Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 3/Chapitre 3

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LIVRE 3 CHAPITRE 3

CHAPITRE III.

Majorien vient dans les Gaules, où durant l’interregne il s’étoit formé un Parti qui vouloit proclamer un autre Empereur. Projet de chasser les Vandales de l’Afrique formé par Majorien qui fait de grands préparatifs pour l’exécuter.


Majorien parvenu à l’empire en un tems où il étoit encore jeune, quoiqu’il fût déja un grand capitaine, l’auroit rétabli dans son ancienne splendeur, s’il eût suffi d’avoir de l’esprit, du courage, et de savoir l’art militaire, pour être le restaurateur de la monarchie. Mais l’empire perissoit encore plus par la corruption qui regnoit à la cour, que par le mauvais état où se trouvoient les finances et les armées. Les vices de ses principaux sujets faisoient donc son mal le plus grand, et il étoit presqu’impossible d’ôter à ces hommes souverainement corrompus le credit ou l’autorité dont ils s’étoient emparés sous les regnes précedens. Quoique l’envie et les autres vices les rendissent ennemis les uns des autres, ils ne laissoient pas de se trouver toujours d’accord, dès qu’il s’agissoit d’empêcher qu’on ne sacrifiât les interêts de la cour aux interêts de l’Etat, en diminuant les dépenses, en mettant dans toutes les places importantes des gens de merite, et en éloignant des emplois ceux qui n’avoient d’autre recommandation que leur naissance ou la faveur ; enfin, en déconcertant les cabales, et en ôtant aux méchans les moyens d’empêcher les bons de faire le bien.

Il étoit moins difficile de remettre quelqu’ordre dans les finances et de rétablir la discipline dans les troupes en y faisant revivre l’esprit d’équité et l’esprit de soumission par des récompenses données à propos aux subalternes justes ou du moins obéissans, comme par le châtiment des concussionnaires et des séditieux. Ainsi Majorien vint à bout de corriger les abus les plus crians qui fussent dans l’administration des finances, et de rendre aux troupes Romaines leur ancienne vigueur ; mais il ne put venir à bout de réformer sa cour, et de corriger les vices qui étoient, pour ainsi dire, dans les premiers ressorts du gouvernement. Au contraire il fut, comme nous le verrons, la victime des mauvais citoyens qui conjurerent sa perte, dès qu’ils eurent connu ses bonnes intentions, et qui réussirent dans leurs projets, parce que les méchans employent toutes sortes de moyens pour perdre les hommes vertueux, au lieu que ceux-ci ne veulent mettre en œuvre contre les méchans que des moyens permis par les loix.

Le premier exploit que fit Majorien après avoir été proclamé empereur, fut de battre un corps nombreux des Vandales d’Afrique, qui avoient fait une descente dans la Campanie, et qu’il surprit auprès de l’embouchure du Gariglan.

Après cette victoire, Majorien donna tous ses soins à faire un armement par mer et par terre, tel qu’il pût par son moyen soumettre le parti formé contre lui dans les Gaules, et reconquérir ensuite l’Afrique sur les vandales. Ces deux expéditions, dont la premiere l’acheminoit à la seconde, étoient presqu’également importantes pour lui.

Le parti qui s’étoit formé dans les Gaules, où l’on étoit très-mécontent du traitement que les Romains d’Italie avoient fait au malheureux Avitus, et où l’on ne reconnoissoit point encore pour lors aucun empereur, vouloit placer sur le trône Marcellinus. Ce Marcellinus, ou comme quelques-uns l’écrivent d’après les auteurs grecs, ce Marcellianus étoit un homme de naissance, qui après le meurtre d’Aëtius, dont il avoit été l’ami, s’étoit révolté contre l’empereur, et s’étoit ensuite cantonné en Dalmatie. Il y faisoit si bonne contenance, que personne n’osoit entreprendre de le réduire, et il y regna en souverain, jusqu’à ce que Leon I qui, comme nous l’avons dit, ne fut fait empereur d’Orient qu’en quatre cens cinquante-sept, eut trouvé moyen de l’engager par la voye de la persuasion, à se soumettre à l’autorité impériale, et à se charger même d’une commission qu’il voulut bien exécuter. Elle étoit de chasser les Vandales de la Sardaigne dont ils s’étoient emparés. Nous aurons dans la suite d’autres occasions de parler de ce Marcellianus, et nous nous contenterons ici de remarquer qu’il n’avoit point encore fait sa paix avec l’empire, lorsque Majorien fut proclamé, puisque ce fut seulement après des négociations commencées par Leon déja empereur, et qui n’ont pas dû être terminées en un jour, que cet accommodement fut conclu.

