Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 1/Chapitre 11

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LIVRE 1 CHAPITRE 11

CHAPITRE XI.

Des Revenus que l’Empire Romain avoit dans les Gaules. Des fonds de terre qu’il y possedoit. Origine du Droit de Tiers & Danger.


Avant que de sortir des Gaules pour faire le recensement des nations qui habitoient encore au-delà du Rhin au commencement du cinquiéme siécle, et qui alloient devenir les Hôtes des Romains de cette riche contrée, il faut exposer quels y étoient alors les revenus de l’empire.

Nous avons vû déja[1], que suivant Tite-Live, ce fut dans l’assemblée tenuë à Narbonne vers l’an de Rome sept cens vingt-sept, qu’Auguste imposa un tribut aux Gaules. Tacite nous apprend aussi la même chose. Ce fut l’année huit cens vingt-deux, et par conséquent quatre-vingt quinze ans après l’assemblée de Narbonne, que Civilis prit les armes contre ceux des Romains qui reconnoissoient Vitellius pour empereur. Or Tacite fait dire par Civilis aux Gaulois que ce Batave vouloit engager dans son parti ; qu’il se trouvoit encore dans les Gaules des hommes nés avant qu’elles eussent été assujetties aux tributs. Il paroît donc qu’en l’année huit cens vingt-deux de la fondation de Rome, il y avoit déja près d’un siécle, que les Gaules avoient été renduës tributaires de l’empire, et par conséquent que cet évenement a dû arriver vers l’année sept cent vingt-sept.

Le tribut imposé à cette grande province de l’empire ne consistoit pas seulement à fournir à Rome des troupes auxiliaires. Tacite oppose la condition des Bataves qui n’étoient assujettis qu’à cette espece de subside, à la condition des autres Gaulois. Si nos Bataves, dit Civilis, ont pris les armes, eux qui ne payent point d’imposition, et qui fournissent à Rome pour tout tribut, des soldats, à plus forte raison les Gaulois qu’on charge d’impôts doivent-ils les imiter ?

On peut douter que sous les premiers empereurs toutes les cités des Gaules fussent assujetties aux mêmes contributions. Comme nos cités n’étoient point alors de même condition, comme les unes étoient traitées en sujets et les autres en peuples alliés, il est apparent qu’elles ne payoient pas toutes les mêmes impositions. Ce qui est certain, c’est qu’Auguste avoit rendu toutes les Gaules tributaires. Velleius Paterculus qui a écrit sous Tibere le successeur immediat d’Auguste, dit en faisant le dénombrement des grandes provinces de l’empire, que les Gaules où Domitius avoit fait voir le premier les enseignes romaines, furent soumises par Jules-César. Ce vaste païs, ajoute-t-il, nous paye aujourd’hui un subside en deniers, ainsi que le paye presque tout le reste de la terre.

Mais dès que Caracalla eut donné le droit de bourgeoisie romaine à tous les sujets de l’empire, la difference qui étoit entre les tributs que payoient les cités alliées et les cités sujettes de la Gaule, dût disparoître. Elles dûrent toutes se trouver assujetties aux mêmes impositions : voyons donc en détail, quels étoient les subsides que payoient à Rome les cités des Gaules sous les successeurs de Caracalla.

On ne doit point au reste être surpris que j’approfondisse cette matiere autant qu’il me sera possible. Les finances sont dans tous les Etats, ce qu’est le sang dans le corps humain. D’ailleurs je ne puis mieux donner à connoître quels furent d’abord les revenus de la monarchie françoise dont je veux décrire le premier établissement, qu’en expliquant le moins mal qu’il me sera possible, en quoi consistoit le revenu dont l’empire joüissoit dans les Gaules, lorsqu’elle y fut établie. Clovis et ses successeurs ne firent autre chose pour doter, s’il est permis de parler ainsi, leur couronne royale, que d’y réünir le patrimoine de la couronne impériale.

