Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 3/Chapitre 9

La bibliothèque libre.

LIVRE 3 CHAPITRE 9

CHAPITRE IX.

Mort de Severus. L’Empereur d’Orient fait Anthemius Empereur d’Occident. La paix est rétablie dans les Gaules. Theodoric Second est tué par son frere Euric, qui lui succede. Les Romains d’Orient font une grande entreprise contre les Vandales d’Afrique. Projets d’Euric & précaution qu’Anthemius prend pour les déconcerter. Il fait venir dans les Gaules un corps de troupes composé de Bretons Insulaires, qu’il poste sur la Loire.


Environ un an après la mort d’Egidius, Ricimer qui s’étoit dégouté de gouverner Severus et qui se croyoit le maître de l’empire d’Occident, se défit de ce prince. Severus empoisonné mourut le quinziéme du mois d’août de l’année quatre cens soixante et cinq[1], et dans la quatriéme année de son regne, qui devoit être accomplie le dix-neuviéme novembre suivant. Il y eut en Occident après la mort de Severus un interregne de deux ans ou environ. Ce tems s’écoula avant que Ricimer qui regnoit veritablement sur le partage d’Occident et Leon alors empereur des Romains d’Orient, fussent convenus d’un sujet propre à remplir au gré de l’un et de l’autre le trône imperial qui étoit en Italie. Enfin ils convinrent de faire Anthemius empereur des Romains d’Occident, à condition qu’il donneroit sa fille en mariage au patrice Ricimer. L’année quatre cens soixante et sept étoit donc déja commencée quand Anthemius prit la pourpre, non pas dans Constantinople, mais dans un lieu éloigné d’environ une lieuë de cette capitale ? Croyoit-on que la dignité de l’empire d’Orient seroit blessée, si l’empereur d’Occident paroissoit dans Constantinople, revêtu des ornemens imperiaux ?

Anthémius passa aussi-tôt en Italie accompagné de Marcellianus comme de plusieurs autres officiers de l’empire d’Orient, que Leon lui avoit donnés pour lui servir de conseil, et d’une armée. Dans le mois d’août de la même année quatre cens soixante et sept, il fut reçû à huit mille de Rome par les citoyens de cette capitale, qui le proclamerent de nouveau, et le reconnurent pour empereur.

Suivant le texte d’Idace tel que nous l’avons, ce fut au mois d’août de la huitiéme année du regne de l’empereur Leon, qu’Anthemius fut reconnu empereur d’Occident par le peuple de la ville de Rome, en un lieu éloigné de huit milles de cette capitale. Ainsi, comme Leon commença son regne dès le mois de janvier de l’année quatre cens cinquante-sept, il s’ensuivroit que l’exaltation d’Anthemius appartiendroit à l’année quatre cens soixante et quatre, supposé qu’Idace ait compté les années de Leon par années révoluës, et à l’année quatre cens soixante et cinq, supposé qu’il les ait comptées par années courantes ; mais il est à présumer qu’il y a faute dans cet endroit du texte d’Idace, et que les copistes y auront mis anno octavo, pour anno decimo ou undecimo. Plusieurs raisons me le font bien penser, mais je n’en alleguerai qu’une, parce qu’elle me paroît décisive : c’est que Cassiodore et Marius Aventicensis qui ont divisé leurs chroniques par consulats, disent positivement que ce ne fut qu’en quatre cens soixante et sept qu’Anthemius fut fait empereur. Or comme nous l’avons déja remarqué, il est bien plus difficile que des copistes transposent un évenement, en le transportant du consulat où il a été placé par l’auteur, sous un autre consulat auquel il n’appartient point, qu’il n’est difficile que des copistes alterent les chiffres numeraux, servans à marquer les années du regne d’un prince, et qu’ils mettent octavo pour decimo.

