Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 1/Chapitre 2

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LIVRE 1 CHAPITRE 2

CHAPITRE II.

De la division du Peuple, laquelle avoit lieu dans les Gaules au commencement du cinquiéme siecle.


Nous prendrons ici le mot d’Habitans dans son acception la plus generale suivant laquelle il comprend tous ceux qui habitent dans un pays, quelque y soit leur condition. Quant au mot de Peuple, nous l’entendrons dans la signification qu’il a communément en Droit public, et suivant la définition que Justinien en fait, lorsqu’il dit : " Tous les Citoyens, même les Sénateurs et les Patriciens, sont compris sous le nom de Peuple. "

La premiere division des Habitans des Gaules étoit, comme par tout ailleurs, celle qui se faisoit alors en Hommes libres & en Esclaves. Ces Esclaves étoient de deux conditions differentes. Les uns, ainsi qu’il se pratiquoit dans la Grèce et dans l’Italie, demeuroient dans les Maisons de leur Maître, soit à la Ville, soit à la campagne ; et là ils travailloient pour le profit de ce Maître, qui de son côté devoit leur fournir la nourriture, et tout ce qui est nécessaire à la subsistance de l’homme : les autres Esclaves des Gaules avoient chacun, quoique serfs, leur domicile particulier, et une habitation à eux, soit dans une Ville, soit sur les terres que leur Maître leur avoit assignées pour les faire valoir. Ces Esclaves étoient obligés de se nourir et de s’entretenir eux-mêmes : mais aussi les fruits de la terre qu’ils cultivoient, & le produit de leur travail leur appartenoient, moyennant qu’ils payassent annuellement à leur Maître la redevance convenuë, & qui consistoit en denrées, en bestiaux, en étoffes, en fourures ou en deniers. Suivant Tacite, le genre d’esclavage que je viens d’expliquer, étoit celui qui avoit lieu dans la Germanie au tems de cet Auteur, et dans cet ouvrage, nous l’appellerons la Servitude Germanique.

On voit par quelques Loix des derniers Empereurs Romains, et par un grand nombre de Loix contenuës dans les Codes publiés par les Rois Barbares établis dans les Gaules, & dont nous rapporterons des extraits dans la suite, que l’esclavage Germanique étoit constamment en usage dans les Gaules dès le cinquiéme siecle. Il y avoit même déja des Tenanciers de condition libre, c’est-à-dire, des Citoïens à qui les Proprietaires des terres en avoient abandonné une certaine portion, à condition de les tenir en valeur, & d’en payer une redevance. C’est de ces Tenanciers de condition libre, qu’il est si souvent parlé dans les anciennes Coutumes, sous le nom de Serfs d’heritage au lieu que les Tenanciers esclaves y sont désignés sous la dénomination de Serfs de corps & d’heritage.

Dès qu’on a quelque connoissance de l’Histoire Romaine, on n’ignore pas, que dans tous les païs de l’obéïssance de l’Empire, le nombre des Esclaves étoit beaucoup plus grand que celui des personnes libres ou des Citoïens. La Religion Chrétienne n’avoit rien fait changer à cet égard dans la constitution de la societé, et nous voyons même que sous les derniers Empereurs les Eglises avoient des Serfs de tout genre, qui leur appartenoient. Nos Rois de la premiere Race et ceux de la seconde Race, ne s’étant point fait un objet du dessein d’abolir les anciens usages concernant la servitude, il ne faut point être surpris, que sous les premiers Rois de la troisiéme Race, la France fut encore remplie d’Esclaves dont il semble que le nombre excedoit de beaucoup celui des Citoïens. Il n’est donc pas vrai que la multitude de gens de pôte & de Serfs de tout genre & de toute espece, qu’on voit avoir été dans le Royaume sous Hugues Capet & sous ses douze premiers successeurs, provenoit comme quelques Auteurs l’ont imaginé, de ce que les Francs avoient reduit en servitude l’ancien Habitant des Gaules, quand ils s’établirent dans ce païs. Elle provenoit uniquement de ce que les Gaules, ainsi que les autres Provinces de l’Empire, étoient plus peuplées d’Esclaves que d’hommes libres, quand elles passerent sous la domination de nos Rois. J’ai cru devoir ici prévenir mes Lecteurs sur un point d’une si grande importance, quoique je doive en parler ailleurs.

