Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 1/Chapitre 4

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LIVRE 1 CHAPITRE 4

CHAPITRE IV.

Des Assemblées generales que tenoient les Cités des Gaules. De l’étenduë de l’autorité Impériale. Qui la conféroit.


On voit par l’Histoire, que les Cités des Gaules, tandis qu’elles étoient sous la domination des Empereurs, s’assembloient quelquefois par Députés, et qu’elles tenoient des especes d’Etats generaux pour y prendre des résolutions touchant les intérêts communs. Il ne faut pas confondre cette sorte d’Assemblée purement politique, avec l’Assemblée Religieuse qui se tenoit régulierement dans le tems marqué, aux pieds de l’Autel érigé à Auguste, auprès de la ville de Lyon, quoiqu’il arrivât quelquefois que par occasion l’on y parlât des affaires publiques. En effet nous voyons dans Dion, que sous le regne d’Auguste lui-même, Drusus Nero profita d’une de ces Assemblées Religieuses, pour ramener les esprits des principaux des Gaulois alors fort alienés ; ce qui prévint une révolte. Mais outre cette Assemblée, il s’en tenoit une autre purement politique, et qui étoit apparemment la même qu’Auguste convoqua, et qu’il tint à Narbonne lorsqu’il y fit le recensement des trois Gaules Transalpines, c’est-à-dire, de l’Aquitaine, du païs des Celtes et de celui des Belges. Ces trois Contrées n’avoient point encore jusques-là fait un même Corps politique. Au contraire elles étoient habitées, comme on l’a vû déja, par des Peuples qui avoient les mœurs differentes, et dont chacun avoit même sa langue particuliere.

Mais depuis Auguste, le païs des Belges, le païs des Celtes et le païs des Aquitains, ne firent plus qu’un Corps politique, sous le nom collectif de Gaules. Ils ne composerent plus après cette réünion, qu’une des grandes Provinces de l’Empire ; et cette Province n’eut plus qu’une Assemblée representative, qui dans les occasions, agissoit au nom de toutes les Gaules.

Suivant Dion ce fut quelque tems après la bataille d’Actium donnée en sept cens vingt-trois, et vers l’année de la fondation de Rome cinq cens vingt-sept, qu’Auguste tint pour la premiere fois cette Assemblée respectable. Auguste, dit l’Historien Grec, s’arrêta quelque-tems dans les Gaules pour en faire le recensement, pour y établir une forme de Gouvernement certaine, et pour y regler divers usages ; ce qui n’avoit point encore été fait, parce que les guerres civiles avoient commencé immédiatement après que les Gaules eurent été soumises ; et ces guerres ne faisoient que de finir en l’année sept cens vingt-sept de la fondation de Rome.

Il est aussi fait mention de l’Assemblée des Gaules dans le Sommaire du cent trente-quatriéme Livre de l’Histoire de Tite-Live. Ce Livre suivoit immédiatement celui où notre Auteur avoit raconté la bataille d’Actium et la conquête de l’Egypte. C’est ce qui nous fait croire que cette assemblée ne fut tenuë que vers sept cens vingt-sept. Voici la traduction de ce sommaire. « Cesar est appellé Auguste aprés avoir pacifié l’Empire, & avoir établi dans chaque Province une forme reglée de gouvernement…… Tandis qu’il est à Narbonne où il avoit convoqué son Asemblée, il fait le recensement des trois Gaules que Jules-Cesar son pere avoit subjuguées, & il leur impose un Tribut. » Ce qui s’est passé dans la suite et le lieu même où se tint l’assemblée dont nous parlons, fait penser que la Province que les Romains tenoient déja dans les Gaules lorsque Cesar y vint commander, et dont Narbonne étoit la Ville principale, ne laissa point d’être comprise dans la Gaule Celtique.