Le dernier livre d’Appien Alexandrin, le plus précieux des monumens de l’antiquité romaine que nous avons perdu, auroit bien facilité mon travail. Cet auteur nous apprend lui-même qu’il y donnoit un état fidéle des forces que l’empire romain avoit sur pied[2], et des revenus qu’il tiroit de chacune de ses provinces, sous le regne de l’empereur Adrien. C’est le tems où vivoit notre auteur. Un pareil ouvrage composé par un homme aussi-bien informé et aussi judicieux que l’étoit Appien, nous auroit instruits à fond de l’état des finances de l’empire dans le second siécle de l’ère chrétienne, et il nous auroit donné de grandes lumieres sur l’état où elles pouvoient être dans les tems postérieurs. C’est assez regretter une perte que le destin seul peut réparer. Tâchons de nous servir si bien des monumens qui nous restent, que nous ne laissions pas de donner une notion satisfaisante des revenus dont la monarchie romaine joüissoit dans les Gaules durant le quatriéme siécle et le cinquiéme.

Ces revenus, ainsi que ceux dont elle joüissoit dans ses autres provinces, émanoient de quatre sources. La premiere et la plus abondante consistoit dans les profits qui se retiroient des fonds de terre, dont la proprieté appartenoit à l’Etat. La seconde, c’étoit le subside reglé, ou l’imposition personnelle et réelle que chaque citoïen payoit soit à titre de capitation, soit à raison des terres et des autres biens ou effets qu’il possedoit. La troisiéme source des revenus du prince consistoit dans le produit des differens bureaux établis dans les Gaules, pour y faire payer les droits de péage ou de doüane. Les revenus qu’on appelle casuels faisoient la quatriéme source. Ils consistoient dans les réünions des domaines engagés, dans les confiscations, et dans les dons volontaires ou réputés tels, que les peuples faisoient au souverain en certaines occasions. Nous allons à présent parler séparément de chacune de ces quatre sources, ou de ces quatre branches du revenu de l’empire.

L’empire romain a toujours été proprietaire d’une grande quantité de fonds de terre. Une partie de ces fonds provenoit de la portion des terres que les Romains avoient coutume d’approprier à la république dans les païs qu’ils conquéroient. Ils en avoient usé dans plusieurs cités des Gaules comme en Sicile et ailleurs. L’autre partie de ces fonds provenoit des terres réünies au domaine de l’Etat, soit par désherence, soit par faute d’avoir acquitté les redevances dont elles étoient chargées, soit pour d’autres cas emportans réünion au domaine du prince.

On lit dans Appien Alexandrin, que les Romains dès leurs premieres conquêtes, avoient pratiqué l’usage d’ôter au peuple subjugué une partie de ses terres pour se les approprier ; et l’on voit par Tite-Live et par les autres historiens latins, qu’on lui imposoit cette peine plus ou moins forte, à proportion de la résistance plus ou moins obstinée qu’il avoit faite. Il arriva encore que dans la suite l’empire réünit à son domaine, les fonds de terre qui appartenoient en toute proprieté aux princes ses alliés, ou plûtôt ses sujets, lorsqu’il lui arrivoit de réduire leurs états en forme de province. Voici, suivant Appien, l’usage que les Romains faisoient de ces terres unies au domaine de la république. On les divisoit d’abord en deux classes, dont la premiere comprenoit les terres actuellement en valeur, et la seconde, les terres en friche. Quant aux terres qui étoient actuellement cultivées, et sur lesquelles il se trouvoit la quantité d’esclaves et de bétail nécessaire pour les faire valoir, on en faisoit deux lots, dont le premier se distribuoit entre les citoïens des colonies que la république établissoit dans le païs conquis pour le tenir dans le devoir. Le second lot se divisoit en deux parties. L’une étoit venduë au profit de l’Etat, afin de l’indemniser des frais de la guerre, et l’autre étoit affermée moyennant une redevance fixe, et stipulée payable en une certaine quantité de denrées.

