Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 3/Chapitre 7

La bibliothèque libre.

LIVRE 3 CHAPITRE 7

CHAPITRE VII.

Guerre entre Egidius & les Visigots qui s’emparent de Narbonne. Egidius défend Arles contre eux. Les Ripuaires prennent Treves & Cologne.


C’est à Idace que nous avons l’obligation de ce que nous sçavons sur les évenemens particuliers de la guerre qui commença dans les Gaules l’année quatre cens soixante et un, entre le parti qu’y avoit Egidius, et le parti de Séverus dont étoient les Visigots. Priscus Rhétor, comme on vient de le voir, nous apprend bien la déclaration de cette guerre ; mais il ne parle de ses succès qu’en termes très-géneraux : et sans la narration d’Idace, je crois que nous aurions trop de peine à entendre les passages des auteurs du cinquiéme et du sixiéme siecle, où il est parlé de ces succès.

Cet écrivain ayant raconté le meurtre de Majorien et la proclamation de Severus qui donnerent lieu à la guerre dont nous parlons, il dit que Theodoric fit destituer Nepotianus, et qu’il mit Arborius en la place de cet officier. Nous avons déja fait mention de ce Nepotianus, et nous avons vû qu’il falloit probablement qu’il eût été nommé par Avitus maître de la milice dans le département des Gaules, et qu’il falloit de même qu’après que Majorien le successeur d’Avitus, eut conferé cette dignité à Egidius, Nepotianus n’eût pas laissé de continuer à servir en Espagne comme maître de la milice romaine. Il en exerçoit les fonctions dans l’armée de Theodoric, qui pour lors y faisoit la guerre, au nom et sous les auspices de l’empire. Dès le commencement de cet ouvrage on a lû que l’Espagne étoit comprise dans le commandement du maître de la milice dans le département de la préfecture du prétoire des Gaules, et peut-être pour accorder Nepotianus pourvû par Avitus avec Egidius pourvû par Majorien, avoit-on dans ces tems difficiles, et où l’exécution d’un ordre de l’empereur faite à contre-tems, pouvoit allumer une guerre civile, partagé entre les deux maîtres de la milice ce département. Le stile d’Idace rend notre conjecture très-vraisemblable. Cet auteur ne donne jamais à Egidius le titre de maître de la milice, mais seulement le titre de comte. Il ne qualifie point Egidius autrement, et cela en parlant d’évenemens arrivés quand Egidius étoit déja maître de la milice depuis long-tems. Je rapporterai à quelques pages d’ici les passages d’Idace qui font foi de ce que j’avance. Mais la dignité de maître de la milice ayant été partagée en deux, Egidius n’exerçoit pas en Espagne l’emploi de maître de la milice, et c’étoit dans cette province qu’Idace avoit son évêché et qu’il écrivoit. Ce fut Nepotianus et dans la suite ce fut son successeur Arborius qui pour lors exercerent dans cette grande province l’emploi de maître de la milice. Aussi avons-nous vû qu’Idace donnoit encore à Népotianus le titre de maître de la milice, dans un tems postérieur à la conclusion de la paix entre Majorien et les Visigots et par conséquent quand il y avoit déja plus d’un an qu’Egidius avoit été fait maître de la milice par Majorien, puisqu’Egidius l’étoit déja quand ce prince vint à Lyon. Theodoric aura cru dans la suite qu’il ne pouvoit plus, dès qu’il avoit la guerre contre les Romains des Gaules, compter sur Nepotianus créature d’Avitus, et il l’aura fait déposer par Severus, qui aura encore sur la recommandation de Theodoric, nommé Arborius à la place vacante. Nous parlerons dans la suite d’Arborius. Quant à Nepotianus je ne sçai de lui que ce que j’en ai dit, quoique cependant il dût être un homme de grande considération par lui-même, puisque le tems de sa mort arrivée après sa destitution et vers quatre cens soixante et trois, se trouve marquée comme un évenement mémorable, dans la cronique d’Idace, toute succincte qu’elle est.

Une guerre qui se faisoit dans un pays tel que les Gaules, entre des peuples aussi belliqueux que ceux qui venoient de prendre les armes les uns contre les autres, a dû être féconde en grands évenemens dès la premiere campagne. Cependant de tous ceux qui ont dû arriver, en quatre cens soixante et deux, nous ne connoissons que le siege d’Arles et la prise de Narbonne par les Visigots. On a déja dit plus d’une fois d’où procedoit notre ignorance sur ces matieres-là.