Tacite dit que dans le tems qu’Auguste mourut, Germanicus se trouvoit occupé à faire le recensement des Gaules, ce qui suppose la tenuë d’une Assemblée de cette grande Province. Nous trouvons encore une autre Séance de l’Assemblée des Gaules sous le regne de Vespasien. L’Histoire de Tacite nous apprend que sous cet Empereur il se tint une Assemblée des Députés de toutes les Gaules, qui paroît avoir été une Assemblée représentative réglée. Tacite raconte donc que la fidelité des peuples qui avoit été ébranlée dans ce païs-là, par le bruit des premiers succès de Civilis, y ayant été comme rafermie par les avantages que les Romains avoient remportés dans la suite, et par la nouvelle qu’il leur venoit d’Italie de puissans secours, la Cité de Reims enjoignit par un Edit aux autres Cités des Gaules d’envoyer à Reims des Députés pour y tenir une Assemblée où il seroit déliberé sur la question ; s’il étoit à propos dans les conjonctures présentes de prendre les armes pour s’affranchir du joug des Romains, ou s’il convenoit de rester sous leur obéïssance. Aussi-tôt les Cités des Gaules envoyerent des Représentans à Reims. Les Députés de Langres s’y rendirent comme les autres, quoique leur Cité eût déja pris les armes contre les Romains. Tullius Valentinus Chef de ces Députés, prononça pour exciter l’Assemblée à la révolte, un discours très-emporté, et dans lequel il reprochoit à l’Empire Romain tout ce qu’on a toûjours reproché aux grandes Monarchies. Néanmoins l’Assemblée résolut, après avoir entendu ceux qui étoient d’un avis contraire, qu’on demeureroit sous l’obéïssance de l’Empire Romain. Elle écrivit cependant au nom des Gaules à ceux de Tréves, qui avoient aussi pris déja les armes, pour leur enjoindre de cesser tous actes d’hostilité, et pour leur offrir, s’ils vouloient rentrer dans leur devoir, sa médiation auprès de l’Empereur de qui elle se promettoit d’obtenir une amnistie.

Dès qu’on fait attention aux termes dont Tacite se sert, et aux particularités de son récit, on ne sçauroit douter que cette Assemblée des Gaules ne fût une de celles qu’on appelle en Droit public des Assemblées représentatives et réglées. La Cité de Reims n’exhorte point les autres Cités des Gaules, après leur avoir représenté l’importance de la conjoncture où elles se trouvoient, à envoyer leurs Députés à une Assemblée qu’il conviendroit de tenir dans les circonstances présentes, pour y déliberer sur les interêts communs. Le Sénat de Reims enjoint aux autres Cités d’envoyer leurs Députés dans le lieu qu’il indique. Il parle comme ordonnant une chose qu’il étoit en possession d’ordonner, soit que les prérogatives dont Reims joüissoit avant Jules-Cesar lui donnassent le droit de convoquer l’Assemblée dont il s’agit, soit que toutes les métropoles de la Gaule joüissant de ce droit alternativement, Reims se trouvât cette année-là en tour de présider à l’Assemblée, et par conséquent en droit d’en indiquer le tems comme le lieu. Dans tous les Etats réglés il y a, pour user des expressions de Grotius, un petit Sénat qui a le droit de convoquer lorsqu’il le juge à propos, le grand Sénat ou l’Assemblée représentative du peuple. Nous voyons d’ailleurs que l’assemblée convoquée à Reims n’est pas plûtôt formée, qu’elle agit comme une Compagnie réglée, et qui par l’usage est autorisée à parler et à commander au nom des Gaules. C’est au nom des Gaules qu’elle ordonne à ceux de Tréves de mettre bas les armes. Elle leur promet l’intervention des Gaules auprès du Prince. Enfin, est-il possible que les Gaulois eussent osé tenir l’Assemblée qu’ils tinrent alors, si elle n’eût point été une Assemblée ordinaire, convoquée tout au plus extraordinairement, sous quelque prétexte specieux ? N’auroit-ce point été se révolter en effet, que de tenir une Assemblée non usitée, uniquement pour y déliberer si l’on se révolteroit ?