Tout commerce étant interdit aux citoïens de l’ordre des sénateurs dès le tems de la république, il ne leur a jamais été permis de se rendre adjudicataires de ces baux. Il paroît donc que sous la république et sous les premiers empereurs, c’étoient les chevaliers romains qui les prenoient. Mais dans le bas-empire, il fut prohibé à tous ceux qui avoient quelque emploi au service du prince, et même à tout citoïen enrôlé dans les curies, de prendre à ferme les terres dont la proprieté appartenoit à l’Etat. On craignoit que les personnes qui avoient du crédit ne trouvassent moyen d’avoir ces fermes à trop bas prix, ou d’obtenir des indemnités qui ne seroient pas dûës. Une loi des empereurs Valens, Valentinien et Gratien, défend expressément aux citoïens enrôlés dans les curies, de prendre à ferme, même dans les cités autres que la leur, les métairies et les pâturages qui faisoient partie des domaines de la république. Néanmoins les personnes en crédit trouvoient le moyen d’éluder ces loix, en prenant les baux sous le nom emprunté d’un homme à eux. Voilà l’usage qui se faisoit des terres actuellement en valeur.

Quant aux terres incultes et abandonnées, dont il se trouve toujours une assez grande quantité dans les païs qui viennent d’essuyer les maux de la guerre, comme il étoit impossible de faire au juste l’estimation de leur valeur, on ne les affermoit pas, moyennant une redevance fixe et certaine, évaluée à tant, ou à tant de denrées, quelle que pût être la récolte, elles s’affermoient à des conditions telles que la république ne pouvoit pas être trompée de beaucoup dans ces sortes de marchés, et que d’un autre côté ceux qui les prenoient ne couroient pas le risque d’y perdre excessivement. On adjugeoit donc, en observant les formalités ordinaires, ces terres incultes, à ceux qui se chargeoient de les mettre en valeur, à condition de payer à l’Etat chaque année, non pas une redevance fixe et certaine, mais une redevance proportionnée à la récolte qui se pourroit faire. Cette redevance consistoit ordinairement dans la dixiéme partie des grains et des légumes qui se recueilleroient sur les terres données à défricher, et dans la cinquiéme partie du produit, soit des arbres, soit de celles des plantes qui rapportent durant plusieurs années, lorsqu’une fois elles sont venuës. Rien n’étoit plus équitable ni plus judicieux que l’apprétiation de cette redevance incertaine. On n’obligeoit le tenancier qu’à payer la dixiéme partie des grains et des légumes qu’il recueilleroit, parce que la culture de ces fruits exige beaucoup de soins, et demande beaucoup de dépense, au lieu qu’on l’obligeoit d’un autre côté à payer la cinquiéme partie du produit des arbres fruitiers, et de celui des plantes qui rapportent durant plusieurs années, sans avoir besoin qu’on les renouvelle, parce qu’on recueille ce produit avec moins de frais et moins de sueur. Il est vrai que suivant cette estimation les vignes se trouvent taxées au cinquiéme de leur produit, ce qui nous paroît d’abord une redevance bien lourde. Mais on la trouve plus légere dès qu’on a fait réflexion que la culture de la vigne ne coûte pas autant, à beaucoup près, dans les païs chauds où l’on la fait monter sur des ormeaux, que dans nos contrées. Il est à croire que lorsqu’on planta autour de Paris les vignes dont Julien dit que cette ville étoit environnée de son tems, les Romains se contenterent d’exiger de ceux à qui l’on donnoit des terres en friche pour en faire des vignobles, une redevance moindre que la cinquiéme partie de la vendange.

Comme la moindre redevance que payoient les terres dont la propreté appartenoit à l’Etat, étoit un 10e de leur produit, je crois volontiers qu’on aura donné le nom général de dixiéme, à cette redevance, quoiqu’elle fût en plusieurs occasions beaucoup plus forte. En effet nous venons de voir qu’elle étoit d’un cinquiéme du produit des arbres fruitiers et des plantes qu’il ne faut point renouveller chaque année. Mais on avoit voulu désigner la redevance dont nous parlons, par le nom le moins odieux qu’on put lui donner, et on avoit appellé généralement agri decumani, ou champs sujets à la dixme, des champs dont une partie étoit chargée réellement de payer le cinquiéme de son produit. Encore aujourd’hui, le mot de dixme qui signifie originairement le dixiéme, se donne quelquefois à des redevances ou plus fortes ou moins fortes que le dixiéme.

