Histoire amoureuse des Gaules/Tome 4/Le tombeau des amours de Louis le Grand

La bibliothèque libre.




LE TOMBEAU DES AMOURS DE LOUIS LE GRAND ET SES DERNIÈRES GALANTERIES[1].

Depuis que la nature a fait naître l’amour, ce Dieu a toujours porté ses traits par tout l’Univers. Il a foulé même à ses pieds les sceptres et les couronnes, et tout ce qui respire le jour ressent son pouvoir, jusqu’aux plus innocentes créatures. Les divinités n’ont point été insensibles à cette charmante sympathie qui nous force d’aimer ; pourquoi seroit-on surpris qu’un grand Roi comme le nôtre ait fait consister tout son bonheur dans la tendresse ? L’amour est la plus noble de toutes les passions, et sans lui la vie seroit fade et sans goût.

Mais il faut mettre une grande différence entre l’amour brutal et le raisonnable. Le premier fait peur et n’est point aimable, n’étant accompagné que du crime qui est affreux dans son être ; au contraire, l’amour honnête possède des charmes qui sont opposés aux manières du premier, qui ne consiste qu’en mille petits soins empressés, et mille services que l’on veut rendre à l’objet aimé. Il est vrai que les bornes qui séparent l’un et l’autre sont un peu délicates, et qu’il faut posséder l’indifférence, pour sa sûreté ; cependant, nous voyons tous les jours bien des personnes qui ont triomphé, par le secours de la vertu, des forces de l’amour, et, quoique cet enfant soit souvent robuste, il ne laisse pas d’être aimable quand la modestie l’accompagne, et l’on peut lui donner l’encens qui suit avec justice :

Est-il rien de si doux qu’une ardeur innocente qu’un rare mérite fait naître dans nos âmes ? Je ne vois point de bonheur à respirer le jour, si de l’Univers on en bannissoit l’amour. Tous les plaisirs se trouvent dans sa suite, et la vie sans aimer seroit un supplice[2].

Les peintres n’ayant pu trouver des couleurs assez belles ni assez vives pour faire des yeux au fils de Vénus, l’ont représenté aveugle ; ce Dieu auroit-il eu bonne grâce en faisant toutes les conquêtes qu’il a faites sans voir ? C’est une erreur un peu grossière, car quand l’Amour veut s’emparer d’un cœur, il se sert toujours des yeux d’un bel objet, pour en blesser un autre : ce qui ne seroit pas, si ce malicieux enfant ne savoit très-bien que de tous les sens, les yeux sont les plus susceptibles, parce qu’ils découvrent, les premiers, les redoutables attraits des belles. Il faut donc raisonner en cet endroit philosophiquement, et dire qu’un aveugle ne peut devenir savant quand il est privé des facultés les plus nécessaires, comme la vue. L’on voit aussi que ce conquérant est fort éloquent et grand rhétoricien, puisqu’il confond les raisonnements les plus sublimes et les plus solides. C’est donc avec raison qu’il faut défendre le tort que l’on fait à ce pauvre enfant en lui tirant son plus bel ornement.

Amour infortuné songe à tes intérêts ;
L’on ne sent plus pour toi l’honneur et les respects.
Tout est perdu, si cela continue.
Ramène-nous des siècles plus doux,
Où l’on verra plus de retenue,
Et qui dureront toujours.

La durée dans les choses du monde est presque impossible. On la souhaite assez dans ses termes et ses expressions, et si nous avions un bien qui sût une fois nous charmer sensiblement, nous ne voudrions jamais le quitter. C’est pourquoi l’auteur de la nature a prévu cet attachement comme criminel, et nous a donné toutes choses changeantes et variables et de peu de durée.

Les philosophes sont fondés sur de bons principes, quand ils regardent tout avec indifférence, et qu’ils n’aiment que le présent. Cependant, parmi nous, ces sentiments sont condamnés, et l’on seroit mal instruit, si l’on vouloit les suivre.

Laissons donc pour une autre fois ces idées, et voyons avec plaisir toutes les galanteries de notre prince. Examinons-en le tour et la délicatesse, et disons qu’il est le seul au monde qui a su aimer si tendrement ; mais présentement son cœur est rempli de sentiments pieux qui ont banni la tendresse humaine de ses idées[3]. Ce qui faisoit autrefois sa félicité, ne le charme plus que foiblement, et les douceurs qui ont enchanté ce Monarque paroissent mourantes et sur leur fin. Pendant qu’il languit, et que sa raison et ses transports sont de retour, il faut faire la revue de ses amours, et voir le terrible changement qui se trouve chez ce Prince, après avoir décrit les plus doux moments de sa vie.

L’on ne voit rien dans cet Univers,
Qui soit constant et solide,
Le sort des humains décide,
Selon les sentiments divers.

Je reviens à l’ardente passion du Roi, et je laisse ma Muse pour une autre fois ; je veux suivre toutes les démarches qu’il a faites dans ses amourettes, et dire que rien dans la vie ne l’a touché si sensiblement que la possession d’une personne aimable. Mademoiselle de Manchini[4] avec son air commun et sa petite taille, mais de l’esprit comme un ange, a fait passer à ce Prince des heures charmantes[5]. Souvent madame de Venelle[6] les surprenoit dans leurs conversations touchantes ; mais il faut dire à la vérité que leurs joies n’ont été qu’imparfaites. Notre Prince l’auroit épousée, sans les oppositions du cardinal Mazarin[7] qui étoit prié de la reinemère, et qui lui fit promettre, un jour qu’il souhaitoit d’elle des preuves de son amour[8], qu’il empêcheroit la chose. — « Ce que je vous demande, lui disoit la Reine, n’est pas une si grande assurance de votre passion que vous croyez. Car si le Roi épouse votre nièce, de l’humeur que je lui connois, il ne manquera jamais à la répudier et vous serez mal avec lui ; ce qui [me] chagrinera plus que le mariage, quoique mes desseins soient entièrement ruinés pour la paix, si le Roi n’épouse pas la fille du Roi d’Espagne. »

Le cardinal trouva la pensée de la Reine admirable et lui promit tout afin de posséder son cœur[9]. Cependant le Roi a marqué toujours une aversion si extraordinaire pour le démariage[10], et il l’a déclaré si souvent, qu’il donne bien lieu de croire qu’il ne se seroit pas voulu servir de ce méchant usage. Notre sublime cardinal maria enfin sa nièce au duc de Colonna[11], dans le dessein de faire mieux sa cour proche de[12] la reine qui l’en remercia avec les manières les plus tendres du monde. Notre jeune Monarque pleura et cria, se jeta aux pieds du cardinal et l’appela son papa ; mais hélas ! il étoit destiné que les deux amants se sépareroient. Cette amante affligée étant pressée de partir, et montant en carrosse, dit fort spirituellement à son amant, qu’elle voyoit dans une douleur accablante : « Vous pleurez, et vous êtes Roi ! pourtant je suis malheureuse et je pars dès ce moment ! »

Le Roi pensa mourir de chagrin de la cruelle séparation de sa chère mignonne ; mais comme ce Prince étoit encore jeune, il se consola plus facilement, et son cœur ne demeura pas longtemps dans la tranquillité. Nous le verrons par la suite.

Quand Philippe IV, roi d’Espagne, fut mort[13], notre inconsolable Monarque forma le dessein d’aller aux Pays-Bas, pour mettre la Reine son épouse en possession des États qui lui appartenoient ; Sa Majesté y entra avec toute la magnificence qui pouvoit charmer les sens[14]. Elle étoit précédée de deux compagnies de mousquetaires richement vêtus, et leurs chapeaux garnis de plumes blanches, comme le reste des gardes du corps. Notre illustre Prince étoit vêtu d’un habit en broderie d’or mêlé de perles, avec un superbe bouquet de plumes incarnates et blanches, attaché d’un cœur de diamants. Le Roi étoit monté sur un cheval dont la marche fière et glorieuse faisoit bien connoître qu’il portoit le plus puissant héros de l’Univers ; un nombre infini de seigneurs et de personnes distinguées accompagnèrent Sa Majesté dans son voyage.

Le Roi étant de retour ne demeura pas longtemps sans trouver un tendre amusement. Mademoiselle de la Valière[15], fille de la maison de Madame, par une sympathie inconnue s’est fait aimer passionnément de ce Prince. La Valière qui n’étoit ni noble[16], ni belle, ni l’air fort charmant[17], mais infiniment de l’esprit et du brillant dans tout ce qu’elle disoit, ayant le cœur rempli de tendresse et de sincérité, ces dernières qualités ont enchaîné le plus fier et le plus superbe Prince de l’Europe sous ses lois, et lui ont fait dire souvent qu’il n’a jamais aimé personne avec tant d’ardeur.

Il est vrai[18] qu’elle aima le Roi par inclination plus d’un an avant qu’il la connût, et qu’elle disoit souvent en soupirant à une de ses amies, qu’elle voudroit qu’il ne fût pas d’un rang si élevé, et que la fortune l’eût fait naître berger. La raillerie que l’on en fit donna l’envie à notre Monarque de connoître l’aimable bergère qui lui souhaitoit au lieu de son sceptre une houlette. Et comme il est naturel à un cœur généreux d’aimer ceux qui nous aiment, le Roi l’aima dès ce premier moment, et lui dit un jour en riant : « Venez, ma belle aux yeux doux, qui ne pouvez aimer qu’un prince. »

Ce n’est pas que sa personne lui plût ; mais par reconnoissance, Sa Majesté dit au comte de Guiche qu’il la vouloit marier à un marquis qu’il lui nomma et qui étoit des amis du comte ; ce qui lui fit répartir au Roi que son ami aimoit les belles. — « Eh bien ! dit le Roi, je sais bien qu’elle n’est pas une incomparable beauté ; mais je lui ferai assez de bien pour la faire chérir. »

Quelque temps après, le Roi fut chez Madame qui étoit un peu indisposée, et s’arrêta dans l’antichambre avec La Valière à laquelle il parla longtemps. Ce prince demeura si charmé de son esprit et de ses manières engageantes que sa reconnoissance devint amour. Mais comme ce prince cherchoit l’occasion de lui dire tout ce qu’il sentoit pour elle, parce qu’il en étoit pressé et qu’il y avoit déjà du temps qu’il languissoit secrètement, il la trouva. Il lui auroit été bien facile s’il eût considéré qu’il étoit Roi ; mais la qualité d’amant lui paroissoit trop charmante pour n’en pas suivre les lois. Ce fut à Versailles, dans le parc, que le Roi se plaignit tendrement que depuis plus de trois mois sa santé n’étoit pas bonne. Mlle de La Valière[19], en parut affligée, et en marqua du chagrin, ce qui toucha le Roi sensiblement, et lui fit dire : — « Hélas ma belle, je serai le plus fortuné de tous les hommes, si vous me plaignez un peu, étant à vous comme je suis. »

La Valière rougit, et parut interdite en voyant le Roi, qu’elle aimoit, à ses genoux, tout passionné. Elle se leva par respect, mais le Roi lui prit la main et la baisa tendrement, en lui disant : — « Ma charmante ! je suis malheureux, puisque vous n’êtes pas sensible, et je suis à plaindre en vous adorant comme je fais. » — « Non, Sire, répliqua-t-elle, je ne suis point insensible à ce que vous sentez pour moi. Il y a longtemps, ajouta cette aimable fille en poussant un soupir, que l’amour m’a fait connoître secrètement que je devois aimer le plus parfait de tous les Rois. »

Notre Monarque parut touché d’entendre un aveu si doux et si favorable à son amour ; mais la pluie qui survint en abondance rompit une conversation si tendre. Le Roi, qui n’avoit pas encore toutes les assurances qu’il vouloit du cœur de son adorable, lui envoya ce billet[20].

« Hélas ! ma charmante enfant ! si vous ne m’aimez en bref, il faudra que je meure. L’on cherche avec empressement ce qui me peut rendre rêveur comme je le suis ; mais l’on ne pénètre pas que je vous aime plus que moi-même, et que vous me mettez au désespoir par vos manières cruelles. Ah ! ma chère mignonne ! changez de sentiments, et soyez plus sensible pour un prince qui ne respire la vie que pour vous. »

Quelque temps après ce billet, Sa Majesté, qui ne peut souffrir l’absence de ce qu’il aime, alla voir sa belle chez Madame, que le comte de Guiche entretenoit.

Les Demoiselles qui étoient avec La Valière se retirèrent par respect ; si bien que Sa Majesté demeura seule avec cette belle, et lui dit tout ce qu’un amour tendre et violent peut faire dire à un homme qui a de l’esprit et de la passion. Il l’assura mille fois que sa flamme seroit éternelle et qu’il ne changeroit jamais.

Madame, qui apprit la conversation que le Roi avoit eue avec La Valière étoit au désespoir[21] : — « Quoi, disoit-elle, préférer une petite bourgeoise de Tours, laide et boiteuse, à une fille de Roi, faite comme je suis ! [22] »

Elle en parla à Versailles aux deux Reines en femme vertueuse qui ne vouloit pas servir de commode[23] aux amours du Roi. La Reine-Mère dit qu’il en falloit parler à La Valière, ce qu’elles firent avec tant d’aigreur que notre aimable bergère se résolut, dès ce triste moment, de se mettre dans un couvent. Elle [y] demanda d’abord une chambre, où elle pleura amèrement.

Il arriva en ce temps-là à Paris des ambassadeurs pour le Roi d’Espagne qui étoient avec le Roi dans la salle où l’on les reçoit d’ordinaire avec plusieurs personnes de qualité. Le duc de Saint-Aignan[24] dit au marquis de Sourdis[25], assez bas : « La Valière est en religion. » Notre Monarque, qui avoit entendu ce nom charmant qui avoit frappé ses oreilles, tourna la tête tout ému et tout pâle, et demanda au duc ce qu’il disoit, qui lui répartit que Mlle de La Valière étoit en religion à Chaillot[26].

Par bonheur, les ambassadeurs étoient expédiés, car dans la douleur où étoit le Roi il n’eût eu aucune considération. Il commanda qu’on lui fit venir un carrosse, et sans l’attendre il monta aussitôt à cheval. La Reine qui le vit partir lui dit qu’il n’étoit pas maître de lui. — « Ah ! reprit le Roi, si je ne le suis pas de moi, Madame, je le serai de ceux qui me chagrinent. » En disant cela, il courut à toute bride à Chaillot, où il demanda sa jolie mignonne qui vint à la grille, avec un air tout pénétré de langueur et de tendresse. — « Ah ! lui cria le Roi, de la porte, ma charmante enfant, vous avez peu de soin de ceux qui vous aiment ! » Elle voulut répondre, mais les larmes l’en empêchèrent. Le Roi, l’ayant embrassée tendrement, la pria de sortir promptement. Elle s’en défendit d’une manière fort touchante, en racontant le méchant traitement de Madame et des Reines. Notre amoureux prince lui dit qu’il étoit Roi, et qu’il alloit y donner ordre. — « Enfin, répondit cette adorable, en levant les yeux au Ciel, on est bien foible quand on aime, et je ne me sens pas la force de vous résister. » Elle sortit et se mit dans le carrosse que le Roi avoit fait amener. Sa Majesté lui proposa en chemin de lui donner un hôtel et un train ; mais cela lui parut trop éclatant ; elle l’en remercia fort civilement. Le Roi, en arrivant, dit à Madame qu’il la prioit de considérer Mlle de La Valière comme une fille qu’il aimoit plus que sa vie : — « Oui, répartit Madame, en souriant, je la regarderai comme étant à vous. » Le Roi parut mépriser cette raillerie, et continua ses visites avec plus d’attache qu’auparavant. Il lui envoya continuellement des présents en la présence de Madame. Le Roi donna à La Valière le palais Brion[27], qu’il alla lui-même voir meubler le plus richement du monde, afin de la pouvoir entretenir sans témoins[28].

Ce prince tomba malade à Versailles, et pendant cette maladie il rêva toujours à sa belle qui ne vouloit pas le voir, de crainte d’irriter son mal ; mais après qu’il n’y eut plus de danger à craindre, le duc de Saint-Aignan, par l’ordre du Roi, l’alla quérir. — « Hélas ! dit-elle, en entrant, d’un air le plus tendre du monde, la fortune me redonne encore mon cher prince. — Oui, mon incomparable, lui répartit le Roi, pour vous aimer avec plus d’ardeur que jamais. » Il lui montra les vers[29] qu’elle lui avoit donnés, qu’il portoit sur son cœur. En voici les termes :

Il est de fortes chaînes et des sympathies,
Qui d’un charme inconnu nos âmes lient ;
Et nous attache tendrement à vous aimer,
Par un revers secret qui ne se peut trouver.

Après la maladie du Roi[30], qui fut plus violente que longue, il n’y eut point de femme à la Cour qui ne travaillât à lui donner de l’amour. Madame de Chevreuse présenta à Sa Majesté madame de Luynes, qui étoit la plus belle femme du monde, mais de peu d’esprit, la duchesse de Soubise, la princesse Palatine, madame de Soissons ; mais le Roi en fit confidence à La Valière et n’en fit que rire avec elle[31]. Toutefois elle n’en prenoit point de jalousie, ce qui fâcha notre amant et lui fit dire à cette mignonne : — « Ah ! Mademoiselle, vous avez peu d’amour. — J’en ai plus que vous ne croyez, Sire, répliqua La Valière, et je me confie sur la fidélité que vous m’avez jurée. » Mais le Roi ne se contenta pas de ces paroles, et la chagrina pendant un mois. Elle souffrit avec patience, mais un jour étant au bois de Vincennes, comme le Roi étoit aux genoux de La Valière, elle le traita avec la dernière indifférence, ce qui fâcha notre Monarque sensiblement. Le lendemain le Roi vit le marquis de Bellefonds[32] à qui il dit qu’il étoit le plus heureux de tous les hommes de n’aimer que la gloire. — « Ah ! Sire, répartit le Marquis, la gloire est plus difficile à servir qu’une maîtresse ; je voudrois que la nature m’eût donné un cœur plus sensible à l’amour. » Le Roi soupira et ne lui répondit rien[33].

Au mois de septembre[34], l’on publia dans Paris la paix entre la France et l’Angleterre, avec les cérémonies accoutumées, et les états-généraux des Provinces-Unies faisoient la meilleure partie de ce traité, de quoi leur ambassadeur à la Cour de France marqua beaucoup de joie par un beau feu d’artifice qu’il fit tirer devant l’Hôtel-de-Ville.

La saison n’empêcha pas que le Roi ne se disposât pour se mettre en possession de la Franche-Comté qui lui appartenoit[35] ; et pour cet effet Sa Majesté envoya le six de février le prince de Condé devant la ville de Besançon, capitale de cette province[36]. Les habitants témoignèrent d’abord qu’ils vouloient bien se soumettre à Sa Majesté, et même la recevoir, mais comme dans une ville impériale[37]. Néanmoins ils se rendirent simplement à l’obéissance du Roi.

Sa Majesté ayant quitté le marquis de Bellefonds[38], le jour suivant, vit mademoiselle de la Mothe[39] qui étoit une beauté enjouée et fort charmante, et beaucoup d’esprit, à qui il dit les choses les plus galantes du monde. Ce prince soupira même plusieurs fois en disant à cette belle qu’il l’aimoit, et qu’il n’avoit pas encore vu une personne si jolie.

La maréchale de la Mothe[40] grondoit sa fille de ne pas répondre à la passion du Roi ; mais cette aimable enfant, qui avoit une secrète attache pour monsieur de Richelieu, faisoit qu’elle voyoit sans plaisir la tendresse du Roi, ce qui affligeoit notre Monarque, car il trouvoit cette jeune beauté tout adorable.

Un jour[41] que toutes les amies de mademoiselle de la Mothe s’étoient retirées, et que Sa Majesté étoit seule avec notre incomparable, le Roi se jeta à ses genoux, et lui dit d’un air tout de feu qu’il étoit le plus infortuné de tous les hommes d’aimer sans retour. — « Ah ! je vois bien, continua ce prince, ma belle, que vous ne sentez rien pour moi ! » La pudeur de cette jolie enfant l’empêcha de répondre au Roi qui la quitta, et qui fut chez La Valière, où ce prince rêvoit et lisoit[42], et sortoit quelquefois sans lui parler. Il n’y eut que monsieur de Bussy qui lui dit que ce n’étoit qu’un dépit amoureux, et que ce Dieu prendroit bientôt le soin de mettre d’accord nos illustres amants. Enfin ce malade amoureux pria son confident d’aller trouver sa maîtresse et de lui faire un fidèle rapport de ses peines.

Notre belle reçut le marquis avec une mélancolie touchante, et lui dit que le caprice du Roi l’avoit affligée, et qu’elle n’étoit pas d’humeur à lui demander pardon d’un mal qu’elle n’avoit point fait ; que ce n’étoit pas à cause qu’il étoit son prince qu’elle avoit pris le soin de lui plaire, et que pour un autre, elle en auroit fait autant, si elle l’avoit aimé[43]. Le duc de Saint-Aignan qui arriva rompit la conversation, en présentant à cette charmante mignonne un sonnet que le Roi avoit fait et qu’il lui envoyoit. En voici les expressions :


A MON INCOMPARABLE.
SONNET.Percé de mille coups par une main cruelle,
Je suis au désespoir, car dans tout mon tourment,
Je ne puis recevoir aucun soulagement,
Que de celle qui rend ma blessure mortelle.
Si le mal que me fait endurer cette belle,
Souffroit que [je] la visse en homme indifférent,

Que je serois heureux ! mais mon cœur me dément,
Et veut contre mon gré que je lui sois fidèle.
Hélas jusques à quand, poussant votre fierté,
Joindrez-vous le mépris avec la dureté ?
Si pour vous aimer trop, et si par complaisance,
J’ai desservi [pour vous] tous mes meilleurs amis,
Voulez-vous me haïr pour en tirer vengeance ?
Ah ! vous puniriez trop le mal que j’ai commis.