En parlant du siege mis devant Arles par le roi Theodoric I j’ai tâché d’expliquer de quelle importance il étoit pour les Romains de conserver cette place alors la capitale des Gaules, et qui rendoit maître d’un pont construit sur le bas-Rhône. Nous avons dit aussi de quelle importance il étoit pour les Visigots de la prendre. Ainsi l’on peut croire que le premier projet que fit Theodoric II dès qu’il se vit en guerre avec les Romains des Gaules, fut celui de s’emparer de cette ville, et que le soin le plus pressant qu’eut Egidius fut celui de la bien garder. En effet, il s’y jetta lui-même, apparemment faute de pouvoir faire mieux. Tout ce que nous sçavons concernant le siege que les Visigots mirent alors devant Arles, c’est qu’ils furent obligés à le lever, sans qu’il y eût en campagne, aucune armée qui fût en état de secourir la place, mais uniquement parce que la brave résistance des assiegés avoit rebuté les assiegeans. " » Egidius, dit Gregoire de Tours, se trouvant enfermé dans une place que les assiégeans avoient enveloppée de maniere qu’elle ne pouvoit être secouruë, il fur délivré par l’intercession de saint Martin à laquelle il avoit eu recours. Les ennemis se retirent avec précipitation. Un Energumene dit tout haut dans l’Eglise bâtie sur le tombeau de ce Saint, & à l’heure même qu’ils levoient le siege : Dieu accorde dans ce moment la délivrance d’Egidius aux prieres de S. Martin. »

Il est vrai que Gregoire de Tours ne dit point le nom de la ville dans laquelle Egidius avoit été assiegé, mais Paulin de Perigueux qui raconte aussi la délivrance miraculeuse d’Egidius assiegé dans une place entourée de lignes de circonvallation, qu’il n’étoit pas possible de forcer, désigne si bien Arles en racontant cet évenement, qu’on ne sçauroit douter qu’elle ne soit la ville dont il s’agit, et que les ennemis qui l’attaquoient ne fussent les Visigots. Il n’y avoit qu’eux alors qui fussent à portée de mettre le siege devant Arles. » C’est ainsi, dit Paulin après avoir raconté les mêmes choses que Gregoire de Tours, qu’on apprit la délivrance de cette ville dont le pont de bateaux impose, pour ainsi dire, le joug au Rhône fleuve si rapide, en joignant ensemble quatre rives, par une voye militaire non interrompuë, & sur laquelle toute flotante qu’elle est, on ne laisse pas de marcher à pied sec. On peut de-là voir au-dessous de soi, les vaisseaux qui remontent le Rhône jusqu’à ce pont. »

Quand nous en serons au siege mis par les Francs devant Arles en l’année cinq cens huit, nous rapporterons la description que Cassiodore fait du pont qu’elle avoit sur le Rhône, et à l’aide duquel quatre rives communiquoient ensemble, parce que ce pont servoit à passer les deux bras dans lesquels le Rhône se partage auprès d’Arles.

Comme Gregoire de Tours et Paulin ne donnent point la date du siege qu’Egidius soutint dans Arles, il nous reste encore à exposer les raisons qui autorisent à le placer dans l’année quatre cens soixante et deux. Les voici. Il est certain qu’en l’année quatre cens cinquante-cinq, les Visigots n’avoient encore depuis leur rétablissement dans les Gaules, assiegé la ville d’Arles qu’une seule fois, ce qui arriva dans l’année quatre cens vingt-cinq. Les fastes et la cronique de Prosper ne finissent qu’à l’année quatre cens cinquante-cinq, et cependant ces deux ouvrages ne font mention que d’un seul siege d’Arles par les Visigots, celui qu’ils mirent devant cette ville en quatre cens vingt-cinq, celui qu’Aetius fit lever, et dont nous avons parlé ci-dessus. Si les Visigots eussent assiegé Arles une autre fois dans le tems qui s’est écoulé depuis l’année quatre cens vingt-cinq, jusqu’en quatre cens cinquante-cinq, Prosper auroit fait mention de cet autre siege, lui qui résidoit dans un lieu assez voisin d’Arles. Or le siege mis devant Arles par les Visigots en quatre cens vingt-cinq, ne sçauroit être le siege dont parlent Paulin de Perigueux et Gregoire de Tours dans les passages qui viennent d’être rapportés. En premier lieu, ces auteurs supposent que la défense de la ville assiegée roulât principalement sur Egidius, et probablement ce Romain étoit encore trop jeune en quatre cens vingt-cinq pour qu’on lui eût confié le gouvernement d’une place d’une aussi grande importance. Il paroît qu’Egidius étoit du même âge que Majorien dont il avoit été compagnon d’armes, et nous avons vû que Majorien étoit encore un jeune homme en quatre cens cinquante-huit. En second lieu, et ceci paroît décisif, le siége mis devant Arles par les Visigots en quatre cens vingt-cinq ne fut pas levé miraculeusement. Comme on l’a vû, ce fut Aëtius qui à la tête d’une puissante armée le fit lever, et battit même les assiegeans.