Je ne doute point que les historiens que nous avons perdus ne parlassent au long du parti qui se forma dans les Gaules l’année quatre-cens cinquante-sept, en faveur de Marcellianus, et contre Majorien ; mais tout ce que nous sçavons aujourd’hui concernant cet évenement, est ce que nous en apprend une lettre de Sidonius Apollinaris. Il y est raconté que sous le consulat de Severinus, (les fastes le marquent en quatre cens soixante et un, c’est-à-dire, trois ans après que Majorien eut été reconnu dans les Gaules) cet empereur fit manger Sidonius avec lui dans un festin, où il arriva un incident par rapport à une satire qu’on accusoit à tort Sidonius d’avoir composée. Cet incident engage Sidonius à parler d’un Poeonius qui avoit voulu l’en faire croire auteur, et ce qu’il en dit lui donne lieu de faire mention de la conjuration formée en faveur de Marcellianus.

» Pæonius est un de ces hommes qui sçavent se faire adorer du menu peuple en épousant toutes ses fantaisies, & qui le calment ou le font remuer quand il leur plaît. Dans les tems qu’il se fit à Arles une conjuration pour mettre le diadême sur la tête de Marcellianus, ce Pæonius de qui, bien qu’il fût déja vieux, le monde n’avoit pas encore en » tendu beaucoup parler, se rendit celebre en le mettant à la tête des jeunes gens les plus échaufés. Il doit son illustration à l’audace qu’il montra dans la confusion où la République étoit durant l’interregne. En effet il fut le seul qui osât se présenter alors pour remplir la place de Préfet du Prétoire des Gaules, & même il eut l’effronterie de se mettre en possession de cette dignité, & de l’exercer pendant un grand nombre de mois, sans avoir été pourvû par les Lettres Patentes d’aucun Empereur. » On voit bien que l’interregne dont il est fait ici mention, et qui est arrivé quand Sidonius étoit déja dans l’âge viril, est celui qui eut lieu dans les Gaules entre la déposition d’Avitus et la reconnoissance de Majorien par les Romains d’en deça les Alpes à notre égard, et non pas l’interregne, lequel eut lieu après la mort de Petronius, et avant la proclamation d’Avitus. L’interregne, lequel eut lieu dans les Gaules depuis qu’on y eut appris la mort de Maximus, jusqu’à la proclamation d’Avitus, ne sçauroit avoir duré deux mois, comme on l’a vû en lisant l’histoire de l’avenement d’Avitus à l’empire, et Sidonius parle d’un interregne qui avoit duré un grand nombre de mois. Au contraire nous venons de voir qu’il s’écoula près d’un an entre la déposition d’Avitus et la proclamation de Majorien faite en Italie, et nous verrons encore que Majorien ne fut reconnu dans les Gaules que long-tems après sa proclamation en Italie.

Majorien devoit craindre que le parti qui s’étoit formé contre lui dans les Gaules, et dont étoient certainement les Visigots, et selon toutes les apparences les Francs, ne proclamât enfin empereur ou Marcellianus ou un autre, ce qui auroit rendu le parti encore plus difficile à abbatre. Le nouvel empereur ne pouvoit donc faire mieux que d’attaquer la ligue dont on parle, avant que tous ceux qui déja y étoient entrés fussent d’accord entr’eux sur le chef qu’ils lui donneroient.

