoit tromper lui-même, et que celle qu’il avoit près de lui n’étoit pas sa femme ; il lui tint quelques discours pour s’en éclaircir, et comme elle ôta tout-à-fait son masque, il ne vit que trop son malheur et la pièce qu’on lui avoit jouée. Il tâcha pourtant de dissimuler son déplaisir, ou plutôt mille passions différentes qui l’agitoient ; et ayant dit au comte qu’il se vouloit donner le plaisir de voir ce masque qui ressembloit si fort à sa femme, et essayer s’il s’y tromperoit, d’abord l’ordre fut donné de les faire venir tous, et de les faire passer en revue devant Sa Majesté. Mais la fausse comtesse ne parut plus sous le même habit, et toute la recherche du Roi fut inutile. Il n’osa pas en faire du bruit de peur de nuire à la réputation de la comtesse, et de s’exposer lui-même à la raillerie secrète de sa cour ; il se contenta de dire, qu’il auroit été bien aise de satisfaire sa curiosité là-dessus, mais que, puisque la personne qui avoit emprunté la forme de la comtesse, n’osoit pas paroître devant elle, il n’en falloit pas parler davantage. Après cela, tout le monde se retira pour aller prendre quelque repos.

Il est facile de juger que le Roi n’en prit guère de toute la nuit. Il étoit en peine de découvrir ce fantôme qui l’avoit trompé, et qui, sous la vaine apparence de celle qui le faisoit mourir d’amour, l’avoit fait jouir d’un bonheur imaginaire. Mais son plus grand chagrin étoit de ne posséder pas la comtesse, comme il l’avoit cru, et d’être toujours à recommencer avec elle. — « Quoi, dans le temps que je me croyois le plus heureux de tous les amants, disoit-il en lui-même, je me trouve plus malheureux que jamais, et je me laisse duper de la manière du monde la plus honteuse ! Mais duper par une femme, moi qui les ai tant pratiquées ! » Puis se fâchant contre soi-même : « C’est moi, disoit-il, c’est moi qui ai été ma propre dupe, en donnant si aisément dans un panneau qui flattoit ma passion pour la comtesse. Si je pouvois au moins jouir de mon erreur, et être heureux en idée ! mais tout conspire[44] ma perte ; et lorsque je me flatte d’avoir eu entre mes bras la plus charmante beauté du monde, on me détrompe de la manière la plus cruelle. Fut-il jamais un amant plus malheureux ? L’amour m’offre les plus belles occasions qu’un amant pourroit souhaiter pour jouir de sa maîtresse ; elles échouent toutes, ou par son adresse ou par mon malheur ; et lorsque je crois la tenir entre mes bras, je n’embrasse qu’un fantôme. Au moins, ajoutoit-il, si je n’avois été trompé qu’une seule fois, j’aurois quelque consolation ! A la bonne heure que je n’eusse point encore joui de la comtesse, pourvu que ce fût celle que je trouvai si favorable le jour de la première mascarade, lorsque je fis paroître tant de faiblesse. Mais pour mon malheur, elle n’a aucune part ni à l’une ni à l’autre aventure. Ses rigueurs et sa fierté ordinaire ne me l’ont que trop appris, et si j’ai eu quelques petites libertés auprès d’elle, ce n’est pas de son consentement ; c’est la force, c’est la supercherie, c’est la forme trompeuse d’un mari qui me les a fait obtenir. » De sorte que le grand Alcandre fut autant ingénieux à se tourmenter, qu’il avoit été facile à se tromper lui-même et à flatter sa passion.

Pour la comtesse, elle jugea bien qu’on la vouloit perdre de réputation, et elle soupçonna la Montespan du déguisement dont elle se servit pour tromper le Roi, et pour la faire passer pour une coquette. Elle crut donc qu’elle ne devoit plus dissimuler à son mari la passion que le grand Alcandre avoit pour elle et le dessein que la Montespan avoit de la perdre ; mais elle se garda bien de lui dire les mauvais pas où elle s’étoit trouvée avec le Roi. Car, quoiqu’elle en fût sortie à son honneur, ces sortes de choses ne sont pas bonnes à dire à un mari, qui en pourroit tirer des conséquences fâcheuses. Elle se contenta de le faire ressouvenir de ce qui arriva lorsque le Roi l’avoit trouvée endormie, et de l’alarme qu’elle avoit eue, qu’il n’eût voulu attenter quelque chose contre son honneur. — « Je m’en souviens fort bien, dit le comte, et il me semble que j’entends encore ce grand cri que vous fîtes. — Et moi je me souviens fort bien, lui dit la comtesse, de toutes vos railleries que je ne trouvai point de saison ; mais je vous les pardonnai, parce que vous n’y entendiez point de finesse. »

