Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 4/Chapitre 17

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LIVRE 4 CHAPITRE 17

CHAPITRE XVII.

Campagne de cinq cens neuf. Gésalic est déposé, & Amalaric est proclamé roi des Visigots en cinq cens dix. Theodoric roi des Ostrogots fait la paix tant en son nom, qu’au nom d’Amalaric avec Clovis, qui demeure maître de la plus grande partie du pays que les Visigots tenoient dans les Gaules. Clovis écrit une Lettre circulaire aux Evêques de ses Etats. En quelle année il vint à Tours, & des offrandes qu’il y fit à Saint Martin.


Suivant les apparences Clovis aura passé l’hyver de cinq cens huit à cinq cens neuf, soit dans Bordeaux où il avoit déja passé l’hyver précedent, soit dans quelqu’autre ville de ses nouvelles conquêtes afin de pouvoir recommencer la guerre dès le printems. On croit sans peine aussitôt qu’on a connu le caractere de Clovis, que tant que la guerre aura duré il ne se sera guéres éloigné des lieux où elle se faisoit. Malheureusement tout ce que nous sçavons de positif touchant les évenemens de l’année cinq cens neuf, c’est que la guerre duroit encore cette année-là. Marius Aventicensis rend ce fait certain. Il est dit dans sa cronique sur le consulat d’Importunus qui remplit cette dignité en cinq cens neuf. « Mammo l’un des generaux des Gots saccagea une partie des Gaules. »

Ce n’est donc que par conjecture que nous rapportons à l’année cinq cens neuf ce qui va suivre, et qu’on lit dans l’endroit de l’histoire de Jornandès, où il fait l’éloge de Theodoric roi des Ostrogots. » Ce Prince remporta encore un avantage considerable sur les Francs. Hibba l’un de ses Généraux, gagna contre ces ennemis une bataille mémorable. Trente mille hommes de l’armée des Francs furent tués dans cette action. » Si la bataille dont il est ici parlé se fut donnée l’année précedente à la levée du siege d’Arles, il est sans apparence que Jornandès n’eût point rapporté quelque circonstance, qu’il n’eût dit quelque chose qui nous l’enseigneroit. Ce fut apparemment la perte de cette bataille dont nous ignorons le lieu, qui obligea Clovis à entrer en traité. La paix ne fut concluë néanmoins que l’année suivante, puisqu’il est certain que la guerre qu’elle termina, se continuoit encore en l’année cinq cens dix.

En effet, et comme on l’a déja exposé dans le chapitre précedent, Gésalic proclamé roi des Visigots en cinq cens sept ne fut déposé qu’après avoir commencé la quatriéme année de son regne, c’est-à-dire, en cinq cens dix. Or Isidore, de qui nous tenons cette date, nous apprend une circonstance de la déposition de Gésalic, qui seule nous détermineroit à croire que la guerre duroit encore quand ce prince fut détrôné. Notre historien écrit dans le passage qui a été rapporté, que ce fut le peu de courage que Gésalic montra lorsque les Bourguignons firent une course jusques dans le territoire de Narbonne, qui fut la cause prochaine de sa déposition arrivée peu de tems après qu’il eut donné ces marques de lâcheté.

Il est sensible d’un autre côté, en lisant le passage de Procope que nous allons transcrire, que ce fut Theodoric qui fit entre la nation des Gots et celle des Francs la paix dont nous parlons, et par laquelle les pays nouvellement conquis sur les Visigots par les Francs demeurerent aux Francs. Or Theodoric, comme nous l’avons déja remarqué, n’a pû faire un pareil traité dans lequel il stipuloit pour les Visigots des conditions qui leur devoient être bien douloureuses, qu’après la déposition de Gésalic, et l’installation d’Amalaric fils d’Alaric II et de la fille de Theodoric qui étoit grand-pere d’Amalaric, et qui fut toujours son tuteur despotique. Ainsi la paix dont il est question ne sçauroit avoir été faite avant l’année cinq cens dix.

J’ajouterai même une nouvelle raison pour confirmer ce qui vient d’être avancé. La matiere est importante pour l’intelligence des anciens auteurs, et d’un autre côté les auteurs modernes en avançant de quelques années la date de la paix dont il est question, se sont mis dans l’impossibilité de bien expliquer les anciens, et ils ont embrouillé l’histoire des dernieres années du regne de Clovis. Voici ma nouvelle preuve.