Suivant ce qu’on peut conjecturer, les Assemblées représentatives des Gaules n’auront été d’abord composées que de Députés nommés par leurs Concitoïens, et qui n’avoient d’autre vocation que celle qui leur venoit de l’élection faite de leur personne. Dans la suite les Officiers pourvûs de leurs Emplois par le Prince, auront été en cette qualité, du nombre de ceux qui avoient séance dans ces Assemblées. Elles seront devenuës d’Etats generaux composés de Députés qu’elles étoient, des Assemblées de Notables, composées principalement de gens Mandés par le Prince, en consequence de leurs Emplois. C’est ce que nous apprenons d’un Edit de l’Empereur Honorius, donné en l’année de Jesus-Christ quatre cens dix-huit, pour fixer dans Arles le lieu de l’assemblée qui se devoit tenir tous les ans pour déliberer et prendre les résolutions convenables touchant les besoins des Gaules. Nous rapporterons en son tems l’Edit d’Honorius, et ici nous nous contenterons d’observer que cet Edit qui s’étend beaucoup sur la convenance qu’il y avoit de convoquer cette Assemblée dans la ville d’Arles, ne parle que très-legerement des avantages géneraux qu’on devoit se promettre de sa tenuë. Comme l’Assemblée n’étoit point une chose nouvelle, son utilité étoit connuë depuis long-tems.

Quelle étoit originairement l’autorité de cette Assemblée sous Auguste, et sous ses premiers Successeurs ? Son concours étoit-il nécessaire au Souverain, lorsqu’il s’agissoit d’établir de nouvelles Loix ou de nouvelles impositions ? Je n’en sçais rien. Il en est des Assemblées representatives du Peuple des Monarchies, dit Grotius, soit qu’on les appelle Dietes, Etats generaux ou Parlemens, ainsi que des Souverains mêmes. Comme tous les Souverains qui portent le même titre n’ont point la même autorité dans leur Etat, comme il s’en faut beaucoup, par exemple, qu’un Roi de Pologne ait autant de pouvoir dans son Royaume qu’un Roi d’Espagne en a dans le sien ; de même il s’en faut beaucoup que les Assemblées qui representent les trois Etats dans toutes les Monarchies, ayent chacune le même pouvoir dans sa Monarchie. En quelques Monarchies l’Assemblée representative du Peuple n’est autre chose qu’un Conseil très-nombreux, tenu par le Souverain, afin d’y être pleinement informé des griefs de ses Sujets qui lui sont ou cachés, ou déguisés par les Officiers qui entrent dans son Conseil Privé. Le Souverain dont je parle peut après avoir entendu les représentations de cette Assemblée prendre le parti qui lui convient, et statuer ce qui lui plaît. En d’autres Monarchies, l’Assemblée représentative du Peuple partage le pouvoir legislatif avec le Souverain, qui lui-même est tenu de se conformer aux Loix qu’il a faites avec le concours de cette Assemblée. Elle a même droit d’entrer en connoissance de l’administration du Souverain.

Comme il y a toûjours eu des Assemblées representatives du Peuple, qui, pour ainsi dire, ont rendu leur condition meilleure qu’elle ne l’étoit originairement, en s’arrogeant plus d’autorité qu’il ne leur en appartenoit suivant la premiere Constitution de l’Etat ; de même il y en a eu d’autres qui ont laissé perdre les droits qui leur appartenoient en vertu de cette premiere Constitution. Ainsi quelle que pût être sous Auguste et sous les premiers de ses Successeurs l’autorité de l’Assemblée representative des Gaules, il ne s’ensuit pas qu’elle ait été la même dans le cinquiéme siecle. Au contraire nous sommes assez instruits de ce qui se passoit alors, pour sçavoir positivement que cette Assemblée n’avoit plus aucune part au pouvoir legislatif, et qu’elle étoit réduite à la voix consultative dans les affaires de l’Etat. En premier lieu, il est certain que les Empereurs Romains étoient alors des Souverains despotiques, et qu’ils étoient revêtus de tout le pouvoir legislatif, que ces Princes n’étoient point obligés de partager avec personne.