Nous diviserons en premier lieu les Citoïens, ou les Habitans de la Gaule qui étoient de condition libre, en Ecclesiastiques & en Laïques.

Il y avoit dans chaque Capitale des cent quinze Cités des Gaules, du moins à l’exception de quatre ou cinq villes, un Siége Episcopal. Les Siéges qui étoient placés dans les Métropoles de chacune des dix-sept Provinces, s’appelloient Siéges Métropolitains, parce que ceux qui les remplissoient avoient une primauté de rang & de jurisdiction sur les Evêques de la Province, dont cette Cité étoit la Capitale. On ne donnoit encore neanmoins que le nom d’Evêques aux Prélats qui remplissoient les Siéges Métropolitains. Ils n’ont pris le titre d’Archevêque que long-tems après le cinquiéme siécle.

Le Clergé Seculier et le Clergé Regulier, étoient alors également soumis à l’autorité des Evêques. Mais tout ce qui concerne l’Histoire & la Discipline de l’Eglise Gallicane, a été si bien expliqué par des Sçavans illustres, & dont les écrits sont entre les mains de tout le monde, que je me bornerai à parler de nos Evêques uniquement comme de Citoïens qui tenoient un grand rang dans leur Patrie, & qui avoient beaucoup de part aux révolutions. En effet les droits attachés dès lors à la dignité Episcopale, ne pouvoient pas manquer de donner à ceux qui s’en trouvoient revêtus, une grande consideration & un grand crédit dans la Societé. Durant le cinquiéme siécle les Evêques avoient le pouvoir de disposer ainsi qu’ils le jugeoient à propos, des biens de leur Eglise ; & la plûpart des Eglises étoient déja richement dotées. Les Evêques gardoient ou bien ils rendoient, suivant qu’ils le trouvoient convenable, les Esclaves, et même les criminels qui étoient venus chercher un azile dans les Temples des Chrétiens. Il y avoit plus. Les Loix Imperiales autorisoient les Evêques à se rendre en quelque sorte les tuteurs des veuves et des orphelins, comme à prendre connoissance des Jugemens qui se rendoient dans les Tribunaux Laïques, à suspendre l’execution de ces Jugemens, et même à les réformer en certains cas. Les personnes qu’ils avoient excommuniées étoient regardées comme mortes civilement, lorsqu’elles avoient laissé passer un certain tems sans faire les diligences nécessaires pour obtenir l’absolution. Ce qui donnoit encore un plus grand poids à l’autorité dont les Evêques des Gaules y joüissoient dans le cinquiéme siecle, c’est que la plûpart d’entr’eux ajoutoient à la consideration que leur dignité leur attiroit, le crédit sans bornes qui s’acquiert par un mérite personnel, éminent et reconnu de tout le monde. Si d’un côté nous voyons en parcourant le Martyrologe, que l’Eglise Gallicane lui a fourni durant le cinquiéme siécle et le siécle suivant un nombre d’Evêques mis au nombre des Saints, plus grand que le nombre qu’elle lui en a fourni durant tous les autres siécles mis ensemble, nous voyons aussi d’un autre côté dans l’Histoire, que ces Evêques saints ont été des Citoïens courageux et capables de faire tête à toute sorte d’orages. Il n’en faut point être surpris. Comme les premiers Pasteurs étoient alors choisis par les ouailles, plus les tems devenoient difficiles, plus les Diocesains avoient attention à n’élire pour leur Evêque qu’une personne capable de les défendre contre toute sorte d’ennemis. Dans cette vûë ils nommoient souvent pour être leur Evêque, un Concitoïen qui vivoit actuellement dans l’état du mariage, mais qui avoit fait voir beaucoup de mérite et de vertu, en exerçant les emplois du siécle, et on l’installoit après qu’il s’étoit separé d’avec sa femme. Aussi verrons-nous que les Evêques des Gaules eurent du moins autant de part à l’établissement de la Monarchie Françoise, que l’épée de Clovis.