Nous avons dit que le second projet de Majorien, celui qu’il devoit executer après avoir fait reconnoître son autorité dans les Gaules, étoit de passer en Afrique, pour y reconquerir les provinces dont les Vandales s’étoient emparés à main armée. De tous les barbares qui avoient envahi le territoire de l’empire, les Vandales d’Afrique devoient être les plus odieux au peuple Romain, parce qu’ils étoient ceux qui lui faisoient le plus de peine. L’Italie et Rome surtout ne pouvoient subsister alors, qu’avec le secours des bleds d’Afrique. Ainsi l’on peut croire que même dans les intervalles de paix, le peuple Romain avoit souvent à se plaindre de toutes les vexations qu’un Etat maître de couper les vivres à un autre, ne manque guéres à lui faire souffrir. En tems de guerre nos Vandales désoloient l’Italie, soit en faisant sur ses côtes des descentes imprévûës, soit en croisant sur la Méditerranée. Nous avons vû Genseric roi de ces Vandales saccager Rome peu de tems après la mort de Valentinien III et l’histoire du cinquiéme siécle parle de plusieurs autres villes surprises par les sujets de ce roi barbare. Sidonius dans le panegyrique d’un des successeurs de Majorien, fait dire à l’Italie : » D’un autre côté le Vandale me presse. Chaque année il arme une flotte qui me fait quelque nouvel outrage. L’ordre des choses est renversé. Le Midi déchaîne contre moi les vents furieux du Septentrion. » Procope dit en parlant des Vandales d’Afrique, qu’il y avoit long-tems, lorsque Justinien les attaqua, qu’ils étoient en possession de saccager chaque année les côtes de l’Illyrie, du Péloponese, de la Grece, des isles voisines de ce païs-là, et les regions maritimes de la Sicile et de l’Italie. Un jour, ajoûte notre historien, Genseric s’étoit embarqué sur sa flotte, sans avoir dit encore quel étoit son projet. Elle mettoit à la voile, lorsque son premier pilote lui vint demander vers quelle contrée il vouloit faire route. Abandonnons-nous aux vents, répondit ce prince. Ils nous porteront sur les côtes du païs contre qui le ciel est le plus irrité. L’air des côtes de l’Afrique sur la mer Méditerranée a-t-il quelque chose de contagieux, et propre à faire de tous ceux qui les habitent, une nation de pirates ? Est-il cause que plusieurs peuples qui dans differens tems se sont établis sur ce rivage, soient devenus corsaires de profession. Cela ne vient-il pas plûtôt de ce que ces infâmes côtes sont remplies de syrtes et d’écueils, où les vaisseaux font souvent naufrage, et où ils deviennent la proïe de l’habitant du païs, qui là, comme en bien d’autres lieux, croit que tout vaisseau qui échoûë sur son rivage, est un présent que le ciel lui veut envoyer. La douceur que ce peuple trouve dans le profit qui lui revient du pillage des vaisseaux qui ont fait naufrage, le détermine à courir la mer pour s’y emparer de ceux qu’il y rencontrera hors d’état de se défendre, et la situation de son païs lui donne tant d’avantage pour exercer la piraterie, qu’il prend bien-tôt le parti d’en faire son métier ordinaire.

Voyons présentement ce qu’il nous est possible de sçavoir aujourd’hui des préparatifs que Majorien fit par terre et par mer pour assûrer en premier lieu le succès de l’expédition qu’il vouloit faire dans les Gaules, et en second lieu le succès de celle qu’il esperoit de faire ensuite contre les Vandales. L’empereur employa le reste de l’année quatre cens cinquante-sept, et une partie de l’année quatre cens cinquante-huit à ces préparatifs. » On coupa les forêts de l’Apennin si fertile en bois propres à la construction des vaisseaux, & l’on en fabriqua des bâtimens dans tous les ports du Golfe Adriatique, & de la mer de Toscane. La flotte sur laquelle s’embarqua le Roi Agamemnon pour aller faire le siége de Troye fut moins nombreuse. »

Il faut que les Gaules où Majorien, ainsi que la bonne politique le vouloit, aura fait passer l’armée de terre qu’il mit sur pied dès qu’elle fut prête, ayent été soumises, avant que la flotte fût encore en état de se mettre en mer, puisque Sidonius dit : » Quoique les Gaules fussent épuisées par les subsides qu’on levoit sur elles depuis long-tems, elles trouvent néanmoins des ressources dans le zele qu’elles ont pour leur nouvel Empereur, & fournissent des sommes considerables qui aident à faire les frais d’un armement si nécessaire. »