Quand La Valière eut vu ces vers, qu’elle les eut baisés plusieurs fois, comme venant de son prince, elle partit avec madame de Montausier[44] pour faire visite au Roi, qui parut si charmé en voyant cette belle qu’il lui demanda mille pardons, et l’embrassa passionnément ; il lui dit plusieurs fois : « Hélas ! mon adorable ! si vous n’avez pitié de moi, je serai le plus misérable de tous les hommes. Que je vous aime, et que vous aviez tort de me marquer de l’indifférence ! » Cette visite se passa avec toutes les expressions de tendresse que l’amour peut faire. Le lendemain, Sa Majesté fut se promener dans les jardins de Saint-Cloud avec La Valière, et madame d’Angoulême[45], où notre Monarque, qui étoit de bonne humeur, parut le plus galant et le plus spirituel du monde. La Valière, qui étoit dans une tristesse extrême, ne pouvoit prendre grande part à l’enjouement du Roi qui lui demanda le sujet de sa mélancolie. — « Quoi ! mon cher prince, répartit notre incomparable, croyez-vous que je n’appréhende pas que Votre Majesté ne se lasse de m’aimer, en voyant comme je change tous les jours. Je ne trouve plus en moi d’attraits assez puissants pour vous attacher un moment. — Ah ! lui répliqua le Roi, avec une passion extrême, ma belle enfant ! je ne trouverai jamais une personne si aimable que vous, et qui possède un esprit si distingué. Ce sont ces divins appas qui ont su me charmer, et qui font que, dans les déserts solitaires et sauvages, l’on trouveroit des plaisirs charmants. Vous outragez un prince qui vous adore, et qui fait vœu de vous aimer toute sa vie. » — « Hélas ! mon illustre prince, lui répondit La Valière, d’un air languissant, je n’ai point de termes assez forts pour vous marquer les obligations infinies que je vous ai. Je vous dirai sincèrement que ce n’est point l’éclat de votre couronne, ni le brillant de votre sceptre qui vous a donné la possession de mon cœur. Croyez, continua cette mignonne, en regardant le Roi tendrement, que vous n’êtes que trop aimable, sans le secours des trônes, et que les bornes de ma félicité seront celles de vous plaire. »

Le Roi[46] ayant embrassé les genoux de sa maîtresse fut avec elle chez madame la Princesse[47], où il y avoit une bonne partie des dames de la Cour, et un grand nombre de seigneurs. La duchesse de Mazarin[48] y dit des choses de si bonne foi à M. de Roquelaure[49] que le prince de Courtenay[50] qui en étoit amoureux en rougit. Le Roi s’en aperçut qui se leva, en riant, d’auprès le prince de Conti, et dit à mademoiselle de La Valière mille choses malicieuses touchant le sujet de la duchesse.

Le jour suivant[51] madame de Créqui[52] alla trouver Madame, un jour qu’elle lui avoit marqué pour leur partie de Saint-Cloud, où elles parlèrent de leurs amours. La duchesse de Créqui soupiroit en secret pour M. le cardinal Légat[53], et Madame pour le comte de Guiche[54]. Notre Monarque, quelque temps après faisant faire la revue à ses troupes à Vincennes devant MM. les ambassadeurs d’Angleterre, vit passer le carrosse de La Valière ; il s’avança au galop et fut plus d’une heure la tête nue à la portière ; mais voyant passer ensuite le carrosse des Reines, Sa Majesté leur fit une grande révérence, ce qui fâcha nos princesses et les fit souvenir de la pièce que le Roi leur avoit faite à Versailles, au retour de la chasse, comme il pleuvoit, ayant couvert de son chapeau la tête de La Valière pendant qu’elle se mouilloit.

Madame au retour de Saint-Cloud[55], monta dans son cabinet, avec la duchesse de Créqui, où elle lui montra plusieurs vers fort jolis que le comte de Guiche faisoit, quand il ne la voyoit pas, et que sa Muse lui inspiroit par le chemin, en venant à Saint-Cloud, avec son rival le marquis…..


DE LA SOLITUDE DES RIEUX.Quittons l’embarras de ces lieux,
Où l’on ne goûte point de volupté solide ;
Marquis, malgré les envieux,
Allons où notre amour nous guide.
Retirons-nous dans ces forêts,
Où notre divine Princesse
Fait briller ses charmants attraits.
Prévalons-nous du favorable accès
De la bonté de Son Altesse.
Notre amour, quoique téméraire,
Y trouvera de quoi remplir tous ses souhaits,
Et s’il se peut, de ce lieu solitaire,
Cher ami ne sortons jamais.
Loin du bruit importun du monde de la ville,
Le cœur et les esprits contents,
Dans un repos doux et tranquille,
Nous goûterons des plaisirs fort charmants.
Nos yeux seront satisfaits de la vue
De cet objet qui fait notre souverain bien.
Nos oreilles seront émues
Des charmes de son entretien,
Et nous louerons sans retenue

De ses beaux yeux la force non connue,
Qui lie ton cœur et le mien,
Voit-on de bonheur préférable,
Cher marquis, à celui de vivre sous les lois
D’une personne tant aimable ?
Les biens des Princes et des Rois
N’ont rien qui soit plus agréable.
L’éclat de leur condition
Ne nous fasse jamais d’envie,
Et bornons notre ambition
A l’aimer toute notre vie !

La mort de Madame[56] troubla tous les plaisirs de la Cour par un triste deuil. Cependant notre Monarque ne laissoit pas d’être tous les jours avec madame de Montespan[57], à qui il donnoit mille marques de sa tendresse ; mais, l’amour qui fait consister son unique félicité à courir de belle en belle, prit le soin de présenter une autre conquête au Roi ; ce fut mademoiselle de Fontanges[58] jeune et belle, dont toutes les manières étoient si engageantes que la plus indifférente charmoit le cœur. Le Roi prenoit un plaisir extrême de l’entendre parler, et se formoit des idées ravissantes du bonheur qu’il auroit s’il étoit aimé de cette aimable mignonne, qu’il voyoit tous les jours chez la Reine ou chez Madame, et plus il la regardoit et plus ce prince en devenoit amoureux. Il fit confidence au duc de Saint-Aignan sur le moyen d’entretenir seul la personne qui l’occupoit si tendrement. Le duc fut ravi de l’amitié que son prince lui faisoit, et chercha avec empressement l’occasion de lui faire voir mademoiselle de Fontanges, qui devoit se trouver le lendemain aux Tuileries avec madame de Maure[59].

Notre Monarque, qui s’étoit mis ce jour-là convenablement, eut une conversation particulière avec son aimable maîtresse, où ses regards lui apprirent qu’il n’étoit pas éloigné du bien charmant qui l’attendoit. Ce fut avec tant de modestie que cette incomparable dit au Roi qu’elle n’étoit pas insensible à tout ce qu’il sentoit pour elle, qu’à la sortie des Tuileries, le marquis de Louvois vint au-devant de Sa Majesté pour lui communiquer quelque affaire. Notre passionné prince lui dit, en parlant de mademoiselle de Fontanges, qu’il n’avoit jamais vu une fille si fière et dont la vertu fût si grande. Le marquis répartit au Roi qu’il croyoit qu’une fille avoit de la peine à conserver sa fierté avec un prince comme lui.

Le jour suivant Sa Majesté donna tous les divertissements ordinaires à toutes les dames de la Cour, où mademoiselle de Fontanges parut avec tous ses charmes adorables. Le Roi, qui étoit le plus amoureux de tous les hommes, fut toujours à ses pieds, d’un air à faire connoître qu’il n’étoit plus à lui : ce qui donna beaucoup de jalousie à toutes nos belles, qui croyoient mériter l’encens de notre Monarque. Le jour qui suivit ce divertissement fut une partie de chasse, où notre adorable étoit vêtue d’un juste-au-corps en broderie, et sa coiffure étoit faite de plumes vertes qui lui tomboient sur le visage et qui lui donnoient un air charmant. La crainte qu’avoit son amant qu’il n’arrivât quelque malheur dans la course à cette aimable chasseresse, l’obligea de demeurer toujours à côté d’elle. Après que l’on eut couru le cerf, Sa Majesté descendit de cheval avec sa chère mignonne, et la mena promener dans la sombreur[60] de la forêt, imitant les dieux champêtres qui n’avoient point de lieu plus propre pour l’exercice de leur amour que les antres et les bois.

L’on ne peut passer sous silence[61] l’action hardie des François dans une sortie qu’ils firent sur les Turcs aussitôt qu’ils furent arrivés au siége de Candie[62]. Quoique les assiégés fussent préparés à les recevoir, en ayant été avertis par une sentinelle qui s’étoit jetée dans le camp le jour précédent, les François néanmoins qui avoient à leur tête le comte de Saint-Paul[63], les ducs de Château-Thierry[64] et de Roannez[65], donnèrent avec tant de vigueur et de courage qu’ils se rendirent maîtres de quatre redoutes de ces infidèles ; ce qui ne s’exécuta pas sans qu’il en coutât la vie à beaucoup des nôtres ; mais les ennemis connurent que s’ils avoient toujours eu à combattre notre nation, ils n’auroient peut-être pas fait tant de progrès dans l’île de Candie. Ce n’est pas que les Vénitiens ne se défendirent en braves gens ; mais il faut aussi convenir que le grand nombre des ennemis qui les attaquoient ne leur donnoit pas la facilité de se défendre, comme ils l’auroient souhaité. Les Turcs furent surpris de voir que trois cents hommes, en quoi consistoient les François, en attaquoient plus de trois mille avantageusement retranchés, et que même ils les forcèrent dans leurs retranchements ; mais leur nombre n’étoit pas suffisant pour faire un progrès assez considérable, afin de remettre les affaires des Vénitiens qui étoient en mauvais état. Le siége de Candie étoit trop avancé, et les ennemis s’étoient rendus maîtres d’un trop grand nombre de places pour espérer que, sans un très-puissant secours, on pût empêcher qu’elle ne fût entièrement réduite sous leur puissance.

Revenons à mademoiselle de Fontanges que nous avons laissée dans la forêt avec le Roi goûter à longs traits les plaisirs de la solitude. L’on peut dire que notre prince n’a fait jamais paroître tant d’ardeur et d’amour qu’il le fit ce jour à cette belle nymphe au retour de la chasse. Mademoiselle de Fontanges qui tomba malade affligea le Roi et toute la Cour sensiblement. Sa Majesté étoit dans une tristesse inconcevable. Les douleurs de son amante l’agitoient mortellement. Il craignoit toujours de perdre ce qui lui paroissoit le plus cher au monde ; et, quoique ce prince connût que ses maux ne seroient pas de durée, il y parut néanmoins fort sensible, comme si le mal eût été dangereux. Il ne la quitta point, agissant auprès d’elle comme le plus passionné des amants. Les peines de cette belle mignonne le mirent dans un abattement extraordinaire, et lui firent dire à la comtesse de Maure[66] d’un air tout pénétré de douleur : — « Hélas, Madame, je préférerois le bonheur de revoir en santé cette aimable enfant au prix de ma couronne. » Le Roi disoit ces tendres paroles les larmes aux yeux.

Notre belle malade ayant connu l’amour violent de notre Monarque, le regarda d’une manière languissante et lui dit en soupirant : — « Ah ! mon cher prince, pourquoi faut-il que les plaisirs soient accompagnés de suites si fâcheuses ? mais cependant j’en aimerai la cause tant que je vivrai. » Ces termes si doux et si touchants, eurent tant de pouvoir sur le cœur du Roi, qu’il se jeta sur le lit de sa charmante, et l’embrassa tendrement, lui jurant que jamais il m’aimeroit d’autre qu’elle, et que sa passion seroit éternelle. Mademoiselle de Fontanges se trouvant mieux, reçut plusieurs visites ; jamais reste de journée n’a été si bien employé que fut celui-là, on y parla de nouvelles galantes, et des pièces d’esprit qui étoient les plus jolies. Toutes les dames firent tous leurs efforts pour divertir la maîtresse du Roi, qui les en remercia avec des expressions fort engageantes. La duchesse de Créqui, qui avoit été de la chasse, tira de sa poche des vers, et en fit la lecture[67].

Hélas ! qu’il est bien vrai, que ce qu’on doit aimer,
Aussitôt qu’on le voit, rien ne nous peut charmer,
Et qu’un premier moment fait naître dans nos âmes
Mille doux mouvements tous passionnés et tendres.

Notre Monarque prit ces vers des mains de la duchesse, quand elle les eut lus, et les fit voir à sa belle, qui s’en fit une application fort délicate, dans la première connoissance qu’elle avoit eue du Roi, l’ayant aimé dès le précieux moment que Sa Majesté parut à ses yeux. — « Ce jour si fortuné, disoit souvent cette aimable à notre prince, est le plus beau de tous mes jours et le plus heureux, et la charmante idée que je m’en fais me donne des plaisirs ravissants. »

Le cercle étant fini, chacun se retira chez soi, à la réserve de nos illustres amants, qui ne s’appliquèrent plus qu’à passer agréablement le temps, à se donner les témoignages les plus tendres et les plus sincères de leurs amours[68]. L’on peut dire que le Roi n’en a jamais marqué davantage que pour cette adorable mignonne. Il ne peut pas être plus ardent, et le retour avec lequel cette aimable lui témoignoit le sien, ne pouvoit pas être plus passionné. Elle le fit paroître, lorsqu’étant à Paris, elle apprit de Saint-Germain que le Roi qui va souvent à la chasse avoit couru grand danger dans la poursuite d’un sanglier, que son cheval avoit été blessé par cette bête, et que sans une force et une adresse distinguées, Sa Majesté auroit eu de la peine à se retirer du péril. La nouvelle en fut apportée à mademoiselle de Fontanges par un gentilhomme de madame la princesse d’Epinoy[69], qui étoit elle-même de la partie. Notre incomparable en fut aussi touchée, comme si le mal lui étoit arrivé. Elle tomba dans une tristesse accablante, qui lui dura longtemps, car elle ne pouvoit effacer de son esprit une idée si fatale et qui avoit fait tant de peur à son amour ; mais ayant un peu rassuré sa tendre frayeur, voici ce qu’elle écrivit à Sa Majesté :

« Je n’ai point, mon illustre prince, de termes assez pathétiques ni assez passionnés pour vous marquer mon inquiétude, et les tendres émotions qui agitent mon cœur. Je tremble encore quand je songe au malheur que mon cher prince a évité. Si vous m’aimez autant comme je le crois, vous avez beaucoup d’intérêt à conserver votre vie, puisque la mienne en dépend[70]. »

Le Roi lut ce billet avec des transports de plaisir qu’il seroit difficile d’exprimer. Sa Majesté baisa mille fois ce joli billet, et ne différa point à lui envoyer ce qui suit :

« Ah ! qu’il est doux, ma mignonne, d’être aimé d’une personne aussi charmante que vous. Ne craignez pas, le danger est passé. Je ne veux plus présentement me conserver que pour vous seule. Je pars dans ce moment pour vous dire combien je vous aime.

Ah ! que le souvenir en est aimable, possédant un cœur aussi précieux que le vôtre. »

Notre invincible Monarque suivit de bien près cette lettre, et partit de Versailles dans le dessein d’aller assurer sa jolie maîtresse de sa passion ordinaire. — « Que je suis heureuse, mon aimable prince ! lui dit cette belle, en le voyant, d’un air le plus engageant du monde, de vous voir de retour ! Ah ! que l’absence de ce qu’on aime est une chose difficile à supporter ! — Je le sais bien, ma chère, lui répondit le Roi, en la serrant tendrement dans ses bras, que de tous les supplices les plus cruels, l’éloignement de ce que l’on chérit est le plus sensible. »

Quand le Roi eut marqué à mademoiselle de Fontanges la joie qu’il avoit de la revoir, ils partirent pour Versailles. Ce fut dans ces doux moments, que cette charmante enfant obtint de notre Monarque la grâce qui lui avoit inutilement été demandée par la bouche de plus d’un prince. Il lui accorda une pension considérable en faveur d’une demoiselle de ses amies, et l’abbaye de Chelles[71] dont sa sœur a été pourvue, fut encore un effet de sa libéralité. Hélas ! nous pouvons bien dire que nous n’avons plus rien de cher, quand notre cœur n’est plus à nous, et nous servir de la pensée d’Aristote qui dit que la personne que nous aimons est un autre nous-même.

Mon cœur a changé de séjour,
Où je suis je ne crois pas être ;
Où l’on ne me voit point paroître,
Je m’y trouve par mon amour[72].

Cette nouvelle abbesse fut bénite avec une magnificence extraordinaire. Il ne manqua rien à la cérémonie, étant la sœur de la maîtresse du Roi. Aussi fut-elle honorée d’un grand nombre d’évêques. Toute la Cour y assista, et mademoiselle de Fontanges y parut avec tous les charmes distingués qui lui attirent les regards de tous les spectateurs.

Comme les bois et la solitude assaisonnent souvent les plaisirs que l’on trouveroit fades dans les grandes villes, notre Monarque ne passa pas longtemps à Paris sans retourner à Versailles, séjour si rempli d’enchantements et si propre à inspirer les passions. Toute la Cour partit pour ce lieu ravissant et délicieux. Le Roi y renouvela tous les divertissements qui avoient été interrompus par son absence. L’on fut à la chasse tous les jours, et les dames qui accompagnent d’ordinaire Sa Majesté dans cet exercice y parurent infatigables. La santé de la belle mignonne de notre prince lui étoit trop chère, pour qu’il lui permît de s’engager comme les autres dans la course. Elle en eut le plaisir, sans se mettre au hasard, et vit de son carrosse tout ce qui pouvoit lui donner quelque satisfaction. La chasse finie, Sa Majesté descendit de cheval et prit place auprès de sa charmante et la conduisit dans son appartement. Cette jolie chasseresse étoit dans la plus belle humeur du monde. Elle dit mille galanteries à son amant sur le divertissement qu’une de la troupe avoit donné en tombant de cheval. Le Roi rioit sans retenue, particulièrement quand elle lui dit que cette chute devoit être fort sensible à cette aimable Diane, ne s’étant pas pourvue de caleçons[73]. Cela donna occasion à mademoiselle de Bonnifasse[74], fille d’honneur de Madame[75] de dire qu’elle mourroit de chagrin si ce malheur lui étoit arrivé. — « Je me réserve, continua-t-elle, pour des plaisirs plus tranquilles et qui donnent moins de peine. » Madame qui étoit présente, et qui aime passionnément la chasse, lui dit en la regardant : « Je vois bien, ma chère, que les plaisirs de la chasse troublent votre imagination. » Madame la Dauphine[76] fit changer la conversation en parlant du bal que Sa Majesté devoit donner le lendemain. Ce fut un des plus beaux de tous ceux qui ont jamais paru. Tout y étoit charmant et magnifique. Le Roi y dansa avec son adresse ordinaire. Mais ce qui surprit le plus, ce fut qu’il prit deux ou trois fois une jeune demoiselle fort aimable et qui dansoit admirablement bien. Sa Majesté ne put se défendre du mérite de cette demoiselle, et lui dit plusieurs galanteries fort obligeantes, dont elle se tira avec une modestie toute charmante. Le Roi soupira souvent auprès d’elle, et lui dit[77] d’un air tendre et passionné, qu’il étoit malheureux d’avoir le cœur si susceptible aux attraits des belles. — « Hélas ! Sire, répartit cette jolie personne, un Roi comme vous peut-il soupirer ? — Oui, Mademoiselle, répliqua notre prince, en la regardant tendrement ; l’amour ne met point de différence entre le sceptre et la houlette. Un Roi languit aussi bien sous son empire qu’un berger. Ne croyez pas, ma belle, continua ce prince, que c’est le pouvoir d’un monarque qui fait son bonheur. Une douce sympathie qui lie nos cœurs fait les délices des amours. »

Cet entretien qui commençoit à échauffer le Roi, fut rompu par monseigneur le Dauphin qui s’approcha de Sa Majesté pour lui conférer de quelque affaire.

Le lendemain notre Monarque fut au lever de son illustre maîtresse, qu’il trouva dans une mélancolie touchante. Il lui marqua bien du chagrin de la voir dans cet état, et lui demanda, d’une manière toute passionnée, quel en étoit le sujet. « Ah ! Sire, dit la belle, en soupirant, si vous étiez moins aimable, on n’auroit pas tant de tristesse ! » Sa Majesté connut aussitôt que c’étoit la jalousie qui lui donnoit cette langueur. Il n’en fut pas fâché, car ce prince veut être aimé, quand il aime, et il n’y a rien qui l’engage si fortement que ces sortes de craintes. Il apprit en même temps de cette jolie mignonne que ce qui s’étoit passé au bal l’avoit affligée sensiblement, que c’étoit la seule cause de sa douleur. — « Eh ! quoi, ma belle enfant, répondit le Roi, en se jetant à ses genoux, est-il possible que vous connoissiez si mal les sentiments de mon cœur ? Je vous aime mille fois plus que moi, et vous outragez mon amour par vos injustes pensées. — Quel plaisir charmant, répartit cette jolie enfant, n’ai-je point goûté, et qu’il est doux d’entendre d’un prince si aimable des paroles si tendres et si engageantes. Mais, hélas ! qu’il est difficile de vous aimer sans crainte et sans inquiétude. Non, je ne puis posséder un cœur d’un prix aussi rare que le vôtre, sans en appréhender la perte. » Enfin après des termes si touchants, notre amoureux Monarque embrassa cette charmante, et lui jura une fidélité d’une étendue infinie, et qui seroit toujours égale[78].

[79]Le Roi et toute la Cour partit de Saint-Germain au commencement du mois de mai, pour le voyage de Flandre. Le dessein de Sa Majesté étoit de visiter toutes les conquêtes qu’elle avoit faites les années précédentes, et elle s’en retourna après avoir passé par Oudenarde, Courtrai, Lille, Dunkerque et Graveline. La présence de Sa Majesté, qui n’étoit pas attendue en ces endroits, alarma beaucoup ses ennemis ; mais leur crainte fut bientôt dissipée par l’assurance qu’il leur donna de ne vouloir faire aucune entreprise contre eux. Madame qui avoit laissé la Cour à Lille, en partit pour aller en Angleterre. Le désir que cette princesse avoit de voir le Roi de la Grande-Bretagne, son frère, fut le prétexte de son voyage. Il sembloit que Madame pressentoit qu’il n’y avoit pas de temps à perdre pour donner à Charles second, son frère, les dernières preuves de son amitié, puisqu’elle mourut peu de mois après son retour de Londres en France.

Nous voyons ordinairement que les passions les plus violentes ne sont pas toujours de longue durée, et qu’ayant leurs bornes, comme toutes les autres choses du monde, il faut nécessairement les voir diminuer. Cependant celle du Roi pour mademoiselle de Fontanges nous fait connoître que le cœur de ce prince est au-dessus de la nature, et qu’il peut donner des lois sans les suivre. Remarquons ses manières tendres et empressées auprès de ce qu’il aime, et l’égalité qu’il fait paroître dans son amour, qui est aussi ardent après une conversation d’une journée, comme s’il ne faisoit que de naître. Il est vrai que l’esprit et la beauté de cette aimable personne servent beaucoup à soutenir les foiblesses de l’amour qui n’aime qu’à changer.