Quant aux Citoïens Laïques des Gaules, nous les diviserons d’abord par rapport à la Religion qu’ils professoient. Les uns étoient Chrétiens, et les autres étoient ou Juifs ou Payens.

Dans la derniere dispersion des Juifs commencée sous l’Empire de Vespasien et consommée sous celui d’Adrien, plusieurs personnes de cette Nation se retirerent dans les Gaules, où elles firent le bien & le mal qu’elles y ont fait jusques à leur derniere expulsion par notre Roi Charles VI et qu’elles font encore dans les Païs où le Souverain leur permet d’exercer leur Religion, et de faire un peuple à part. Les Juifs dans le cinquiéme siécle prêtoient donc à usure aux Particuliers, comme aux Communautés, et ils se mêloient autant qu’ils le pouvoient du recouvrement des revenus du Prince. Nous les verrons donner lieu par leurs exactions à plusieurs évenemens. D’un autre côté le menu peuple à qui le secours même qu’il en tiroit quelquefois, les rendoit odieux, leur imputoit déja outre leurs véritables crimes, tous les malheurs dont il ne voyoit point la cause. Il les rendoit responsables de l’intemperie des saisons et de la corruption de l’air. Voilà pourquoi Rutilius, Auteur du cinquiéme siécle, et qui a écrit en Vers la relation de son voyage de Rome dans les Gaules, dit : Qu’il seroit à souhaiter que Pompée et Titus n’eussent jamais subjugué la Judée, parce que la dispersion des Juifs dans tout l’Empire, n’avoit servi qu’à donner à cette Nation le moyen d’exercer ses talens funestes dans un plus grand nombre de païs, où ces vaincus opprimoient tous les jours leurs vainqueurs.

Durant le cinquiéme siécle il y avoit encore dans les Gaules, principalement dans leurs Provinces septentrionales, plusieurs Payens, nonobstant les conversions nombreuses que Saint Martin y avoit faites par ses Missionnaires, et qui lui avoient merité le surnom glorieux d’Apôtre des Gaules, titre sous lequel il nous arrivera souvent de le désigner. C’est ce qui paroît & par l’Histoire et par la loi que publia vers le milieu du sixiéme siecle le roi Childebert, fils de Clovis, pour extirper les racines de l’idolâtrie. Nous la rapporterons en son lieu. Il est vrai que Theodose Le Grand avoit presqu’aboli le Paganisme en orient, même avant la fin du quatriéme siécle ; mais ce Prince n’avoit pas regné paisiblement dans les Gaules durant un tems assez long, pour y détruire entierement le culte des Idoles. Son fils Honorius qu’il avoit laissé Empereur d’Occident, tâcha bien d’y abolir le Paganisme en publiant plusieurs Loix qui tendoient à la destruction de cette religion ; mais les troubles et les guerres qui ne discontinuerent presque pas sous son regne, rendirent son zéle inutile & ses Ordonnances sans effet. On peut juger par l’évenement que je vais raconter, de ce qui arrivoit ordinairement à ce sujet-là.

