Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 2/Chapitre 19

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LIVRE 2 CHAPITRE 19

CHAPITRE XIX.

Thorismond est tué, et son frere Theodoric II lui succede. Diverses particularités concernant Theodoric II.


Le Roi des Visigots mourut la même année que le Roi des Huns. Thorismond avoit des projets qui déplaisoient à toute sa maison, parce qu’ils tendoient à rallumer la guerre entre les Visigots et l’empire, avec qui elle croyoit alors avoir interêt d’entretenir la paix. Ses freres, fils comme lui du roi Theodoric I lui ayant représenté à plusieurs reprises, mais toujours inutilement, que sa conduite auroit de funestes suites, ils se défirent enfin de lui par le fer, et leur aîné Theodoric II fut proclamé roi des Visigots : » Thorismond, qui étoit ennemi des Romains, dit Idace, ayant laissé voir que ses desseins étoient contraires à la durée de la paix, ses freres Theodoric & Frederic le firent tuer. » Il eut pour successeur Theodoric II. Isidore de Séville écrit, en calculant par années révoluës : » Thorismond, qui avoit été élevé sur le trône, quand on comptoit encore la premiere année du regne de Martian, ayant montré dès le commencement de son administration, qu’il avoit l’esprit trop entreprenant, & qu’il ne laisseroit point durer la paix, fut tué par ses freres Théodoric & Fréderic. Il ne regna qu’un an. » C’est-à-dire, qu’en supposant que Thorismond eut été proclamé roi le sixiéme du mois de juillet de l’année quatre cens cinquante et un, environ trois semaines après l’évacuation d’Orleans par Attila, et le lendemain de la bataille donnée dans les champs Catalauniques, il mourut avant le sixiéme du mois de juillet de l’année quatre cens cinquante-trois, et par conséquent, lorsqu’il n’avoit point encore achevé la seconde année de son regne. En effet Martian avoit été proclamé empereur au mois d’août de l’année quatre cens cinquante.

Théodoric II et son frere Fréderic se montrerent véritablement pendant plusieurs années, très-attachés aux interêts de l’empire. Nous verrons même que Theodoric rendit plusieurs services importans aux Romains pendant les cinq ou six premieres années de son regne. Quant à Fréderic, les Romains avoient tant de confiance en lui, qu’ils lui donnerent la commission de faire la guerre en leur nom aux Bagaudes de l’Espagne Tarragonoise, qu’il battit en plusieurs rencontres.

Je crois qu’il est à propos, avant que de continuer l’histoire des évenemens arrivés dans les Gaules, de rapporter ici la peinture que Sidonius Apollinaris fait de la maniere de vivre, et de la cour de Theodoric II. Elle servira à donner quelque idée de la cour de nos premiers rois. S’il y avoit de la difference, pour parler ainsi, entre la cour de Tournai et celle de Toulouse, c’est que la premiere devoit être encore moins sauvage que l’autre. Il y avoit déja pour lors deux cens ans, que les Francs habitués sur les bords du Rhin, fréquentoient les Romains, et qu’ils passoient la moitié de leur vie dans les Gaules, au lieu qu’il n’y avoit pas encore quarante-cinq ans que les Visigots partis des bords du Danube, s’étoient établis dans ce païs-là, et qu’ils avoient commencé à s’y polir par le commerce des anciens habitans.

Vous m’avez prié plusieurs fois, dit Sidonius, dans une Lettre qu’il écrit à son beau-frere Agricola, de vous donner une juste idée de la personne & de la maniere de vivre du Roi des Visigots Theodoric II. que la voix publique vante comme un Prince très-exact à remplir les devoirs de son rang & ceux de la vie civile. Je vais, autant que l’étenduë d’une Lettre peut le permettre, contenter une curiosité si louable & si digne d’un citoien qui prend à cour les interêts de la République. Theodoric a tant de belles qualités naturelles & acquises, qu’il est un homme presqu’accompli, & donc le mérite se fait connoître, même à ceux qui n’approchent que rarement de sa personne. Ses mœurs sont telles, que malgré l’envie qu’on porte naturellement aux Grands, on ne sçauroit s’empêcher de le louer. Quant à l’extérieur de ce Prince, sa taille n’est qu’au-dessus de la médiocre, mais elle est bien prise. Il a la tête ronde & garnie de cheveux qui se relevent sur le haut du front. Ses yeux sont assez grands, & ils sont couverts de sourcils fort épais. Les cils ou les poils de ses paupieres sont si longs, qu’ils lui descendent jusques sur les jouës lorsqu’il ferme les yeux. On ne lui voit point les oreilles, parce que, suivant la maniere de se coëffer en usage parmi les Visigots, elles sont couvertes par ses cheveux tressés en forme de petites nates ; son nés est aquilin, mais il ne le dépare pas. Sa bouche dont les lévres sont fort minces, est petite, & laisse voir lorsqu’elle s’ouvre, des dents qui semblent d’yvoire.