D’autant que nos Rois de la premiere Race ont succedé immédiatement aux Empereurs dans la Souveraineté des Gaules, il est convenable d’expliquer ici de quelle nature étoit le pouvoir des successeurs d’Auguste, et d’exposer quels étoient les droits dont l’assemblage et l’union, formoient pour parler ainsi, le diadême Imperial transmis par l’Empereur Justinien aux enfans de Clovis. La matiere qui n’est rien moins qu’étrangere à mon sujet, n’est point traitée assez clairement ni assez solidement dans aucun Livre que je connoisse, pour y renvoyer ceux qui peuvent souhaiter d’en être instruits.

Le projet d’Auguste lorsqu’il donna une forme au gouvernement de sa Monarchie, fut de rendre et lui et ses Successeurs des Souverains aussi absolus que l’étoient les Rois d’Asie, sans changer cependant que le moins qu’il seroit possible, la forme exterieure et apparente du gouvernement Republiquain, sous lequel on avoit jusques-là vêcu dans Rome. Voilà pourquoi, il refusa toujours la Dictature qui lui fut offerte plusieurs fois par le Peuple. S’il eut accepté cette dignité, le changement de la Republique en une Monarchie despotique, auroit été trop sensible.

Quel moyen ce Prince, le plus judicieux des hommes de son tems, crut-il donc devoir employer pour parvenir à l’execution de son projet. Le voici. Il se fit conferer successivement toutes les Magistratures & toutes les Dignités qui rendoient ceux qui en étoient revêtus, les dépositaires du Pouvoir suprême & de toute l’autorité de la République. En qualité d’Imperator, titre qui lui fut conferé par les Citoïens qui composoient les troupes, il devint le General à vie de toutes les forces de l’Etat. Il devint en qualité de Souverain Pontife, le Chef de la Religion[1]. Auguste joignit encore aux droits que lui donnoient ces deux Dignités, ceux que les Consuls avoient lorsqu’ils se trouvoient à la tête des armées, aussi-bien que ceux que les Proconsuls avoient dans les Provinces, et specialement le pouvoir de condamner à mort et de faire executer tous les Citoïens de quelque condition qu’ils fussent, sans garder d’autres formalités que celles qu’il lui plairoit d’observer. Les Chevaliers et les Sénateurs étoient soumis comme les simples Citoïens à cette Jurisdiction arbitraire, que l’Empereur exerçoit non-seulement dans les Provinces, mais aussi dans Rome, dans la Capitale de l’Etat, où, pour s’exprimer ainsi, est le Siége des Loix. On ne voit dans l’Histoire des Empereurs que trop d’exemples de ce Pouvoir exorbitant et odieux. Ce fut en vertu de ce Pouvoir que Tibere, je ne dirai pas, fit mourir, mais fit assassiner le jeune Agrippa. Tacite après avoir rapporté les jugemens que Neron rendit contre Pison et contre les autres conjurés convaincus juridiquement d’avoir été de la conspiration tramée par Pison, ajoute que ce prince voulant se défaire du Consul Vestinus qui lui étoit suspect, mais contre lequel il n’y avoit ni dépositions ni aucunes charges, il envoya de sa pleine autorité un Tribun des Cohortes Prétoriennes chez le Consul, avec ordre de le faire mourir, ce qui fut executé. On ne voit point cependant que les Officiers qui avoient prêté leur ministere à de pareils meurtres, ayent jamais été recherchés. Mais ce point du Droit public de l’Empire Romain est trop odieux, et prouvé d’ailleurs par trop d’exemples, pour en parler davantage.