Anthemius étoit frere d’un Procope qui avoit exercé les plus grands emplois de l’empire d’Orient, et lui-même il étoit déja parvenu à la dignité de patrice, lorsqu’il fut choisi par Leon pour regner sur le partage d’Occident : si nous voulons bien croire ce que dit Sidonius Apollinaris, à la loüange d’Anthemius, il possedoit toutes les vertus ; mais l’ouvrage où Sidonius en fait un si grand homme, est un panégyrique et encore un panégyrique en vers. En effet, à juger de son héros par ce qu’en disent les autres écrivains, cet empereur étoit sage, capable d’affaires, et il avoit plusieurs autres bonnes qualités ; mais il n’avoit ni le courage, ni la fermeté, ni la hardiesse nécessaires pour être un grand prince ; il étoit plus propre à récompenser des sujets vertueux, qu’à mettre des hommes corrompus hors d’état de nuire.

Procope l’historien écrit que le motif qui détermina Leon à choisir Anthemius pour le faire empereur d’Occident, fut le dessein d’avoir à Rome un collégue avec qui l’on pût prendre des mesures certaines pour faire incessamment la guerre de concert aux Vandales d’Afrique. Nous avons vû que Leon avoit fait la paix ou du moins une trêve avec ces barbares quelque tems avant la mort de Majorien, et que par accord une partie de la Sicile étoit restée entre leurs mains, tandis que l’autre partie étoit demeurée au pouvoir des Romains d’Orient. Nous avons vû même que Leon pour ne point enfraindre ce traité, avoit refusé du secours aux Romains d’Occident. Enfin l’accord dont il s’agit subsistoit encore lorsque Severus mourut.

Mais la mort de Severus avoit brouillé de nouveau l’empire d’Orient avec les Vandales. Voici comment la chose arriva. Durant l’interregne dont la mort de Severus fut suivie, et qui dura deux ans, Genseric demanda l’empire d’Occident à Leon pour le même Olybrius, qui fut empereur de ce partage après Anthemius. Olybrius ayant épousé une des princesses, fille de Valentinien Troisiéme, et Hunnerich ou Honoric fils de Genseric ayant épousé la sœur de cette princesse, on ne doit pas être surpris que Genseric portât avec chaleur les interêts d’Olybrius beau-frere de son fils. En parlant des évenemens de l’année quatre cens cinquante-cinq, on a dit que les deux princesses dont il vient d’être parlé, avoient été enlevées de Rome par Genseric, qui les avoit emmenées à Carthage, où il avoit disposé de leurs mains. Leon refusa au roi des Vandales de lui accorder ce qu’il demandoit en faveur d’Olybrius, et le dépit qu’en conçut le barbare, le porta dès le moment, et quand l’interregne duroit encore en Occident, à rompre l’accord qu’il avoit fait avec l’empereur d’Orient, et à saccager les côtes des Etats de ce prince. C’étoit donc pour tirer raison de cette insulte, que Leon voulut installer sur le trône d’Occident un empereur, qui de longue main fût accoutumé à une déference entiere pour ses ordres ; et dans cette vûë, il crut ne pouvoir faire mieux que de mettre le diadême de Rome sur la tête d’un homme né et élevé son sujet. A en juger par l’ordre dans lequel Idace raconte les évenemens, Leon avoit même commencé déja la guerre contre les Vandales, lorsqu’il déclara Anthemius empereur d’Occident. Ce chronologiste peu de mots avant que de parler de l’exaltation d’Anthemius, dit que Marcellianus qui commandoit en Sicile pour Leon, y avoit batu les Vandales ; et qu’il les avoit chassés de la portion de ce païs, qui leur étoit demeurée par la tréve.

Ce fut dans le tems même de ces évenemens, qu’arriva la mort de Theodoric Ii roi des Visigots, qui donna lieu à de grandes révolutions dans les Gaules. Ce prince mourut dans l’année qu’Anthemius fut proclamé empereur, c’est-à-dire, en quatre cens soixante et sept.