L’armement que Majorien fit par terre se trouva plûtôt prêt que celui qu’il faisoit par mer, quoique ce premier armement ne fut pas moins considérable que le second. Outre les troupes Romaines, il avoit dans son camp des corps composés de tous les barbares qui pour lors s’étoient fait quelque réputation à la guerre. Il paroît même par le dénombrement de ces corps qu’on lit dans Sidonius, que plusieurs barbares du nombre de ceux qui avoient des établissemens dans les Gaules, et qui avoient été à portée de se rendre dans le camp de Majorien, avoient abandonné les quartiers de leur nation pour passer les Alpes, et pour aller joindre en Italie cet empereur, sous lequel ils avoient déja servi, dans le tems qu’il étoit un des lieutenans d’Aëtius. Il est vrai que Sidonius dans l’énumération qu’il fait de ces barbares, ne nomme point les Francs, et le Pere Daniel tire même une induction de cette omission, pour appuyer son sentiment qui, comme on le sçait, est que les prédécesseurs de Clovis n’ont eu aucun établissement stable dans les Gaules, et que la déposition du roi Childeric, et le choix que les Francs firent ensuite d’Egidius pour les gouverner, n’est qu’une fable inventée à plaisir. Mais voici ses propres paroles.

» Egidius[1], ou le Comte Gilles, devoit être Roi au moins lorsqu’il accompagna l’Empereur Majorien en Espagne pour l’expédition d’Afrique, que l’incendie des vaisseaux fit manquer. Cependant Sidoine Apollinairc faisant un long dénombrement des diverses Nations que Majorien avoit alors dans son armée, ne nomme ni les François, ni le Roi des François. On n’y voit ni le nom de Franci, ni ceux de Bructeri, de Chatti, de Sicambri, ni aucun des autres noms que les Ecrivains & les Historiens de ce tems-là ont coutume de donner aux François. Si le Comte Gilles étoit alors Roi, n’auroit-il pas eu une armée entiere de François sous son commandement, & auroit-il quitté son Royaume sans amener avec lui les principaux Capitaines & les meilleures troupes, dans un tems où il devoit tout appréhender de l’inconstance de la Nation ? »

Tout ce raisonnement porte à faux. Voici pourquoi. Il suppose qu’Egidius regnât déja sur la tribu des Francs dont Childéric étoit roi, lorsque Majorien assembla l’armée dont Sidonius fait le dénombrement, et dans laquelle on ne trouve point les Francs. Cela ne peut avoir été. En voici la raison. Cette tribu ne sçauroit avoir choisi Egidius pour son roi, qu’après que Majorien se fut rendu le maître des Gaules. Egidius ne fut reconnu pour maître de la milice dans les Gaules, que lorsque Majorien qui lui avoit conferé cette dignité, y eut été reconnu pour empereur. Gregoire de Tours dit positivement, comme on le verra, que lorsque les sujets de Childéric choisirent Egidius pour les gouverner, Egidius étoit déja maître de la milice. Or Majorien n’assembla point l’armée, dont il s’agit, dans les Gaules après les avoir soumises. Il l’assembla en Italie pour venir à sa tête subjuguer les Gaules. Sidonius, pour ainsi dire, passe cette armée en revûë dans le vers quatre cens soixante et douze du panegyrique de Majorien, et dans les vers suivans. C’est-là qu’il en fait le dénombrement, et ce n’est que dans le vers cinq cens dix qu’il commence à la mettre en marche et à lui faire traverser les Alpes pour venir à Lyon. Ce n’est qu’au vers cinq cens dix que commence la narration du passage de ces montagnes, que Sidonius décrit éloquemment dans les vers suivans, qui conduisent enfin Majorien à cette ville-là. Ainsi lorsque ce prince assembla l’armée dont il s’agit ici, celle qui devoit après avoir soumis les Gaules, passer en Afrique, il n’étoit point encore le maître de ce que l’empire tenoit dans les Gaules, et son maître de la milice Egidius, n’y étoit point encore reconnu en cette qualité. Par conséquent il ne pouvoit point avoir été déja choisi par la tribu des Francs, dont Childeric étoit roi, pour la gouverner. Le moyen de croire que cette tribu eût choisi pour son chef, durant l’interregne, un géneral qui n’étoit pas reconnu sur leurs frontieres, et qui étoit encore en Italie. D’ailleurs Sidonius dit positivement qu’Egidius ne passa les Alpes qu’avec Majorien, et que dans la marche ce fut cet officier qui commanda l’arriere-garde. Dès que l’armée de Majorien a été rassemblée en Italie, dès qu’elle a été rassemblée avant qu’Egidius regnât sur aucune tribu des Francs, on ne sçauroit rien conclure de ce qu’il n’est point fait mention des Francs dans le dénombrement de cette armée-là.