Ensuite, elle pria le comte son mari de lui dire de quelle manière elle devoit se conduire dans une affaire si délicate : — « Vous le savez mieux que moi, lui répondit le comte. — Vous avez raison, dit-elle ; je sais mon devoir et je ne l’oublierai jamais ; mais je voudrois que vous me dissiez si je dois quitter la cour sur quelque autre prétexte, ou si je dois éviter l’entretien du Roi, ou enfin de quelle manière je me dois conduire. — A moins que vous ne craigniez de succomber à la tentation, lui dit le comte en riant, je ne vois pas que vous deviez vous éloigner de la cour. — Moi succomber, dit-elle en l’interrompant ? non pas, quand le Roi me donneroit sa couronne. — Eh bien ! Madame, lui dit le comte, vous n’avez pas de plus fort rempart que votre vertu, et je ne veux pas d’autre garant de votre fidélité. Quelque passionné que soit le grand Alcandre, il se retirera de lui-même quand il n’aura rien à espérer. »

Il est certain que ce prince n’étoit pas haï de la comtesse, et c’est ce qui entretenoit son amour et ses espérances. On peut dire même que cette dame, toute vertueuse qu’elle étoit, plaignoit ce monarque de s’être engagé mal à propos dans une passion qu’elle ne pouvoit pas soulager sans blesser l’honneur qui lui étoit plus cher que la vie. Enfin cet orgueil, qui est assez naturel à toutes les belles, lui faisoit trouver quelque douceur à être aimée du plus grand Roi du monde. C’étoient les seules choses qu’elle avoit à se reprocher, et qui l’avoient engagée dans de petites démarches dont le grand Alcandre croyoit tirer un jour de grands avantages. Mais il est certain qu’à cela près, elle fut toujours ferme dans son devoir, et qu’elle n’eut jamais la moindre pensée de contenter une passion criminelle, comme étoit celle du Roi.

Cependant, ce grand monarque se flattoit quelquefois de vaincre cette invincible ; et comme l’amour grossit les objets, il regardoit les moindres honnêtetés de sa maîtresse comme les erres[45] d’une conquête assurée. Prévenu de cette pensée, il voulut faire un dernier effort. Il ne cherchoit que l’occasion d’un tête à tête avec sa maîtresse. Elle se présenta bientôt, puisqu’au lieu de l’éviter, elle-même la fit naître, dans le dessein qu’elle avoit de désabuser entièrement le Roi, et de lui parler plus fortement qu’elle n’avoit fait des sentiments de son cœur.

Le lendemain de cette mascarade, elle s’alla promener avec peu de suite dans le bois de Versailles ; et le Roi, qui la faisoit observer, n’eut pas plus tôt su qu’elle y étoit, qu’il fit atteler un carrosse. Dès qu’il eut joint celui de la comtesse, il lui fit dire qu’il la vouloit entretenir en particulier ; et elle, se faisant ouvrir la portière, alla au-devant du Roi, qui étoit déjà descendu de son carrosse pour l’aller joindre.