Comme nous l’avons vû, Theodoric étoit monté sur le trône en faisant tuer son frere, et son prédecesseur, le roi Thorismond. Euric leur frere y monta par le même degré. Après avoir fait tuer Theodoric, il se fit proclamer roi des Visigots dans Thoulouse, la capitale de leurs quartiers, ou plûtôt de leur Etat. Un des premiers soins d’Euric fut celui d’envoyer des ambassadeurs à l’empereur Léon, pour lui donner part de son avénement à la couronne. La mission de ces ambassadeurs envoyés à Constantinople, fait juger que ce fut avant le mois d’août de l’année quatre cens soixante et sept, et par conséquent avant qu’Anthemius fût arrivé à Rome, et qu’il y eût été proclamé, qu’Euric fit assassiner Theodoric, et qu’il s’empara du royaume des Visigots ; supposé qu’il y eût dans le tems de cet évenement un empereur d’Occident reconnu dans Rome, il étoit naturel que ce fût à lui qu’Euric s’adressât pour donner part de son avenement à la couronne, puisque les quartiers des Visigots étoient dans le partage d’Occident. Cependant ce fut à Léon empereur d’Orient qu’Euric envoya ses ambassadeurs. Quoiqu’il en ait été, cette ambassade est une des preuves que nous avons promis de donner pour faire voir que les rois barbares qui avoient des établissemens sur le territoire de l’empire d’Occident, s’adressoient à l’empereur d’Orient comme au souverain de ce territoire, dans les tems où le trône de Rome étoit vacant.

Euric envoya encore pour lors des ambassadeurs à plusieurs autres puissances, et même aux Gots, à ce que dit Idace. Comme un prince n’envoye point des ambassadeurs à ses sujets, il faut que ces Gots fussent ceux de cette nation qui étoient demeurés sur les bords du Danube, et qui s’appelloient les Ostrogots. Nous aurons bien-tôt occasion d’en parler.

Ce ne fut point immédiatement après être parvenu au trône qu’Euric rompit avec les Romains. Il continua de se dire l’allié de l’empire. Il paroît même que dans un évenement arrivé la troisiéme année du regne d’Anthemius, et du regne d’Euric, ce dernier portoit encore les armes pour le service de Rome. Voici quel fut cet évenement. Jusqu’à la troisiéme année du regne d’Anthemius, les Romains avoient conservé la ville de Lisbonne, quoique les Sueves se fussent emparés de la plus grande portion de la Lusitanie. La troisiéme année du regne d’Anthemius, c’est-à-dire, en l’année quatre cens soixante-neuf, Lusidius qu’on connoît à son nom avoir été un Romain, et qui étoit un citoyen de Lisbonne, où même il commandoit, livra cette ville aux Sueves par un motif que nous ignorons. Aussi-tôt les Visigots entrerent dans la Lusitanie pour reprendre Lisbonne, et dans leur expédition ils maltraiterent également les Sueves et les Romains du pays, qui s’étoient mis sous la dépendance des Sueves. Quel fut le succès de cette expédition des Visigots contre les Sueves ? Idace qui finit sa chronique à l’année quatre cens soixante et neuf, ne nous l’apprend point, et tout ce qu’on trouve dans cet ouvrage qui puisse avoir quelque rapport avec l’évenement dont il est question ; c’est que Rémisundus roi des Sueves envoya le Lusidius dont nous venons de parler, en qualité de son ambassadeur à l’empereur Anthemius, et que ce roi barbare fit accompagner Lusidius par plusieurs personnes de la nation des Sueves. Qu’alloit dire à Rome Lusidius ? Apparemment, il y alloit pour justifier sa conduite ; pour y representer qu’on n’avoit reçû les Sueves dans Lisbonne, que pour la défendre contre les Visigots qui vouloient s’en rendre maîtres absolus. Quoiqu’il en ait été, les suites font croire que les Romains s’accorderent alors avec les Sueves, et qu’ils firent un traité avec nos barbares dont les Visigots se déclarerent mécontens. Il est toujours certain qu’Euric n’avoit pas encore rompu avec les Romains, lorsque les Suéves s’emparerent de Lisbonne sur les Romains. On le voit, et par la manœuvre que fit alors Euric, et parce qu’Idace, dont la chronique vient jusqu’à l’année quatre cens soixante et neuf, ne dit rien de cette rupture. Mais il paroît en lisant Isidore de Séville, que le roi des Visigots commença ses hostilités contre les Romains quand son expédition en Lusitanie n’étoit point encore terminée, c’est-à-dire, à la fin de quatre cens soixante et neuf, ou l’année suivante.