J’obmettrai plusieurs détails concernant la personne de Theodoric, quoique Sidonius en rende un compte exact, parce qu’ils se sentent trop des tems où tout le monde avoit journellement occasion d’acheter ou de vendre des esclaves, et où tout le monde sçavoit par conséquent le jargon de cette espece de commerce que nous ne connoissons gueres. Chaque trafic a son style particulier, et composé de termes qui lui sont propres.

» Si vous me demandez (Sidonius reprend la parole) quel est l’emploi que Theodoric fait du tems, je vous rendrai compte du moins de ce que le public sçait là-dessus. Il se leve de grand matin, & la premiere chose qu’il fait c’est d’aller, peu accompagné, assister à la Priere qui se fait dans l’Eglise Arienne. Vous sçavez qu’il est de cette Communion. Si l’on, en croit la médisance, son assiduité aux exercices de la Religion, vient moins d’un sentiment de dévotion que d’habitude. Au sortir de là il se met à travailler, & il vaque à ses affaires le reste de la matinée. Ce qu’il fait en premier lieu c’est de prendre séance dans son Prétoire. L’Officier qui porte ses armes est toujours à côté de lui, & ses Gardes couverts de peau s’y font appercevoir. C’est ce qu’on peut dire de leur apparition ; car comme on ne leur permet d’entrer dans le Prétoire qu’afin qu’il ne soit pas dit qu’on les ait empêchés de faire aucune de leurs fonctions, dès qu’ils ont paru on leur fait signe de sortir. Ils sortent donc, & ils vont dans une autre piéce, où ils peuvent faire du bruit, sans que le Roi ni ceux qui ont affaire à lui, soient interrompus. Dès que les Gardes sont sortis, on admet à l’audience du Prince les Envoyés des Nations & les Députés des Communautés, dont il écoute les représentations, quelque longues qu’elles soient, souvent sans les interrompre. Il répond ensuite en peu de paroles, soit en décidant sur le champ les affaires qui demandent une prompte expédition, soit en renvoyant à une plus ample discussion celles qui veulent être approfondies. Sur les huit heures du matin, il sort de son Prétoire pour entrer dans son Trésor, & pour aller faire un tour à ses Ecuries. S’il est jour de chasse, il monte à cheval, mais sans porter ni arc ni carquois, car il croit ne devoir point en porter étant ce qu’il est. Cependant, si chemin faisant, il apperçoit quelque gibier qu’il lui prenne envie de tuer, un de les Veneurs lui présente un ac détendu, dont lui-même il bande la corde. S’il croit que la dignité ne lui permet pas de se charger d’un arc il croiroit aussi témoigner trop de molesse en faisant tendre par un autre l’arme dont il veut se servir. Au reste Theodoric est très-adroit à tirer de l’arc. C’est sans descendre de cheval, & sans que personne lui aide, qu’il bande son arc ; & qu’il y ajuste sa fléche. Enfin, il est bon Archer, qu’après avoir demandé à ceux qui le suivent quelle est la bête qu’ils voudroient voir percer, sa fléche va toujours frapper où ils l’ont prié de la tirer. Lorsqu’il n’atteint rien, ce n’est pas sa faute. Il se trouve qu’il a bien visé mais que celui qui lui avoit dit, il y a là une telle bête, avoit mal vû, & qu’il avoit pris ou un tas de feuilles ou des branches rompuës pour un lapin, ou pour quelqu’autre gibier.