Après avoir marché quelques pas, ils entrèrent dans le premier cabinet qu’ils rencontrèrent, et étant tous deux assis, le grand Alcandre dit à la comtesse : « Je ne vois que trop, Madame, par votre conduite, que vous aviez raison de me dire que je vous prenois pour une autre, lorsque j’avois cru que vous aviez pour moi des sentiments favorables ; mais si mon attente a été vaine, voulez-vous qu’elle le soit toujours ? — Je ne sais pas, lui dit-elle, ce que vous prétendez de moi ; mais je sais que je n’ai rien fait espérer à Votre Majesté, dont elle ait lieu de se plaindre. Vous ne demandiez qu’à m’entretenir, et à me parler de je ne sais quelle passion que vous vous êtes mise dans la tête ; je l’ai souffert, je vous ai laissé parler, peut-être plus que je ne devois, et je ne le vois que trop aujourd’hui, puisque vous avez conçu des espérances que je n’ai jamais eu dessein de vous donner ; mais enfin, je n’éprouve que trop ce que j’avois toujours craint, et ce que je vous avois dit à vous-même, que vous n’en demeuriez pas là. — Eh ! où en suis-je, Madame, lui dit cet amant désespéré ? Quels progrès ai-je fait dans votre cœur ? — Je vous prie, lui dit-elle, ne rappelez point le passé, et quoique je n’aie point de crimes à me reprocher, ne me faites point rougir de mes foiblesses. — Vous appelez foiblesses, lui dit le Roi, une insensibilité qui me tue. Que n’ai-je pas fait pour gagner ce cœur que vous défendez si bien, et que ne ferois-je pas encore si j’en pouvois venir à bout ? — Sire, lui dit la comtesse, il ne faut pas vous tourmenter pour une chose qui ne mérite pas le moindre de vos soins ; mais si, telle que je suis, vous pensez encore à moi, je veux bien vous parler à cœur ouvert, et vous dire, Sire, que tout puissant que vous êtes, vous ne l’êtes pas assez pour me faire commettre un crime. J’ajouterai même, que tout aimable que vous me paroissez, par mille belles qualités dont vous brillez, je n’oublierai jamais ce que je me dois. Enfin, je vous ferai cette confession que je vous ai déjà faite, que j’ai pour Votre Majesté tout le respect, toute l’estime, et si je l’ose dire, toute la tendresse qu’une sujette peut avoir pour son Roi ; mais, avec tout cela, n’attendez rien de moi qui puisse faire honte à mon sexe. »

Le grand Alcandre, entendant parler ainsi la comtesse, ne savoit plus que lui répondre : « Mais quoi, Madame, lui dit-il, ne me distinguerez-vous pas de tout le reste des hommes ? N’aurez-vous aucun égard à la passion d’un prince qui ne sauroit vivre sans vous, et qui donneroit tout son royaume pour gagner un cœur comme le vôtre ? — Je vous distingue si bien, lui dit la comtesse, que je n’ai jamais souffert, ni ne souffrirai jamais de personne ce que j’ai souffert de vous ; et je connois si bien le prix de votre affection, et les témoignages de tant de bontés que vous avez pour moi, que s’il ne falloit que ma vie, je suis prête à vous la sacrifier, pour vous marquer ma reconnoissance. Mais, grand Roi, cessez d’attaquer mon honneur, qui m’est plus cher que la vie, et puisque la gloire est le grand objet de votre ambition, ne m’enviez pas cette heureuse conformité avec le plus grand monarque du monde. Laissez-moi cet honneur qui est si cher à toutes les belles âmes, que vous soutenez vous-même avec tant d’éclat, et quelquefois au péril de votre vie. Souffrez qu’il tienne toujours la première place dans mon cœur, et ne m’enviez pas le seul bien qui peut me conserver votre estime, et un bien qu’on ne retrouve plus quand on l’a perdu. »

Le Roi, vaincu par de si beaux sentiments, répondit à la comtesse : « Vous avez des qualités qui me ravissent ; c’est trop peu que de l’amour, vous méritez d’être adorée ; et désormais je suis plus épris de votre vertu que je ne le suis de vos charmes. »

En disant cela, le Roi la prit par la main, la ramena lui-même dans son carrosse, et, étant rentré dans le sien, il continua sa promenade.

Depuis ce temps-là, il n’a plus parlé d’amour à la comtesse, et lui a donné, dans toutes les occasions, des marques de son estime.

Quand la Montespan le vit guéri de cette passion, elle lui apprit que c’étoit elle qui l’avoit trompé jusqu’à deux fois pendant les nuits de la mascarade ; et, comme il ne pensoit plus à la comtesse, il pardonna à la Montespan cette petite malice, et ne fit que s’en divertir avec elle.

Ce prince a dit depuis à ses plus chers confidents qu’il trouvoit que la victoire que cette dame avoit remportée sur son amour, étoit quelque chose de plus difficile que toutes les conquêtes d’Alexandre.