Dès que le second siege d’Arles par les Visigots ne s’est fait qu’après l’année quatre cens cinquante-cinq, et que d’un autre côté il s’est fait du vivant d’Egidius, mort en quatre cens soixante et quatre, il ne sçauroit s’être fait qu’en quatre cens cinquante-huit, ou bien après quatre cens soixante et un. Depuis la mort de Valentinien III arrivée en quatre cens cinquante-cinq, où finissent les fastes de Prosper, jusqu’à la proclamation de Majorien arrivée en quatre cens cinquante-sept, les Visigots vêcurent en bonne intelligence avec l’empire. Ce ne fut que cette année-là qu’ils rompirent avec l’empire, et encore demeurerent-ils amis de ceux des Romains des Gaules qui ne vouloient point reconnoître Majorien. Ainsi les Visigots ne sçauroient avoir fait avant quatre cens cinquante-huit le second siege d’Arles. D’ailleurs, s’ils eussent fait ce siege alors, ce n’auroit pas été Egidius qui auroit défendu la place. Il étoit avec Majorien en Italie, et comme nous l’avons vû, il ne vint dans les Gaules qu’avec l’armée que cet empereur y amena en quatre cens cinquante-huit. D’un autre côté si les Visigots eussent osé tenter le siege d’Arles dans le tems qui s’est écoulé entre l’année quatre cens cinquante-huit et la mort de Majorien, certainement celui qui auroit défendu la place n’auroit pas été privé de l’esperance d’être secouru, ni réduit à n’attendre sa délivrance que d’un miracle. Telle fut cependant la destinée d’Egidius, lorsqu’il soûtint le siege dont nous parlons. Enfin la paix entre les Visigots et Majorien laquelle dura jusques à sa mort, fut faite au plus tard en quatre cens cinquante-neuf. Ainsi je conclus de tout ce qui vient d’être exposé, que notre siege a dû se faire après la nouvelle rupture entre les Romains des Gaules et les Visigots, à laquelle le meurtre de Majorien et la proclamation de Severus donnerent lieu en quatre cens soixante et un. Je ne place point le siege d’Arles dans cette année-là, parce qu’il ne paroît point vraisemblable que les Visigots ayent aussi-tôt après la rupture, fait une entreprise qui demandoit de grands préparatifs, et comme le sujet de la guerre fut un évenement inattendu, on n’avoit pas prévû la rupture long-tems avant qu’elle se fît. Si je place le siege en quatre cens soixante et deux plûtôt que l’année suivante, c’est parce qu’en quatre cens soixante et trois Egidius se tint apparemment sur la Loire, où fut le fort de la guerre cette année-là, comme on le verra dans la suite.

C’est Idace qui nous apprend le second de ceux des évenemens de la campagne de quatre cens soixante et deux, dont nous ayons connoissance. » Agrippinus, dit-il, lui qui étoit né dans les Gaules & qui exerçoit l’emploi de Comte dans Narbonne sa patrie, livra cette ville à Theodoric Roi des Visigots pour en obtenir du secours contre Egidius Comte & personnage très-illustre. » Agrippinus avoit sujet de haïr Egidius, et de craindre que ce général prévenu de longue main contre lui, ne lui fît un mauvais parti. Exposons ce qu’on sçait à ce sujet.