» Les jours ordinaires, la table du Roi des Visigots est servie comme celle des particuliers. Vous n’y voyez pas des domestiques ésoufflés remuer avec peine des piéces de vaisselle d’argent d’un poids excessif & devenuës jaunâtres, parce que les ornemens en relief dont elles sont chargées, empêchent qu’on ne puisse les bien nettoyer. Vous n’y voyez personne se mettre hors d’haleine en amoncelant des vases sur un Buffet dont les planches plient sous le poids. Ce sont, pour ainsi dire, les discours graves & sententieux qui se tiennent à la table de ce Prince, qui sont d’un grand poids. Les garnitures des lits de tables & les autres meubles de la salle à manger, sont toujours de couleur de pourpre. On change cependant de tems en tems ces ameublemens, qui sont quelquefois d’un pourpre foncé, & quelquefois d’écarlate. Ce qui fait que le mérite des mets qu’on sert à la table de notre Monarque, ce n’est point le prix excessif auquel ils reviennent, c’est la maniere dont ils sont apprêtés & servis ; car s’il ne se soucie point que sa vaisselle soit très pesante, il a grand soin qu’elle soit bien nette. Les convives ont plûtôt à se plaindre qu’on ne leur porte point un assez grand nombre de santés, que d’être obligés à boire trop. En un mot, on est servi à la table de Theodoric avec le goût de la Grece, avec l’abondance en usage dans les Gaules, & avec la ponctualité dont on se pique en Italie. Si le nombre des convives vous fait croire que vous mangez à un festin, tout s’y passe avec tant d’ordre & de silence, que vous croyez y d’un autre côté, être à un repas qu’un particulier donne à son ami. Mais le respect où vous voyez tout le monde, vous fait bien-tôt sentir que vous êtes à la table d’un grand Roi.

» Je ne vous entretiendrai point de la magnificence qu’on voit les jours de fête à la Cour de Theodoric, parce qu’elle est connuë des personnes les plus sequestrées du commerce du monde. Ainsi je reprends le récit de son train de vie ordinaire. Il fait quelquefois la méridienne, mais elle n’est jamais longue. Quand il se met au jeu après le repas avec assez de vivacité, sans sortir néanmoins de son sang-froid ordinaire. Lorsqu’il gagne, il ne dit mot, il rit lorsqu’il perd, ne se fâche jamais quoi qu’il lui arrive, & raisonne toujours sur les incidens de son jeu avec autant de suite, qu’il raisonneroit sur des évenemens de guerre. S’il perd il ne demande point sa revanche, quoiqu’il ne la refuse jamais quand il gagne. Il ne craint pas les joueurs les plus habiles, & il ne cherche point à faire des parties avantageuses avec des gens qui en sçachent moins que lui. Il n’affecte point de se retirer sur son gain, mais il ne trouve pas mauvais que les autres quittent le jeu quand il leur plaît. Cependant il est bien aise dans le moment qu’il gagne le coup qu’il jouë, & il quitte alors pour quelques instans sa gravité accoutumée. La premiere chose qu’il fait après avoir proposé de se mettre au jeu, c’est d’exhorter à jouer avec liberté & comme on jouë avec ses égaux. A dire vrai, il semble qu’il apprehende pour lors qu’on ne le craigne.

» La bonne humeur où le gain met Theodoric, a donné occasion à ceux qui ont sçu en profiter, de faire des fortunes considérables, & d’obtenir de lui des graces qu’il avoit refusées plusieurs fois. Je suis de tems en tems assez heureux pour faire de ces petites pertes, dont on peut tirer de grands profits. Sur les trois heures après midi, le Roi se remet au travail, & l’on ouvre la porte à la cohuë des Supplians. Cette foule s’éclaircit à mesure que l’heure du souper s’approche, parce que chacun d’eux aprés avoir présenté sa requête, se retire pour aller rendre ses devoirs au Courtisan son patron, chez qui on reste jusqu’à l’heure de se mettre au lit. Quelquefois Theodoric fait venir des Mimes & des Farceurs à son souper, mais il ne souffre pas qu’ils disent rien de trop piquant contre aucun des convives. Quant à sa Musique, elle est peu nombreuse, & jamais elle ne chante ni ne jouë des airs lascifs. Là, vous n’entendez ni joueuses d’instrumens, ni grandes orgues, ni rien de ce qui peut faire penser à la débauche. Aussi-tôt que le Roi est hors de table, on monte la garde aux portes du Palais. Je m’arrête-là, puisque je ne vous ai pas promis une information concernant le gouvernement de l’Etat où ce Prince commande, mais bien concernant la personne & sa maniere de vivre.