Le Roi ayant passé quelques semaines avec sa belle mignonne à lui donner les dernières marques de sa tendresse, la laissa à Saint-Germain respirer un peu la solitude. Cette charmante enfant se promenoit tous les jours seule sous des allées de verdure, en faisant la revue de toute la tendresse qu’elle sentoit pour le Roi ; mais dans de certains moments, son cœur paroissoit agité, et, quoique la passion de notre Monarque eût pour elle mille attraits et mille charmes, cette jolie bergère ne laissoit pas de regretter sa liberté et de faire entendre aux arbres inanimés les vers qui suivent :

Que je goûtois de bonheur dans l’indifférence,
Et de tranquilles plaisirs dans mon innocence !
Ce bien ne me sera-t-il point rendu ?
Dans ces lieux doux, tout est paisible ;
Hélas ! que ne m’est-il possible
D’y trouver le repos que j’ai perdu !

Après que notre belle solitaire eut goûté la douceur de sa rêverie, elle retourna dans sa chambre, se trouvant fort abattue d’un grand mal de tête et de cœur. Le Roi qui apprit l’indisposition de sa maîtresse, revint promptement auprès d’elle, mais sa maladie parut si violente qu’elle désola ce prince. La duchesse de Créqui[80] et la comtesse de Maure[81] étoient jour et nuit occupées à rendre plusieurs services à notre malade infortunée. Le Roi versoit des larmes continuelles et il s’affligeoit mortellement dans la perte sensible qu’il alloit faire ; mais la mort qui n’écoute ni les soupirs ni les plaintes et qui suit l’ordre qu’elle reçoit, ravit les plus charmantes délices de notre prince d’entre ses bras[82].

Jamais coup n’a paru si rude que fut cette cruelle séparation. Sa Majesté ne pouvoit se consoler en aucune manière, et l’aimable idée de sa belle lui revenoit toujours dans l’esprit. Après les funérailles de mademoiselle de Fontanges, qui furent magnifiques, et dans un grand éclat à Saint-Denis[83], le Roi fut fort longtemps sans sortir et même sans voir beaucoup de lumière, se voulant priver de la beauté du jour et du soleil, comme si cet astre avoit contribué à la douleur qu’il ressentoit.

Nous lisons dans l’histoire de France que Henry III, après la mort de la princesse de Condé, passa trois jours et trois nuits enfermé dans une chambre sans manger ni boire. Ce prince étoit si pénétré de ses peines qu’il ne vouloit voir que des visages tristes et des lieux sombres. Il portoit sur ses rubans de petites têtes de mort qu’il faisoit broder exprès, et qui marquoient la mélancolie de son cœur.

Le Roi ayant perdu mademoiselle de Fontanges demeura quelque temps dans un chagrin inconcevable ; mais madame de Maintenon[84], qui a toujours pris un soin singulier de la santé de notre Monarque, tâcha par la plus belle morale du monde de lui faire connoître que tout passe dans cet Univers, et que les plaisirs ne peuvent durer toujours ; qu’il se trouve même une variété perpétuelle dans les choses les plus solides, et que les faux brillants qui accompagnent les honneurs de notre siècle ne sont que des ombres qui se dissipent en un moment. — « Ah ! Madame, s’écria le Roi tout charmé d’un raisonnement si sublime, que je suis heureux de trouver en vous des consolations qui adoucissent l’amertume où je suis ! Je bénis le jour fortuné auquel j’eus le bien de vous connoître, et j’en rends grâces incessamment au Ciel. — Ah ! Sire, répondit la marquise, le souvenir charmant du précieux moment où j’ai eu le bonheur de vous plaire m’est quelque chose de si doux que la seule idée fait tout le plaisir de ma vie. J’ambitionnerai journellement à vous procurer quelque satisfaction ; c’est en quoi je fais consister ma plus grande joie. — Madame, répartit notre prince, des offres si engageantes, venant d’une personne comme vous, ne se refusent jamais : vos manières sont trop aimables et trop spirituelles pour ne faire pas d’impression. — Hélas ! Sire, répliqua madame de Maintenon, que l’encens est d’une odeur ravissante, quand il vient d’un prince comme vous ! L’on se sent de la vanité en respirant vos douceurs. » Le Roi alloit parler quand le duc d’Orléans et le comte de Lauzun entrèrent qui firent changer de conversation à nos illustres amants.

Comme la paix donnoit quelque relâche aux grands soins que notre invincible Monarque prenoit de son État, Sa Majesté pour calmer ses ennuis fit une partie de promenade avec la marquise de Maintenon, à Chantilly[85] où toute la Cour se trouva avec une magnificence surprenante. Le Roi étant allé sur le soir dans le jardin trouva un berceau de feuillages orné de festons de fleurs qui rendoient ce lieu charmant. Trente lustres y jetoient tant de clartés qu’elles produisoient un véritable jour. Du milieu de ces agréables feuillages sortoit un jet d’eau qui faisoit un murmure touchant. Après que le souper fut servi, qui fut accompagné de voix et d’instruments, les plus aimables du monde, le souper étant fini, on eut le divertissement d’un beau feu d’artifice, qui termina tous les plaisirs de cette belle journée. Le lendemain, Sa Majesté avec toutes les dames furent sur la rivière dans de petits bateaux faits d’une politesse extraordinaire, tirés par des dauphins et par des amours qui jetoient des filets dans l’eau pour pêcher[86]. Les jours suivants furent occupés à la promenade, à la chasse et à tout ce qui peut charmer les sens.

Le Roi, qui employoit la plus considérable partie de son temps dans ce qui pouvoit contribuer à sa gloire, ou à l’utilité de ses peuples, peu de jours après ce régal, alla à Dunkerque[87] visiter les nouveaux travaux qu’il y faisoit faire, et Sa Majesté vouloit être présente à tous ces ouvrages, afin de les rendre parfaits, et aussi pour donner courage à ceux qui y étoient employés. L’on peut dire sans hyperbole qu’ils surpassent l’imagination, et que les fortifications de Dunkerque[88] sont dignes de l’admiration du siècle présent et de ceux qui sont à venir.

Le Roi, qui vouloit voir toutes les entreprises qui se faisoient, se mit en marche, et le vingt-huit il détacha de son armée le vicomte de Turenne avec trois mille chevaux pour aller investir Burich[89] dans le temps que le prince de Condé assiégeoit Vezel, ce qui fut aussitôt exécuté par l’un et par l’autre de ces lieutenants-généraux, avec toute la diligence possible. Au retour de l’armée, Sa Majesté tomba malade d’une fièvre lente qui lui dura longtemps. Les médecins disoient que cette maladie ne pouvoit venir que de mélancolie.

Mademoiselle de La Valière, qui s’étoit retirée aux Carmélites par une sage prévoyance, ayant pressenti, longtemps avant que le Roi la quittât, qu’elle ne pouvoit plus plaire à Sa Majesté et que ses charmes diminuoient de jour en jour, fut ravie[90] d’apprendre la mort de sa rivale. Jamais nouvelle ne lui donna plus de plaisir que celle-là, et quoique cette sœur dolente ne possédât plus le cœur de son amant, elle ne pouvoit souffrir qu’avec une douleur mortelle, que le Roi en aimât d’autres. La jalousie l’accompagnoit presque dans le fond de son monastère, où elle avoit tout le temps de réfléchir sur tous les heureux moments qu’elle avoit passés avec notre Monarque. Ces douces pensées de plaisir nourrissoient l’amour et la tendresse qu’elle sentoit pour son prince, qui, de son côté, ne songeoit à elle que fort foiblement, ayant l’idée toute remplie de la belle personne que le sort lui avoit tirée d’entre les bras. Madame de Montespan, que le Roi voyoit encore quelquefois, ne reçut pas moins de joie[91] que La Valière du malheur de mademoiselle de Fontanges, se trouvant en quelque façon vengée du tort que l’amour lui avoit fait d’avoir mis une autre à sa place.

Le Roi qui est clairvoyant sur toutes choses, vit très-bien la joie de madame de Montespan. Ce prince lui en sut peu de gré, et lui dit comme il étoit avec elle, dans son cabinet : — « Ah ! Madame, je suis surpris du peu de part que vous prenez à ce qui me touche. J’aurois cru avoir rendu votre cœur plus sensible. — Hélas ! Sire, répondit madame de Montespan, d’un air tendre, ce n’est que pour avoir trop de sensibilité pour vous que j’ai senti du plaisir de la mort de ma rivale. Vous savez qu’un amour délicat est toujours suivi de jalousie, et que, quand on aime tendrement, l’on ne peut souffrir de partage. — Il est vrai, Madame, répliqua le Roi, que j’aime les femmes qui ont ce discernement ; c’est le véritable caractère d’un sincère amour. Mais vous savez que j’ai eu toujours pour vous des sentiments distingués et suffisants, pour vous faire ce qui pourroit me plaire. »

Madame de Montespan avoit envie de soutenir encore la conversation, quand le Roi la quitta avec assez d’indifférence, ce qui l’affligea sensiblement ; car comme elle aime la gloire et l’éclat, la tendresse d’un prince comme le nôtre faisoit le plus grand bonheur de sa vie. Cette dame songea donc aux moyens de faire renaître la passion de son amant, qui étoit mourante, et prête à jeter les derniers soupirs. Elle employa pour cet effet tout ce que l’art a pu imaginer de plus aimable ; et comme la nature n’a point été avare à donner des beautés à cette belle, il lui étoit facile de paroître charmante.

Un jour qu’elle attendoit Sa Majesté en déshabillé de couleur de rose, et qu’elle étoit plus jolie qu’à son ordinaire, comme elle rêvoit profondément dans sa chambre, et que ses yeux se baignoient de larmes, le Roi arriva dans ce triste moment, et lui demanda pourquoi elle pleuroit : — « Hélas ! Sire, répartit cette belle affligée, je vous aimerai toujours, et vous ne m’aimez plus. Ah ! que mes sentiments sont opposés aux vôtres ! L’amour, de qui dépend toute ma félicité, que ne vous a-t-il donné la tendresse que j’ai, ou que n’ai-je en partage toute l’indifférence possible ! » Cette passionnée amante disoit ces paroles avec des manières si engageantes, qu’elle toucha le cœur du Roi, qui lui dit en l’embrassant : « J’ai le cœur, Madame, tendre et constant, et je veux vous aimer toujours ; mais lorsque la raison condamne ma tendresse, je dois entendre ce qu’elle me dit, et renoncer à l’amour qui trahit mes vertus. Ma gloire a des appas qui triomphent de tout. Vous saurez, Madame, qu’un engagement plus long qu’il ne peut être est ordinairement suivi de la froideur. — Je ne le reconnois que trop, Sire, interrompit madame de Montespan, en répandant un torrent de pleurs, que votre cœur n’est plus que de glace pour moi. C’est en quoi j’accuse souvent mon infortune, me trouvant la plus malheureuse de toutes celles qui respirent le jour. Ah ! qu’il est dangereux de vous connoître et difficile de vous oublier ! »

Le comte de Lauzun qui entra brusquement fit changer de discours à nos amants. Notre Monarque demanda au comte d’où il venoit. — « Vous le savez, Sire, » répondit Lauzun, en riant. — « Il est vrai, dit le Roi, que je sais le lieu charmant où l’amour vous guide : comment se porte ma cousine[92] depuis hier ? Admirablement bien, Sire, répondit notre amoureux comte, avec un transport de joie inconcevable, j’ai eu le bonheur d’entretenir Son Altesse royale toute la matinée. C’est la plus adorable princesse qui ait jamais été au monde. Ah ! quel bonheur, continua le comte de Lauzun, d’un air tout passionné, si un mortel avoit quelque part à son souvenir ! Ce seroit la plus grande félicité où il pourroit aspirer. — Je vois bien, comte, dit notre Monarque en riant, que tu ne serois pas fâché que ma cousine de Montpensier eût un peu de sensibilité pour toi. Pousse ta fortune[93], je te promets de te servir partout. — Ah ! Sire, répartit le comte, avec un profond respect, je sais trop ce que je dois à mon Roi pour avoir des pensées si hardies : je me fais seulement une idée toute charmante du plaisir qu’un prince auroit de posséder une personne aussi engageante que Mademoiselle, s’il étoit né digne de Son Altesse royale. »

Le Roi qui se leva interrompit le comte qui fut avec Sa Majesté au Louvre, et qui l’entretint longtemps sur plusieurs affaires différentes, qui firent passer d’agréables moments à notre prince ; et comme le comte de Lauzun a l’esprit fort enjoué et fort galant il a le don de plaire au Roi plus qu’aucune personne de la Cour. Pendant que Sa Majesté étoit absente, madame de Montespan, ayant essuyé ses beaux yeux qui étoient baignés de larmes, prit une plume et fit ces vers, où elle reprochoit au Roi son changement. Les voici qui suivent :

Quand vous commenciez à m’aimer,
Vous ne pouviez pas me quitter,
Sans vous faire une peine extrême.
Le souvenir en fait ma gêne
Et le sujet de mon tourment.
Pourquoi m’aimer si tendrement ?
Vous savez très-bien comme on aime ;
Mais, hélas ! êtes-vous le même ?

Madame de Montespan ayant fini sa poésie, fut se promener au Cours-la-Reine, où elle rencontra le Roi dans son carrosse, qui passa à côté d’elle fort froidement et qui se contenta de lui faire une grande révérence. Notre belle étoit dans ce moment au désespoir de voir l’indifférence de son amant. Après avoir fait tout son possible, pour allumer un feu qui vouloit absolument mourir, cette dame croyoit, après la mort de mademoiselle de Fontanges que Sa Majesté reviendroit à elle ; mais hélas ! que les femmes qui sont galantes se trompent fortement dans ces sortes d’espérances ! Quand une fois l’amour a été au comble de son bonheur, cette passion diminue de moment en moment, et ne se fait plus connoître. Il ne reste plus que la rage et le chagrin à ces belles courtisanes de n’être plus aimées, et de dire souvent à leurs amants qui rient d’elles : Vous m’aimiez autrefois et vous ne m’aimez plus. Ces tristes idées me désolent le cœur. Ah ! qu’il est bien plus généreux, selon mon sentiment, de conserver toujours sa liberté, quand on le peut, que de la mettre dans un péril si dangereux ! Les hommes voluptueux disent ordinairement que le printemps d’une beauté passe comme une fleur qui ne revient jamais, et qu’il faut aimer dans un si bel âge. Ce sont des discours que l’amour-propre leur inspire, et non la raison et la vertu qui est quelquefois éloignée de leur cœur ; mais demeurons toujours dans les bornes de l’honnêteté, et ne nous laissons point emporter au penchant rapide de nos inclinations. C’est le moyen le plus sûr de ne se repentir jamais de rien, et de vivre à l’abri des inquiétudes et des chagrins.

Revenons à notre Monarque, qui étoit dans une douleur extrême, et qui, ne pouvant oublier mademoiselle de Fontanges, fut pour passer ses ennuis deux ou trois jours de suite chez M. le duc d’Orléans où il trouva un grand nombre de dames de qualité et presque toute la Cour, qui étoit venue visiter Madame, qui avoit eu une légère indisposition.

Le Roi qui vit entrer le prince de Turenne[94] lui demanda, en souriant, s’il n’aimeroit jamais, et si sa malice seroit toujours égale pour les femmes, en se faisant aimer et puis se rire d’elles. — « Cette manière ne me charmeroit point du tout, continua le Roi. Il faut de la bonne foi avec les dames. — Ah ! répartit la duchesse de Gersay[95] qui étoit la plus belle personne du monde, qu’il est avantageux pour notre sexe qu’un prince aussi aimable comme est le nôtre, prenne généreusement le parti des pauvres femmes, que l’on outrage sensiblement ! — Madame, répondit le Roi, si elles étoient toutes faites comme vous, il ne seroit pas besoin de les défendre ; mais sans raillerie, il me souvient que M. de Guise perdit entièrement sa réputation auprès des femmes, pour des affaires de cette nature, et que, quand il est mort, il n’eût pas trouvé une servante de la ville qui l’eût voulu croire. — Mais, Sire, répliqua le prince de Turenne, quelquefois l’on y est obligé par des motifs de conscience, et par les conseils de son curé, qui dit assez souvent qu’il faut rompre les attachements de la chair. — Ah ! l’honnête homme, s’écria le Roi, en riant de tout son cœur. Jamais il ne s’est vu une confidence si tendre et qui mérite si bien la rémission de ses péchés ; continuez toujours de vivre dans ces nobles sentiments, vous aurez une augmentation de gloire. »

Le prince fit une très-humble révérence à Sa Majesté, en la remerciant de tout son encens ; ce qui fut un sujet de plaisir à toute la compagnie. Pendant le carnaval, toute la Cour travailla à faire diversion à la mélancolie du Roi, qui paroissoit sans remède. La marquise de Maintenon, qui savoit que Sa Majesté aimoit la conversation de la comtesse du Lude[96], tâchoit par tous les moyens du monde de lui en procurer le plaisir. Souvent que cette comtesse surprenoit le Roi dans sa rêverie, madame de Maintenon les laissoit tête à tête moraliser. L’on peut dire que c’étoit le fort de cette aimable femme, et qu’ayant l’esprit aussi solide qu’elle l’avoit, rien n’étoit si charmant que de l’entendre parler.

Un après-dîner, comme notre Monarque étoit seul avec elle, Sa Majesté lui fit un portrait fidèle de son chagrin, et ne le lui déguisa aucunement. — « Ah ! Madame, s’écria ce prince, si vous saviez combien la vie m’est importune, je ne fais rien qui ne me donne de la peine ; en de certains moments ma couronne m’est incommode. — Hélas ! Sire, répondit la comtesse du Lude, l’inégalité qui se trouve dans la vie fait naître en nous ces divers mouvements. Ce qui nous plaît aujourd’hui nous déplaît en peu de jours. Notre humeur changeante ne sauroit se comprendre. — Cependant, Madame, dit le Roi, l’on donne tant d’encens à la raison, à la prudence : de quoi nous servent ces chimères, si elles n’arrêtent pas le cours de nos passions ? — Ces idées, Sire, répartit la comtesse, mettent mon esprit au désespoir ; plus j’envisage ces talents imaginaires, et moins j’aime à m’en souvenir. Ah ! prudence importune qui ne servez qu’à faire avancer les maux que nous devons avoir ! Si cette cruelle avoit quelque secret de détourner les infortunes qui pendent sur nos têtes, nous devrions la chérir ; mais hélas ! rien n’est si trompeur que son apparence. — Ce que vous dites, Madame, répliqua le Roi, est divinement bien pensé, mais vous m’avouerez qu’il faut obéir à l’Etre indépendant, qui nous a donné la vie et tous les avantages de conduite, de raison et de prudence. — Je le sais, Sire, dit la comtesse ; c’est pourquoi j’envie souvent le sort des choses inanimées, qui durent plus longtemps que nous, et qui ne ressentent point mille remords qui nous rongent nuit et jour, et qui ne sont utiles à rien. — Que diriez-vous donc, Madame, continua le Roi, de ceux qui passent le plus beau de leur âge dans des soins continuels, et qui ne sont quelquefois pas de grand usage ? Nous voyons Platon attaché à chercher des idées ; Epicure attrapant des atômes, pour ensuite les accrocher les uns aux autres et en faire un monde en petit ; Thalès au bord d’une fontaine admirant l’eau comme principe de toutes choses ; Socrate n’osant sortir de sa gravité, de crainte de ne passer plus pour sage ; enfin tous ces grands hommes ont pris mille gênes dans la vue de s’immortaliser. — Ah ! Sire, reprit la comtesse, il n’est pas besoin de sortir de notre siècle pour connoître les folies des humains. Ne voyons-nous pas tous les jours parmi nous des généraux, des capitaines qui mettent leur vie au hasard pour une idée de gloire ? — La guerre, Madame, répartit le Roi, est quelque chose de plus grand et de plus noble que mille autres attaches dont l’homme fait ses délices, et où il met les plus doux moments de sa vie à les acquérir. — Cependant, Sire, dit madame du Lude, l’esprit des mortels est borné, quelque soin qu’ils donnent à la recherche, et quelque pénétrants qu’ils puissent être. L’on ne sait rien à fond avec certitude. Nous apportons en naissant des ténèbres qui rendent nos lumières peu brillantes. »

Notre Monarque prenoit un plaisir extrême d’entendre raisonner cette aimable comtesse, quand le duc de La Feuillade[97] entra qui entretint Sa Majesté longtemps. Le Roi ayant fait une profonde révérence à madame du Lude, la quitta pour un moment, et revint aussitôt auprès d’elle. — « Ah ! Madame, lui dit ce prince en riant, une sympathie inconnue m’entraîne vers vous. Je compte les heures qui me privent de votre agréable présence [comme] perdues. — Ce que vous dites, Sire, répondit notre belle, est quelque chose de bien glorieux pour moi. Rien n’est si doux que l’encens d’un prince comme vous, qui connoît la valeur de ce qu’il estime avec un discernement distingué. — Madame, si j’étois à présent, lui répondit le Roi, encore assez heureux pour être aimé d’une personne aussi engageante que vous, non pas de cet amour sensuel dont j’ai fait mon bonheur autrefois, mais de celui qui ne consiste qu’en esprit ! Car je vous assure que ces plaisirs sont plus réels que ceux du corps. J’en goûte tous les jours la différence, qui me fait regretter mille moments que j’ai passés en bagatelles. — Il est vrai, Sire, reprit madame du Lude, qu’après avoir fait le véritable panégyrique de l’amour, l’on y remarque des défauts surprenants. Qu’est-ce que cette passion, sinon un amas de peines qui ne se nourrit que de craintes et de doutes ? les plaisirs qui sont de peu de durée sont toujours suivis d’amertumes sensibles ; et l’amour, au comble de son bonheur, comme toutes les autres choses, retourne à son néant. — Que vous représentez justement, Madame, dit notre Monarque, le caractère de ce Dieu ! Le voilà sans ombres et sans voiles, et c’est de la manière qu’il est plus charmant, car ses défauts ne sont point cachés. — Il est pourtant bon, Sire, répondit notre aimable, de lui donner quelques agréments, afin qu’il nous puisse plaire. Car quand on s’engage, si l’on se faisoit une idée funeste d’un triste changement… Ah ! Sire, continua la comtesse, pardonnez un tendre souvenir, je ne puis oublier l’ardeur violente que le comte d’Armagnac[98] avoit conçue pour moi, et quand je fais la revue de toute sa passion et du changement que j’y vois, je dis : c’est l’ouvrage d’un mortel. Il n’appartient qu’à l’homme à mettre en usage ces foiblesses. Il y a quelque temps, comme j’étois chez moi à la campagne, et que je rêvois solitairement dans le bois, je considérois le peu de durée de l’aimable verdure de ce bocage, ayant réfléchi solidement, je fis ce quatrain :

Tout change, enfin, et le cœur le plus tendre
Ne peut faire vivre sa passion toujours.
L’on n’a point encor vu d’éternelles amours,
Et le temps à venir ne doit pas en attendre.