Isidore immédiatement après avoir rapporté l’invasion d’Euric dans la Lusitanie, ajoute qu’Euric se saisit ensuite de Pampelune, de Saragosse et de l’Espagne supérieure dont les Romains étoient en possession. Euric aura fait servir le traité entre les Romains et les Suéves, de prétexte à ses usurpations, dont nous reprendrons l’histoire quand nous aurons parlé de la guerre que l’empire d’Orient et l’empire d’Occident firent conjointement aux Vandales d’Afrique au commencement du regne d’Anthemius, guerre qui donna la hardiesse au roi des Visigots d’oser faire ces usurpations.

Nous avons vû que le grand dessein de Leon étoit de joindre les forces des deux empires pour chasser enfin de l’Afrique les Vandales qui l’occupoient depuis près de quarante années, et que c’étoit pour assurer l’exécution de son entreprise qu’il avoit placé un de ses sujets sur le trône d’Occident. Dès l’année même de la proclamation d’Anthemius, les deux empereurs voulurent porter la guerre en Afrique ; mais la négligence de ceux qui avoient entrepris les fournitures de l’armée, et qu’on se vit obligé de changer, fut cause que la mauvaise saison vint avant qu’elle put se mettre en mer. Il fallut differer l’entreprise et la remettre à une autre année. Enfin en quatre cens soixante et huit l’armée partit pour l’Afrique. » Les Ambassadeurs qu’Euric, dit Idace sur l’année suivante, avoit envoyés à Leon, revinrent, & ils rapporterent qu’ils avoient vû partir une nombreuse armée commandée par des Capitaines de grande réputation, & que cet Empereur, envoyoit faire la guerre aux Vandales d’Afrique. Nos Ambassadeurs ajoûtoient, qu’Anthemius avoit envoyé de son côré, un gros corps de troupes commandé par Marcellianus, joindre l’armée de l’Empereur d’Orient. »

Nous apprenons de Procope[2] que la flotte Romaine aborda heureusement au promontoire de Mercure, et qu’elle y débarqua l’armée de terre. Mais les géneraux de Leon n’ayant point assez pressé Genseric qui s’étoit retiré sous Carthage la seule place de ses Etats qu’il n’eût point démentelée, ils lui donnerent le loisir de ménager des intrigues qui le tirerent d’affaire. On a vû que le roi des Vandales avoit fait épouser à son fils une des deux filles de Valentinien III et qu’il avoit marié l’autre fille de cet empereur avec Olybrius. Cet Olybrius engagé par l’alliance qu’il avoit faite avec Genseric à le servir, et qui étoit encore irrité de ce que Leon lui eût préferé Anthemius, avoit sans doute des amis dans l’armée de l’empire d’Occident. Enfin il cabala si bien que les officiers de cette armée conjurerent contre Marcellianus leur géneral particulier, et le poignarderent. Cet évenement qui a pû suivre de près le débarquement de l’armée Romaine en Afrique, arriva dès l’année quatre cens soixante et huit suivant la cronique de Cassiodore, quoique si l’on en juge par la chronique d’Idace, on n’ait sçu en Espagne qu’en quatre cens soixante et neuf, que l’armée Romaine étoit partie pour aller faire la guerre aux Vandales.

Autant qu’on le peut comprendre par ce qu’en disent les auteurs contemporains, Marcellianus fut assassiné en Sicile où il étoit allé faire quelque voyage, à cause que sa présence y étoit nécessaire, soit afin d’y ramasser un convoi pour l’armée qui étoit en Afrique, soit par quelqu’autre raison. La cronique d’un auteur qui s’appelloit aussi Marcellinus, dit en parlant du patrice Marcellianus, dont il est ici question : « Marcellinus, qui nonobstant qu’il fît encore profession de la religion payenne, étoit Patrice d’Occident, fut assassiné par les Romains, dans le tems même que pour le service de l’Empire, il faisoit la guerre aux Vandales retranchés sous Carthage. »

On peut bien croire qu’après le meurtre de Marcellianus, qui comme nous venons de le dire, étoit l’homme de confiance de Leon, la division se mit entre l’armée des Romains d’Orient, et celle des Romains d’Occident. Ce que nous sçavons positivement, c’est que les uns et les autres se rembarquerent, et qu’ils laisserent Genseric possesseur de ce qu’il tenoit en Afrique.