Il faut en effet qu’une femme ait un grand fonds de vertu, pour soutenir les assauts qui furent livrés à cette pauvre comtesse, et dont elle sortit toujours à son honneur. Elle eut à combattre la passion du Roi, le doux penchant qu’elle avoit pour ce grand monarque, et tant d’occasions périlleuses où les plus chastes succomberoient, et où l’honneur a si souvent fait naufrage : de sorte que, surmonter tous ces obstacles, comme a fait notre héroïne, est le plus grand effort de la vertu d’une femme, et le plus beau triomphe que l’honneur ait remporté sur l’amour.

AMOURS


DE LOUIS LE GRAND


ET


DE MADEMOISELLE DU TRON.
  1. Le duc de La Feuillade (note de l’édit. de 1719). — Il était mort subitement dans la nuit du 18 au 19 septembre 1691, et non le 12 mai 1697, comme on l’a dit dans une récente édition de cette « histoire ». — Voy. Dangeau, t. III, pp. 400-402.
  2. Voy. la Préface, en tête de ce vol.
  3. Voy. la Préface.
  4. Voy. passim et à la table.
  5. Voy. la Préface, en tête de ce vol.
  6. Voy. t. II, pp. 74, 400, et à la table. — On connaît la fanatique adoration du duc de La Feuillade pour Louis XIV ; quant à ses complaisances en fait d’amour, le Roi, qui avoit peu de sympathie pour lui, ne lui auroit pas fait l’honneur de les lui demander ou de les accepter.
  7. Jusqu’à la folie.
  8. Nous sommes en 1672, époque des dernières couches de la Reine, et jusque-là, en effet, les armes de Louis XIV n’avaient pas encore connu les revers qui devaient attrister la fin du règne. — Voy. plus loin, p. 31, note 16.
  9. D’abord, immédiatement.
  10. Rendez-vous.
  11. Richelet traduit : «Blanchir, faire des efforts inutiles. » — Furetière dit : «Blanchir se dit des coups de canon qui ne font qu’effleurer une muraille, et y laissent une marque blanche. En ce sens on dit au figuré de ceux… dont tous les efforts sont inutiles que tout ce qu’ils ont fait, tout ce qu’ils ont dit n’a fait que blanchir. »
  12. Des cabinets de verdure.
  13. Le texte dit : sujet. — Succès, issue, résultat.
  14. Voici ce qui se passait au lever du Roi ; nous traçons ce tableau en nous guidant sur l’État de la France auquel nous avons emprunté tous les noms du quartier, du trimestre de janvier : — Le Roi s’éveille. Aussitôt M. de Chamarande, chevalier de Saint-Michel, qui, en sa qualité de valet de chambre, était couché sur un lit étendu à terre au pied de celui du Roi, s’approche de Sa Majesté pour lui présenter sa robe de chambre et lui donner de l’eau si elle en demande. Le Roi voulant s’habiller, un garçon de la chambre va avertir à la garde-robe pour faire apporter les habits dans la toilette. — Le Roy s’assied alors sur son fauteuil ; le sr Roze, premier valet de garde-robe, qui a pris les chaussons dans le coffret, en donne un au premier valet de chambre qui prend la droite et le laisse à gauche pour habiller Sa Majesté. Un simple valet de garde-robe, le sr de Lissalde, leur présente alors le bas de soie qu’il a pris soin d’attacher au caleçon. Alors chacun d’eux aide de son côté à chausser et vêtir le Roi, s’il n’aime mieux le faire lui-même, ce qui arrive le plus souvent. Ensuite six des pages de la chambre attachés au service du gentilhomme de la chambre qui est en fonctions, non plus ce trimestre mais cette année, le duc de Saint-Aignan, ont le privilége de présenter les mules à Sa Majesté. Cela fait, le Roi prend son haut-de-chausses des mains d’un valet de garde-robe qui lui apporte premièrement des canons ou des petits bas s’il désire en porter : le canon est cet ornement de dentelle qui s’attache au-dessous du genou, au bas du haut-de-chausses ; les petits bas ou bas à étrier sont des bas qui ne couvrent que la jambe, et s’arrêtent à la cheville. Le Roi met-il des souliers ? le valet les lui noue ; des bottes ? le valet les lui présente ou les lui met ; mais l’honneur de donner les éperons est réservé à M. Nicolas Le Febvre, sieur de Bournonville, écuyer de service.