— Vous faites, dit le Roi, d’une manière obligeante, la dixième Muse. Il faut un mérite aussi charmant que le vôtre pour augmenter la beauté du Parnasse. Apollon, ce Dieu des lumières, vous doit chérir uniquement, puisque vous embellissez son rocher et ses fontaines ; aussi Pégase vous donne-t-il de son eau de cristal pour vous rafraîchir dans vos exercices poétiques. — Je vous dirai, Sire, répondit la comtesse, que j’aime passionnément la poésie. Je trouve que c’est le langage des dieux : voici encore des vers que l’inconstance du comte d’Armagnac m’a fait faire :

Taisez-vous, mes soupirs sensibles,
Vous me causez de la douleur,
Et mon cœur est trop susceptible
Aux doux charmes de mon vainqueur.
A quoi servent ces sentiments,
Puisque l’ingrat est un volage ?
Quand on a perdu ses amants,
Les soupirs doivent être sages.

— En vérité, Madame, interrompit le Roi, vous êtes toute divine, et c’est un charme puissant de vous entendre parler. Un cœur peut-il se défendre à des attraits si doux qui le demandent ? Ah ! je condamne extrêmement le peu de discernement du comte d’Armagnac en vous ayant quittée. Je sais que si vous l’aviez plus aimé, vous l’auriez engagé davantage ; car il veut qu’on l’aime tendrement, et celle qui possède son cœur présentement est pour lui tout de feu. — Ah ! Sire, s’écria madame du Lude, que l’amour est difficile à contenter ! cet enfant crie toujours et n’est jamais content. J’ai marqué au comte incessamment une tendresse égale ; mais non pas de ces emportements qui font perdre la raison. — C’est ce que nous demandons, Madame, dit Sa Majesté, quand nous aimons. Nous ne pouvons souffrir des cœurs froids qui raisonnent. Il faut aimer avec chaleur un amant, quand vous voulez qu’il vous aime. »

Madame de Maintenon, qui entendit en entrant ce mot d’aimer, dit en saluant le Roi : — « Sire, c’est en vain que vous vous défendez de l’amour, car vous le mettez toujours sur le tapis. — Ah ! Madame, répartit la comtesse du Lude, l’on ne peut parler que de ce qui plaît. Quand les conversations commencent à mourir, ce Dieu les ressuscite par son enjouement. — Cette vivacité, Madame, répliqua la marquise, n’est plus du règne de notre prince. Il a renoncé aux traits de l’amour, et son cœur est à l’épreuve de ses coups. — Madame, lui dit en riant la comtesse du Lude, quelques efforts que nous puissions faire, notre résistance est vaine. Quand la nature nous a donné un cœur sensible, il aime tout ce qu’il trouve aimable, tant qu’il a de la vie. Cependant, Madame, reprit la marquise de Maintenon, les passions diminuent avec l’âge. Ah ! Madame, répliqua madame du Lude, nous revenons toujours à notre principe qui est cet amour naturel. Les philosophes nous le prouvent en nous faisant connoître que tous les êtres du monde doivent retourner au lieu d’où ils ont pris leur origine. L’homme, qui est un être fini, est composé de deux parties qui sont l’âme et le corps. Cette première, son règne étant achevé, retourne au ciel qui est la source d’où elle est venue, et le dernier va au sein de la terre d’où le premier homme est né. — Vous passez donc, Madame, interrompit notre prince, en regardant la comtesse du Lude, de la philosophie à la théologie ? Il faut avoir autant d’esprit que vous en avez pour soutenir les thèses que vous avancez. Qu’il est glorieux, Madame, pour votre sexe d’avoir des personnes qui se distinguent par leur génie ! Un de nos philosophes modernes donnoit en son temps des leçons aussi bien aux femmes qu’aux hommes ; mais le savoir que vous avez, la nature vous en a fait un don en naissant. — Sire, répondit la comtesse, si j’avois assez de foiblesse pour tirer de la vanité des douceurs coutumières que les galants hommes disent ordinairement aux femmes, je me perdrois en écoutant le joli panégyrique que vous faites de moi ; mais je me connois un peu. Si quelques lumières brillent en mon esprit, un nombre infini de ténèbres en diminuent la beauté. »

Le Roi brûloit d’envie de pousser la conversation plus loin ; mais des affaires du Parlement qui furent apportées à Sa Majesté par M. Talon[99], avocat-général, qui parla au Roi avec une éloquence toute charmante pendant plus d’une heure, fit que le prince donna audience à plusieurs autres, tout le reste du jour. Madame de Maintenon, que le comte de Marsan[100] sollicitoit tous les jours pour mademoiselle de Béthune[101] qui étoit à Saint-Cyr sous la domination de la marquise, étoit journellement chez elle[102].

Ce comte étoit devenu éperdûment amoureux de mademoiselle de Béthune, pour l’avoir vue un moment dans l’église de Saint-Cyr. Cette jeune beauté se faisoit distinguer de toutes les autres, par un certain air doux et languissant qui lui étoit naturel, et qui demandoit le cœur à tout ce qu’elle faisoit. Il n’en falloit pas tant pour enflammer le plus passionné de tous les hommes. Aussi dans ce premier moment, il fit connoître à cette charmante fille, par un langage muet qui parloit dans ses yeux, combien ses charmes avoient de pouvoir sur lui. Depuis ce jour que le hasard avoit conduit le comte à l’abbaye de Saint-Cyr, comme il retournoit de la chasse dans le dessein de remercier les Saints de n’avoir point trouvé de malheur, il se vit pris, sans rien prendre dans toute sa course. C’est ordinairement ce que fait Vénus dans ses exercices. Elle fait quelquefois plus de conquêtes que Diane, quoique ses armes soient bien différentes. Revenons au comte de Marsan qui se voyoit obligé de garder de grandes mesures, dans toute la suite de son amour. Madame de Maintenon le recevoit fort honnêtement et même avec beaucoup de plaisir, dans la vue qu’il recherchoit en mariage mademoiselle de Béthune, qui étoit de qualité et d’une maison très-considérable. Le comte disoit mille douceurs à la marquise sur sa vertu et sur sa conduite, afin d’obtenir les bonnes grâces, et d’avoir un peu plus de liberté avec sa belle mignonne ; ce que notre abbesse remarquoit fort bien, ayant l’esprit aussi ouvert qu’elle l’a. C’est pourquoi elle ne perdoit jamais de vue cette jeune fille, quand son amant étoit présent, ce qui le désoloit entièrement, car il ne pouvoit pas dire une parole que la marquise ne l’entendît. Une vie si misérable dura quelque temps, mais comme l’amour est ingénieux, et que ce petit Dieu découvre toujours quelque ruse à ses sujets, le comte de Marsan, ennuyé de son martyre, pria une vieille tante qu’il avoit à Paris, et qui étoit devenue dévote jusqu’à la fureur, et par cette raison grande amie de madame de Maintenon (car elles alloient fort souvent ensemble à Saint-Lazare de Jérusalem[103] faire leurs oraisons) de lui être favorable dans son amour, et de permettre qu’il se trouvât quelquefois chez elle avec mademoiselle de Béthune qu’il aimoit tendrement. Que la sévérité de la marquise de Maintenon lui étoit insupportable ! aussi rendoit-elle toutes ses demoiselles comme des esclaves, qui sont privées de la liberté humaine. Madame de La Roche[104] parut un peu surprise en écoutant la proposition de son neveu. — « Quoi ! dit-elle, Monsieur, vous ne songez pas à ce que vous me dites ? Ne savez-vous pas combien cette dame a de haine et d’horreur pour les rendez-vous, et que, si elle découvroit une fois votre intrigue galante, je serois perdue dans son esprit, et elle maltraiteroit mademoiselle de Béthune comme la dernière de toutes les filles ? De plus, mon neveu, continua cette bonne femme, vous avez un attachement qui n’est pas des plus honnêtes avec madame de….. et qui ne plaît aucunement à tous vos amis. Retirez-vous avec prudence de ce commerce criminel, et je ferai tout mon possible pour vous procurer cette jolie mignonne. — Ce que vous dites, ma tante, répondit le comte, est à peu près raisonnable ; mais vous saurez que, quand l’on a une fois donné son cœur, il est bien difficile de le reprendre. Je vous avoue que j’aime la baronne de…, qui est la plus belle femme de France, et qui mérite le mieux les adorations d’un galant homme. Tant que cette adorable personne possèdera mon cœur, le mariage me sera fort indifférent, mais non pas les galanteries. — Mon neveu, répartit madame de La Roche, en riant, si vous aimez, autant que vous voulez me le persuader, votre belle, vous devez lui être fidèle ; ce que vous n’êtes point, puisque vous cherchez les moyens d’en conter à une autre. — Ah ! ma tante, répliqua M. de Marsan, il ne faut point mettre un ordre si régulier dans la conduite de la vie. L’amour se plaît dans la variété et le changement. D’abord que cet enfant est attaché, il meurt. C’est pourquoi, par un motif de charité qui est fort humain, l’on doit lui donner la liberté de courir où il veut, afin de lui conserver la vie. — Où avez-vous appris, Monsieur, dit la bonne tante, cette morale admirable qui porte sa charité jusques à l’amour ? — Ne savez-vous pas, ma tante, répondit le comte malicieusement, que charité est amour. — Oui, mon neveu, je le sais, mais ce n’est pas de cet amour qui ne consiste qu’au bonheur de son prochain que vous entendez parler. — Ma tante, répartit le comte de Marsan, en riant, je renferme dans les bornes de la pitié ou de la compassion tous les besoins du genre humain. Si j’aime une femme qui soit aimable et que je lui jure que je meurs pour elle, et qu’elle soit d’assez bonne foi pour le croire, en voulant bien soulager mes peines, n’est-ce pas vivre moralement, et d’une manière exemplaire ? — Mon neveu, interrompit la bonne femme, d’un air de pédante, vous vous raillez de la piété et vous n’êtes qu’un indévot, qui sacrifiez tout à vos plaisirs. Rompez votre pente criminelle et vous attachez à la vertu et à la gloire, en faisant des actions dignes d’elles. — Ah ! ma chère tante, répliqua notre amoureux comte, en l’embrassant, quand je combats les charmes de l’amour, je sens ses douceurs qui triomphent de toutes mes forces, et c’est ma passion la plus dominante. — C’est alors, Monsieur, dit madame de La Roche, qu’il faut opposer à cette rapidité des remèdes salutaires, et résister fortement au méchant penchant qui vous entraîne à votre perte. Nous lisons que nos Saints n’ont pas été moins que nous sensibles à cette foiblesse, et que saint Dominique, tout célèbre personnage qu’il étoit, a souffert des peines cruelles pour résister aux convoitises de la chair. Ce religieux père préparoit jour et nuit son corps rebelle afin de le mortifier, et de tâcher de corriger les emportements de la nature. »

Le comte de Marsan ne put s’empêcher de rire en écoutant les belles instructions de sa bonne tante, qui lui marquoit avec le doigt tout ce qu’elle disoit ; mais, ayant bien moralisé, la conclusion de la prière que le comte fit à sa chère tante fut de lui procurer le bonheur de voir quelquefois chez elle mademoiselle de Béthune, ce que madame de La Roche eut bien de la peine à lui accorder ; mais comme elle aimoit son neveu tendrement, elle se laissa persuader plus facilement, ce qui donna une joie inexprimable à notre passionné amant, qui brûloit d’envie d’entretenir un instant la charmante enfant qui l’occupoit si agréablement. Il demanda donc à sa tante quel jour cette belle pourroit venir chez elle, et qu’il y viendroit aussi. — « Ah ! mon neveu, répartit madame de La Roche, il faut user de grande précaution dans une affaire si délicate. La marquise de Maintenon est la plus sévère de toutes les femmes, comme je vous l’ai déjà dit, et a beaucoup de confiance en moi ; c’est pourquoi je serois au désespoir qu’elle sût que vous venez chez moi souvent, car elle empêcheroit bientôt que mademoiselle de Béthune ne me vînt voir. — Ah ! dit le comte, j’en serois au désespoir ; mais il faut que je vous avoue, ma tante, que j’ai de la peine à souffrir qu’une vieille ridicule comme cette femme-là occupe encore la terre. Elle enrage de ce que les plaisirs l’ont quittée, et qu’elle n’est plus capable d’en inspirer. C’est pourquoi elle s’oppose si fortement aux galanteries de la jeunesse. Vous saurez, ma chère tante, que, quand on est sur son retour et qu’on n’a plus de mérite pour charmer les cœurs, l’on s’en fait un de paroître bigote, et c’est la retraite ordinaire de toutes les femmes de la Cour. — Mon neveu, ne vous emportez pas contre cette dame ; c’est la plus modeste, et la plus sage qui fût jamais. — Il faut bien qu’elle le soit malgré elle, répliqua notre comte, car l’on n’en veut plus. »

Mademoiselle de Béthune, qui entra, surprit le comte qui auroit encore dit plusieurs duretés contre la sévérité de la marquise de Maintenon ; mais la présence d’un objet si charmant rappela toute la douceur de ce tendre galant, qui dit mille choses obligeantes à cette belle mignonne, qui parut un peu embarrassée à répondre à toutes les galanteries du comte.

Madame de La Roche, qui remarquoit bien que son neveu étoit fort amoureux de cette jeune demoiselle, et que toute la morale dont elle s’étoit servie n’avoit pu arrêter le torrent passionné de M. de Marsan, trouva à propos de ne se rendre point incommode à la passion de son neveu, et que tant qu’elle le verroit dans les bornes de l’honnêteté et de la modestie, elle n’auroit rien à dire. Mais c’est une chose bien difficile à observer que la retenue à un homme qui aime tendrement ; il auroit bien besoin d’une chaîne pour retenir son emportement. Ce ne sera pas la raison qui triomphera de l’amour, au contraire, elle ne fera qu’irriter cette passion avec tous ses vains raisonnements.

Laissons la raison, tout impuissante qu’elle est, et voyons présentement nos amants qui goûtent à longs traits le plaisir de se voir le plus souvent qu’il leur est possible, et qui trouvent le bonheur incomparable, si le malheur avec son air effroyable, et qui s’oppose toujours aux joies du monde, ne vient pas troubler leurs innocentes caresses. Le comte de Marsan ne soupira pas longtemps aux pieds de mademoiselle de Béthune sans faire une forte impression sur son cœur. Cette jeune beauté, qui n’avoit pas encore aimé, s’attacha sans réserve à chérir son amant, et lui donna toutes les preuves d’une véritable amitié, ce qui toucha M. de Marsan sensiblement et lui fit oublier la baronne de…., qui lui en marqua sa rage par tous les reproches violents que la jalousie peut inspirer. Un jour, comme le comte étoit couché au bord d’une fontaine, et qu’il attendoit mademoiselle de Béthune qui devoit venir cette après-dîner chez madame de la Roche, on lui apporta une lettre de la baronne de….. qu’il lut plusieurs fois, en redisant ces mots qu’elle lui avoit écrits : « Ah ! perfide, pourquoi m’as-tu aimée si fortement, si tu ne voulois pas être fidèle ? »

Des reproches si sensibles rendirent le comte tout rêveur, et qui le conduisit[105] dans un petit bois qui étoit au bout du jardin. Notre amoureux solitaire ayant fait quelques tours dans la forêt, s’arrêta pour considérer les bêtes sauvages que la fortune a condamnées à vivre dans ces lieux, et leur dit : « Ah ! innocentes créatures, que votre destinée est heureuse ! les rochers et les affreuses retraites que vous occupez, sont plus agréables que le commerce du monde. »

Aimable et charmante verdure,
Qui faites l’ombre de ces lieux,
Et qui suivez de la Nature
Le penchant doux, délicieux,
Hélas ! je viens dans ce bocage
Vous prier couvrir mes ennuis ;
Quoique j’aime, on me croit volage ;
Mais vous savez ce que je suis.

Mademoiselle de Béthune, qui attendoit depuis longtemps M. de Marsan, se promenoit tristement dans un parterre de fleurs quand il arriva. Le comte ressentit une joie en voyant son aimable maîtresse, et lui dit d’un air tendre : « Ah ! mon adorable, je vous ai attendue ici plus de deux heures, mais mon impatience m’a fait prendre l’air du bois. — Je crois, Monsieur, répartit notre belle, que la sympathie se mêle de tout, quand on aime, car j’avois aussi une grande envie de vous voir. — Mademoiselle, répondit le comte, d’une manière toute passionnée, si l’amour pouvoit vous rendre le cœur aussi sensible que moi, je ne serois plus à plaindre ; mais si mon mal augmente, et que vous ne soyez pas touchée de mes peines, hélas ! c’est fait de moi. — Prenez soin de vous-même, Monsieur, dit la charmante en souriant, car ce seroit bien dommage qu’un homme aussi joli que vous et aussi galant n’occupât plus l’agréable séjour des mortels. L’on n’a jamais vu personne mourir d’amour, continua cette incomparable, si ce n’est dans des histoires, où l’on souffre mille maux imaginaires. — Cependant, Mademoiselle, répliqua M. de Marsan, je sais que je vous aime réellement et sans imagination, et que tout ce que je sens pour vous ne sont pas des maux en idée. — C’est pourtant, Monsieur, dit mademoiselle de Béthune, où les biens et les maux font leur demeure ordinaire. L’idée nous rappelle toujours ce qui nous plaît et ce qui nous déplaît. »

La conversation de nos amants étant finie pour ce jour, le Roi, qui étoit de retour du siége de Saint-Omer[106] avec M. le duc d’Orléans, ces illustres personnes firent une partie de chasse à Saint-Cloud, où toutes les belles de la Cour parurent en équipage de chasseresses et vêtues comme Diane et ses Nymphes, suivies de plusieurs chiens qui couroient dans la forêt les bêtes sauvages au milieu du bois. Sa Majesté et les princes les plus galants attendoient ces charmantes cavalières, déguisés comme le Dieu Pan et comme les Satyres, qui préparoient un superbe festin à cette aimable troupe. Ce beau régal fut accompagné d’un grand nombre d’instruments qui faisoient le plus bel effet du monde.

Le maréchal duc de La Feuillade[107] étoit assis au pied d’un ormeau, qui copioit Orphée en jouant de la flûte douce, qu’il touchoit dans la dernière perfection, et qui sembloit attirer autour de lui tous les oiseaux et tous les animaux de ce bocage. Plusieurs voix toutes charmantes répondoient à cet aimable solitaire.

L’on entendoit un écho fidèle qui répétoit souvent ces tendres paroles, et qui prononçoit comme en soupirant :

Que l’absence est cruelle
A quiconque aime tendrement !
Eloigné de sa belle,
L’on ne peut vivre heureusement.

Tous ces plaisirs champêtres n’étoient point capables de faire renaître la tendresse de notre monarque qui s’avançoit vers le tombeau, ne pouvant reprendre ses premières forces. Le Roi devint jaune et ne rioit plus comme à son ordinaire, ce qui attendrit le cœur de madame de Maintenon, qui pressa un jour Sa Majesté, étant dans un tête à tête, de lui découvrir toutes les routes les plus sensibles de son âme, car elle étoit fort affligée du changement qui paroissoit en sa personne. — « Je vous dirai, madame, lui répondit ce prince, que depuis quelques années, je ne me connois pas moi-même. J’ai une profonde rêverie qui m’entretient journellement et je trouve quelquefois la qualité de Roi importune. — Ah ! Sire, s’écria la marquise, d’où pourroient venir ces sentiments inégaux qui chagrinent votre Majesté ? C’est peut-être que vous n’écoutez plus les douceurs de l’amour qui sont d’un grand secours dans les inquiétudes de la vie. Souvent un tendre amusement nous rend heureux et malheureux. — Aussi, madame, répartit le Roi en soupirant, quand la mort nous retire ce que l’on aime, rien n’est au monde plus insupportable que ces sortes de malheurs. Ah ! répondit ce prince, je ne sens plus mon cœur disposé à un nouvel engagement ; même la disposition de ma santé ne me parle plus que de retraite et de pénitence, et cette inclination qui brûloit autrefois comme un feu à la présence d’un bel objet, est bien présentement affoiblie. — Il faut reprendre courage, Sire, répliqua madame de Maintenon, et l’amour renouvelle toutes choses et redonne la vie à ce qui paroît inanimé. Aimez encore une fois et vous revivrez. Vous savez le pouvoir que j’ai sur plusieurs aimables jeunes filles. Si votre amour en trouve une digne d’elle, il suffit qu’elle ait le bien de vous plaire. — Madame, répondit le Roi en riant, je sais qu’il y a sous votre conduite de quoi occuper ma tendresse ; mais vous avez depuis peu reçu dans cette assemblée une jolie enfant qui ne me déplairoit pas, et qui mérite bien les soupirs d’un galant homme. — Il est vrai, Sire, je sais de quoi vous voulez parler ; c’est de mademoiselle de Grancey[108], qui est la plus jolie de toutes celles qui sont à Saint-Cyr ; outre qu’elle est très-bien née, elle possède une douceur charmante dans tout ce qu’elle fait, qui la fait aimer de tout le monde. Le marquis de Joyeuse et de Villars[109], ses cousins, lui firent visite cette semaine et me prièrent avec toute l’honnêteté qui se peut imaginer de l’aimer un peu. Je leur répartis en souriant qu’il n’étoit pas besoin de le dire, que son mérite parloit assez. — « Ah ! madame, répondit le marquis de Joyeuse, nous n’en attendions pas moins de votre civilité et de votre honnêteté ; c’est pourquoi ma cousine ne pouvoit jamais arriver à un degré plus heureux que celui d’être sous une conduite si distinguée. » J’allois répondre au marquis, quand j’en fus empêchée par les ordres de Votre Majesté qui me prioit de venir à Versailles, et je vous puis assurer, Sire, continua la marquise, que je conserve toujours pour cette aimable mignonne beaucoup d’estime. — Et moi aussi, dit le Roi, depuis le premier moment que je la vis à l’entrée de l’abbaye où j’étois en carrosse, et je fis demander si vous étiez à Saint-Cyr. Cependant cette belle enfant me parla avec une charmante modestie qui me toucha le cœur ; mais comme je commence à renoncer aux plaisirs des sens, j’en ai seulement gardé l’idée. — Il n’y a pas, Sire, dit madame de Maintenon, bien loin de l’idée au cœur ; l’on peut facilement les unir ensemble. — J’entends très-bien, madame, répliqua Sa Majesté, vos expressions ; elles sont fort sensibles ; mais comment aimer les autres, quand l’on ne s’aime plus soi-même ? »

La marquise, qui voyoit qu’une conversation d’amourette chagrinoit Notre Majesté, changea de discours et lui parla des affaires de la guerre, et sur les ordres de son royaume, comme de pourvoir à la subsistance des curés et des vicaires perpétuels[110], afin qu’ils n’eussent point d’occasion légitime de ne point satisfaire à leur devoir. Le curé de Saint-Lazare de Jérusalem, qui étoit aimé de madame de Maintenon pardessus les autres, la sollicitoit tous les jours qu’elle priât Sa Majesté d’augmenter sa pension, et, pour cet effet, ce prêtre rendoit des visites familières à madame de Maintenon, et lui disoit incessamment que le bien que l’on faisoit aux gens d’église n’étoit jamais perdu ; que cette charité nous attiroit un nombre infini de bénédictions, par les prières de ces bonnes âmes. Ce curé ajouta encore d’une manière toute dévote, qu’il faisoit toutes les nuits des oraisons de quatre ou de cinq heures pour le Roi, — « et pour vous, madame, qui êtes le refuge des pauvres prêtres affligés. Souvenez-vous de moi, s’il vous plaît, quand vous serez avec Sa Majesté. » La marquise promit de servir le curé de tout son possible, dans la vue qu’il diroit plusieurs messes pour la rémission de ses péchés, ce qu’il fit avec tout le zèle dont son âme étoit capable. Car l’on remarqua que ce bonhomme alloit plus matin pendant quelque temps à sa paroisse qu’à l’ordinaire.