Retournons aux entreprises d’Euric qui obligerent les Romains des Gaules à se servir nécessairement des Francs, et par conséquent à leur accorder bien des concessions, qu’ils leur auroient refusées en d’autres circonstances. Je commencerai à traiter cette matiere, en répetant ce que j’ai déja dit au commencement du chapitre où nous en sommes : qu’il n’y a point d’apparence que le roi des Visigots soit entré en guerre ouverte avec l’empire Romain avant l’année quatre cens soixante et dix, ou du moins avant la fin de l’année quatre cens soixante et neuf, comme il a déja été observé. Idace dont la cronique va jusqu’à cette année-là, y auroit fait mention, de la rupture survenuë entre les deux nations, si elle avoit eu lieu plûtôt et il n’en parle point. Aucun évenement ne pouvoit l’interesser davantage, puisqu’il étoit Romain de naissance comme d’inclination, et qu’il étoit évêque en Espagne, où Euric commença la guerre, en s’y rendant maître, suivant le passage d’Isidore qu’on vient de rapporter, des provinces que l’empire y tenoit encore. Mais les projets d’Euric auront été connus d’Anthemius quelque-tems avant que les deux nations en vinssent aux armes.

Jornandès après avoir parlé de l’avenement d’Anthemius à l’empire, et après avoir dit que Ricimer, gendre de cet empereur, défit au commencement du regne de son beau-pere, c’est-à-dire, en quatre cens soixante et sept, un corps d’Alains qui vouloit pénétrer en Italie, ajoûte : » Euric voyant les fréquentes mutations de Souverain qui survenoient dans le Partage d’Occident, résolut de faire valoir les prétentions que les Visigots, dont il étoit Roi, pouvoient avoir sur les Gaules. » Quoique les Romains eussent accordé uniquement aux Visigots le droit d’y joüir des revenus que l’empire avoit dans certaines cités, afin que ce revenu leur tînt lieu de la solde dûë à des troupes auxiliaires, ces barbares prétendoient suivant les apparences, que leurs capitulations avec les empereurs emportassent quelque chose de plus. Quelles étoient ces prétentions ? Nous n’avons pas le manifeste d’Euric, et nous sçavons seulement en general qu’il vouloit avoir des droits sur plusieurs provinces de la Gaule, lesquelles il n’occupoit pas encore. Quant au projet qu’il avoit formé lorsqu’il entreprit la guerre, nous en sommes mieux instruits, parce que nous l’apprenons dans plusieurs lettres de Sidonius Apollinaris, écrites après qu’Euric eût donné suffisamment à connoître ses desseins, en commençant de les exécuter. Il est aussi facile de pénétrer les projets des princes, lorsqu’ils en ont executé déja une partie, qu’il est difficile de les deviner avant que l’exécution en ait été commencée.

Voici donc ce qu’on trouve concernant les projets d’Euric, dans une lettre que Sidonius Apollinaris écrivit à son allié Avitus, pour le remercier d’avoir donné une métairie à l’église d’Auvergne. Comme Sidonius étoit déja évêque de l’Auvergne lorsqu’il écrivit la lettre dont nous allons donner un extrait, et comme il ne fut élevé à l’épiscopat qu’en quatre cens soixante et douze, notre lettre ne peut avoir été écrite au plûtôt que cette année-là, et par conséquent elle aura été écrite quand le roi des Visigots avoit déja commencé l’execution de son projet, et par conséquent lorsqu’on avoit pénetré déja ses desseins. Cependant il est à propos de la rapporter dès à présent, parce qu’elle contient le plan de l’entreprise d’Euric, et parce que le plan d’une entreprise doit être mis à la tête du récit de tout ce qui s’est fait pour l’exécuter.