Quoiqu’Appien ne dise point que la république n’affermoit pas toutes les terres en valeur qu’elle s’approprioit par droit de conquête, et qu’elle en gardoit une partie pour la faire valoir à ses frais, et à son profit, la chose ne laisse point d’être véritable. On voit et par l’histoire romaine, et par plusieurs loix des empereurs, que l’Etat avoit beaucoup de métairies dont les terres étoient cultivées par des esclaves à lui, et dont tous les fruits lui appartenoient, ainsi qu’ils appartiennent au particulier proprietaire d’un héritage qu’il fait valoir par ses mains. Les empereurs faisoient encore nourrir dans ces métairies fiscales des haras et d’autres troupeaux, et suivant l’apparence, c’étoit avec les fruits qui s’y recueilloient qu’on faisoit vivre les personnes qui travailloient dans les manufactures et dans les atteliers publics. Ainsi comme la plûpart de ces ouvriers étoient des esclaves qui ne gagnoient pas de gages, et comme ils étoient nourris par d’autres serfs qui cultivoient les terres des métairies domaniales, l’entretien des manufactures et des atteliers publics ne coûtoit pas, à beaucoup près, autant que valoient les armes, les machines de guerre, les ustenciles, les toiles et les étoffes qui s’y fabriquoient. Si toutes ces choses ne se vendoient point dans des boutiques au profit de l’Etat, ce qui revient au même, elles lui épargnoient la dépense qu’il lui auroit fallu faire pour les acheter, afin d’en pourvoir les armées et les places. La diminution de la dépense enrichit aussi-bien que l’augmentation de la recette.

Appien dans le passage que nous avons cité, ne dit point que les Romains eussent aproprié à la republique une partie des forêts et bois taillis dans les pays que ces conquerans avoient réduits sous leur obéïssance. Il n’y en est fait aucune mention. Cependant il est bien difficile de croire que bons oeconomes qu’ils étoient, ils ayent oublié de s’en aproprier une partie, puisqu’il n’y a point de fonds de terre, dont le revenu soit plus solide. Voilà peut-être ce qui a donné lieu à deux auteurs célébres par les doctes ouvrages qu’ils ont composés sur le droit public du royaume de France, de penser que le Tiers et danger qui se leve en Normandie au profit du roi, sur les deniers provenans de la coupe de plusieurs forêts, dont la proprieté appartient aujourd’hui à des particuliers, est originairement un des droits établis dans les Gaules au profit de l’empire romain. Ce droit de tiers et danger consiste en ce qu’il appartient au roi vingt-six sols dans soixante sols du prix de la vente de ces bois, qui ne se peut faire encore que par les officiers du prince. Il est vrai que de tous les endroits de Cassidore que nos auteurs citent pour apuyer leur opinion, celui qui d’abord paroît être le plus positif, et dans lequel il est fait mention d’une imposition établie sous le nom de bina et terna , ne sçauroit être entendu du droit appellé aujourd’hui tiers et danger . Nous verrons dans la suite que cet auteur qui vivoit au commencement du sixiéme siécle, entend parler sous le nom de bina et terna , non pas du tiers et danger, mais des tiers et moitié de la cotte-part à laquelle chaque tête de citoyen , pour m’exprimer ainsi, avoit été taxée originairement. Lorsque la capitation fut devenuë une imimposition ordinaire, comme nous l’expliquerons dans la suite, il y avoit des citoyens qui ne payoient qu’une moitié de la somme à laquelle chaque tête de citoyen avoit été taxée, et d’autres qui ne payoient même que le tiers ou le quart de cette cottisation. C’est ce qui doit être exposé encore plus en détail dans la suite.