Quoique madame de Maintenon sollicitât notre Prince pour les affaires d’État, elle ne laissoit pas de lui parler, dans de certains intervalles, des charmes de mademoiselle de Grancey, à dessein de réveiller sa passion et de le rendre plus enjoué, ce que le Roi essaya, mais ce fut en vain ; car ce Prince n’étoit plus propre pour la galanterie. L’après-dîner que la marquise avoit laissé cette charmante mignonne avec Sa Majesté à Trianon, jamais le Roi ne se trouva si triste. Il soupira plusieurs fois en regardant cette belle, et mêla incessamment un jeu de piquet qui étoit sur la table, à quoi mademoiselle de Grancey lui dit en souriant : « Sire, Votre Majesté auroit plus de plaisir si j’étois de la partie. — Je le veux, répondit ce Monarque, ma belle enfant ; mais vous perdrez, car j’ai assez la fortune à mes gages. — Qu’importe, Sire, répondit notre aimable, en rougissant ; il me sera fort glorieux de vous être redevable. » Le Roi se trouva embarrassé dans cette entrevue plus que jamais il n’a été ; mais madame de Maintenon, qui croyoit que la tendresse de son Prince avoit retrouvé la vie, entra en souriant, et dit à mademoiselle de Grancey : « Eh bien ! ma mignonne, comment avez-vous passé le temps depuis mon absence ? — Fort bien, madame, répliqua-t-elle, je n’ai point trouvé de quoi m’ennuyer aujourd’hui. — Ah ! mademoiselle, répartit le Roi, vous avez bien de la bonté, et vous êtes bien facile à excuser les défauts d’une personne qui vous aime, mais qui n’est plus à lui comme autrefois. — A qui êtes-vous donc, Sire ? répartit la marquise ; faites-moi la confidente de vos souffrances ; mademoiselle n’en sera pas jalouse, car elle a trop d’esprit pour ne pas savoir qu’un Prince peut aimer tous les objets qui sont aimables. » Sa Majesté se mit à rire avec notre mignonne de la belle humeur de la marquise de Maintenon, qui tournoit toute chose en galanterie, et qui disoit toujours mille équivoques sur la mélancolie de son malade.

La conversation étant finie, le Roi ramena les dames à Saint-Cyr, où Sa Majesté fut longtemps à visiter tous les parloirs et les réfectoires de l’abbaye, qui sont d’une propreté admirable et qui répondent bien à la générosité et la grandeur d’âme de celle qui en est la supérieure.

Le lendemain, mademoiselle de Grancey fit un fidèle récit de la conversation qu’elle avoit eue avec le Roi, à madame de Maintenon, qui demanda à cette belle jusqu’à la moindre circonstance, même les termes dont il s’étoit servi pour lui marquer ce qu’il sentoit pour elle. — « Quoi, madame, répondit notre jolie mignonne assez surprise, est-ce que le Roi m’aime ? — Oui, ma chère enfant, dit la marquise, je sais que vous ne lui êtes pas indifférente, et qu’il ne tiendra qu’à vous de faire son bonheur. — C’est ce que je ne sais point encore, répartit mademoiselle de Grancey, car Sa Majesté ne m’a dit rien de tendre, au contraire ; elle ne m’a entretenue que de mode, que de cartes et de mille autres choses à peu près de cette nature. Il est vrai que ce Prince a trouvé mon habit fort propre[111] et qu’il me seyoit très-bien ; mais, hélas ! n’avoit-il rien de plus doux à me dire, s’il m’aime un peu ? » Madame de Maintenon sourit de la pensée de son aimable disciple, et lui répliqua : « Ah ! ma mignonne, je ne connois plus le Roi ; il est devenu insensible à ce qui faisoit autrefois ses plus doux moments. Un grand fond de piété, qui s’est emparé de son cœur, le rend présentement tout de glace aux plaisirs des sens. — Je vous avoue, répartit mademoiselle de Grancey, qu’une si grande froideur en un homme n’est point agréable. L’on diroit dans cet état qu’il n’est point animé. L’amour donne je ne sais quoi qui est aimable à tout ce qui respire le jour. — Mais encore, ma belle, dit la marquise, dites-moi sincèrement si notre Monarque vous a fait paroître tant d’indifférence ? — Madame, Sa Majesté ne m’a point surprise dans ses manières languissantes, puisque la première fois que je l’ai vue, j’ai bien jugé que son amour se mouroit et qu’il étoit temps de lui faire un tombeau. — Vous êtes bien savante, ma bellotte, dit madame de Maintenon en riant, d’avoir si bien pressenti la mort de la tendresse du Roi ; je m’étois flattée que vous la feriez renaître et que vos charmes auroient assez de force pour la ressusciter. — En vérité, madame, répondit cette charmante, il est bien difficile de redonner la vie à ce qui n’en a plus. Voici cependant des vers que j’ai dits à Sa Majesté dans le dessein de la réveiller de son assoupissement et de la divertir par cet imprévu.

Dites-moi mon cher prince
D’où vient votre air rêveur ?
Seroit-ce quelque feinte
Dans votre illustre cœur ?
L’on sait que vous n’êtes pas insensible
Aux doux attraits d’une aimable beauté,

Et que, chez vous, il est du tout[112] visible
Qu’on n’y sauroit trouver de dureté.

— Je ne savois pas, ma belle enfant, dit notre marquise, que vous étiez poëte. C’est un exercice fort joli pour une jeune personne comme vous. Il n’y a rien qui polisse davantage l’esprit et qui apprenne mieux les manières du bel usage que la poésie, et qui donne une si grande délicatesse en tout ce que nous faisons. Le Roi aime passionnément les vers, quand ils sont bien tournés et fort tendres ; c’est pourquoi, ma mignonne, faites un sonnet fort juste et qui fasse connoître à Sa Majesté adroitement que vous l’aimez, et que vous êtes fâchée qu’il n’y réponde pas aussi tendrement que vous le voudriez. Il faut quelquefois solliciter un cœur avant de s’en rendre le maître. — Ah ! madame, répartit mademoiselle de Grancey, que les ordres que vous me donnez sont difficiles à exécuter ! Je n’ai pas de penchant à faire des avances à mes amants. Il n’y a rien de si peu à mon goût que ces sortes de manières. — Il est vrai, mademoiselle, répondit madame de Maintenon, quand on est faite comme vous êtes, il n’est pas besoin d’en faire ; mais il y a de la différence entre galant et galant. Être aimée, par exemple, d’un Roi aussi charmant que le nôtre est une chose qui mérite bien un peu de peine. Défaites-vous de cette fierté qui est si naturelle aux jolies filles comme vous, et marquez un peu d’empressement à ce Prince. C’est le moyen le plus sûr de lui plaire. — Madame, ne parlons plus de cela, je vous en prie, dit la belle écolière, car je sens que mon cœur ne s’accorde point avec les leçons que vous me donnez. Vous savez que s’il n’est de la partie, tout ce que l’on entreprend n’est pas bon. — Oui, ma mignonne, ce que vous dites est vrai, répliqua la marquise ; mais il faut tâcher de se rendre maître de ce cœur rebelle et l’apprivoiser avec la raison, qui veut que vous fassiez quelque chose pour votre fortune. Souvenez-vous, ma chère bellotte, que nous ne sommes plus dans le temps où une fille croyoit avoir fait un crime irréparable de songer à l’amour. L’on accommode à présent ce Dieu avec l’intérêt par une aimable vicissitude. »

La marquise de Maintenon n’eut pas plus tôt achevé de donner ces jolies instructions à mademoiselle de Grancey, qu’elle la mena au lever du Roi. Cette charmante enfant étoit ce jour belle comme un ange, et dans un certain air de négligé qui la rendoit tout adorable. Dès que notre Prince la vit, il lui dit : — « Ah ! mademoiselle, vous ferez aujourd’hui bien des misérables. Votre présence est redoutable aux pauvres humains. — Qui, moi ? Sire, répartit cette incomparable, en riant, j’ai pourtant le cœur fort sensible à la compassion et n’aime pas à voir souffrir les affligés. — Vous voyez, Sire, interrompit madame de Maintenon, que, parmi le grand nombre des qualités éminentes qui ont été données à mademoiselle, elle possède encore la pitié et la charité, qui sont de toutes les vertus les plus parfaites. — A la vérité, ma belle mignonne, dit le Roi, en la regardant assez tendrement, des mouvements si héroïques et si nobles sont fort rares dans la jeunesse où vous êtes. D’ordinaire, dans l’âge tendre, l’on a peu de sentiments raisonnables. — Ah ! Sire, il ne faut pas tant donner d’encens à mademoiselle, sans lui dire aussi ses petits défauts. Elle est cruelle à ses amants jusqu’au dernier point, leur défendant l’usage des soupirs, qui est leur ôter la vie. Car, qu’ils soient sincères ou non, les galants de ce siècle ne marchent jamais sans cet ornement. »

Sa Majesté ne put s’empêcher de rire de la raillerie de la marquise, qui dit encore plusieurs autres choses fort spirituelles sur le même sujet. Toute la matinée se passa très-agréablement. Mademoiselle de Grancey, qui chante parfaitement bien, dit des airs nouveaux fort tendres, que le Roi trouva justes et bien proprement chantés. — « Mais, dit madame de Maintenon, il ne manque rien à cette jolie enfant qu’un peu d’amour. Si elle aimoit, elle seroit accomplie. — Le temps, répondit notre Monarque, rendra à mademoiselle le cœur sensible. La nature n’a pas formé un objet si charmant pour ne pas aimer. »

Le jour suivant, le prince de Condé et le marquis de Vannes[113] furent longtemps avec Sa Majesté à conférer sur des affaires militaires. Le Roi nomma plusieurs nouveaux officiers, tant de cavalerie que d’infanterie, afin de remplir les places de tant de grands guerriers qui avoient perdu la vie à la bataille de Senef[114], qui est un village situé dans le Brabant.

Le prince de Vaudemont[115], qui avoit reçu quelque légère blessure, s’étoit retiré dans le bois de Bufferay, quand la comtesse de Souche[116], qui l’aimoit plus que sa vie, alla le trouver et lui pansa toutes ses plaies avec des onguents qu’elle avoit faits exprès pour lui. Jamais femme n’a tant aimé que celle-là, ce qui nous fait rejeter la méchante opinion des hommes, qui disent généralement que le sexe féminin est incapable d’un fort attachement. Mais revenons à notre passionnée amante. Elle n’eut pas plus tôt appris le malheur du prince, son cher amant, qu’elle tomba dans une foiblesse qui lui dura plus de trois heures, avec des soupirs languissants, qui marquoient le triste état de son âme affligée. Après le retour de cette pâmoison, elle embrassa tendrement l’objet de son amour, le serrant avec ardeur entre ses bras, et lui dit en tournant ses yeux vers le ciel : — « Ah ! mon cher, je ne suis revenue en ce monde que pour vous aimer plus que jamais. J’ai cru que la mort vous avoit ravi ; mais, hélas ! si mon sort me sépare de vous un moment, je ne veux plus vivre ! »

La comtesse de Souche prononça ces paroles avec tant de tendresse et avec un si grand torrent de larmes, qu’elle attendrit le cœur de son amant si sensiblement qu’il pleura plus d’un après-dîner avec sa maîtresse. L’on pouvoit dire dans ces moments, que l’amour n’étoit point joli, puisqu’il avoit les yeux mouillés. Ce petit enfant pleure quelquefois quand il n’est pas content. C’est pourquoi Vénus, sa mère, le prend fort souvent sur ses genoux et le caresse afin de l’apaiser ; mais si on ne lui donne pas ce qu’il veut, ce Dieu folâtre crie plus que jamais. Le prince de Vaudemont tâcha aussi de modérer les plaintes de sa belle, en la baisant tendrement et lui disant qu’il ne vouloit plus respirer le jour que pour elle, que sa reconnoissance étoit inconcevable, et qu’il faudroit être né le plus ingrat et le plus lâche de tous les hommes pour ne pas sentir une forte amitié et un tendre amour pour elle.

Des paroles si touchantes charmèrent la comtesse et lui firent augmenter ses caresses à son illustre galant, qui, de son côté, aimoit beaucoup ce petit bavardage. Après que le prince de Vaudemont et sa maîtresse eurent demeuré quelque temps à Senef, ils retournèrent à Paris. Le comte de Souche, qui étoit extrêmement irrité contre sa femme, et qui lui faisoit des reproches sensibles sur son infidélité, l’accabloit de menaces. Quand la comtesse voulut se justifier par des feintes ordinaires aux coquettes, elle lui dit que le voyage qu’elle avoit fait n’étoit que pour lui, et qu’ayant été aussi bien blessé que le prince, l’amour qu’elle avoit pour lui l’avoit obligée de partir au plus vite, et qu’il devoit mieux juger de la solidité de son cœur, qu’elle lui avoit juré une fidélité éternelle, ne voulant pas fausser sa foi pour une couronne ; que tout ce qu’elle avoit fait pour le prince n’étoit qu’à cause qu’il étoit son ami, et même par un motif de charité. — « Ne croyez pas, mon cher mari, ajouta cette dissimulée, que je préfère jamais le prince de Vaudemont à vous. Je connois très-bien la différence qu’il y a entre vous et lui. Vous appréhendez en vain que l’on n’ait pas assez de tendresse pour vous. Vos charmes ont des forces suffisantes pour conserver un cœur. »

Peut-on pousser plus loin une trahison que celle-là et amuser un bonhomme plus adroitement ? Le comte de Souche parut content après des assurances si pathétiques et donna la liberté à sa femme de voir le prince de Vaudemont, pourvu qu’il fût présent. Cette réserve chagrina longtemps la comtesse, n’ayant pas le plaisir de dire à son amant les sentiments de son cœur, ni de lui donner des preuves de son amour. Le comte de Souche, qui aimoit extrêmement le prince, et qui ne pouvoit vivre sans le voir, jouoit tous les jours à l’ombre[117] avec lui, quoiqu’ il perdît tout son argent. Un soir que nos généraux avoient joué fort tard, et qu’ils avoient bu plus qu’à l’ordinaire, le comte de Souche s’endormit et donna tout le loisir à nos amants de renouveler leurs tendresses, sans que le bon mari en sût rien. La nuit, qui paraissoit jalouse du bonheur de la comtesse, disparut et fit place à l’aurore, qui vint dans son char toute riante, avec ses doigts de rose, annoncer l’agréable venue du jour. Alors le comte de Souche, qui avoit dormi sans se réveiller, parut tout surpris de se voir couché sur un lit de repos sans sa femme. Il appela cette belle plusieurs fois, qui fit comme si elle n’entendoit point, ce qui obligea le comte de monter à la chambre et d’aller voir si elle étoit couchée ; mais l’ayant trouvée dans un profond sommeil, il la laissa dans ce repos charmant, se contentant seulement d’admirer ses beaux yeux, qui étoient à demi fermés, et la beauté de sa main qu’elle avoit jetée négligemment sur sa robe ; après les avoir baisées il se retira de crainte d’éveiller sa chère moitié.

Le prince de Vaudemont, qui connoissoit un peu la jalousie du comte, s’étoit retiré chez lui rempli d’une joie inexprimable d’avoir eu le temps assez favorable pour avoir goûté avec plaisir les douceurs de sa tendresse. Ce prince repassoit encore ces charmantes idées quand il entendit frapper à sa chambre. Il ne douta point que ce ne fût le comte qui lui venoit demander à quelle heure il étoit sorti de sa maison ; ce qui arriva, car le comte de Souche questionna fortement le prince sur tout ce qui s’étoit passé la nuit et il lui dit qu’il avoit été pris d’un violent mal de tête. C’est pourquoi il s’étoit retiré chez lui de bonne heure. — « Et ma femme, lui dit ce mari infortuné, où l’avez-vous laissée ? — Je l’ai conduite, répartit le prince d’un grand sérieux, jusqu’à la porte de sa chambre, mais ce qu’elle a fait je ne le puis dire. »

Le comte de Souche, n’étant pas fort content de la conversation du prince de Vaudemont, retourna à sa maison faire plusieurs questions à ses valets, mais ce fut en vain, car tous ceux qui étoient au logis avoient dormi pendant que nos tendres amants s’étoient donné les derniers témoignages de leur amour. La comtesse, s’étant levée, alla trouver son mari à qui elle fit mille caresses, qui ne partoient point de son cœur, mais qui étoient seulement apparentes. Le bonhomme s’en contentoit, ne pouvant avoir mieux, et se croyant dans des moments le plus heureux de tous les humains. L’apparence a quelquefois bien des charmes, mais quand on l’examine de près tous les attraits diminuent : voyons le comte de Souche qui vit le plus agréablement qu’il peut avec sa femme, et qui se fait des plaisirs au milieu de ses peines.

Le printemps, qui commençoit à naître, inspira à notre comtesse le désir d’aller à la campagne, afin de goûter à longs traits le délicieux plaisir de la promenade. Les doux zéphirs ayant succédé aux rigueurs de l’hiver rendoient toutes choses charmantes. Après que Mme de Souche eût joui avec son illustre mari de ses aimables douceurs pendant quelques semaines, elle se trouva ennuyée de posséder toujours les mêmes objets. Le prince de Vaudemont lui écrivoit souvent, sans que le comte le sut ; c’est pourquoi cette belle solitaire lui manda son chagrin, et le pria de venir incognito la divertir, ce que ce tendre amant fit le plus tôt qu’il lui fut possible. Mais quand le prince fut arrivé dans le village, la comtesse parut fort embarrassée où elle le pourroit loger commodément, sans que son mari le pût savoir ? Des pensées d’un si grand poids occupèrent longtemps notre passionnée amante, qui trouva le moyen de faire venir tous les jours son incomparable galant chez elle ; cette dame aimoit extrêmement la symphonie d’un clavecin et d’un tuorbe[118], c’est pourquoi son mari lui avoit donné de ces jolis instruments pour l’occuper agréablement ; et comme elle ne les touchoit pas dans la dernière perfection, elle avoit besoin d’un maître, ce que le comte lui accorda avec plaisir. Il ne restoit donc plus qu’à le faire venir de Paris. C’étoit M. Desnué[119] que l’on choisit pour le plus savant et qui convenoit le mieux à l’âge et à la taille du prince de Vaudemont, qui devoit jouer le personnage du maître de tuorbe, en copiant et sa voix et ses manières, et étant travesti d’un habit d’un homme de ce caractère. Par bonheur pour la comtesse, son époux avoit la vue fort courte, c’est ce qui le rendoit plus défiant qu’un autre ; et il falloit même qu’il regardât les personnes de bien près pour les connoître. Le jour étant venu que l’on devoit exercer les instruments, le comte de Souche reçut M. Desnué fort civilement, et lui fit grande chère, ce qui donna bien de la joie à la comtesse. L’on ne parla que d’instruments pendant tout le dîner. Le prince de Vaudemont, afin de mieux contrefaire le ton de sa voix, faisoit des grimaces effroyables qui firent rire Mme de Souche de toute son âme. Quand l’on eut bien bu à la santé les uns des autres, il fut question de commencer à jouer. Chacun prit sa place dans un ordre fort régulier. Le comte de Souche se mit auprès de M. Desnué, afin de le connoître, ce que le fin joueur de clavecin ne trouva pas bon, et dit au comte fort sérieusement qu’il falloit qu’il eut la liberté de mettre ses bras où il vouloit et qu’il ne pouvoit être gêné en jouant. Le prince, qui se souvenoit très-peu des leçons qu’on lui avoit apprises étant petit garçon, se trouva fort embarrassé pour chanter quelque air.

Après avoir passé quelque temps à raccommoder ses cordes, qu’il rompoit exprès, il pria la comtesse de jouer la première, ce qu’elle fit aussitôt, et comme elle touchoit assez joliment ces instruments, le prince déguisé n’eut pas bien de la peine à l’instruire. Le comte étoit fort content de M. Desnué, qui faisoit tout son possible pour le tromper, et qui profitoit tous les jours de la présence de sa belle, sans cependant pouvoir bien l’entretenir seule ; mais cet amoureux prince se contentoit de la voir, en attendant l’occasion favorable de lui pouvoir dire les tendres sentiments de son cœur. Mme de Souche travailloit toujours à faire naître cette occasion après laquelle elle soupiroit avec tant d’impatience, et qui lui paroissoit le plus grand bien de sa vie, aimant plus qu’elle-même le prince de Vaudemont qui ne languissoit pas moins que sa belle.