Il est encore très-vraisemblable que les Francs étoient alors aussi-bien que Theodoric II dans le parti opposé à Majorien, et même que ce ne fut que quelque tems après la réduction des Gaules, qu’ils firent leur paix avec lui. Mon opinion est fondée sur l’imprécation que Sidonius fait contre les Francs dans une espece de requête en vers, qu’il presenta dans Lyon à Majorien, quelques jours après que la ville eut été réduite, comme nous l’allons dire, sous l’obéissance de cet empereur. Sidonius y expose en premier lieu sa demande, qui étoit d’être déchargé de trois coteparts de capitation, qu’on lui avoit imposées en lui accordant son pardon. Nous avons dit dès le premier livre de cet ouvrage quelle sorte de taxe étoient ces coteparts de capitation. Le suppliant finit ensuite sa requête à l’ordinaire, c’est-à-dire, en faisant des vœux pour la prosperité du prince. Un de ces vœux est : « Que l’orgueil de l’une et de l’autre rive soit humilié, et que Sicambre tondu n’ait plus d’autre boisson que l’eau du Vahal. » c’est-à-dire, en stile simple ; que les Francs, tant ceux qui habitent encore sur la rive droite du Rhin, que ceux qui se sont cantonnés sur la rive gauche de ce fleuve, et qui sont à present si altiers, soient punis de leur orgueil, que le Romain après les avoir fait captifs, leur coupe les cheveux aussi courts que le sont ceux des esclaves, et qu’ensuite ces barbares relegués tous au-delà du Vahal, n’ayent plus que ses eaux pour boisson. Nous avons vû dans le premier livre de cet ouvrage, que l’envie de boire du vin étoit un des motifs qui attiroient les barbares sur le territoire de l’empire. Revenons au succès de l’expédition de Majorien dans les Gaules.

Ce prince, comme le dit Sidonius, passa les Alpes lorsque l’hyver étoit déja commencé. Il arriva cependant à Lyon avant la fin de l’année quatre cens cinquante-huit avec laquelle son consulat expiroit, puisque notre poëte y prononça devant ce prince, tandis qu’il étoit encore consul, son panegyrique en vers. D’ailleurs Cassiodore dit dans ses fastes, que ce fut cette année-là que Majorien partit pour son expédition d’Afrique. Nous avons vû que l’expédition de Majorien contre les Vandales d’Afrique devoit succeder immédiatement à celle qu’il lui falloit exécuter la premiere, c’est-à-dire, à celle qui lui devoit soumettre les Romains de la Gaule qui refusoient encore de le reconnoître. Ainsi Cassiodore compte Majorien parti pour son expédition d’Afrique, dès qu’il est parti d’Italie pour entrer dans les Gaules. La diligence avec laquelle Majorien s’y montra, dût déconcerter le parti qui lui étoit opposé, et qui probablement ne s’attendoit point à l’y voir arriver au cœur de l’hyver. Nous ne sçavons pas d’autres particularités de la guerre civile qui s’y fit alors, que celles qu’on peut ramasser dans les écrits de Sidonius, qui n’a point eu certainement le dessein d’en faire l’histoire.