Mais je crois que d’autres passages de Cassiodore qui sont ceux où il est fait mention de tertia , doivent s’entendre d’une imposition, qui véritablement fût un droit de même nature que celui de tiers et danger. En effet, nous avons une lettre de Théodoric roi des Ostrogots, adressée à Faustus, prefet du prétoire d’Italie, pour lui notifier qu’on a jugé à propos d’accorder aux habitans d’une certaine ville, la grace qu’ils avoient demandée, et qui étoit d’acquitter doresnavant en deniers la redevance du troisiéme , laquelle se payoit auparavant en nature. Sous le bas empire, les contribuables regardoient comme une grande grace de pouvoir payer en deniers la somme à laquelle s’évalueroit la redevance en fruits, dont ils étoient tenus, parce qu’ils se redimoient par-là d’une infinité de véxations qu’ils avoient à essuyer de la part de ceux qui recevoient les revenus de l’Etat, tantôt sur la qualité, tantôt sur la quantité des denrées, et tantôt sur le lieu où il falloit les livrer. On verra dans la suite, qu’il n’y avoit sorte de concussion dont ces receveurs ne s’avisassent. Gregoire de Tours raconte que le bienheureux Illidius qui vivoit dans le quatriéme siécle, ayant guéri miraculeusement la fille de l’empereur Maximus, qui faisoit son séjour à Tréves, ce prince offrit au saint confesseur des monceaux d’or et d’argent, et que le saint les refusa, mais qu’il demanda et qu’il obtint de l’empereur une grace pour la cité d’Auvergne : c’étoit de payer en deniers la redevance en bled et en vin, dont elle étoit tenuë ; ce qui épargnoit aux Auvergnats plusieurs véxations, et la peine de faire voiturer ces denrées dans les magasins de la république.

Ainsi quoique je sois persuadé que les termes de bina et terna soient relatifs à la maniere dont s’imposoit la capitation, je crois néanmoins que le terme de tertia bien different de celui de Terna, peut avoir le sens que nos auteurs modernes lui ont donné, et qu’il signifie un droit introduit dans les Gaules par les Romains, et qui étoit de même nature que le droit de tiers et danger. Les Romains auroient-ils négligé de s’aproprier un revenu aussi certain que celui qui se tire des bois, eux qui ont toûjours été si persuadés que la véritable richesse d’un Etat consiste dans la possession de biens en fonds, et de la nature de ceux qu’acquiert un pere oeconome quand il veut établir solidement sa famille : eux qui pensoient que les finances d’un souverain, quelqu’abondantes qu’elles paroissent, ne sont jamais qu’un torrent sujet à tarir en plus d’une occasion, tant qu’elles n’ont point pour leur source principale, le produit assuré des biens de cette nature ?

Si le droit de tiers et danger est si ancien dans les Gaules, comment se peut-il faire, dira-t-on, qu’il ne subsiste plus que dans la province de Normandie ? Je vais répondre. Les usurpateurs, qui sous les derniers rois carlovingiens s’emparerent, dans la plus grande partie du royaume, des droits et des revenus de la couronne, se seront aproprié le droit de tiers et danger dans les lieux où ils se cantonnerent ? Que sera-t-il arrivé ensuite ? En quelques païs, ces usurpateurs auront remis ce droit aux complices de leur révolte. En d’autres contrées, les successeurs des premiers usurpateurs l’auront laissé éteindre, parce qu’ils étoient trop foibles pour l’exiger. Mais il ne sera rien arrivé de pareil en Normandie, parce qu’aux tems où les désordres, dont je viens de parler, arriverent dans le royaume, cette province étoit déja sous la domination de ses ducs, seigneurs assez puissans pour conserver les droits régaliens que nos rois leur avoient cédés en la leur inféodant. Ils auront sçu maintenir et garder contre les usurpateurs du dixiéme siécle le droit de tiers et danger, comme ils ont maintenu et gardé contr’eux le droit de monnoyage. Or ç’a été sur ces ducs qui étoient encore devenus rois d’Angleterre, que nos rois ont pris, et réüni à leur couronne la Normandie, qui par consequent n’a jamais été sous un maître assez foible pour laisser perdre aucun de ses droits domaniaux. Voilà pourquoi le droit de tiers et danger n’y aura point été anéanti comme ailleurs.