Un matin, comme l’on jouoit du tuorbe, le comte de Souche s’ennuya d’entendre dire incessamment la même chose, ce que M. Desnué faisoit dans le dessein de fatiguer son auditeur et de l’envoyer un peu prendre l’air, ce que le comte fit. Après avoir plusieurs fois baillé, en ouvrant la bouche de toute son étendue, il dit à sa chère femme qu’il alloit faire un tour dans le bois, et que bientôt il reviendroit. — « Nous serons encore plus d’une heure, monsieur, répliqua la comtesse, pour accorder le dessus avec la basse. Si cela vous chagrine, vous avez du temps à vous promener. »

Pendant que M. de Souche étoit dans la forêt, nos amants se disoient tout ce que l’amour peut inspirer de plus tendre, et le prince ne pouvant s’empêcher de rire de la plaisante figure qu’il faisoit, la comtesse lui dit, en le regardant tendrement : — « Nous devons reprendre nos instruments, car si notre jaloux revenoit, il nous trouveroit sans occupation, ce qui ne feroit pas bon effet. — Je le veux, madame, répartit le prince de Vaudemont, recommençons à jouer du tuorbe afin que, quand le bonhomme viendra, il nous voie dans un grand attachement. » La pluie qui tomboit, avoit contraint le prince de retourner à sa maison plus vite qu’il ne vouloit. Cela attrista M. Desnué, qui n’avoit pas envie de toucher le clavecin, et qui aimoit bien mieux badiner avec sa belle ; l’on marqua pourtant de la joie au comte, quand on le vit, et même on lui dit qu’il avoit été bien longtemps absent, ce qui lui fit plaisir, car il étoit bien aise qu’on le caressât un peu.

Le lendemain, le comte de Souche, qui avoit vu courir plusieurs lièvres dans le bois, fut avec ses chiens à l’affût tout le soir, ce qui plut extrêmement au prince de Vaudemont, étant délivré de la présence importune de celui qui le gênoit. La comtesse, qui étoit indisposée, se retira dans son cabinet pour se reposer un peu. M. Desnué demanda à Metillon, qui étoit la demoiselle de Mme de Souche, où étoit sa maîtresse. — « Elle est, répliqua-t-elle, Monsieur, montée en haut, mais je ne sais si Madame est dans la terrasse ou dans son cabinet. — Je m’en vais voir, » répondit le prince déguisé, qui courut promptement chercher son aimable écolière, qui dormoit à demi sur un petit lit de Turquie[120], qui étoit fait de velours vert avec une campane[121] d’or qui en faisoit l’ornement. Le prince, étant entré fort doucement de crainte de l’éveiller, se mit dans une chaise à côté d’elle, en poussant deux ou trois soupirs, qui éveillèrent la charmante enfant, qui ouvrit ses bras à son cher amant, dans le dessein de l’embrasser, quand elle entendit le comte de Souche en bas, qui revenoit de la chasse et qui cherchoit sa femme pour lui faire voir sa prise.

Pendant que le comte alloit de chambre en chambre, le prince de Vaudemont se cacha dans une grande armoire, qui étoit ordinairement dans le cabinet, et que Mme de Souche ferma à clé. Son cher époux étant entré avec elle, l’entretint du bon succès de sa chasse, et lui dit le nombre de petits levrauts que Diane, sa fidèle chienne, avoit arrêtés. Il fit le panégyrique de cette bête, le plus avantageux qu’il put. Cela ennuyoit beaucoup la comtesse, qui savoit le chagrin où M. Desnué se trouvoit, étant fortement retenu dans l’armoire qui le pressoit de tous côtés, n’osant pas même respirer. Après que la comtesse se fut servie de toute sa politique envers son mari, elle lui demanda fort civilement, s’il vouloit venir souper. — « Oui, mon cœur, répondit M. de Souche, car j’ai bien faim ; mais dites-moi, je vous prie, où est M. Desnué, afin que je lui fasse part de mes lièvres ? — Je ne sais, Monsieur, répliqua la comtesse, en contrefaisant l’innocente. Je crois qu’il se promène dans le jardin en attendant le souper. Je le trouve si occupé de ses leçons, qu’il ne fait que rêver. — Voilà la marque d’un bon maître, ma femme, dit le comte, puisqu’il s’attache à ce qu’il fait. Je vais le chercher sous ces feuillages. »

Mme de Souche courut en haut ouvrir l’armoire pour dégager le prince de Vaudemont, pendant que son mari alloit voir dans le jardin s’il le trouveroit ; ce qui fut inutile au pauvre comte, car M. Desnué n’y avoit pas été de la journée, ayant toujours demeuré proche de sa belle, à lui faire voir toute la force de son amour.

Sitôt que le prince fut sorti de prison, il courut au devant du comte et lui dit : — « Ah ! Monsieur, j’étois bien en peine de vous, ne vous ayant pas vu depuis le matin ; avez-vous fait bonne partie à la chasse ? — Monsieur, répondit le comte de Souche, en lui prenant la main, j’ai eu la fortune à mes gages, car tous les coups que j’ai tirés ont réussi, de sorte que je suis fort content. — Ah ! Monsieur, répondit le prince de Vaudemont, en contrefaisant toujours sa voix enrouée, c’est le plus grand plaisir du chasseur que la prise. Courir sans rien trouver est un exercice bien triste, mais je crois qu’il y a du bonheur à la chasse, comme au reste des choses du monde. »

Nos messieurs auroient encore continué leur conversation ; mais un des valets du comte lui vint dire que le souper étoit prêt, ce qui leur fit quitter la promenade et se mettre à table, où l’on dit mille choses galantes.

Après le souper l’on joua de la guitare et du tuorbe, où la comtesse, qui chantoit fort bien, mêla sa voix toute charmante, et dit plusieurs airs fort tendres que M. Desnué lui avoit appris et qu’elle trouvoit les plus jolis du monde, parce qu’ils exprimoient les passions de son cœur. Les voici comme elle les chanta :

L’on dit que la colère
Peut dégager un cœur,
Mais ce n’est qu’une erreur,
Et je sais le contraire.
Aime-t-on tendrement ?
Ah ! difficilement
Peut-on fuir ce qu’on aime.
Qui se fâche aisément
Doit s’apaiser de même.

Le comte de Souche trouva tant de sincérité dans cet air qu’il pria sa femme de le dire deux ou trois fois, ce qu’elle fit agréablement et dit encore ce qui suit :

Le Soleil, jaloux des plaisirs
Qu’on goûte dans la plaine,
Empêche que les doux zéphirs
Ne soufflent leur haleine.
Mais malgré toute sa chaleur,
Je chercherai l’ombrage,
Et j’aurai de la fraîcheur
Au fond de ce bocage.

M. Desnué, qui prit la basse, chanta ces paroles avec le clavecin :

Ah ! que ce séjour est charmant
Pour la demeure des amants !
On goûte une joie parfaite
Dans cette agréable retraite.

Le comte de Souche voulut prendre part à la charmante symphonie, et fit ces vers impromptus :

Mon Dieu ! que vous avez d’appas !
Le doux plaisir de vous ouïr chanter !
Les dieux, s’ils étoient ici-bas,
Seroient forcés de vous aimer.

Tout le soir se passa avec assez de délices, à la réserve de nos amants, qui étoient observés du comte, et qui ne pouvoient rien se dire de tendre que par le langage de leurs yeux, qui faisoient tous leurs efforts à parler secrètement. Et comme M. de Souche avoit la vue fort courte, le bonhomme ne pouvoit pas bien remarquer les mouvements passionnés de ces interprètes muets, qui disent plus que l’éloquence la plus polie.

Le comte de Souche, qui se défioit un peu que le maître aimoit son écolière, mais cependant qui ne faisoit aucun jugement téméraire, sachant bien que sa femme étoit tout aimable, et qu’il étoit impossible de la voir sans sentir quelque chose de particulier pour elle, voulut pourtant l’éprouver. Ce mari jaloux feignit d’aller à la chasse une après-dîner qu’il faisoit un temps admirable, et, comme dans la forêt où il couroit toujours des bêtes sauvages, il y avoit au milieu un endroit ravissant pour la rêverie, à cause d’un ruisseau qui couloit agréablement sous cet ombrage, c’étoit ordinairement le lieu le plus charmant que la comtesse trouvoit et qu’elle appeloit ses délices, quand elle forma le dessein, avec M. Desnué, d’aller se délasser l’esprit des leçons qu’elle prenoit, dans ce bois solitaire, espérant que le comte étoit bien loin, et qu’elle pourroit à loisir goûter à l’écart les charmes de l’amour.

Tout cela étoit assez bien pris, si la jalousie n’avoit pas inspiré au comte des soupçons, ce qui le fit cacher derrière les buissons les plus épais, et pour entendre la conversation que Mme de Souche auroit avec le maître déguisé, qui dit à la belle tout ce qu’un amour violent est capable d’inspirer et de sentir. Notre belle, après un long entretien qu’elle eut avec son galant, qui ne roula que sur les tendres sentiments de son cœur et sur la constance de son amour, fit mille caresses passionnées au prince de Vaudemont, qui paroissoit tout charmé dans cet agréable moment, et qui dit à sa charmante maîtresse, d’un air doux et sensible, que de tous les plaisirs de la vie, celui qui le touchoit le plus étoit les aimables caresses d’une jolie femme ; que même cette qualité tenoit lieu de mérite à celle qui n’en avoit pas, et que l’indifférence en aimant étoit quelque chose d’insupportable. — « Quoi, mon cher, reprit la comtesse en souriant, peut-on aimer bien et avoir de l’indifférence ? Comment accommodez-vous le contraire de l’amour ? — Madame, répartit M. Desnué, il y a des femmes qui sont dissimulées au dernier point, et qui aiment tendrement leur amant, et qui seroient au désespoir de le leur faire connoître, soit par un motif de honte ou par celui de la gloire, ce qui est la plus grande foiblesse du monde ; car il n’y a rien de si naturel que d’aimer, et même de toutes les passions l’amour est le plus noble, étant l’âme de tout l’univers, qui seroit inanimé sans ce dieu. — Il est vrai, mon cher, continua la comtesse en l’embrassant, que les plus charmants plaisirs que la nature a inventés sont ceux que l’on goûte en aimant. Ah ! que la fin d’un tendre amour laisse de vide dans la vie ! et qu’un cœur vers la raison fait un triste retour, quand il ne sent plus ces brûlants transports qui l’animent !

Monsieur de Souche, qui avoit eu la patience d’écouter tout ce langage amoureux, et qui souffroit mortellement, étant toujours sur le point de percer son ennemi de mille coups, ne put s’empêcher de rompre une conversation où sa gloire étoit offensée, et qui méritoit si bien de se venger. Il courut donc, l’épée à la main, à sa femme, et lui dit, furieux comme un lion : « Ah ! perfide, tu mérites la mort ; l’honneur me vengera de ton infidélité et de ta trahison. Quoi, lâche ! ton cœur a-t-il pu former le dessein de trahir ton mari, qui t’a aimée au-delà de ce que tu vaux ! »

Le comte prononça toutes ces paroles avec une colère inconcevable, ce qui fit fuir nos amants infortunés dans la forêt d’un côté et d’autre, et le comte de Souche, qui ne pouvoit pas bien pénétrer, à cause des lieux sombres du bois et de sa vue, où étoient les ennemis, retourna chez lui donner ordre que jamais son infidèle épouse ne revînt à sa maison, fit fermer toutes les portes du château, et passa quelque temps fort tristement.

Pendant tout ce désordre, le prince de Vaudemont et la comtesse étoient désespérés de leur malheur, qui étoit sans remède ; car il n’y avoit pas moyen d’appaiser le comte de Souche, irrité effroyablement, et qui ne pouvoit pas même entendre prononcer le nom de sa femme, ne la regardant plus que comme une scélérate, qui méritoit toute sa haine. Mais ce qui consoloit un peu cette désolée étoit l’espérance qu’elle avoit que le déguisement du prince en M. Desnué n’avoit pas été découvert ; et que ce rusé galant avoit toujours bien joué son rôle, que même le bonhomme croira incessamment que c’est le maître de tuorbe qu’elle aime. Ces idées donnèrent un peu de repos à notre belle, qui pria le prince de Vaudemont d’aller faire sa cour auprès de son mari, ce qu’il trouva fort difficile, et dit à Mme de Souche : — « Quoi, croyez-vous, ma chère, que le comte ne m’ait pas reconnu dans le personnage que j’ai fait ? Il est trop fin pour n’avoir pas connu que c’étoit moi qui étois le maître de clavecin. — Ah ! mon aimable, perdez ces sentiments ; mon mari n’auroit point souffert cette feinte, s’il avoit eu la moindre connoissance de la tromperie que nous lui avons faite, mais je ne puis m’en affliger davantage ; puisque c’est vous qui en êtes la cause. — Ah ! mon adorable enfant, dit le prince, en se jetant aux pieds de la comtesse, je suis au désespoir de vous donner de la peine ; mais je prétends reconnoître toutes les bontés que vous avez eues pour moi en sacrifiant ma vie pour votre soulagement. Faites fond sur ma tendresse, qui sera pour vous éternelle. »

Des assurances si sensibles firent tomber un torrent de larmes des beaux yeux de Mme de Souche, que son amant, qui n’étoit pas moins affligé, prit la peine d’essuyer de son mouchoir, après l’avoir baisée mille fois. La belle, toute languissante, dit au prince qu’elle ne vouloit plus voir le monde, et qu’il falloit qu’elle se retirât dans un couvent, le reste de ses jours. A quoi son cher amant ne put consentir qu’avec une violence incroyable. — « Quoi, disoit ce tendre prince, perdre ce que l’on a de plus cher au monde est la plus grande infortune qu’un homme puisse recevoir. Oui, Madame, continua ce passionné galant, il n’y a que la mort qui puisse effacer un si triste souvenir. — Ce que vous dites est vrai, répondit la comtesse en soupirant, mais nous ne pouvons pas nous opposer à notre destinée, qui suit les ordres reçus du premier des êtres, sans nous demander si nous sommes contents de ce qu’elle fait. — Il faut donc consentir à ses décrets aveuglément et sans résistance, répliqua le prince de Vaudemont ? — Oui, mon cher, nous y devons obéir comme forcés. C’est pourquoi, si je dois finir mes jours dans un monastère, vos efforts ne pourront l’empêcher. »

La comtesse, qui vouloit absolument se retirer dans une abbaye de Sainte-Claire, qui étoit composée de femmes qui avoient des différends dans le monde, dit adieu à son amant qu’elle laissa plus mort que vivant, et qui lui promit pourtant qu’en son absence, il alloit travailler à la bien remettre avec son époux afin de la pouvoir encore revoir et de lui pouvoir dire qu’il l’aimeroit jusques au tombeau.

Ce fut les dernières paroles que nos tendres amants se dirent, après s’être embrassés mille fois, qui furent accompagnées de tristes soupirs et de pleurs capables d’attendrir un cœur de marbre et d’amollir les rochers[122].

Le roi, depuis peu de jours, n’ayant plus rien à démêler avec le monde, et voyant que la fortune commençoit à l’abandonner, en fit des plaintes sensibles à son confesseur[123] et à la marquise de Maintenon, comme à ses deux plus fidèles amis, à qui Sa Majesté confie tous ses secrets et les fait dépositaires de ses plus chères pensées. Ce prince leur dit, en des termes fort pathétiques, que la vie lui étoit un supplice, depuis un espace de temps, et qu’il envioit le bonheur de ceux qui passent leurs jours dans des monastères ; qu’ils étoient exempts de mille et mille chagrins qui travaillent les hommes, et qui leur rongent l’esprit ; que de toutes les conditions, celle des monarques et des princes étoit la plus à plaindre ; que l’éclat qui environnoit leur sort n’étoit qu’imaginaire, et que le moindre berger goûtoit plus de douceurs dans son petit état possible[124] que le plus grand des rois ne faisoit dans tout son triomphe.

Des réflexions de cette nature étonnèrent extrêmement le révérend Père, qui regarda la marquise de Maintenon en soupirant, et qui lui dit : « — Madame, le cœur de notre monarque est tout abattu, ce qui me surprend assez qu’un grand prince comme lui, qui a la foudre en main pour renverser l’univers quand il voudra, puisse concevoir des idées si tristes. » Le Père jésuite dit ces paroles avec chaleur, comme étant intéressé à la conversation du Roi, qui a tant de bonté pour tous les religieux, particulièrement pour les révérends Pères de la compagnie de Jésus, qui font tout leur possible pour enlever la tendresse de ce prince, en lui donnant continuellement de l’encens qui ne leur coûte rien. Le Père Bon-Ange[125], grand ami de Mme de Maintenon, a fait battre, il n’y a pas longtemps, plusieurs belles médailles où le Roi est représenté en diverses figures, comme un Jupiter qui renverse le monde avec sa foudre, ou bien comme Hercule qui triomphe de plusieurs nations et même des fleuves. Achéloüs fils de Thétis, combat en vain pour Déjanire, quoiqu’il soit métamorphosé en taureau qui est le plus furieux de tous les animaux ; Hercule lui arrache une de ses cornes. L’on voit, d’un autre côté, le Roi dans les airs, comme un Apollon qui fait la guerre à ses ennemis et qui leur perce le cœur de flèches. Toutes ces charmantes devises ont été présentées à Sa Majesté dans la vue de l’encourager à soutenir ses conquêtes. C’est le dessein jésuitique que ces illustres Pères de l’Église forment tous les jours.

Pour revenir aux réflexions solides que notre Monarque fait, en ayant bien voulu entretenir son confesseur, qui trouva bon de relever les sentiments de ce prince, en lui faisant connoître par une morale toute choisie, et digne de l’esprit de ces Messieurs, qu’il falloit qu’un héros ne s’abattît jamais, quand même la fortune ne seroit plus son amie et que le bonheur le fuiroit ; et que les Rois étoient au-dessus de ces chimères, et qu’une autre main régloit leur sort, que tout le reste des hommes[126] ; et qu’un Prince comme lui et né heureux, ayant toujours été la terreur de toute l’Europe, il ne falloit pas écouter mille petits sentiments qui s’élevoient dans le cœur par la sollicitation de la chair, qui s’oppose incessamment à la juste raison, et qui est quelquefois irraisonnable elle-même dans son désordre. Le Roi se sentit le cœur fortifié et plus fort de courage, après de si sublimes expressions, ce qui donna une joie inexprimable à madame de Maintenon, et lui fit remercier le révérend Père en ces termes : — « Mon cher conducteur, je sais que vous êtes la lumière du monde, et que sans votre divin pouvoir nous ne pouvons rien faire, et que vous affermissez les pas les plus glissants ; c’est pourquoi je vous remets l’esprit du Roi entre vos bras, qui est changeant comme le reste des humains ; ce qu’il veut aujourd’hui, demain ce Prince ne le veut plus. Je ne sais ce qui fait cette inégalité chez lui. — Madame, répondit le Père, après avoir bien rêvé, j’ai découvert, ou je me trompe, le principe des chagrins de notre Monarque. Je crois qu’il est fâché de n’être plus sensible à l’amour qui a été autrefois sa passion dominante ; que, voyant que vous lui présentez journellement des objets adorables, et qu’il ne trouve plus rien chez lui qui réponde à ces offres charmantes, vous l’irritez plutôt que de renouveler sa tendresse mourante. N’est-il pas vrai, Madame, continua ce rusé Père, que ce que nous pouvons avoir facilement nous rebute ? — Mon père, répliqua la Marquise, vous approchez un peu de ce qui chagrine le Roi ; mais je sais que sa véritable peine est le méchant état des affaires présentes. Sa Majesté ne voit point de jour à trouver de l’argent pour fournir à la guerre, qui désole, comme vous voyez, une partie du royaume de France. Les coffres du Roi sont entièrement vides[127], et de l’humeur qu’est ce Prince, il fera comme François Ier, c’est-à-dire que Sa Majesté se servira de sa dernière pièce, comme fit son allié devant Pavie. — Madame, dit le jésuite, nous avons fait tout notre possible pour l’État, et nous ne pouvons plus rien donner du nôtre, ou bien nous serons réduits à la mendicité, qui est une chose déplorable, que des religieux, qui se sont vus autrefois à leur aise, soient aujourd’hui sur le petit pied. — Ce que vous dites est vrai, mon cher père ; mais quelquefois nous ne sommes pas nés pour être tout-à-fait inutiles dans la vie. Notre Monarque a trouvé à propos de se servir de vous, comme de lumière, dans les ténèbres et pour voir clair en toutes ses entreprises. »

La conversation sérieuse auroit encore duré, si frère Antoine[128], qui est un novice nouvellement reçu, et par malheur qui est devenu amoureux d’une des demoiselles de madame de Maintenon, qui est une jolie fille, jeune et fort engageante, ne fût entré, et n’eût rompu l’entretien, en demandant d’un air tendre et plein de feu à la marquise, comment se portoit mademoiselle Gisson[129], qui étoit depuis peu malade, et si le remède qu’il lui avoit donné avoit bien réussi. — « En vérité, mon frère, répondit madame de Maintenon, en riant, et qui ne se doutoit point de l’amour de frère Antoine, l’on m’a dit ce matin que la pauvre enfant étoit bien mal. Elle auroit peut-être besoin d’un consolateur. — Madame, je m’y en vais, dit le frère passionné ; je tâcherai de la consoler le mieux qu’il me sera possible. »

Le frère étant entré dans la chambre de mademoiselle Gisson, s’approcha de son lit et lui prit la main, pour demander d’une voix tendre si elle dormoit bien. — « Non, mon frère, répondit la belle, je ne puis trouver de repos. Je sens des inquiétudes mortelles. — Ah ! mon aimable sœur, répartit le frère Antoine, en lui baisant les mains tendrement, quels pourroient être les troubles de votre cœur ? faites-moi la grâce que je sois votre confesseur ; je vous pardonnerai bien des petits péchés qui vous embarrassent et dont la présence vous fait peur. » Mademoiselle Gisson parut toute surprise de la familiarité du frère jésuite. Cette charmante enfant, qui avoit de l’esprit infiniment, connut d’abord que c’étoit l’amour qui l’apprivoisoit, et que, si elle confessoit ses péchés à un homme qui avoit le cœur si tendre, elle auroit facilement la rémission de toutes les fautes qu’elle auroit commises, petites ou grandes, ce qui est contre les ordres que la pénitence ordonne et les mortifications de l’Église. Notre charmante dit au frère qu’elle ne se sentoit pas encore assez bas ni assez foible, pour avoir besoin d’un confesseur, que son mal commençoit un peu à diminuer. — « J’en suis ravi, ma chère mignonne, répliqua le frère, en riant, car ce seroit dommage qu’une jolie demoiselle comme vous ne fît plus l’ornement du monde. » — Que je vous trouve obligeant, mon frère, dit cette incomparable ; vous me contez plus de douceurs que jamais l’on ne m’a fait, et vous êtes trop galant pour le monastère. Vous avez très-mal fait de renoncer au monde. — Hélas ! ma belle enfant, ce n’est que la rigueur de votre aimable sexe, répartit le frère, en soupirant, qui m’a inspiré l’envie d’être religieux. Je n’ai aucune inclination au parti que j’embrasse, mais le désespoir où je me suis trouvé en aimant passionnément la plus cruelle qui ait jamais été sous le ciel, et la plus adorable qui fût au monde, m’a fait jeter aveuglément, et sans réflexion, aux Jésuites, trouvant toutes choses ennuyeuses, puisque je ne pouvois pas me faire aimer de la jolie enfant qui me tenoit sous sa loi. Ah ! quel martyre, ma charmante, continua cet amoureux frère, quand on n’a point de réciproque en amour ! — Je vous plains extrêmement, mon frère, répondit modestement mademoiselle Gisson, puisque ce n’est point pour un véritable motif de piété que vous avez quitté les plaisirs de la vie. Vous serez malheureux tout le reste de vos jours. »

Le frère Antoine vouloit comme embrasser la belle mignonne par un transport de passion, quand la marquise de Maintenon entra, qui trouva au frère jésuite les yeux tout remplis d’un beau feu, que sa tendresse amoureuse lui faisoit naître et qui le rendoit tout brillant. Madame de Maintenon lui en sut bon gré, croyant que cette vivacité venoit de la force de sa dévotion. — « Eh bien ! mon frère, combien avez-vous dit de prières à notre malade. » — Madame, répondit le frère tout confus, j’en ai dit autant que Mademoiselle en a voulu. Je finissois les litanies de la Vierge, quand vous êtes entrée. — Je suis fâchée d’avoir interrompu une si charmante dévotion, répartit la Marquise ; mais vous pouvez continuer, je serai un de vos auditeurs. »

Le frère, qui n’avoit point envie de dire des prières, et qui n’en savoit peut-être pas beaucoup, aimant bien mieux lire quelque jolie petite histoire amoureuse que ses matines, prit congé de notre abbesse, en lui disant adroitement qu’il fît encore quelque autre visite à des malades qui l’attendoient, et que comme le révérend père du Sort[130] ne pouvoit plus sortir à cause de sa vieillesse, il falloit qu’il le soulageât un peu. — « Vous avez des sentiments bien pieux et bien charitables, mon frère, répondit madame de Maintenon ; c’est un bon commencement pour un jeune religieux. Je prierai SaintLouis, notre aimable patron, qu’il fortifie les bons mouvements de votre cœur. » Le frère remercia la marquise par une inclination de tête en la quittant.