    Voilà le Roi chaussé. Un valet de garde-robe tient la chemise du Roi et la présente d’abord à un prince du sang ; en cas d’absence, au duc de Bouillon, grand chambellan, au duc de Saint-Aignan, l’un des quatre premiers gentilshommes, ou enfin à M. le marquis de Guitry de Chaumont, l’un des deux maîtres de la garde-robe. Le Roi ôte alors sa chemise de nuit et met celle qu’on lui donne. Les huissiers, qui sont entrés dans la chambre royale dès que Sa Majesté a eu pris sa robe de chambre, et qui se tiennent à la porte pour l’ouvrir ou la fermer, ce que nul autre ne peut faire, demandent alors au grand chambellan ou à celui des quatre premiers gentilshommes de la chambre qui est de service, quelles sont, parmi les personnes de condition présentes, celles qu’il peut faire entrer. Après cette première admission de gentilshommes favorisés, le maître de la garde-robe met au Roi son pourpoint, lui présente ses mouchoirs, ses gants, et enfin son manteau et son épée, s’il les veut prendre ; s’il veut sortir sans épée ni manteau, l’épée est remise à l’écuyer, le manteau au porte-manteau ; enfin s’il ne veut ni son épée ni son manteau, on les laisse à la garde-robe. C’est quand le Roi est habillé que l’huissier, le sieur de Rassé, par exemple, laisse entrer toute la noblesse à son choix, et selon le discernement qu’il fait des personnes plus ou moins qualifiées.

  15. Voy. le roman de Mme de La Fayette.
  16. Ce passage détermine la date de cette histoire. — Louis-François, duc d’Anjou, né le 4 juin 1672, mourut le 4 novembre suivant. Mais si nous connaissons la date de ce petit roman, l’auteur en plaçant son récit à Fontainebleau nous permet de douter de sa véracité. En effet, pendant presque tout l’été de 1672, Louis XIV tint la campagne sur le Rhin ; il assista au fameux passage du fleuve, dans les premiers jours de juillet ; il quitta le camp de Boxtel le 26 juillet et rentra à Paris le 2, à Versailles le 3 août.

    Pendant son voyage, dont la Gazette de France a noté toutes les étapes, la Reine accoucha du jeune prince dont il est ici question ; on écrivait de Saint-Germain-en-Laye le 17 juillet à la Gazette :… « Le 13, la Reyne au sortir de ses dévotions en l’église des Récollets, commença de sentir quelques douleurs qui l’empeschèrent d’assister au Conseil ; et, sur les dix heures du soir, ces douleurs l’ayant reprise, Sa Majesté se délivra heureusement, environ un quart d’heure après minuit, d’un très-beau prince, qui remplit ce lieu d’une joie extraordinaire. » Le sieur de Villaserre (sic, c’est-à-dire Colbert de Villacerf) fut chargé de porter la nouvelle au Roi, « de la part de la Reyne, qui n’en pouvoit envoyer une meilleure à Sa Majesté, en échange de celles qu’Elle luy mande tous les jours du champ de ses victoires. »

    La cour passa à Versailles le reste de l’été au milieu des fêtes. On lit dans la Gazette : « de Versailles, le 23 septembre : — La Cour continue de prendre ici les divertissemens de la saison, entre lesquels celui de la comédie a ses jours. — Le 17, la troupe du Roy y en représenta une des plus agréables, intitulée les Femmes sçavantes, et qui fut admirée d’un chacun. Le 20, les Italiens y jouèrent l’une de leurs pièces les plus comiques. Le 21, la seule troupe royale continua ses représentations avec beaucoup d’applaudissement. Et l’on peut juger par là s’il y a quelque cour en toute l’Europe qui soit divertie de cette manière qui ne peut, aussi, convenir qu’à la grandeur de notre monarque, qui paroît en toutes choses. »

    L’année suivante, le Roi reprit la campagne sur le Rhin et la cour ne séjourna pas à Fontainebleau. Nous devions entrer dans ce long détail pour montrer combien le récit de l’auteur peut paraître suspect, puisque l’une des principales circonstances en est si évidemment fausse.