Je conçois donc que ce droit aura été originairement la redevance d’un tiers du produit, moyennant laquelle la république romaine avoit concedé à des particuliers les Bois qui lui appartenoient, et dans la suite cette redevance, qui d’abord se payoit en nature, aura été évaluée en deniers, et portée à plus d’un tiers et à un peu moins de la moitié du prix des ventes.

Ce qui se trouve dans une ordonnance du roi Loüis Le Hutin renduë dans le quatorziéme siécle, rend ma conjecture concernant l’origine du droit de tiers et danger, trés-vraisemblable. Il est statué ainsi dans cette chartre. « Se aucun dit que ses Bois ayent été plantés d’ancienneté & pour ce n’en doit-il Tiers ne Dangier, le Baillif auquel Balliage les Bois sont, ou les Maîtres de nos Forêts, ou l’un de ceux qui premier pourra, voise aux lieux Prudhommes non suspects appellés & enquerre comme il appartiendra sur ce diligemment la verité & définisse sans demeure la question pour nous ou contre nous, par les circonstances & présomptions des bonnes gens ? » Pourquoi les bois et forêts plantés de main d’homme depuis un tems connu ne devoient-ils rien, quand les taillis et forêts qui existoient en nature de bois de tems immémorial étoient tenus de ce droit-là ? Si ce n’est parce que ces derniers fonds étoient originairement du domaine du souverain, et que par conséquent ils avoient fait partie de celui des empereurs romains.

Au reste, l’empire demeuroit toujours le véritable proprietaire, tant des terres qu’il affermoit pour un tems, que de celles dont, moyennant une certaine redevance, il accordoit la joüissance non limitée, en faveur de ceux qui entreprenoient de les mettre, ou tenir en valeur.

On conservoit avec soin un état ou cadastre de tous ces biens où il se trouvoit spécifié quels en étoient les possesseurs actuels, quel tems devoit durer leur joüissance, et quelle redevance chacun d’eux étoit tenu de payer. Cet état s’appelloit le canon, et il devoit faire la principale colomne dans l’état géneral des revenus de l’empire, puisqu’il étoit son patrimoine le plus assuré. Nous verrons même qu’on donnoit quelquefois, par extension, le nom de canon à cet état géneral, quoiqu’il comprît, comme nous l’allons exposer, outre le canon proprement dit, les colomnes ou les rôles de plusieurs autres impositions.

Chaque cité avoit une copie de la partie du canon général, laquelle contenoit l’énumeration des terres appartenantes à l’empire dans la cité, et c’étoit conformément à cette copie que les décurions faisoient payer à chaque particulier sa redevance annuelle, sur laquelle, ainsi que sur tous les deniers qu’ils percevoient, on leur accordoit une remise. Les décurions disposoient ensuite, selon les ordres du prince, et sous la direction du comte, de celles de ces redevances qui étoient payables en denrées, et ils portoient dans le trésor public celles de ces redevances qui étoient payables originairement en deniers, ou qui depuis la premiere concession, avoient été évaluées en argent.

On voit dans le code de Justinien plusieurs loix faites par les empereurs, en differens tems, pour obvier à ce que les terres, dont la proprieté appartenoit à l’Etat, demeurassent incultes, et pour faciliter le payement des redevances dont elles étoient chargées. Quoiqu’il arrivât, le fisc étoit toujours le premier créancier de ceux qui joüissoient de ces sortes de terres. Il y a plus. En quelques mains qu’elles tombassent, elles étoient toujours tenuës d’acquitter la redevance dont elles se trouvoient chargées dans le canon ; mais cette redevance n’empêchoit pas que la condition du possesseur ne fût toujours assez bonne, du tems de la république et sous le haut-empire. Les Etats afferment le plus souvent leurs revenus à un prix moindre que celui auquel les particuliers proprietaires donnent à ferme les leurs. Dans le sixiéme siécle, la condition des citoïens qui tenoient ces terres décumanes étoit devenuë assez chetive. On en peut juger par le passage de Procope que nous allons rapporter.