Mademoiselle Gisson, toute malade qu’elle étoit, eut peine à s’empêcher de rire dans son lit, de l’hypocrisie de frère Antoine, qui trompoit si finement madame de Maintenon, en l’amusant d’oraisons imaginaires ; car le rusé jésuite aimoit bien mieux donner l’encens à Vénus ou à Bacchus, qu’aux autres saints et aux saintes, qui n’étoient, comme il le disoit à ses amis, que dans l’imagination des simples.

Le lendemain, le Roi, pour charmer son chagrin, qui étoit insupportable, fut à Saint-Cloud avec toute la Cour, où l’on donna un bal le plus charmant qui se soit jamais vu. La duchesse de Chartres[131] n’avoit point encore paru si aimable qu’elle le fut dans ce jour ; aussi emporta-t-elle le prix du bal, comme celle qui dansa du plus bel air, ce qui réveilla un peu la tendresse mourante du Roi, et lui fit naître l’envie de danser avec cette belle princesse, à qui Sa Majesté dit même des douceurs paternelles, que la duchesse trouva fort bien pensées ; à quoi elle répondit d’un air enjoué qu’elle devoit à Sa Majesté la lumière du jour : — « Il est vrai, mon illustre mignonne, dit le Roi en riant, mais non pas votre mérite. — Ah ! Sire, répondit la duchesse, j’en sais bien faire la différence. »

Notre Monarque auroit peut-être encore raisonné avec cette charmante, si madame de Maintenon, qui ne peut souffrir que le Roi caresse personne (quoi qu’indifféremment ce Prince le fasse quelquefois pour passer de méchants moments, ou pour faire diversion à l’embarras où Sa Majesté se voit aujourd’hui), ne l’eût interrompu par une lettre qu’elle présenta à Sa Majesté, du comte de Châteaurenaud[132], qui commandoit la flotte françoise, où il marquoit toutes les merveilles qu’un des vaisseaux que l’on appeloit l’Entreprenant faisoit ; ce qui donna un grand plaisir à ce Prince, et lui inspira la plus belle humeur du monde.

L’on fut à la chasse le jour suivant. Mademoiselle de Bourbon[133], qui est une des jolies cavalières qui aient jamais été, parut aussi infatigable que les meilleurs cavaliers dans la force de leur course. Elle fut toujours à la tête des chiens, en conduisant son cheval avec une adresse admirable, ce qui la fit distinguer de toutes les autres dames, et lui attira plusieurs louanges que cette charmante chasseresse reçut modestement, particulièrement du marquis de Bordage[134], qui ne l’avoit point abandonnée un moment, et qui étoit devenu passionnément amoureux d’elle dans cette rencontre. Il est vrai qu’il est bien difficile à un homme un peu délicat en mérite de conserver sa liberté en la compagnie du sexe féminin, quand la nature a donné à ces aimables conquérantes les dons de se faire aimer.

Nous lisons qu’un philosophe moderne ayant fait tous ses efforts pour ne pas sentir la foiblesse de l’amour, fit une ferme résolution de ne voir jamais de femmes, espérant par ce moyen que leurs charmes ne troubleroient point son repos ; mais étant un jour dans sa solitude ordinaire, qui étoit comme un petit désert, où il n’entroit personne, deux pigeons se caressoient tendrement sur un jeune arbrisseau que la nature avoit fait naître dans ce lieu solitaire. L’amour prit plaisir dans ce moment à faire considérer avec attachement à ce philosophe rêveur toutes les petites manières innocentes et toutes charmantes dont cette aimable colombine se servoit pour faire connoître à son galant qu’elle l’aimoit. Ces tendres pensées lui inspirèrent l’envie d’aimer le chef-d’œuvre que Dieu a créé pour l’homme ; c’est de la manière qu’il en parle, après son retour d’indifférence, ayant toujours regretté les précieux moments qu’il n’a pas employés à aimer les jolies femmes.

Revenons au marquis du Bordage, qui ne pouvoit perdre l’idée charmante de sa belle Diane, qui avoit pris sa liberté comme les autres conquêtes qu’elle avoit faites. Ce passionné marquis ne pouvant trouver les moyens de faire connoître à mademoiselle de Bourbon combien il languissoit pour elle, lui écrivit ce qui suit dans la tablette que cette belle mignonne avoit perdue en courant le cerf, dans le plus épais de la forêt, et que ce tendre cavalier avoit trouvée à ses pieds ; voici ce qu’il y grava en la lui renvoyant :

Rien ne me touche tant que mon incomparable.
Je découvre en elle plusieurs charmes secrets,
Et mille appas et mille attraits,
Dont la douce force est pourtant inévitable.
De la douceur, point de fierté,
Un air qui n’est point affecté,
Un port majestueux, un esprit agréable
Qui range tous les cœurs sous son divin pouvoir,

Et leur peut en l’aimant faire à tous concevoir
Un bonheur sans égal et même inexprimable.

Mademoiselle de Bourbon fut toute surprise de voir dans sa tablette des vers écrits d’une main inconnue et qui faisoient une partie de son portrait, le marquis ne l’ayant pas voulu achever, afin d’avoir encore un sujet une autre fois de la surprendre, ce qui lui étoit assez difficile, car cette adorable perfection étoit fort réservée et ne voyoit point le monde, étant très-souvent à la campagne, à un beau château qui lui appartenoit, à deux lieues de Saint-Germain.

Le marquis se sentant éperdûment amoureux, et ne pouvant être assez heureux pour jouir de la présence de son incomparable, prit les habits de la jardinière, à qui il ressembloit beaucoup, et que depuis longtemps il ménageoit pour ce dessein. Mademoiselle de Bourbon étoit accoutumée à venir tous les matins cueillir des fleurs dans le jardin et à passer quelques heures dans l’entretien rustique des paysannes qui venoient cultiver les parterres du jardin. Le marquis déguisé s’étoit mis dans un coin pour tirer de méchantes herbes qui gâtoient des jasmins et des orangers, quand notre belle, qui aimoit passionnément ces petits arbrisseaux, fut trouver celle qui les accommodoit dans une propreté sans égale, et lui dit, en riant : « Ah ! ma chère, que vous êtes propre au jardinage ! je n’ai point encore vu une personne si adroite que vous. »

Le marquis, qui se sentit le cœur ému de ces douceurs, lui répondit, en copiant la paysanne, qu’elle se croyoit la plus fortunée de toutes celles de son village, puisqu’elle avoit le bonheur de plaire à une si illustre personne. Mademoiselle de Bourbon aperçut au langage de cette fille de la différence au jargon ordinaire des bocagères. Elle lui demanda, en la regardant fixement, d’où elle étoit, et si elle n’avoit jamais été dans les villes. La jardinière parut si spirituelle à cette charmante demoiselle, qu’elle entra en soupçon que ce ne fût quelqu’un qui se fût déguisé pour lui parler. Ces pensées la firent retirer plus tôt qu’elle n’auroit fait. Le marquis se voyant seul, et n’ayant pas encore fait de grands progrès dans son amour, s’avisa d’écrire ces vers sur l’écorce des arbres du jardin :

Belle pour qui l’amour se déguise aujourd’hui,
En voyant vos beaux yeux, je demeure ravi.
Plusieurs me charment l’œil, mais une au cœur me tire
Des traits si forts, si doux, que doux est mon martyre.

Comme le marquis achevoit ces tendres paroles, les autres paysannes l’appelèrent pour travailler dans les allées de verdure qui composoient ce beau lieu.



FIN.
  1. A Cologne, chez P. Marteau, 1695. In-12 de 171 pp.

    Au frontispice, Louis XIV, l’air triste et soucieux, regarde un Amour étendu mort à ses pieds ; à sa gauche, deux Amours ; à sa droite, deux autres Amours s’empressent auprès de lui ; une femme, coiffée d’une fontange, tient par la main les Amours de droite. A chaque extrémité du tombeau où gît l’Amour, un Amour tient son flambeau renversé. — Le titre est donc justifié ; c’est bien le tombeau des Amours.

    Sur le devant du tombeau, on lit : « Hélas ! notre règne est fini ! » au bas de la gravure, ces quatre vers informes :

    Adieu, trop aimables amours
    Qui avez su me charmer si tendrement.
    Ah ! je ne sens plus pour vous
    L’ardeur qui me touchoit si vivement.

    De la main droite du Roi se déroule une bande avec ces mots : « Il est incomparable. »

  2. Ces lignes en italique ont la prétention d’être des vers de mesure inégale ; ils valent ceux du frontispice. Voir page 242, note 150. Il faut lire sans doute :
    Est-il rien de si doux qu’une ardeur innocente
    Qu’un rare mérite fait naître dans nos âmes ?
    Je ne vois nul bonheur à respirer le jour
    Si de l’univers on bannit l’amour.
    Tous les plaisirs se trouvent dans sa suite
    Et sans aimer la vie est un supplice.

    Voyez également ci-dessous ; l’auteur a risqué d’autres vers aussi dépourvus de sens, de mesure et de rime que le sont ceux-ci.

  3. Ce libelle a été publié en 1695. — C’est à peu près le temps où la pièce précédente place les amours du Roi avec Mlle du Tron.
  4. Voy. t. II, pp. 1-24.
  5. Les deux lignes qui précèdent et celles qui suivent jusqu’au dernier paragraphe de la p. 10 sont copiées sur la deuxième historiette du 2e volume de ce Recueil (pp 31-33).
  6. Voy. t. II, p. 32.
  7. Voy. t. II, pp. 10 et 21 (notes).
  8. A cette époque (1659), la reine, née en 1601, avoit 58 ans ; Mazarin, né en 1602, avoit 57 ans. Cf. t. I, p. 184.
  9. Ce motif n’étoit point celui qui dirigeoit la généreuse conduite de Mazarin. Voy. t. II, p. 10 et 21 (notes).
  10. Ce mot ne se trouve dans aucun dictionnaire du temps, et n’a même jamais été admis par l’Académie françoise. Cependant on le rencontre à la même époque dans divers autres ouvrages.
  11. Voy. t. II, p. 22.
  12. A cette locution, comme à plusieurs autres et à l’ignorance déjà constatée des règles de notre versification, il est facile de voir que cet opuscule n’a pas été écrit par un françois. Voy. t. II, p. 7.
  13. Le 15 septembre 1665.
  14. Voyez sur cette campagne, Mlle de Montpensier, Mémoires, collection Michaud et Poujoulat, pp. 398-402, et Mémoires de Louis XIV, édition Dreyss, t. II.
  15. Voy. t. II, passim ; la campagne des Pays-Bas est de 1667 ; les amours de Louis XIV avec Mlle de La Valière commencèrent en 1661.
  16. Sur sa noblesse, voy. t. II, pp. 27 et 33.
  17. Voy. t. II, p. 34.
  18. Tout le passage qui suit, jusqu’à : « Mlle de La Valière en parut affligée » p. 249, est la reproduction à peu près exacte de ce qu’on lit au t. II, dans le Palais-Royal ou l’Histoire de Mlle de La Valière.
  19. A partir d’ici, le texte abrége le récit du t. II et en diffère sur des points peu importants, par exemple le billet de la p. 250.
  20. Toujours les lois de la galanterie ; toujours la pratique du Cyrus et de la Clélie. Bussy lui-même s’est conformé aux usages convenus et a inventé les billets, les petits vers et les conversations amoureuses en honneur dans les romans du temps.
  21. Nous rentrons ici dans le texte du Palais-Royal, t. II, p. 41 et suiv.
  22. Sur l’amour de Madame pour le Roi, voy. t. II, p. 99.
  23. Le dictionnaire de l’Académie françoise (5e édition) admet ce mot dans le sens où il est employé ici, c’est-à-dire de complaisante. Ni Richelet, ni Furetière dans leurs diverses éditions, ne l’ont enregistré.
  24. Voy. t. II, p. 8.
  25. Voy. t. II, p. 42.
  26. Sur cette première retraite à Chaillot, voyez t. II, p. 42.
  27. Le Palais Brion (et non Biron, comme on l’a imprimé par erreur, t. II, p. 44) étoit un lieu de plaisir où tantôt le Roi, tantôt le jeune duc d’Anjou son frère, donnoient fréquemment des dîners et des bals, dans les plus mauvais jours de la Fronde. Loret dans sa Muze historique (1er vol.), décrit souvent des fêtes de ce genre, et certains incidents qu’il relève donnent une curieuse idée des mœurs du temps.
  28. Ici l’auteur, pour abréger, passe quelques circonstances qui se lisent dans le Palais-Royal. T. II, p. 44.
  29. Dans le Palais-Royal ces prétendus vers sont remplacés par une lettre, t. II, p. 45.
  30. Pour tout ce qui suit, voy. II, 47.
  31. Dans son Teatro gallico (Amst., 1691, 3 vol. in-4o, t. I, pp. 524-525), Gregorio Leti dit : « Tra le donne che odiavano il più nella corte La Valiera, vi erano la duchessa di Orleans e la contessa di Soissons » ; parmi les dames de la Cour qui détestoient le plus La Valière, étoient la duchesse d’Orléans et la comtesse de Soissons. — Mais il ajoute : « Fù cosa miravigliosa che, nell’orditura di questa cabala si scontrasse che fossero senza parte alcuna la principessa Palatina, la duchessa di Soubize, e la signora di Luynes, che s’andava susurrando nella corte che ciascuna di queste havesse pretentione di poter colpire agli amori col Rè… ma potrebbe qui dirmi alcuno, e chi poteva sapere il segreto del cuore di queste Dame, e d’altre che aspirassero agli amori del Rè ? Questo io non so,… ma un certo cavaliere in Parigi, che mi honorava di confidar meco molte memoriette, mi disse un giorno… che nel tempo che si erano incaloriti gli amori del Rè con La Valiera non vi era dama alcuna nella corte di qualche garbo e bellezza che non mostrasse gelosia visibile, e che lui stesso haveva inteso dire a molte « La Valiera è più fortunata di tutte noi. » — Ce fut une chose merveilleuse que, pendant que se tramoit cette cabale, la princesse Palatine, la duchesse de Soubise et madame de Luynes n’y prirent aucune part, bien qu’on murmurât dans la Cour que chacune d’elles eût des prétentions à l’amour du Roi. Mais qui pourroit me dire le secret du cœur de ces dames et des autres qui aspiroient à l’amour du Roi ? Je ne sais, mais un gentilhomme de Paris qui m’honoroit de sa confiance et m’a fourni quelques petits mémoires me disoit que, au temps où les amours du Roi avec La Valière étoient dans toute leur ardeur, il n’y avoit à la Cour aucune dame de quelque élégance et de quelque beauté qui ne s’en montrât visiblement jalouse, et que lui-même avoit entendu dire à plusieurs : La Valière est plus heureuse que nous. »
  32. Voy. t. II, p. 49.
  33. Ici s’arrête l’emprunt fait au Palais-Royal, t. II, p. 49. Il reprend, après un passage visiblement interpolé, à ces mots : « Sa Majesté ayant quitté le marquis de Bellefonds, le jour suivant vit,… etc. »
  34. Le traité dont il est question ici est évidemment le Traité de Breda, signé entre l’Angleterre, d’une part, la France, le Danemarck et la Hollande de l’autre. Le traité, dit le P. d’Avrigny, fut ratifié le 24 du mois d’août. Il portoit entre autres choses que les États-généraux envoyeroient des commissaires à Londres pour le règlement du commerce des Indes.

    Mais dès le mois de janvier 1668, l’Angleterre, la Suède et la Hollande, alarmées des conquêtes que le Roi de France faisoit en Flandre, signèrent un traité par lequel ils s’engageoient à fournir chacune 15,000 hommes pour la défense des Pays-Bas, que le Roi d’Espagne n’étoit pas en état de défendre… Les confédérés firent dire à Louis XIV qu’ils ne vouloient que la paix, mais qu’ils se déclareroient contre celui qui ne la voudroit pas avec eux. Le Roi répondit qu’il étoit près de la conclure pourvu qu’on lui cédât ses conquêtes. On s’assembla là-dessus à Aix-la-Chapelle, et, pendant qu’on négocioit, il entreprit la conquête de la Franche-Comté.