  17. La conversation entre la comtesse et son mari, rapportée plus haut, permet en effet de le ranger parmi les maris commodes. Sous son enjouement percent quelques regrets.
  18. Terme d’équitation. « Piquer, à l’égard des chevaux, c’est, dit Furetière, les manier avec les éperons ou le poinçon (sorte d’aiguillon dont on piquait la croupe des chevaux). Il faut bien piquer pour aller de Paris à Rome en sept jours. » — On disait, et l’on dit encore, en faisant usage de ce mot, piquer des deux.
  19. Le Journal de la santé du Roi pour les années 1672, 1673, 1674, ne parle que de ses maladies ordinaires d’estomac, de ses étourdissements et de ses vapeurs : maladies fréquentes et qui demandoient de grands soins.
  20. Ce n’est pas en 1672, mais en 1676, que Mme de Montespan alla aux eaux de Bourbon. Le 8 avril, Mme de Sévigné annonce que la favorite va partir ; le 1er mai, qu’elle est partie ; le 15 mai, qu’elle est présentement à Bourbon ; le 8 juin, qu’elle est partie de Moulins le jeudi pour aller, en suivant le cours de l’Allier et de la Loire, jusqu’à l’abbaye de Fontevrault, où sa sœur étoit abbesse. — Cet anachronisme, rapproché d’autres erreurs, est de nature à diminuer la confiance qu’on pourroit avoir en ce petit roman.
  21. «Petite oye, dit Furetière, est ce qu’on retranche d’une oye pour la faire rôtir, comme les pieds, les bouts d’ailes, le cou, le foye, le gesier… Petite oye se dit figurément des rubans et garnitures qui servent d’ornement à un habit, à un chapeau, etc… La petite oye consiste aux rubans pour garnir l’habit, le chapeau, le nœud d’épée, les bas, les gands, etc. — Petite oye se dit, en matière d’amour, des menues faveurs qu’on peut obtenir d’une maîtresse dont on ne peut avoir la pleine jouissance, comme baisers, attouchements, etc. » — A la p. 111 du très-curieux roman intitulé Araspe et Simandre (2 vol. très-petit in-8o, 1672), on lit : « tel craint de donner dans une étoffe trop chère, qui, ajustant avec beaucoup de rubans une bien moindre, ne laisse pas de se trouver agréablement vêtu ; c’est ce qu’on appelle la petite oye ; c’est ce que nous donnons quelquefois, et ce que (l’auteur est une femme) nous ne devrions jamais donner. »
  22. Les eaux de Bourbon avoient alors une vogue qu’elles n’ont pas conservée depuis, bien que leurs effets n’aient pas changé. Le médecin Delorme y attirait une grande clientèle. Mme de Montespan y alla, comme nous l’avons vu plus haut, et c’est là que Lauzun, sorti de prison mais non encore admis à la Cour, alla lui présenter ses hommages et solliciter sa protection.
  23. On appelle « troc de gentilhomme » celui qui se fait but à but, troc pour troc, sans donner de l’argent de retour. (Furetière.)
  24. Le prince de Marcillac dont il s’agit ici est le même que nous avons rencontré dans le 1er volume de ce recueil, et qui est devenu duc de La Rochefoucauld en 1680, à la mort de son père, François VI, qui lui-même avait porté le nom de Marcillac jusqu’en 1650.
  25. Est-ce dans le Quiproquo ? Est-ce dans Richard Minutolo ? On peut hésiter entre les deux.
  26. Le Journal de la Santé du Roi ne parle pas de cette malencontreuse verrue ; mais bien qu’en 1672 « Sa Majesté ait joui d’une santé digne d’elle », il avoit eu cependant, à plusieurs reprises, soit sur la poitrine, soit sur d’autres parties du corps de nombreuses tumeurs et duretés squirreuses.
  27. La tempe. Cette forme s’est conservée dans le patois normand (voy. le glossaire de Du Bois) ; le glossaire genevois de Gaudy l’a également relevée. Furetière, Richelet n’admettent pas la forme tempe, aujourd’hui en usage. — Chapelain a dit, en parlant d’Agnès Sorel :
    Les glaces lui font voir un front grand et modeste
    Sur qui vers chaque temple, à bouillons séparés,
    Tombent les riches flots de ses cheveux dorés.