Cet historien raconte donc que l’empereur Justinien lorsqu’il avoit jugé à propos de confisquer les biens de quelques personnes opulentes, commençoit par s’approprier tous leurs effets mobiliers, et puis celles de leurs terres dont on pouvoit tirer un revenu raisonnable ; mais presque toujours, ajoute Procope, Justinien laissoit à nos malheureux leurs terres décumanes, sans leur faire pour cela une grace bien considerable. En effet, c’étoit plûtôt les condamner à mourir de langueur, que de leur donner de quoi vivre. Les impositions dont cette nature de fond est surchargée, et l’intérêt de l’argent qu’il falloit emprunter pour les acquiter à jour nommé, ne leur laissoient pas de pain. La condition des sujets de l’empire d’Occident étoit dans le sixiéme siécle, encore plus malheureuse, que celle des sujets de l’empire d’Orient.

L’exemption des redevances dont il s’agit ici, ne se trouve point au nombre des privileges que les loix romaines accordent aux véterans ; et nous verrons même dans le sixiéme livre de cet ouvrage, que les rois barbares, qui dans le cinquiéme siécle fonderent des royaumes sur le territoire de l’empire, obligeoient ceux de leurs compatriotes, qui tenoient de ces terres domaniales, à payer la somme dont elles étoient chargées par le canon.

L’Etat tiroit encore divers profits des fonds de terre dont il étoit proprietaire[3]. Un de ces profits étoit la taxe qui s’imposoit sur le gros et sur le ménu bétail, qu’on laissoit aller dans les pâturages qui étoient du domaine de la république. Cette taxe s’appelloit scriptura ou agrarium  ; et nous avons encore plusieurs loix des empereurs, faites pour regler la maniere de la lever, et surtout pour empêcher qu’elle fût augmentée sans un ordre exprès du prince.

Si l’Etat ne possédoit qu’une partie de la superficie de la terre, il semble qu’il s’étoit aproprié, en quelque maniere, les métaux, et toutes les matieres profitables qui se pouvoient tirer du sein de cette terre. En premier lieu, il faisoit valoir pour son compte les mines d’or et des autres métaux, et il employoit ou des esclaves, ou des criminels condamnés aux travaux soûterrains, qu’on regardoit, avec raison, comme une espece de suplice.

En second lieu[4], l’Etat prenoit dix pour cent sur la valeur de tous les matériaux qui se tiroient des carrieres de marbre ou de pierre ; sçavoir, cinq pour cent comme proprietaire du fonds, et cinq pour cent pour droit de souveraineté. C’étoit sur ce pied là qu’étoit fixé l’impôt que le prince levoit sur les pierres et sur les marbres sortans des carrieres.

Plusieurs loix des derniers empereurs font foi que la monarchie romaine a toujours conservé jusqu’à sa destruction la proprieté d’un grand nombre de fonds de terre. Nous avons entr’autres une loi des empereurs Arcadius et Honorius, dans laquelle il est statué que la troisiéme partie des revenus des biens fonds apartenans à la république, sera employée aussi long-tems qu’il en sera besoin, à la réparation des thermes et des murailles des villes qui tomboient en ruine par vetusté. On pourra observer dans une infinité de passages d’auteurs du cinquiéme siécle et du sixiéme que nous rapportons dans cette histoire, qu’il étoit encore alors en usage de dire la République pour dire l’empire.

  1. Voyez le chapitre quatrième.
  2. In Proëmio pag. 9. edit. anni 1594.
  3. App. Bell. Civil. lib. i. Not. Bign. in For. Marcul. tom. 2. cap. Baluf. p. 948. Codex Just. lib. 9. tit. 60.
  4. Cod. Just. lib. 9. tit. 6.