Auguste se fit encore déclarer Prince du Sénat, & joignit à cette Dignité connuë dès le tems de la République, un droit qui pour lors n’y étoit point attaché ; celui de présider au Sénat lorsqu’il s’y trouvoit. Ce fut même par la dénomination de Prince employée absolument, qu’on désigna le plus ordinairement ses Successeurs. Elle n’avoit rien de trop fastueux, parce qu’elle signifioit originairement, le Citoïen qui étoit en droit de dire son avis le premier dans le sénat. Ainsi lorsque l’empereur se trouvoit au Sénat, il avoit droit d’y prendre les suffrages et de prononcer, quoique les Consuls en charge y fussent présens. Leur prérogative étoit bornée alors à l’avantage de dire leur avis les premiers. Lorsqu’ils y présidoient, ils n’osoient décider les affaires d’importance avant que de l’avoir consulté. Enfin Auguste se fit conferer par le Peuple la puissance Tribunitienne, et par-là non-seulement il rendoit sa personne inviolable, mais il se trouvoit encore revêtu du pouvoir de ces Magistrats, qui avoient droit de s’opposer à tout ce que les autres vouloient entreprendre, et le pouvoir de l’empêcher.

C’étoit donc la réünion des divers pouvoirs que donnoient toutes les Dignités dont il vient d’être fait mention, qui formoit, pour user de cette expression, la Couronne Imperiale. C’est l’amas des Titres de ces Dignités que Tacite[2] appelle omnia Principatus vocabula. Omnia deferri Principibus solita, c’est-à-dire, tous les titres qui appartiennent au prince, toutes les dignités dont on revêt le prince à son installation. Comme nous venons de l’observer, c’étoit par le titre de Prince, qu’on désignoit Auguste, et c’étoit sous ce nom qu’il regnoit Cuncta sub imperium nomine Principis accepit.[3] Le nom d’Imperator, il n’est pas ici question de son usage dans les tems précedens, n’étoit qu’un de ses titres. Il s’en falloit beaucoup qu’il signifiât ce que signifie en François le nom d’Empereur, qui seul, désigne un souverain. C’est abusivement qu’on a donné au mot François un sens beaucoup plus étendu, que le sens du mot Latin dont il dérive. Aussi voyons-nous que Tibere quoiqu’il se fût porté pour Imperator immédiatement après la mort d’Auguste en donnant l’ordre aux soldats comme en leur faisant monter la garde auprès de sa personne, fut neanmoins un tems sans accepter l’Empire, ou toutes les Dignités qui lui devoient attribuer le Gouvernement souverain, et qu’il fallut l’engager par prieres à déclarer enfin qu’il vouloit bien les accepter.

Toutes les Dignités dont il a été parlé ne furent déferées à Auguste par le Peuple Romain qu’en differens tems, mais dans la suite elles furent déferées à ses Successeurs par un seul et même Decret du Sénat. Le pouvoir de faire cette Loi fut ôté au Peuple et attribué au Senat dès le regne de Tibere puisque ce fut alors que le Peuple perdit le droit de nommer aux grandes Magistratures. Non-seulement toutes les Dignités dont les droits formoient l’autorité Imperiale étoient conferées au nouvel Empereur par un seul et même Décret, mais elles lui étoient encore conferées pour sa vie.

Justinien a donc raison de dire, que les décisions du Prince ont force de Loi, d’autant que tous les Citoyens se sont dépouillés en sa faveur, du pouvoir appartenant à la Societé sur chacun de ses Membres, quand le peuple a fait la Loi Royale par laquelle il lui a déferé l’Empire. On va voir par ce qui suit, que le Peuple étoit toûjours representé par le Sénat. Lorsqu’il falloit faire une nouvelle Loi Royale à chaque mutation d’Empereur.

Ainsi l’ombre, la forme apparente du Gouvernement ancien subsista dans Rome, sous les Empereurs, et l’on continua d’appeller République, un Etat qui étoit la plus absoluë des monarchies : cinq cens ans après la mort d’Auguste et du tems de Gregoire de Tours, on disoit encore quelquefois la République pour dire l’Empire.