» Il ne reste plus qu’à vous prier d’avoir autant d’attention pour les interêts de notre Province, que vous en avez euë pour les besoins de notre Eglise. Les biens que vous possedez en Auvergne devroient vous y attirer. Quand bien même vous ne connoîtriez point par un autre endroit son importance, le violent désir que les Visigots ont de se rendre maîtres de ce coin de pays, tout desolé qu’il est, suffiroit pour vous la donner à connoître. Cette envie est si grande, que si l’on veut bien avoir la bonté de les en croire sur leur parole, ils sont prêts à évacuer leurs anciens quartiers, ils sont prêts à déguerpir de leur Septimanie, pourvû qu’on leur abandonne l’Auvergne dans le miserable état où elle se trouve aujourd’hui. Mais nous espérons que le Ciel vous inspirera de vous porter pour Médiateur entre la République & ces Barbares, & que vous nous épargnerez l’affiction de voir de pareils Hôtes au-tour de nos foyers. Quand les Visigots non contens d’avoir outrepassé les limites des concessions qui leur avoient été faites par les Empereurs, veulent encore étendre leur pouvoir, qui dérange entierement l’ordre public par tout où il s’établit, jusqu’aux rives du Rhône, & jusqu’à celles de la Loire ; nous ne sçaurions faire mieux que d’avoir recours à vous. La considération où vous êtes auprès des Romains, & auprès des Visigots, engagera les premiers à refuser ce qu’ils ne doivent point accorder, & les seconds à ne point tant insister sur celles de leurs demandes qu’on aura refusées avec justice. »

La Maison Avita étoit alors une des plus considérables des Gaules, et ceux qui portoient ce nom, devoient avoir du crédit auprès des Visigots. On a vû l’amitié que Theodoric I dont la mémoire étoit en véneration parmi eux, avoit pour l’empereur Avitus.

Il s’en faut beaucoup que les auteurs modernes soient d’accord entr’eux sur ce que signifie dans la lettre qui vient d’être extraite, le terme de Septimanie . Suivant mon opinion, l’opposition où l’on les voit, vient de ce que Sidonius et les écrivains qui l’ont suivi immédiatement, ont donné le nom de Septimanie, qui a été d’abord comme la dénomination de Gaules ulterieures et de Gaules ulterieures , un nom que le gouvernement ne reconnoissoit point et dont il ne se servoit pas, à des cités differentes.

Ils s’en sont servis pour désigner tantôt une certaine portion des Gaules, et tantôt une autre. Je n’entreprendrai point d’accorder nos auteurs modernes, et ce qui suffit en traitant la matiere que je traite, je me contenterai d’observer que dans le passage que je viens de rapporter, Septimanie signifie certainement les quartiers que Constance, mort collegue de l’empereur Honorius, assigna dans les Gaules aux Visigots à leur retour d’Espagne en l’année quatre cens dix-neuf. On aura donné dans le langage ordinaire, au païs compris dans ces quartiers le nom de Septimanie, parce qu’il renfermoit suivant l’apparence, sept cités qui n’étoient pas toutes de la même province. Comme ces cités composoient à certains égards un nouveau corps politique, il aura bien fallu lui trouver une dénomination, un nom par lequel on pût lorsqu’on avoit à en parler, le désigner, sans être obligé d’avoir recours à des circonlocutions. Quelles étoient nos cités ? Nous avons vû en parlant de cet évenement dans notre livre second, que Toulouse et Bordeaux en étoient deux. Quelles étoient les cinq autres ? Les cités qui sont adjacentes à ces deux-là de quelque province de la Gaule que ce fût, qu’elles fissent partie. On aura donc attribué à nos sept cités le nom de Septimanie par un motif à peu près semblable à celui qui avoit fait donner en droit public le nom des sept provinces à ces sept provinces des Gaules dont nous avons parlé à l’occasion de l’édit rendu par Honorius en l’année quatre cens dix-huit. Ainsi Sidonius aura écrit dans l’intention de donner une juste idée de l’envie qu’avoient les Visigots d’être maîtres de l’Auvergne, que pour y avoir des quartiers, ils étoient prêts, à ce qu’il leur plaisoit de dire, d’évacuer et de rendre leurs premiers quartiers. Quoique certainement la proposition ne fût point faite sérieusement, et qu’elle ne fût qu’un simple discours, elle aidoit néanmoins à faire voir que les Visigots avoient une extrême envie de posseder l’Auvergne. On se sera accoutumé dès le tems de Sidonius à dire la Septimanie, pour dire le païs tenu par les Visigots, ce qui aura été cause que dans la suite on aura donné ce nom à d’autres païs qu’à celui qui l’avoit porté d’abord : mais toujours relativement à sa premiere acception, c’est-à-dire, parce que ces païs-là étoient tenus par les Visigots.