Les complots de Stilicon, qui en ralliant les Payens avoit trouvé moyen de former dans la Cour même d’Honorius une conjuration formidable, avoient déterminé cet Empereur à publier son Edit du mois de Novembre de l’année quatre cens huit, par lequel il excluoit des principaux emplois de l’Etat tous ceux qui ne faisoient point profession de la Religion Catholique. Dès que la Loi eut été publiée, Généridus un des Barbares qui étoient dans le service de l’Empire, et qui faisoit profession du Paganisme[1], remit les marques de l’emploi dont il étoit actuellement revêtu, en déclarant qu’il l’abdiquoit. Honorius exhorta lui-même d’abord Généridus, à garder son emploi. Ce Prince soit que son dessein eût été tel, lorsqu’il avoit fait sa Loi, soit qu’il eût changé d’avis après en avoir vû les premiers effets, fit entendre à Généridus qu’elle n’étoit point une Loi sérieuse, ni qui dût être executée à la lettre, mais bien une de ces Loix d’exclusion generale que la Politique regarde comme une des grandes ressources des Souverains. En effet ces Loix leur donnent à la fois et le moyen de pouvoir sans désobliger personnellement aucun Particulier, se défaire des Officiers suspects de trahison, et le moyen de s’attacher par une distinction honorable, et qui ne coûte rien, les Officiers dignes de confiance, à qui l’on fait valoir comme une grande grace la dispense qui leur est accordée. Généridus répondit, que la Loi qui venoit d’être publiée faisoit tort à tant de braves gens, qu’il se garderoit bien de contribuer à la mettre en vigueur, ce qu’il feroit s’il en obtenoit une dispense. L’Empereur convaincu que plusieurs Officiers qu’il ne vouloit point perdre, suivroient l’exemple de Généridus, revoqua son Edit.

Nous verrons encore Litorius Celsus, et d’autres Payens commander les armées sous les successeurs d’Honorius. Plusieurs Romains ne pouvoient prendre la résolution d’abandonner le culte de ces Dieux, qu’ils s’imaginoient avoir soumis à Rome tant de Provinces, et qu’Horace et Virgile avoient chantés. Peut-être falloit-il pour extirper le Paganisme dans l’Empire d’Occident, que des Barbares élevés dans des principes bien differens, s’en rendissent les maîtres.

Les Citoïens des Gaules qui faisoient profession du Christianisme, étoient encore de deux Communions differentes. Les uns étoient Catholiques, et les autres Ariens. Véritablement ces derniers étoient en très-petit nombre durant le cinquiéme siécle. Le zéle des Evêques secondé de l’autorité Imperiale, avoit ramené la plûpart de ces Heretiques dans le giron de l’Eglise. On ne voit pas du moins que durant le cours des révolutions arrivées dans les Gaules pendant le cinquiéme siécle et le siécle suivant, ceux des anciens Habitans du païs qui étoient Ariens, ayent été assez puissans pour y former aucun parti en faveur des Visigots ou des Bourguignons qui étoient de cette secte-là, au lieu qu’on voit que ceux des anciens Habitans des Gaules qui étoient Catholiques, en formerent souvent en faveur des Francs, dès que les Francs eurent embrassé la Religion Orthodoxe. Suivant les apparences l’inaction de ceux des Romains des Gaules qui étoient Ariens, venoit de leur impuissance, et leur impuissance venoit de leur petit nombre.

Après avoir divisé les Citoïens des Gaules par rapport à la Religion qu’ils professoient, il convient de les diviser par rapport aux trois Ordres politiques ; ou pour parler le style de notre Droit public, par rapport aux trois Etats, dans lesquels tous les Citoïens Laïques étoient distribués. Ces trois Ordres étoient celui des Maisons Patriciennes ou Senatoriales, celui des personnes d’honnête famille, ou des bons bourgeois, & celui des Citoïens qui exerçoient les Arts & Métiers. Cette nouvelle division du Peuple Romain aura succedé peu à peu à la division ancienne, suivant laquelle il étoit partagé en Tribus et en Classes. Cette division qui n’étoit plus d’un grand usage depuis que Tibere eût ôté au Peuple le droit de nommer au Consulat comme aux autres Dignités, pour l’attribuer au Sénat, devint entierement inutile quand Caracalla eut donné le droit de la Bourgeoisie Romaine, à tous les sujets de l’Empire.