Durant long-tems, les nouveaux Empereurs, même ceux qui avoient été proclamés Imperator par une armée révoltée et au mépris de toutes les Loix, ne prirent point le titre d’Auguste, mot qui de nom propre étoit devenu un nom appellatif et signifiant la même chose que Prince ou Souverain, qu’après que le Sénat leur avoit conferé par un Décret, les Dignités, qui, pour s’expliquer ainsi, formoient par leur réünion, la Couronne Imperiale. C’étoit ce Decret qui changeoit les Tyrans en Princes, quoiqu’il fût rendu presque toujours par force, & parce que celui qui avoit les troupes à sa disposition, étoit le maître des autres Citoïens. Comme le dit Tacite en parlant de l’avénement de Neron à l’Empire, le Sénat se conformoit à la volonté des troupes.

Vitellius proclamé Imperator dans les Gaules, ne prit le titre d’Auguste, ou de Souverain, que plusieurs mois après sa proclamation et lorsqu’il eût été inauguré dans le Capitole.

Didius Julianus qui avoit acheté l’Empire à beaux deniers comptans, & qui avoit été proclamé Imperator dans le Camp des Prétoriens, fit confirmer son titre par un Decret du Sénat qui lui conferoit en même-tems la puissance Tribunitienne et le Pouvoir Proconsulaire.

Macrin proclamé Imperator dans l’Orient par l’armée qui servoit en Syrie, écrivit une lettre au Sénat pour lui donner part de ce qui venoit de se passer, et en conséquence le Sénat confera au nouvel Empereur le Pouvoir de Proconsul & la Puissance Tribunitienne ; à en juger par l’apparence la proclamation faite par les Légions n’étoit regardée que comme un motif de déferer l’autorité suprême au Citoïen en faveur duquel la prérogative militaire, ou l’option des soldats, s’étoit déclarée, en supposant que lorsque l’Empire étoit vacant ou devoit être réputé vacant par l’indignité du possesseur, les troupes avoient le droit de requerir que la Puissance suprême fût déferée à un tel, comme au plus digne de regner ; mais que c’étoit au Sénat à l’en revêtir.

Cet usage fondé sur la premiere constitution de la Monarchie Romaine, et qui sembloit laisser du moins aux principaux Citoïens la disposition de leurs droits les plus importans, fut mal observé dans la suite. Elagabale osa l’enfreindre le premier, en s’arrogeant avant que le Sénat eût rendu son Decret, les titres qu’il ne devoit prendre qu’en vertu de ce Decret. L’armée qui salua Maximin Imperator fut la premiere qui osa donner à l’Empereur qu’elle venoit de choisir, le nom d’Auguste ; elle confera ce titre à Maximin avant que le Sénat eût rendu le Decret qu’il avoit coutume de rendre en pareilles occasions. Ces exemples n’empêcherent pas néanmoins que l’ancien usage ne fût suivi par plusieurs de ceux qui succederent à Elagabale et à Maximin ; et il paroît en faisant attention à la maniere dont Justinien parle de la Loi Royale, que cet usage étoit encore suivi de son tems.

C’étoit donc en vertu des Loix mêmes que les Empereurs étoient au-dessus des Loix, et qu’il n’y avoit plus aucun Citoïen qui dans les tems où le Trône n’étoit pas vacant ou réputé vacant, eût part au Pouvoir legislatif. Il résidoit si bien en son entier dans la personne des Empereurs que leurs Rescrits, c’est-à-dire, les décisions d’un cas particulier qu’ils faisoient dans leur cabinet, sans être obligés d’y appeller d’autres Citoïens que ceux qu’ils choisissoient eux-mêmes, étoient mis en exécution, nonobstant qu’elles se trouvassent en opposition avec les Loix actuellement subsistantes. Ces Rescrits étoient réputés de nouvelles Loix qui abrogeoient les anciennes quoique faites & publiées solemnellement. On opposoit même à ces Loix les Rescrits des Empereurs morts. La jurisprudence dont je parle étoit si bien établie, quoique sujette à des inconveniens sans nombre, que Macrin qui les connoissoit bien parce qu’il sçavoit le droit, avoit entrepris de la changer : son intention étoit d’annuller tous les Rescrits de ses Prédecesseurs, afin que les tribunaux eussent à suivre à l’avenir, dans le jugement des procès, les Loix generales, sans être astreints davantage à se conformer aux décisions que les Empereurs pouvoient avoir faites sur quelques cas particuliers. On ne voit point que le projet de Macrin ait été effectué.