Sidonius parle encore du projet d’Euric dans une lettre écrite lorsque ce prince l’executoit déja et qu’il étendoit chaque jour ses conquêtes. Elle est adressée à saint Mammert évêque de Vienne, qui venoit d’instituer des prieres solemnelles, pour demander à Dieu de préserver les fidéles des fléaux dont ils étoient menacés. Ces prieres sont les mêmes qui se font encore aujourd’hui toutes les années en France sous le nom de Rogations.

» Les Visigots, dit-on, c’est Sidonius qui parle, sont entrés hostilement dans des pays, qui jusqu’ici n’ont pas encore eu d’autre maître que l’Empereur. Nous autres pauvres Auvergnats, nous sommes toujours les premiers exposés en pareils cas. Ces Barbares ont interêt de nous subjuguer, & nous sommes outre cela l’objet de leur aversion. Comme ils sont Ariens, ils pensent que ce soit l’Auvergne qui par le secours de Jesus-Christ, les ait jusques ici empêché d’achever de clore leurs quartiers, en joignant par le moyen du lit de la Loire, la barriere que l’Ocean leur fait du côté du Couchant à une autre barriere que leur feroit le Rhône du côté du Levant. En effet ils se sont déja rendus maîtres des Cités qui confinent avec la nôtre ; ils ont envahi tous ces païs-là. »

Il ne faut que jetter les yeux sur une carte des Gaules pour voir que les Visigots ne pouvoient pas se remparer mieux, qu’en se couvrant de la Loire du côté du septentrion, et du Rhône du côté de l’orient, quand ils étoient déja couverts du côté du midi par la Méditerranée, et du côté du couchant par l’ocean. Ainsi le dessein d’Euric étoit d’envahir toutes les cités situées entre les quartiers qu’il avoit déja, et les mers et les fleuves qui viennent d’être nommés. Voyons à présent comment ce prince vint à bout d’exécuter en moins de dix ans un projet si vaste, et retournons à l’année quatre cens soixante et huit.

Les princes n’ont pas coutume d’avoüer avant que de l’avoir achevé, le projet qu’ils ont fait pour arondir leur état aux dépens des puissances voisines. Ainsi l’on peut croire qu’Euric cacha son projet avec soin jusqu’à ce que le tems où il devoit en commencer l’exécution fût arrivé ; mais il est plus facile aux souverains de découvrir le secret d’autrui, que de cacher long-tems le leur. Anthemius fut donc informé du dessein d’Euric, avant qu’Euric en commençât l’exécution, et il prit les meilleures mesures qu’il lui fut possible de prendre pour le déconcerter. En voici une. « L’Empereur Anthemius, dit Jornandès, ayant eu connoissance qu’Euric avoir formé le dessein de faire valoir par la force les droits qu’il prétendoit avoir sur les Gaules, il envoya chercher du renfort dans la grande Bretagne, & le Roi Riothame y leva un corps de douze mille hommes pour le service des Romains. Il s’embarqua ensuite avec ces troupes sur l’Ocean, & après qu’elles eurent mis pied à terre dans les Gaules leur donna des quartiers dans la Cité de Bourges. »

Il peut bien paroître étonnant que les Romains fissent lever pour leur service un corps de troupes dans la Grande Bretagne en quatre cens soixante et huit, puisque comme nous l’avons vû, il y avoit déja vingt-cinq ans qu’ils avoient renoncé à la souveraineté de cette isle, en refusant aide et secours à ses habitans. Cependant les circonstances de la narration de Jornandès et plusieurs autres faits que nous rapporterons dans la suite, empêchent de douter que ce ne soit dans la Grande Bretagne qu’ait été levé le corps que Riothame amena au service de l’empire la seconde année du regne d’Anthemius, et qui fut posté dans le Berri. D’ailleurs l’état où étoit alors cette isle rend très-vraisemblable qu’on y ait pû lever le corps de troupes dont nous parlons.