On peut conjecturer sur ce que dit Sidonius, du bonheur qu’il avoit de perdre quelquefois son argent, qu’il étoit venu à Toulouse pour affaires. Quoique la cité d’Auvergne, dont il étoit senateur, et où par conséquent il devoit avoir la principale portion de son patrimoine, ne fût point encore sujette aux Visigots, il se peut très-bien que Sidonius eût affaire d’eux parce qu’il avoit des terres dans les provinces où étoient les quartiers qu’on leur avoit accordés, et dont on voit bien par sa lettre, qu’ils s’arrogeoient déja le gouvernement, soit du consentement de l’empereur, soit malgré lui.

On pourroit soupçonner avec quelque fondement l’auteur de cette lettre trop travaillée pour avoir été écrite dans le dessein qu’elle ne fût lûë que par une seule personne, de n’avoir dépeint avec tant de soin la sagesse et l’application du roi des Visigots, qu’afin d’attirer plus de monde dans quelque parti qui se formoit alors parmi les habitans des provinces obéïssantes des Gaules, pour secoüer le joug des officiers envoyés par la cour de Ravenne, et pour se mettre sous la protection des Visigots. Qu’il y eût alors dans ces provinces plusieurs citoïens, fatigués, désesperés de l’état déplorable où leur patrie étoit réduite par les querelles qui s’excitoient de tems en tems entre les barbares, qui en tenoient une partie, et l’empereur qui en conservoit une autre, qu’il ne pouvoit garder sans l’épuiser en même-tems ; et que ces citoïens persuadés d’un autre côté que l’empereur ne viendroit jamais à bout de reprendre ce que tenoient les barbares, voulussent se donner à certaines conditions à ces mêmes barbares, afin de n’avoir plus à faire la guerre continuellement ; on n’en sçauroit douter. On verra même dans la suite, que les Romains de la Gaule, je dis des plus considérables, ont quelquefois exhorté le barbare d’achever de se rendre maître de leur patrie. Ce qui empêcha jusques au regne de Clovis que les Romains des Gaules ne prissent tous de concert, et qu’ils n’executassent le dessein de se jetter entre les bras des barbares, c’est que ces derniers étoient encore ou payens comme les Francs et les Allemands, ou Ariens comme les Visigots et les Bourguignons, et que le gros de ces Romains ne pouvoit pas se résoudre à se donner à un maître ou idolâtre ou héretique. Aussi c’est peut-être par cette raison-là, que Sidonius Apollinaris a soin de faire mention dans son épître du peu de zéle que Theodoric avoit pour sa secte. Cependant Sidonius dans les lettres qu’il écrivit, lorsque les Visigots se furent rendus maîtres de l’Auvergne, ce qui n’arriva que plusieurs années après la mort de Theodoric, témoigne tant d’affliction de voir sa patrie sous leur joug, que j’ai peine à croire, qu’il ait jamais souhaité qu’elle fût soumise à leur domination. Peut-être aussi, le changement des circonstances, aura fait changer de sentiment à Sidonius. Il aura souhaité de voir passer l’Auvergne sous le pouvoir de Theodoric, prince sage, et nullement ennemi des Catholiques ; mais il aura été au desespoir de la voir passer sous la domination d’Euric, le successeur de Theodoric, parce qu’Euric étoit un prince violent et cruel persécuteur de la véritable religion. D’ailleurs Sidonius qui étoit encore laïque, lorsqu’il écrivit la lettre dont nous avons rapporté le contenu, étoit devenu évêque de l’Auvergne, lorsqu’Euric s’en mit en possession, ce qui n’arriva comme nous le verrons que vers l’année quatre cens soixante et quinze.