    Le Richelet de 1719 n’admet encore que temple ; mais le dictionnaire de Trévoux de 1732 dit : «tempe, voyez temple. »

  28. «Happelourde, faux diamant, ou toute pierre précieuse contrefaite, ou qui n’est pas arrivée à la perfection », dit Furetière. Le mot est pris ici dans son sens propre ; on connoît son sens figuré.
  29. On assure que le roi Louis XIV, voulant sauver les apparences, ne passa jamais une nuit sans aller coucher dans la chambre de la reine.
  30. Voyez ci-dessus, p. 25, note 14.
  31. C’est la pensée de Pascal, sur le nez de Cléopâtre et le grain de sable de Cromwell.
  32. Remora. Furetière conteste déjà l’opinion de Pline et de tous les anciens qui, après lui, attribuaient au remora la force d’arrêter un vaisseau dans sa course : « mais les modernes tiennent que c’est une fable. »
  33. La 1re édition de ce petit roman, reproduite par M. Paul Lacroix, remplace le passage qui suit par un texte tout différent, que nous reproduisons ci-dessous :

    « — Je suis bien aise, répliqua le duc, que Votre Majesté soit en humeur de railler sur cette aventure, et si vous n’étiez pas mon roi, je dirois encore une plaisanterie qui m’est venue dans l’esprit sur le malheur qui vient de vous arriver.

    « Le Roi lui permit de dire tout ce qu’il voudroit, ne cherchant qu’à dissiper son chagrin. — Je ne puis penser à la fatalité de votre aventure, dit alors le duc, qu’il ne me souvienne de ce que j’ai ouï dire autrefois d’un certain Martin qui, ayant un âne noir, voulut faire une gageure qu’on n’y trouveroit pas un seul poil d’une autre couleur. Aussi étoit-il noir depuis les pieds jusques à la tête. Cependant il y eut un homme qui se présenta pour faire cette gageure. Il offrit de payer le prix de l’âne s’il n’y remarquoit aucun poil qui ne fût noir, et le maître de la bête s’engagea à la lui livrer s’il trouvoit un seul poil d’une autre couleur. La chose étant ainsi arrêtée entr’eux, il se trouva que la bête avoit un poil qui étoit grisâtre, mais si menu qu’il ne paroissoit que comme un point ; ce qui fut cause que son maître la perdit, et de là est venu ce proverbe : pour un point, Martin perdit son âne. Et vous, Sire, pour quelque chose de semblable, vous avez perdu la comtesse, qui, sans cela, ne pouvoir pas vous échapper.

    « Le Roi ne fit que rire de cette plaisanterie, et dit qu’effectivement il ne s’étoit jamais aperçu de cette marque sur son corps. Cependant, ajouta-t-il, c’est ce qui m’a fait perdre la bête que je tenois sans cela. Voilà la deuxième fois….., etc. »

  34. Voy. t. I, p. 272, et passim, à la table.
  35. Voy. t. I, préface.
  36. Nous dirions prendre le mors aux dents.
  37. A partir de cette réplique du Roi, les deux textes se confondent. — Voy. p. 88, note 33.
  38. Erreur. Voir ci-dessus, page 31, note 16.
  39. Nous sommes en 1672. Il s’agit évidemment des divertissements donnés à Versailles par le Roi à toute sa cour à cette époque. La relation qui en a été publiée répartit ces fêtes en six journées.
  40. Furetière définit un parterre : « la partie d’un jardin découverte où on entre en sortant de la maison. »
  41. Qui s’ajoutoit à plus de…
  42. Voir sur ces costumes l’intéressant ouvrage de M. Ludovic Celler : Les décors, les costumes et la mise en scène au xviie siècle, 1 vol. in-12. Paris, Liepmannsohn et Dufour, 1869.
  43. Du temps où les loups de velours noir étaient en usage, ils devaient tomber devant le Roi ou la Reine ; à plus forte raison les masques.
  44. Conspirer étoit alors employé comme verbe actif ou comme verbe neutre ; on disoit également bien : conspirer la mort de quelqu’un, conspirer à la fortune de quelqu’un et conspirer contre quelqu’un. (Furetière.)
  45. C’est-à-dire comme les arrhes, comme les gages d’une conquête assurée. Furetière donne erres comme une forme corrompue de arres, mais il n’admet pas le mot arres. Richelet (1685) fait une différence entre arres qui s’emploie au figuré, et erres qui s’emploie dans le sens propre.