Un des plus illustres cenobites qui vivoient dans ce tems-là, et l’un des plus respectés par les Romains et par les barbares, étoit saint Lupicinus. Il s’étoit retiré dans les solitudes du mont Jura, où il fonda plusieurs monasteres, et entr’autres celui qui présentement est connu sous le nom de l’abbaye de S. Claude. Nous avons deux anciennes vies de ce saint, dont la premiere est écrite par un religieux son contemporain, et la seconde par Gregoire de Tours. C’est la premiere qui nous instruit du sujet qu’avoit Agrippinus de haïr Egidius et de le craindre. On y lit donc. » Egidius lorsque déja il étoit Maître de la Milice, noircit dans l’esprit de l’Empereur Majorien, Agrippinus, homme d’un génie perçant, & que ses talens pour la guerre avoient fait parvenir au grade de Comte Militaire dans les Gaules, en l’accusant malignement & avec artifice d’être traître à la patrie, & d’abuser de l’emploi qu’elle lui avoit confié ; pour faire en sorte que les Provinces qui étoient encore soûmises au gouvernement de Rome, tombassent au pouvoir des Barbares. Comme Agrippinus n’avoit aucune connoissance des imputations qui lui étoient faites, il ne pensa point à s’en justifier, & Majorien se prévint tellement contre lui, qu’il envoya ordre dans les Gaules de conduire à Rome le prétendu coupable pour l’y faire punir comme criminel de Leze-Majesté. Cet ordre qui condamnoit d’avance Agrippinus, fut adressé à son Délateur. L’Accusé ayant eu pour lors quelques avis de ce qui se passoit, se retira dans son Gouvernement & quand il s’y crut en sûreté, il déclara qu’il n’iroit point à Rome, à moins que ceux qui l’accusoient ne s’y rendissent avec lui. Egidius entreprit de se justifier dans le monde, du soupçon d’être l’auteur des rapports faits au Prince contre Agrippinus, & il fit à ce sujet mille sermens. Mais son dessein étoit moins de rendre justice à l’Accusé, que de l’engager à se livrer lui-même entre les mains de l’Empereur. Enfin Egidius protesta si bien qu’il n’étoit point à la connoissance qu’aucune personne en place, ou qu’aucun témoin dont la déposition fût digne de foi, eût accusé Agrippinus, que ce dernier résolut de se rendre à Rome, après qu’en présence de Lupicinus, Egidius auroit juré que ce qu’il disoit, étoit la vérité. Egidius fit le serment, Lupicinus le reçut, & Agrippinus plein de confiance se rendit à Rome où il fut arrêté condamné à mort avant que d’être entendu & renfermé dans un cachot pour y attendre le jour de son exécution. Lupicinus qui étoit demeuré dans les Gaules ne laissa point d’être informé, soit par révélation ou autrement, du danger que son ami couroit à Rome. Il se mit donc en prieres & son intercession eut tant d’efficacité, qu’une nuit Agrippinus fut tiré de sa prison par un miracle à peu près semblable à celui qui tira saint Pierre des liens ou le Roi Herode l’avoit fait mettre. Dès que le Comte se vit en liberté, il se réfugia dans l’Eglise de Saint Pierre sur le mont Vatican, & là il fit la paix avec l’Empereur qui le renvoya absous de l’accusation intentée contre lui. Agrippinus revint aussi-tôt dans les Gaules, où il fut se jetter aux pieds du serviteur en de Dieu & lui raconter les merveilles que le Tout-puissant venoit d’operer. » La trahison que commit quelque-tems après Agrippinus en livrant Narbonne aux Visigots, montra bien qu’Egidius n’avoit point été un calomniateur.

Il est vrai que l’auteur de la vie de Lupicinus que nous venons d’extraire, ne dit point positivement que l’empereur dont il entend parler fut Majorien ; mais les circonstances de son récit le disent suffisamment. Suivant cet écrivain, Egidius étoit déja maître de la milice, lorsqu’il abusa du crédit qu’il avoit sur l’esprit de l’empereur pour perdre Agrippinus. Or nous avons vû que ce fut Majorien qui fit Egidius maître de la milice. Egidius d’un autre côté ne sçauroit avoir accusé Agrippinus devant Severus le successeur de Majorien, puisque Egidius ne reconnut jamais Severus pour son empereur. Ainsi comme Egidius mourut sous le regne de Severus, il faut absolument que l’empereur devant qui Egidius étant déja maître de la milice, accusa Agrippinus, ait été Majorien.

Nous avons déja observé en parlant de l’occupation de Narbonne par les Visigots sous l’empire d’Honorius, de quelle importance leur étoit cette ville, située de maniere qu’elle donnoit entrée au milieu de leurs quartiers, et qui dans ces tems-là avoit un port capable de recevoir toutes les espéces de bâtimens qui navigeoient ordinairement sur la Mediterranée. Tant qu’une pareille place d’armes demeuroit au pouvoir des Romains, la possession où les Visigots étoient de la premiere Narbonoise et des contrées adjacentes, ne pouvoit être qu’une possession précaire. Aussi avons-nous vû que dès qu’Honorius leur eut assigné des quartiers dans les Gaules ils voulurent se rendre maîtres de Narbonne et qu’ils la surprirent dans le tems que ses citoyens faisoient leurs vendanges. Nous avons vû aussi qu’ils l’évacuerent lorsqu’en consequence d’un nouvel accord qu’ils firent avec Honorius, ils passerent en Espagne. On l’avoit exceptée sans doute, des villes dont on les remit en possession lorsqu’ils revinrent de l’Espagne en quatre cens dix-neuf, pour reprendre leurs anciens quartiers dans les Gaules.