Tout ce que je viens d’avancer est bien confirmé par le fragment du decret rendu pour reconnoître Vespasien comme Empereur, & dont les Antiquaires reconnoissent generalement l’autenticité.

Le Sénat y confere au nouveau Prince, tous les droits qu’avoient eu ses Prédecesseurs, celui de faire telles Alliances qu’il le jugeroit à propos ; celui de ne donner connoissance au Sénat que des affaires qu’il trouveroit bon de lui communiquer ; celui de faire nommer aux Charges les Candidats qu’il voudroit recommander ; le pouvoir de faire executer tout ce qui lui paroîtroit avantageux à l’Empire, & celui de se dispenser de l’observation des Décrets du Sénat et des Loix que ses Prédecesseurs avoient été dispensés d’observer. Enfin il est statué que tout ce qui s’étoit fait jusqu’au jour où le Decret avoit été publié, seroit réputé juste & conforme aux Loix. Notre fragment qui fait bien regretter que nous n’ayons point la table entiere, finit par une Sanction qui prend toutes les précautions imaginables pour mettre à couvert de recherche ceux qui par ordre de l’Empereur auroient dans quelque occasion que ce fût, agi contre les Loix. Voilà quel étoit le pouvoir des Empereurs Romains, mais les Successeurs des Princes à qui Justinien ceda les Gaules, et principalement les descendants de Hugues Capet, l’ont bien restraint pour leur propre avantage.

Qui rendoit le Decret par lequel le nouvel Empereur étoit pour ainsi dire, installé, depuis que le Monde Romain eut été divisé en deux partages ? Qui publioit dans le cinquiéme siécle à chaque mutation de Souverain la Loi Royale, en vertu de laquelle le Sénat & le Peuple Romain prêtoient le serment de fidélité à un Prince qui regnoit ensuite légitimement, et cessoit d’être traité de Tyran, de quelque maniere qu’il eût été proclamé Empereur ? C’étoit dans l’Empire d’Occident la partie du Sénat Romain, qui étoit demeurée à Rome ; & dans l’Empire d’Orient, la partie du Sénat qui avoit été transferée à Constantinople. Il n’y avoit donc plus que ces deux portions du Sénat, qui eussent part au Pouvoir législatif, et seulement encore lorsque le Trône étoit vacant. Les Assemblées représentatives des grandes Provinces, et même les simples Citoïens qui habitoient dans Rome, n’avoient plus aucune part à l’exercice de ce Pouvoir.

Nous voyons, en second lieu, par le Livre de Salvien, que les Assemblées représentatives dont il est ici question, n’étoient ni convoquées ni consultées, lorsqu’il s’agissoit de mettre sur les Habitans du Païs qu’elles représentoient, quelque imposition extraordinaire. Il paroît au contraire en lisant cet Ouvrage, que les ordres de l'Empereur pour lever des subsides extraordinaires étoient adressés directement au Sénat de chaque Cité. Enfin le contenu de l’Edit d’Honorius, que nous avons déja allegué, fera foi suffisamment que l’Assemblée d’Arles ne devoit pas avoir d’autre droit que celui de représenter et de conseiller, et qu’elle n’avoit pas le pouvoir de refuser ou d’accorder.

  1. Diod. li. Hist. 51 & 52i.
  2. Hist. lib. 2 & 4.
  3. Tacit. Ann. lib. primo.