A l’exemple de Rome chaque Cité avoit son Senat particulier, qui sous la direction des Officiers dont la commission émanoit de l’Empereur, et dont il sera parlé dans la suite, gouvernoit le district, et y rendoit ou y faisoit rendre la Justice. Comme la Jurisdiction des Officiers Municipaux qui composoient le Sénat des Villes, n’étoit pas restrainte alors, ainsi qu’elle l’est maintenant, à une banlieuë très-bornée : comme il n’y avoit alors ni Fiefs, ni Terres Seigneuriales, tout le plat Païs d’une Cité ressortissoit de la Capitale de la Cité, et il étoit gouverné par les Tribunaux résidens dans cette Capitale. Ainsi les Citoïens considerables d’une Cité devoient être tous domiciliés dans sa Capitale, au lieu d’être domiciliés dans des Châteaux comme ils le sont aujourd’hui. C’étoit donc la Ville qui faisoit la loi à tous les Habitans de la Cité. Ainsi l’on juge bien qu’il se trouvoit dans ces Capitales un nombre de notables Citoïens assez grands pour en former un Corps respectable à tous les autres Habitans.

Les Sénats étoient composés de ceux à qui leurs dignités y donnoient entrée ; et l’on appelloit Familles Senatoriales, celles qui sortoient d’un de ces Senateurs. Elles faisoient donc le premier Ordre des Citoïens, et jouissoient de grandes prérogatives. Cependant nous verrons, en parlant des revenus que l’Empire avoit dans les Gaules, que les biens des Senateurs n’étoient pas exemts de l’imposition ordinaire mise sur tous les fonds, non plus que des subsides extraordinaires. Ils étoient seulement exemtés ordinairement de fournir des hommes pour la recruë des Troupes, & des fonctions municipales les plus onéreuses.

Le second Ordre étoit composé de differentes Décuries ou Classes, dans lesquelles étoient distribués les Citoïens qui possedoient en pleine proprieté des biens-fonds dans l’étenduë du territoire d’une Cité, et qui étoient d’ailleurs d’honnête condition. On appelloit Curiales ceux de ces Citoïens qui avoient voix active et passive dans la distribution de tous les emplois municipaux que faisoit l’assemblée des Citoïens ; ou pour parler à notre maniere l’Hôtel-de-ville ; au lieu que l’on appelloit simplement Possesseurs les personnes, qui bien qu’elles possedassent des fonds en toute proprieté dans la Cité, n’avoient pas néanmoins droit d’entrer dans les Assemblées de la Curie, soit parce qu’elles n’étoient pas encore d’une condition assez honorable pour cela, soit parce qu’elles étoient domiciliées ailleurs, et qu’on ne pouvoit point être à la fois Membre de deux Curies, ou Citoyen de deux Cités.

C’étoit de ces Curiales que se tiroient les Décurions et les autres personnes qui devoient exercer les emplois municipaux, et qui composoient la seconde Cour de la cité, ce que nous pouvons appeller le Corps de Ville. Quelques Loix Imperiales & quelques auteurs, appellent ces Curies le Senat inferieur. Du tems d’Honorius, le chef de ce second Sénat étoit électif, & il restoit cinq ans en place[2].

Au reste l’autorité du Corps de Ville s’étendoit comme celle du Sénat, sur tous les Bourgs & sur tout le plat païs, dépendans de la Cité. Ainsi c’étoit lui qui étoit chargé de toutes les affaires pénibles du district. Il étoit tenu de faire le recouvrement des impositions, en se conformant au rôle ou au cadastre arrêté par les Officiers de l’Empereur, comme d’en payer les deniers à jour nommé, moyennant une remise accordée, tant pour les frais que pour les non-valeurs. C’étoit encore aux Décurions à lever les hommes que leur Cité devoit fournir pour son contingent dans la recruë des Troupes de l’Empire. Enfin c’étoit à eux à répartir sur leurs Compatriotes les contributions extraordinaires, soit en grain, soit en fourages, que le Prince demandoit, & de faire fournir des voitures aux soldats, & à tous ceux qui avoient obtenu de l’Empereur un ordre qui enjoignoit de leur en fournir.