  35. En 1668. Louis XIV revendiquoit la Franche-Comté au même titre que la Flandre, en vertu des droits de la reine, fille de Philippe III.
  36. Le prince de Condé, que le marquis de Louvois vouloit, en quelque sorte, opposer à Turenne, dont la faveur lui donnoit de l’ombrage, prit Besançon en deux jours, malgré la saison (7 février 1668). — Voy. Mémoires du P. d’Avrigny.
  37. La ville envoie vers Condé deux députés. Ceux-ci « se plaignent qu’on les attaque, étant comme ils sont ville impériale, en paix avec le Roy très-chrétien, aussi bien que tout l’Empire, et ne luy en ayant jamais donné le sujet ; offrent ensuite de le recevoir, s’il vient, mais en cette qualité de ville impériale ; passent enfin jusques à le choisir pour protecteur, aux mêmes conditions que Louis XI l’avoit été. » Le prince de Condé refuse, et la ville est obligée de se rendre : « ainsi le prince qui n’avoit paru devant cette place que le sixième février, y entra le lendemain septième au matin. » Pellisson, Hist. de Louis XIV, liv. V.
  38. Il semble que les deux paragraphes précédents, étrangers au récit, aient été interpolés.
  39. Voy. t. II, p. 49 (texte et notes), pour tout ce qui suit. Les deux textes ont cependant quelques légères différences.
  40. Mémoires de Montpensier, 1662. « Le Roi se promenoit souvent pendant l’hiver avec la Reine : il avoit été avec elle deux ou trois fois à Saint-Germain et l’on disoit qu’il avoit regardé La Mothe-Houdancourt, une des filles de la Reine, et que La Valière en étoit jalouse. C’étoit la comtesse de Soissons qui conduisoit cette affaire, et la Reine haïssoit plus La Mothe que La Valière ; elle eût eu plus de penchant à croire que le Roi en étoit amoureux qu’à voir qu’il l’étoit de l’autre. » Suit l’histoire des grilles posées aux fenêtres, et qui se retrouvent au matin dans la cour, du refus de Mlle de La Mothe qui auroit osé dire au Roi : « Je ne me soucie ni de vous ni de vos pendants d’oreilles, puisque vous ne voulez pas quitter La Valière. » — « Or, ajoute Mademoiselle, ceux qui voyoient le plus clair étoient persuadés que le Roi ne s’empressoit auprès de La Mothe que pour cacher la passion qu’il avoit pour La Valière. »
  41. Le paragraphe suivant, jusqu’au milieu du paragraphe où l’on voit le Roi chez La Valière, rêvant et lisant, ne se retrouve pas dans le Palais-Royal.
  42. Nous rentrons dans le texte du Palais-Royal, mais avec d’assez notables différences. Cf. t. II, p. 51-52.
  43. Ce qui suit n’est pas dans le texte du Palais-Royal.
  44. Voir t. II, p. 53, les notes et le texte. Ce qui suit en diffère notablement.
  45. Voy. t. II, p. 73.
  46. Le récit qui suit se retrouve t. II, pp. 87-88.
  47. Claire-Clémence de Maillé Brézé, née en 1628, fille de Urbain de Maillé, marquis de Brézé, maréchal de France, etc., et de Nicole du Plessis de Richelieu, sœur puînée du cardinal. Mariée le 11 février 1641 à Louis de Bourbon, prince de Condé, elle mourut le 16 avril 1694. Les Mémoires de Lenet parlent longuement de sa conduite politique pendant la Fronde ; après cette bruyante époque, il est assez peu, mais assez mal parlé d’elle.
  48. Voy. t. II, p. 69.
  49. Voy. t. I, p. 163.
  50. Le prince Louis-Charles de Courtenay avoit dû épouser Hortense Mancini. Fils du prince Louis de Courtenay et de Lucrèce-Chrétienne de Harlay, il étoit né en 1640. Après l’expédition de Gigery, il avoit suivi le Roi en Flandre et fut blessé à Douai (1667). Il épousa, le 9 janvier 1669, Marie de Lameth, de qui il eut un fils tué au siége de Mons, en 1691 ; puis, en secondes noces, Hélène de Besançon. Il mourut le 28 avril 1723, âgé de 83 ans.
  51. Tout ce paragraphe encore est un hors d’œuvre.
  52. Voy. sur Mme de Créqui et le légat, t. II, p. 80.
  53. Voy. t. II, p. 80.
  54. Voy. t. II, p. 145 et suiv. : «la Princesse, ou les amours de Madame. »
  55. Encore un épisode étranger au récit principal.
  56. Le 29 juin 1670, selon le P. Buffières, le 30 juin, suivant le P. d’Avrigny. — Voy. Floquet, Études sur la vie de Bossuet, t. III, p. 410, et une longue note à la fin du 2e vol. des Mémoires de Saint-Simon, édit. en 13 vol.
  57. Voy. t. II, p. 359, l’histoire de Mme de Montespan. — De longues pages sur Mlle de La Valière ; six lignes pour Mme de Montespan : on voit combien ce pamphlet laisse à dire.
  58. Voy. t. III, p. 3, le Passe-temps royal ou les amours de Mlle de Fontanges. On y retrouve tout ce qui suit ; mais de nombreux passages ont été supprimés ici, pour abréger.
  59. Le Passe-temps royal dit : « avec madame D. L. M. » — Le nom de Mme de Maure, qui étoit morte à la fin d’avril 1663, est une preuve, qui s’ajoute à toutes les autres, de la négligence avec laquelle a été faite cette fade compilation.
  60. Mot forgé par l’auteur et qui ne se trouve pas dans le Passe-temps royal, d’où ce récit est tiré.
  61. Cet épisode, comme plusieurs des précédents, ne se rattache en aucune façon au récit.
  62. Il ne s’agit pas encore ici de la grande expédition commandée par les ducs de Beaufort et de Navailles à la tête de plus de 5,500 François (25 juin 1669), mais d’une sorte de coup de main tenté par quelques gentilshommes, nommés ici, et qui, d’après les Fastes de la maison de Bourbon, abordèrent à Candie le 29 avril 1668.
  63. Le comte de Saint-Paul, fils de la célèbre duchesse de Longueville, la sœur du grand Condé. Né le 29 janvier 1649, Charles-Paris d’Orléans, duc de Longueville, comte de Saint-Paul, fut tué au passage du Rhin le 12 juin 1672.
  64. Henri-Ignace de La Tour d’Auvergne, neuvième enfant de Frédéric-Maurice de La Tour d’Auvergne, duc de Bouillon et de Eléonore-Fébronie de Bergh, neveu de Turenne. Il mourut le 20 février 1675.
  65. Les Fastes de la maison de Bourbon le nomment comte de La Feuillade. En effet, le comte puis duc de La Feuillade avoit bien le duché de Roannez, que sa femme, Charlotte Gouffier lui avoit apporté en dot en avril 1667 ; mais Charlotte Gouffier tenoit ce duché de son frère Artus, qui en conserva le nom jusqu’à sa mort en 1696.
  66. Voy. ci-dessus, p. 265, note.
  67. Dans le Passe-temps royal, le nom de la duchesse de Créqui est remplacé par celui de la duchesse d’A. ou d’Arpajon, et les vers qui suivent par un énigme digne de ceux qui figurent dans les gaillardes poésies du capitaine Lasphrise.
  68. Ici, nous rentrons dans le texte du Passe-temps royal, III, 49.
  69. Voy. t. III, p. 49.
  70. Le texte de ce billet et du suivant diffère de celui des billets écrits dans le même sens et dans les mêmes circonstances, et reproduits dans le Passe-temps royal.
  71. Voy. t. II, p. 469.
  72. Ces vers ne se trouvent pas dans le Passe-temps royal.
  73. On connoît les stances de Voiture « sur une dame dont la jupe fut retroussée en versant dans un carosse à la campagne » ; mais c’étoit à une époque antérieure. Loret raconte une aventure semblable et ne tarit pas en éloges sur les beautés qui furent alors dévoilées aux curieux. — C’est à Mlle de Longueville, sage et respectée, que Loret adressoit les Lettres en vers de sa Muze historique.
  74. Le Passe-temps royal nomme cette fille d’honneur Mlle de Beauvais. Voy. t. III, p. 54.
  75. La seconde madame, Charlotte-Elisabeth de Bavière, la princesse Palatine, mère du Régent : elle avoit épousé le duc d’Orléans, veuf de madame Henriette, le 16 décembre 1671.
  76. Marie-Anne-Christine-Victoire de Bavière, qui avoit épousé monseigneur le Dauphin, le 28 janvier 1680. Cette princesse étoit fille de Ferdinand-Marie, duc de Bavière, et de Adelaïde-Henriette de Savoie ; elle mourut le 20 avril 1690.
  77. Le dialogue qui suit manque dans le Passe-temps royal.
  78. Le Passe-temps royal arrête ici le récit des amours du Roi et de Mlle de Fontanges. Ce qui suit ne se retrouve pas dans les pamphlets de ce Recueil.
  79. Encore une interpolation dans le texte. Au milieu des amours de Mlle de Fontanges (1680), l’auteur revient sur la campagne de Flandre (1667), dont nous avons déjà parlé.
  80. Voy. t. II, p. 80.
  81. Voy. ci-dessus, p. 265.
  82. Voy. t. II, pp. 467 et suiv., t. III, p. 58.
  83. « Le 28 du mois dernier, dit la Gazette de France du 5 juillet, Marie-Angélique de Scorailles, duchesse de Fontanges, mourut à Port-Royal, au faubourg Saint-Jacques, après une longue maladie, âgée de 22 ans. Son corps a été enterré dans l’église de ce monastère, et son cœur a été porté en l’abbaye royale de Chelles, dont sa sœur est abbesse. »
  84. Voy. t. III, pp. 65 et suiv.
  85. La jouissance de la terre de Chantilly avoit été donnée par la reine Anne d’Autriche au prince de Condé ; Louis XIV la lui abandonna, en toute propriété, en 1661.
  86. Ces fêtes mythologiques, dans le goût de la fête donnée à Rambouillet à Cospeau, sont bien de ce temps où les femmes aimoient à se faire peindre en déesses, surtout en Dianes. — Voy. Cospeau, évêque d’Aire, de Nantes et de Lisieux, sa vie et ses œuvres, par Ch.-L. Livet, 1 vol. in-12.
  87. Les nouvelles fortifications de Dunkerque étoient achevées depuis le mois de mai 1671 ; le Roi, qui avoit visité la place le 2 décembre 1662, quelques jours après la prise de possession qui est du 27 novembre, n’y retourna point l’année qui suivit la mort de Mlle de Fontanges.
  88. Dunkerque put supporter, en 1694 et 1695, deux bombardements sans en trop souffrir. Les fortifications furent détruites en 1712, à la suite du traité d’Utrecht.
  89. On lit dans les Fastes des rois de la maison de Bourbon, sous la date du 3 juin 1672 : « le Roy prend Orsay en trois jours ; le vicomte de Turenne prend Buric en deux jours ; » et sous la date du 4 : « M. le Prince réduit Vesel en trois jours. »
  90. Rien n’est plus faux que ce sentiment odieux prêté à Mlle de La Valière, qui, depuis son entrée au couvent, fit l’admiration de toute la Cour et de tout son couvent par son détachement sincère des choses du monde.
  91. L’opinion publique alla même jusqu’à accuser Mme de Montespan d’avoir empoisonné sa rivale. Le Roi, craignant un scandale, défendit qu’on fît l’autopsie du corps de Mlle de Fontanges. Voy. sur cette affaire, sur les dépositions de la Filastre, témoin dans le procès de la Voisin, etc., Mme de Montespan, par P. Clément, 1 vol in-8o, Paris, Didier, pp. 402-405.
  92. Mlle de Montpensier. En cette année 1681, Lauzun quittoit Pignerol, où il avoit été enfermé dans le temps où Fouquet y étoit lui-même, et venoit prendre les eaux à Bourbon, où il rencontra Mme de Montespan. Il ne reparut devant le Roi qu’en 1682. Toute la conversation qui suit est imitée d’un passage analogue qu’on a pu lire au t. II, pp. 259 et suiv.
  93. Ces mots « poussez votre fortune » sont prêtés à Mme de Montespan, dans le Perroquet ou les Amours de Mademoiselle. — Le Roi les répète, après Mme de Montespan. Voy. II, 261. Mais, d’après ce dernier libelle, c’est en 1670 que cet entretien auroit eu lieu.
  94. Voy. t. III, pp. 194 et 489. Ce n’est certainement pas avec lui que le Roi peut avoir eu la conversation rappelée ici ; et s’il s’agit du vicomte de Turenne, il étoit mort depuis le 27 juillet 1675.
  95. Il n’y avoit pas de duchesse de Gerzay, mais une marquise de Jarzé, de la famille de celui dont il a été parlé, t. I, p. 74. Le Jarzé dont il s’agit ici acheta en 1685 le régiment d’Hamilton au prix de 11,000 écus ; en 1688 il eut le bras emporté à Philipsbourg ; il conserva cependant son régiment jusqu’en 1691, et le vendit alors 40,000 francs au marquis de Montendre. En 1692, il voulut racheter le régiment de dragons de Barbezières au prix de 80,000 francs : le Roi ne lui permit pas de reprendre du service, après l’avoir quitté. Nous le retrouvons le 18 avril 1708 nommé ambassadeur en Suisse et autorisé à ne se rendre à son poste qu’au mois de septembre ; mais, dans l’intervalle, étant à son château de Jarzé en Anjou, il fit une chute si malheureuse qu’il fut hors d’état de s’acquitter de son emploi et dut donner sa démission. Son avarice y trouvoit son compte. Sa femme et sa mère se félicitoient fort, après qu’il eut quitté l’armée, de pouvoir le retenir en Anjou : peut-être ne furent-elles pas étrangères au parti qu’il prit de renoncer à son ambassade. Voyez Saint-Simon, Dangeau, Sévigné, etc.
  96. Il s’agit de la deuxième femme du duc, Marguerite-Louise de Béthune, veuve du comte de Guiche, qu’il épousa le 6 février 1682. Celle-ci, qui s’étoit mariée pour la première fois le 23 janvier 1658, avoit alors 37 ans. Mais, en 1704 (3 mars), Mme de Coulanges écrivoit à Mme de Grignan : « Nous avons eu la duchesse du Lude quatre jours ici. Cela devient ridicule d’être aussi belle qu’elle l’est ; les années coulent sur elle comme l’eau sur la toile cirée. » — Saint-Simon dément ce qu’on dit ici du plaisir que trouvoit le Roi dans la conversation de la duchesse. Voici d’ailleurs le portrait qu’il trace d’elle :

    « La duchesse du Lude étoit sœur du duc de Sully, fille de la duchesse de Verneuil et petite-fille du chancelier Séguier. Elle avoit épousé en premières noces ce galant comte de Guiche, fils aîné du maréchal de Grammont, qui a fait en son temps tant de bruit dans le monde, et qui fit fort peu de cas d’elle et n’en eut pas d’enfants. Elle étoit encore fort belle (1696) et toujours sage, sans aucun esprit que celui que donne l’usage du grand monde et le désir de plaire à tout le monde, d’avoir des amis, des places, de la considération, et avoir été dame du palais de la Reine : elle eut de tout cela, parce que c’étoit la meilleure femme du monde, riche, et qui, dans tous les temps de sa vie, tint une bonne table et une bonne maison partout, et basse et rampante sous la moindre faveur, et faveur de toutes les sortes. Elle se remaria avec le duc du Lude par inclination réciproque… Elle demeura toujours attachée à la Cour, où sa bonne maison, sa politesse et sa bonté lui acquirent beaucoup d’amis, et où sans aucun besoin, elle faisoit par nature sa cour au ministre, et tout ce qui étoit en crédit, jusqu’aux valets. Le Roi n’avoit aucun goût pour elle, ni Mme de Maintenon ; elle n’étoit presque jamais des Marlys, et ne participoit à aucune des distinctions que le Roi donnoit souvent à un petit nombre de dames. »

    Est-il besoin de dire maintenant que la conversation qui suit n’est ni vraie ni vraisemblable ?

  97. Voy. la table.
  98. Louis de Lorraine, comte d’Armagnac, fils aîné du comte d’Harcourt « cadet la Perle, » l’ami du poète Saint-Amant. Il étoit frère du chevalier de Lorraine et du comte de Marsan. Né en 1641 il mourut en 1718. Il avoit épousé Catherine de Neufville. La prétendue passion dont il est parlé ici n’est connue que par ce libelle.
  99. Denis Talon, fils d’Omer Talon II et de Françoise Doujat, succéda à son père dans sa charge d’avocat-général au Parlement, en 1652. On lui attribue à tort, selon Moréri, le livre de l’Autorité des Rois qui est de Rolland Le Vayer de Boutigny. Il avoit épousé Marie-Elisabeth-Angélique Favier du Boulay, dont il eut Omer Talon III, marquis du Boulay, qui quitta la robe, où sa famille s’étoit illustrée, pour l’épée. Denis Talon mourut en 1698.
  100. Charles de Lorraine, comte de Marsan, frère cadet du comte d’Armagnac (p. 294, note) et du chevalier de Lorraine, « qui n’avoit ni leur dignité ni leur maintien, » et dont ils ne faisoient aucun cas, dit Saint-Simon, étoit « un extrêmement petit homme, trapu, qui n’avoit que de la valeur, du monde, beaucoup de politesse et du jargon des femmes, aux dépens desquelles il vécut tant qu’il put… M. de Marsan étoit l’homme de la cour le plus bassement prostitué à la faveur et aux places, ministres, maîtresses, valets, et le plus lâchement avide à tirer de l’argent de toutes mains. » Il avoit épousé, le 22 décembre 1682, la marquise d’Albret, qui mourut sans enfants le 13 juin 1692, et, en secondes noces, Mme de Seignelay, sœur des Matignon (21 février 1696), qui mourut en décembre 1699, lui laissant deux fils.
  101. Les lettres-patentes pour la fondation de Saint-Cyr sont de juin 1686 ; c’est seulement du 30 juillet au 2 août de cette même année que les jeunes filles reçues précédemment à Noisy passèrent à Saint-Cyr, et le 3 août qu’eut lieu l’inauguration de la maison. Dans la liste, si complète, des demoiselles élevées à Saint-Louis, et donnée par M. Lavallée à la suite de son ouvrage Mme de Maintenon et la maison royale de Saint-Cyr, on ne trouve pas le nom de Mlle de Béthune.
  102. L’auteur veut dire, et il l’explique plus loin, que : « le comte de Marsan, qui sollicitoit tous les jours Mme de Maintenon pour Mlle de Béthune…, étoit journellement chez elle, c’est-à-dire chez la marquise. »
  103. L’église de Saint-Lazare étoit le seul bâtiment qui fût resté de l’ancien hôpital de Saint-Lazare, après que saint Vincent de Paul en eut pris possession. — Saint-Lazare est devenu une prison de femmes, rue du Faubourg-Saint-Denis.
  104. Le comte de Marsan n’avoit pas de tante qui se nommât Mme de La Roche, ni du côté de son père ni du côté de sa mère.
  105. Il faudroit évidemment : « et le conduisirent » ; mais nous suivons fidèlement le texte.
  106. Le siége de Saint-Omer, et la prise de la ville par Monsieur, frère du Roi, après 20 jours de tranchée, est du 20 mai 1677. On voit quelle confusion dans les dates.
  107. Le duc de La Feuillade avoit été fait maréchal de France en 1675.
  108. Aucune des demoiselles de Grancey ne figure sur les listes des demoiselles élevées à Saint-Cyr.
  109. La famille de Grancey n’avoit aucune alliance qui pût faire du marquis de Joyeuse ou du marquis de Villars des cousins de mesdemoiselles de Grancey.
  110. Quand les églises paroissiales ont été unies à des chapitres séculiers ou réguliers ou à d’autres bénéfices, les titulaires de ces bénéfices prennent le titre de curés primitifs. Les vicaires qui desservent les paroisses au lieu des curés primitifs doivent être perpétuels ; par déclaration du Roi du 15 janvier 1731, les vicaires perpétuels ont le droit de prendre en tous actes la qualité de curés. (Loix ecclés. de France, par Louis d’Héricourt, 1 vol. in-fol., 1771, p. 420, col. 1.) — Les titulaires des bénéfices ne donnoient à leurs vicaires (ou curés) perpétuels qu’une pension aussi peu élevée que possible, et il y avoit, en effet, nécessité d’aviser : « Si l’on entroit, dit le comte de Boulainvilliers, dans le détail de la pauvreté du quart des curés du royaume, il se trouveroit qu’il n’y en a pas un qui ne soit mercenaire sordide, et qui n’ait une subsistance incomparablement moindre que les plus vils domestiques ne l’ont à Paris. » (6e mém.)
  111. Elégant.
  112. Tout-à-fait.
  113. Lisez : le marquis de Rannes, Nicolas d’Argouges, lieutenant-général des armées du Roi, colonel-général des dragons ; il avoit épousé Charlotte de Bautru. Il fut tué en Allemagne en 1678, laissant un fils qui exerça dans l’armée des emplois considérables.
  114. Le 11 août 1674, le prince d’Orange fut défait, avec trois armées, à la bataille de Senef, par le prince de Condé. Notons toujours la même confusion dans les dates.
  115. Voy. la table. — Charles-Henri de Lorraine, prince de Vaudemont, fils du duc Charles IV et de Mme de Cantecroix, sa femme de campagne, comme on l’appeloit, servoit contre nous. — C’est donc encore un nom mis au hasard.
  116. Personnage imaginaire.
  117. Le jeu de l’Hombre ne figure dans la maison des jeux académiques de Lamarinière ni en 1654 ni en 1665. Mais l’Académie universelle des jeux (1718) ne consacre pas à ce jeu moins de 65 pages, dont les huit dernières sont un glossaire des termes employés. — Hombre, dit-on, c’est le nom du jeu ; il nous vient des Espagnols et tient beaucoup du flegme de la nation. — En esp., hombre signifie homme.
  118. Le teorbe ou plutôt tuorbe (en italien tiurba, du nom, dit-on, de l’inventeur), étoit une sorte de luth à deux manches.
  119. Nous avons vainement cherché sur ce Desnué, qui cependant n’est pas inconnu, des renseignements dans l’état des musiciens de la chambre du Roi et de Monsieur, dans le Livre commode des adresses (1692) parmi les professeurs de musique, dans le Parnasse français de Titon du Tillet, dans le Dictionnaire biographique des musiciens, de Fétis, dans Saint-Simon et Dangeau, etc.
  120. « Les Turcs n’ont point de lits, dit Furetière, mais seulement des matelas qu’ils étendent la nuit sur un sopha. » Vo lit.
  121. « Crespine de fil d’or, ou d’argent ou de soie, qui se termine en petites houpes façonnées et qui représentent une cloche (campana). On en met aux pentes d’un lit, aux impériales de carosses et aux autres endroits où on veut mettre de riches crespines. » — Furetière, vo campane.
  122. Le long épisode qu’on vient de lire ne se rattache en aucune façon ni à ce qui précède ni à ce qui suit.
  123. Le P. de la Chaise.
  124. Peut-être.
  125. Il y avoit, à cette époque, un capucin nommé le P. Ange qui s’occupoit beaucoup de médecine. Mme de Sévigné en parle assez souvent. Il fut appelé auprès de Mme la Dauphine en 1690. On a bien publié une Histoire du roy Louis le Grand par les médailles, emblèmes, devises, jetons, etc., etc., dont la 2e édition, augmentée de 5 pl., est de 1693. Mais l’auteur est le P. Claude-François Ménétrier. Ce qu’on trouve le plus dans son ouvrage, c’est le Roi en Jupiter, en Apollon, en Hercule et en Soleil. Nous n’avons pas trouvé de fleuve Achéloüs.
  126. C’est-à-dire : et qu’une main autre pour eux que pour le reste des hommes réglait leur sort.
  127. Voir plus haut les Amours de Louis XIV et de Mlle du Tron.
  128. Nom imaginaire, comme celui de Mlle Gisson, qui suit.
  129. Voy. la note précédente.
  130. Nom imaginaire.
  131. Le nom de Mme de Chartres nous reporte au-delà de 1692, puisque c’est le 12 février de cette année que Philippe d’Orléans, duc de Chartres, fils du duc d’Orléans et neveu de Louis XIV, épousa mademoiselle de Blois, légitimée de France, fille du Roi et de Mme de Montespan, née en juin 1677.
  132. François-Louis de Rousselet, comte de Châteaurenaud, étoit à cette époque un des quatre lieutenants-généraux des armées navales. En 1661, il étoit déjà enseigne de vaisseau ; en 1672, chef d’escadre ; grand’croix de l’ordre de Saint-Louis, à la création, il fut nommé maréchal de France en 1703, et mourut en 1716. Il eut un fils qui fut capitaine de vaisseau et chevalier de Saint-Louis. Le dernier fait d’armes maritime que rapporte de lui la Gazette, entre 1687 et 1703, consiste dans la part qu’il prend à la défaite des flottes anglaise et hollandaise sur les côtes d’Angleterre (Extraord. du 27 juillet 1690).
  133. Une des petites-filles du Grand Condé, née du prince Henri-Jules et d’Anne de Bavière, seconde fille d’Edouard de Bavière, prince palatin du Rhin et d’Anne de Gonzague ; deux princesses portèrent ce nom : l’une étoit Marie-Thérèse, née en 1666, mais qui étoit mariée à cette époque, puisqu’elle épousa, le 29 juin 1688, le prince de Conti ; l’autre étoit Anne-Louise-Benedicte de Bourbon, née le 8 novembre 1676 ; le 19 mars 1692 elle épousa le duc du Maine, un mois environ après le mariage de Mlle de Chartres.
  134. Un marquis du Bordage fut tué à la prise de Philisbourg, par le Dauphin, octobre 1688 : il commandoit un régiment que le Roi donna au duc du Maine, le futur époux de mademoiselle de Bourbon. (Voy. la note précédente.) Le fils obtint du Roi la promesse d’un régiment, et mille écus de pension. René de Montboucher, marquis du Bordage, ayant épousé en 1669 Elisabeth Goyon, héritière du marquis de La Moussaye, son fils étoit bien jeune vers 1690 ou 1692, date approximative de ce pamphlet, pour oser porter si haut ses visées. Mais on sait combien peu de confiance mérite ce libelle.