On a déja vû par l’extrait d’une de ses lettres que nous avons rapporté, que le dessein des ennemis de Majorien étoit de proclamer empereur Marcellianus, avec qui suivant l’apparence ils traitoient encore, quand le premier les surprit en passant les Alpes dans une saison que les armées ne prennent pas ordinairement pour traverser les monts. On voit encore par le panegyrique de Majorien du même auteur, que dans le cours de cette guerre civile, la ville de Lyon fut prise et saccagée par les troupes de cet empereur. « Grand prince, y dit Sidonius, vous dont la venue pouvoit seule nous rendre l’esperance, relevez-nous de notre chute, & jettez un regard favorable sur votre bonne ville de Lyon, que vous traversez en triomphant. Vous lui avez déja octroyé son pardon. Accordez-lui encore des graces qui la mettent en état de respirer…… » Elle est vuide de citoyens, & sa prise a fait connoître son importance encore mieux qu’on ne la connoissoit auparavant. Quand on est redevenu heureux, on ne craint plus de rappeller le souvenir des malheurs passés. Ainsi, Prince magnanime, je ne me ferai point une peine de parler de l’incendie & du sac que votre ville a essuyés, afin d’avoir l’occasion de » vous dire que vous pouvez, en nous tendant une main secourable, nous faire oublier nos maux, & même nous mettre au point de ne plus les regarder que comme des évenemens qui auront donné lieu au triomphe de notre Restaurateur. »

Sidonius qui étoit de la cité d’Auvergne, n’auroit point parlé comme il parle du désastre de celle de Lyon, si ces deux cités n’eussent point été dans le même parti. D’ailleurs nous avons encore dans les écrits de cet auteur d’autres preuves que celles qu’on a déja vûes de l’engagement qu’il avoit pris avec les ennemis de Majorien. Sidonius dit lui-même dans la préface du panégyrique de Majorien, qu’il avoit été obligé d’avoir recours à la clémence de cet empereur qui lui avoit pardonné. Notre poëte compare même en cela, sa destinée à celle de Virgile et à celle d’Horace, à qui Auguste pardonna d’avoir été d’un parti contraire au sien, et d’avoir porté les armes contre lui. Vous m’avez, dit-il à Majorien, répondu avec la bonté d’Auguste victorieux, que je n’avois qu’à vivre en repos.

La prise de Lyon et les autres évenemens de cette guerre qui nous sont inconnus, joints au crédit qu’Egidius et les autres serviteurs de Majorien avoient dans les provinces obéïssantes des Gaules, les lui auront soumises. Majorien qui avoit alors pour objet l’expédition d’Afrique, aura de son côté rendu cette réduction plus facile en montrant beaucoup d’indulgence pour leurs habitans. Il en aura usé de même à l’égard des barbares confédérés. Aussi Majorien n’eut pas eu plûtôt réduit les Visigots, en gagnant une bataille contr’eux, à lui proposer un accommodement, qu’il conclut la paix avec cette nation. C’est ce qui arriva dans le cours de l’année quatre cens cinquante-neuf. Il est fait mention de cette paix dans Priscus Rhetor. On y lit. » Les Gots établis dans les Gaules, firent leur paix avec Majorien Empereur d’Occident, & ils promirent de le servir en qualité de troupes auxiliaires. Ce Prince obligea encore soit par la voye des armes, soit par celle de la négociation, les Peuples qui habitoient sur les confins du territoire que tenoient les Romains, à se soumettre à son pouvoir. » Il est hors d’apparence que cette pacification des Gaules, ait été achevée plûtôt que l’année quatre cens cinquante-neuf, que nous avons marquée comme le tems de sa conclusion ; puisque Majorien n’arriva dans les Gaules, comme on l’a vû, qu’à la fin de l’année quatre cens cinquante-huit. Le renouvellement des anciennes conventions aura été la principale condition du nouvel accord, qui mit l’empereur en état de subjuguer par les armes, ou de ramener par la douceur les autres nations établies sur les frontieres de l’empire. ç’aura donc été pour lors qu’il aura accordé la paix aux Francs, et sur tout à la tribu des Saliens. Ils auront été du nombre de ceux dont Priscus Rhetor a voulu parler, lorsqu’il a dit que Majorien après avoir fait la paix avec les Visigots, la fit aussi avec les autres barbares qui habitoient sur la frontiere du territoire de l’empire romain. En effet nous allons voir les Saliens prendre pour roi le même Egidius, qui avoit été fait maître de l’une et de l’autre milice dans le département des Gaules, par l’empereur Majorien.

  1. Praef. Hist. p. 116. Ed. de 1720.