Dans le cinquiéme siécle la condition de ces Curiales devint si fâcheuse par le malheur des tems, et par la faute du gouvernement, que plusieurs d’entr’eux abandonnoient leur Patrie pour se retirer, soit dans les contrées des Gaules qui étoient déja sous la domination des Barbares, soit dans une autre Cité que la leur, quoiqu’ils ne dussent point tenir aucun rang dans cette Cité où ils alloient être regardés comme étrangers ; dans laquelle ils ne pourroient point enfin parvenir au moindre emploi. Le Code est rempli de Loix publiées par les derniers Empereurs, pour engager nos Curiales à retourner volontairement dans leur patrie, & même pour les forcer à y retourner quand ils vouloient s’obstiner à vivre dans l’espece d’exil, auquel ils s’étoient condamnés : « Personne n’ignore, dit l’Empereur Majorien, dans une de ses Loix, que les Curiales sont les appuis de l’Etat, & les entrailles des Cités ; & que néanmoins ces Citoïens dont la Compagnie s’appelle le Sénat inferieur, ont été tellement vexés par l’injustice de nos Officiers, & par l’avidité punissable de ceux qui avoient entrepris le recouvrement de nos revenus, que plusieurs d’entr’eux renonçans au rang honorable qu’ils avoient en vertu de leur naissance, ont abandonné leur Patrie, soit pour se cacher, soit pour se retirer en des lieux où ils ne sçauroient avoir aucune part à l’administration des affaires publiques. »

Il arriva même dans la suite que ceux des Curiales qui avoient du crédit, obtenoient du Prince des Rescrits, en vertu desquels ils étoient rayés sur les rôles des Membres des Curies, et inscrits sur le rôle des simples Possesseurs ou Possessores. Si l’état du Curialis avoit été plus avantageux que celui du simple Possesseur, quand les emplois municipaux n’étoient pas trop à charge, l’état du simple possesseur se trouva préferable à celui du Curialis, quand ces emplois furent devenus excessivement onereux. Le possesseur en étoit toûjours quitte, en payant comme il le pouvoit, son contingent dans les impositions, au lieu qu’il falloit que les Curiales fissent chacun à son tour le recouvrement des sommes dûës par chaque contribuable, et qu’ils en fissent les deniers bons. Rapportons un exemple de cette translation d’un état à l’autre qui est dans les Lettres de Cassiodore. On sçait que Theodoric, Roi des Ostrogots, et son successeur Athalaric, se sont piqués de gouverner l’Italie suivant les Loix et suivant les Maximes Romaines. Nous citerons encore dans la suite un assez grand nombre de passages de Procope & d’autres Auteurs qui font foi suffisamment que nos deux Princes se sont conformés à ces Loix et à ces Maximes tant qu’ils ont regné dans ce païs-là. Voici donc ce qu’on trouve sur notre sujet dans une lettre que Cassiodore écrit au nom d’Athalaric, au Préfet du Prétoire d’Italie, Abundantius, et cela pour lui enjoindre d’ôter Agénantia et ses enfans du rôle des Curiales de la Lucanie, & de les mettre sur celui des simples Possesseurs de la même province.

Athalaric après avoir exposé qu’un des motifs de plusieurs Loix séveres, publiées pour obliger les Citoïens enrôlés dans les Curies à demeurer dans leur état, & à ne point sortir de leur Patrie, a été celui de fournir au Prince, qui seul peut dispenser de ces Loix, des occasions de faire benir sa bonté, ajoute : « C’est dans cette vûë que nous vous enjoignons d’ôter Agenantia, femme de Campanus, personnage célebre par son éloquence, & leurs enfans, du rôle des Curiales de la Lucanie, & de les transporter sur le rôle des Possesseurs de ce district, de maniere qu’il ne reste plus aucun vestige de leur condition passée, & que la posterité puisse ignorer ce qu’ils ont été. »