Nous placerons sous cette année quatre cens soixante et deux la prise de Cologne et le sac de Treves par les Francs Ripuaires, d’autant que l’auteur des Gestes des Francs qui nous apprend ces évenemens, les rapporte immédiatement après avoir raconté à sa mode, le rétablissement de Childéric. D’ailleurs l’on voit par la part que notre auteur donne à Egidius dans ces évenemens, qu’il falloit qu’Egidius fût encore vivant quand ils arriverent. Ils étoient d’une si grande importance qu’il est bien mal aisé de croire qu’on eût oublié dans les Gaules deux cens ans après, qui étoit le général, lequel commandoit en chef dans ce païs-là, lorsqu’il essuya une pareille révolution.

L’auteur des Gestes dit donc : » En ce tems-là les Francs » se rendirent maîtres de la Colonie d’Agrippine située sur le Rhin, & dont ils se sont accoutumés à nommer la ville principale, La Colonie absolument. Ils y tuerent plusieurs de ceux des Citoyens qui s’étaient déclarés pour Egidius. Ce Géneral étoit alors lui-même dans te païs, mais il trouva moyen de se sauver. Ces mêmes Francs marcherent ensuite à Treves, Cité située sur la Moselle, & quand ils eurent pris sa ville Capitale, ils la saccagerent ainsi que tout le plat païs des environs. »

On ne sçauroit douter que ce ne soit ceux des Francs qu’on appelloit les Ripuaires qui ayent fait ces deux expéditions. Nous avons vû que dès le tems de la venuë d’Attila dans les Gaules, la tribu des Ripuaires occupoit déja le païs qui lui avoit donné le nom qu’elle portoit, je veux dire le païs qui est entre le Bas-Rhin et la Meuse. Ils n’en avoient point été chassés depuis ce tems-là, et nous verrons même dans l’histoire de Clovis[1], que Sigebert qui dans le tems où Clovis regnoit sur les Saliens, regnoit de son côté sur les Ripuaires, étoit maître de la ville de Cologne quand il mourut. Si les Ripuaires n’étoient pas encore entrés dans Cologne et dans Tréves en quatre cens soixante et deux, quoiqu’il y eût déja plus de douze ans qu’ils fussent cantonnés sur le territoire de ces deux villes, c’étoit par la même raison qui avoit été cause que les Visigots n’étoient entrés que cette année-là dans la ville de Narbonne, quoique depuis l’année quatre cens dix-neuf ils eussent eu continuellement des quartiers dans les environs de la place.

Comme Tréves étoit la capitale de la province qui se nommoit la premiere Belgique, et Cologne la capitale de la province nommoit la seconde Germanique, l’empire aura toujours excepté ces deux métropoles de toutes les concessions qu’il aura pû faire aux Ripuaires, et il aura veillé avec tant de soin à les garder, qu’il les conservoit encore l’année quatre cens soixante et deux, et quand l’état déplorable où ses affaires étoient alors réduites, les lui fit perdre.

Nous avons exposé dès le second livre de cet ouvrage, que l’empereur lorsqu’il assignoit dans quelque province de la monarchie Romaine des quartiers aux barbares qui s’appelloient les Confederés , prétendoit ne leur en point ceder la souveraineté, et le meilleur moyen d’empêcher qu’ils ne se l’arrogeassent, c’étoit d’excepter de la concession les villes principales, et de les garder si bien, qu’il ne leur fût pas possible de s’en saisir. Comment finit la guerre que les Ripuaires firent aux Romains vers quatre cens soixante et trois ? Les historiens qui nous restent ne le disent point. Autant qu’on le peut conjecturer en réflechissant sur l’état où les Gaules étoient alors et sur l’histoire des tems postérieurs, cette guerre aura été terminée de la maniere dont se terminoient les démêles que les Romains avoient alors si souvent avec leurs confédérés. D’un côté les Romains auront laissé aux Ripuaires ce qu’ils venoient d’envahir, et de l’autre les Ripuaires auront promis de ne plus commettre aucune hostilité, et de donner du secours aux Romains des Gaules contre leurs ennemis. En conséquence de cet accord les Ripuaires auront fourni un corps de troupes auxiliaires pour renforcer l’armée d’Egidius.

  1. Gr. Tur. Hist. lib. 2. cap. 40.