Les Bretons abandonnés à eux-mêmes par l’empereur, disputerent si bien le terrain contre les Saxons, que jusqu’à l’année quatre cens quatre-vingt-treize, ils se maintinrent non-seulement dans le païs de Galles, mais encore dans la cité de Bath et dans quelques contrées voisines. Ce ne fut que cette année-là, comme nous le dirons dans la suite, que le Saxon les relegua au-delà du bras de mer qui s’appelle aujourd’hui le golphe de Bristol, et que plusieurs d’entr’eux abandonnerent leur patrie pour aller s’établir ailleurs. La partie de la Grande Bretagne que les Bretons défendoient encore en quatre cens soixante et huit, devoit donc fourmiller d’hommes aguerris, parce qu’ils avoient toujours les armes à la main contre les Saxons. Ainsi quoique les Bretons ne fussent plus sujets de l’empire, Riothame aura sans peine enrollé parmi eux autant de soldats qu’il avoit commission d’en lever, et ces soldats se seront engagés d’autant plus volontiers, qu’il étoit question d’aller faire la guerre dans les Gaules, où ils esperoient de toucher une solde reglée, et où ils sçavoient bien qu’ils auroient de bons quartiers. Enfin les peuples n’oublient pas en un jour leur ancien souverain, lorsqu’ils ont été contens de son administration.

Si j’appelle Riothame le chef qui commandoit nos Bretons Insulaires, et que Jornandès nomme dans son texte, Riothime, c’est en suivant Sidonius Apollinaris, qui l’appelle Riothame dans une lettre qu’il lui écrivit, et dont nous allons faire mention. Sidonius qui eut beaucoup de relation avec lui, à l’occasion des désordres que nos Bretons faisoient quelquefois jusques sur les confins de l’Auvergne, où Sidonius avoit part alors au gouvernement comme un des sénateurs de cette cité, a dû sçavoir mieux le véritable nom de Riothame, que Jornandès qui n’a écrit qu’au milieu du sixiéme siecle. Quant au titre de roi que Jornandès donne à ce Rhiothame, il suit en le lui donnant, un usage qui commençoit à s’établir dès le cinquiéme siécle, et qui étoit géneralement reçû dans le sixiéme, tems où notre auteur écrivoit. Cet usage étoit de donner, comme nous l’avons déja dit ailleurs, le nom de roi à tous les chefs suprêmes d’une societé libre, et qui ne dépendoit que des engagemens qu’elle prenoit. Or les Bretons Insulaires que Riothame commandoit, n’étoient plus sujets de la monarchie Romaine. Ils étoient devenus des étrangers à son égard, et ils ne lui devoient plus ce qu’ils lui avoient promis par la capitulation qu’ils venoient de faire avec elle.

Soit que cet usage ne fut point encore pleinement établi du tems de Sidonius, soit que Sidonius crût qu’une personne qui tenoit un rang tel que le sien, ne dût point s’y soumettre, il ne qualifie Riothame que de son ami, et il le traite même avec familiarité, dans la lettre qu’il lui écrivit quand nos Bretons étoient déja postés dans le Berri. On va le voir par sa teneur.

» Voici encore une Lettre dans le stile ordinaire, vous y trouverez à la fois des complimens & des plaintes ; mais ce n’est point ma faute, & l’on doit s’en prendre au malheur des tems. Il donne lieu chaque jour à quelque désordre dont mon devoir m’oblige à faire des plaintes, quoiqu’il soit bien difficile de faire des plaintes sans rien dire de désagréable, surtout quand on s’adresse à des personnes qui ont le cœur assez bon, pour rougir des fautes d’autrui. Le Porteur de ma Lettre, qui est un homme d’une condition médiocre, se plaint que les Bretons lui ont débauché certains esclaves qui se sont enfuis de sa maison. Je ne sçai pas bien si le fait est vrai, mais il me paroît qu’il vous sera facile de l’éclaircir, en confrontant ce pauvre homme avec ceux qu’il accuse ; & en lui témoignant pour lors une bonne volonté

  1. Petav. Rat. Temp. lib. 6. cap. 18.
  2. De Bell. Vand. lib. I.