Cet ordre donné par le Prince en termes clairs et précis, étoit suffisant pour faire exécuter sa volonté ; et les ordres que les Souverains envoyent à un de leurs Officiers, concernant les cas particuliers, n’ont pas coûtume d’être ni plus étendus, ni mieux motivés. Mais heureusement pour nous, Cassiodore qui a servi long-tems de Chancelier aux Rois Ostrogots, ne croyoit point qu’il dût faire toujours parler son Prince comme un Maître despotique, et qui dans ces sortes d’occasions n’a point à rendre compte du motif de ses volontés. Il le fait donc parler souvent dans les ordres envoyés à un Officier sur une affaire particuliere, comme les Souverains ont coûtume de parler dans le préambule qu’ils mettent à la tête d’une Loi generale et nouvelle, afin d’instruire leur Peuple des motifs qui les ont engagés à la publier. Il peut se faire que les Contemporains de Cassiodore ayent blâmé sa métode ; mais nous ne pouvons que sçavoir gré à cet illustre Ministre d’avoir affecté les Stiles raisonnés dont il s’est servi, puisqu’il nous instruit ainsi de plusieurs choses que nous ignorerions aujourd’hui, s’il eût fait parler toûjours ses Maîtres avec la brieveté d’un Empereur : voici donc ce qu’ajoute Cassiodore à l’ordre donné en faveur d’Agenantia, & cela dans la vûë de diminuer la jalousie, et de prévenir les plaintes, que le bienfait du Prince pouvoit exciter contr’elle et contre ses enfans.

« Cependant ils continuëront à porter les charges dont ils faisoient l’assiete auparavant : leur nouvelle condition les exposera à l’inquietude que causeront les bruits d’une taxe imprévûë & payable dans peu de jours. Ils craindront l’aspect des Collecteurs des deniers publics, & ils ne seront plus informés des ordres de la Cour, qu’après qu’ils auront été vûs par leurs Concitoïens. Agenantia & ses enfans appréhenderont ce qu’ils faisoient auparavant appréhender aux autres. Il faut que les personnes dont je change l’état se soient conduites avec sagesse lorsqu’elles ont été en autorité, puisqu’elles ne craignent point d’être surtaxées à l’avenir par des Concicoïens qu’elles ne pourront plus taxer à leur tour. »

Si j’ai été si long sur le second Ordre des Citoïens des Gaules, c’est que tout ce que j’en ai dit ici est absolument nécessaire à l’intelligence de deux ou trois sanctions des plus importantes des Loix Saliques, comme on le verra dans le dernier Livre de cet Ouvrage.

Le troisiéme Ordre étoit composé des Citoïens qui gagnoient leur vie en exerçant les Arts et Métiers[3]. Comme chaque Art ou Métier faisoit un Corps ou un College particulier, on appelloit cet Ordre les Colleges des Métiers, Collegia opificum. Il paroît que l’empereur Alexandre Severe a été l’instituteur de ce troisiéme Ordre de Citoïens. Ce Prince, dit Lampridius, réduisit en forme de Compagnie reglée les Marchands de Vin, les Grenetiers, les Cordonniers, et tous ceux qui exerçoient les autres Arts. Il donna même à chacun de ces Corps de Métier, le droit de se choisir des Chefs, pris dans le nombre de ceux qui le composoient. La plûpart de ces Citoïens étoient des Affranchis, qui suivant les Loix en vigueur dans le cinquiéme siecle, devenoient Citoïens Romains aussitôt qu’ils avoient été mis en liberté, ou les descendans de quelqu’un de ces Affranchis qui n’avoient point encore fait assez de fortune pour entrer dans le second Ordre. Il paroît que les Colleges d’Artisans où les Corps des Arts et Métiers s’assembloient bien pour régler leur Police particuliere, et qu’ils pouvoient même imposer sur leurs Membres quelques taxes legeres pour fournir aux frais que toute la Communauté est obligée de faire ; mais on ne voit point qu’ils eussent aucune part à l’imposition, ni à la levée des revenus du Prince.

  1. Zoli. lib. 5. Ed. Ozon. p. 164.
  2. Cod. Theod. lib. 2. Evagr. Hist. Ecli. lib. 3. cap. 42.
  3. Codex Justin. lib. 7. Titul. 6.