Theodoric, comme on vient de le voir, ne sçauroit avoir fait cette paix, avant qu’il eût été reconnu par les Visigots pour tuteur d’Amalaric et pour administrateur des Etats de ce prince son petit-fils. Cependant ce ne fut qu’en cinq cens dix que les Visigots reconnurent Theodoric en cette qualité. Comme nous aurons occasion de le dire plus au long dans la suite ; la regence de Theodoric étant un véritable regne, plûtôt qu’une administration, tant qu’il vêcut, Amalaric jusques-là ne fut roi des Visigots que de nom. Theodoric regnoit si bien sur eux réellement, qu’on datoit alors en Espagne, Du regne de Theodoric, et non pas, Du regne d’Amalaric. C’étoit Théodoric qu’on y regardoit comme le successeur de Gésalic. Or l’époque du regne de Théodoric ne commençoit en Espagne qu’à l’année cinq cens dix. Il est dit dans les actes du concile de Terragone ; qu’il fut tenu sous le consulat de Petrus, consul en cinq cens seize, et la sixiéme année du regne de Théodoric. Dans les actes du concile de Gironne, nous lisons qu’il fut tenu sous le consulat d’Agapetus consul en cinq cens dix-sept, et la septiéme année du regne de Theodoric. Il est clair que ces deux dates supposent que le regne de Theodoric en Espagne n’ait commencé qu’en cinq cens dix. Voyons maintenant ce qu’on trouve dans Procope concernant tous les évenemens dont il est ici question, et particulierement concernant la paix que Theodoric fit en son nom et au nom des Visigots avec Clovis.

Cet historien après avoir parlé de la bataille de Vouglé et du siege mis par Clovis devant Carcassone, continue ainsi : » Les Visigots qui s’étoient sauvés de la bataille de Vouglé proclamerent Roi Gésalic, fils d’Alaric II. & d’une Concubine, parce qu’Amalaric fils légitime de ce Prince qui l’avoit eu de la fille de Théodoric, n’étoit encore qu’un enfant. Cependant les Francs intimidés par l’approche de Theodoric qui s’avançoit pour les combattre à la tête de l’armée des Ostrogots, leverent le siege de Carcassone. Nonobstant cet échec les Francs ne laisserent pas de se rendre maîtres de la plus grande partie des Cités de la Gaule qui sont entre le Rhône & l’Ocean. Theodoric après avoir enfin reconnu qu’il n’étoit pas possible de les en chasser, traita avec eux à condition de les leur laisser, & il se fit reconnoître pour maître dans celles des Cités de la Gaule qui étoient demeurées aux Visigots. En effet Theodoric après avoir engagé les Visigots à déposer Gésalic, & à mettre Amalaric en la place, obtint encore d’eux, que lui Théodoric il auroit en qualité de Tuteur d’Amalaric son petit-fils, l’administration souveraine de tous les Etats de ce Prince encore enfant. Dès que cet arrangement eut été fait, Théodoric reprit le chemin de Ravenne emportant avec lui le Trésor des Rois Visigots qui se gardoit à Carcassone, mais quoiqu’il eût repassé les Alpes, son éloignement ne l’empêcha point de continuer à nommer les Officiers civils & les Officiers militaires, qui devoient commander en Espagne & dans la partie des Gaules demeurée aux Visigots, de maniere que tant qu’il vêcut, son autorité fut toujours reconnue dans tous ces pays-là. Il obligeoit même les Officiers civils à lui envoyer chaque année ce qui restoit des revenus publics, les charges acquittées. Véritablement, afin qu’on ne l’accusât point de s’approprier le bien du Roi son petit-fils, il employoit ce fonds en entier, à donner chaque année aux Gots qui servoient des gratifications. Il arriva, dans la suite du tems même que les Visigots & les Ostrogots s’accoutumerent par l’habitude où ils étoient de vivre dans les mêmes pays, & d’obéir au même Maître, à se regarder comme étant redevenus une seule Nation, de sorte que les uns & les autres ils marioient leurs enfans ensemble. » On vient de voir que les Pays que Theodoric cedoit aux Francs par la paix, étoient du Royaume des Visigots, tel que l’avoit tenu Alaric second.

Quel parti Theodoric aura-t-il fait aux Bourguignons ? Les auteurs anciens n’en disent rien. On sçait un peu mieux ce que la nation gothique garda dans les Gaules en consequence de la paix faite entre Theodoric et Clovis. La suite de l’histoire nous apprend donc, que les Ostrogots conserverent alors, c’est-à-dire en cinq cens dix, la province qu’ils avoient dans les Gaules entre les Alpes, la Méditerranée et le bas Rhône, laquelle étoit bornée du côté du nord au moins en partie, par la Durance, et qu’ils s’approprierent Arles, soit à titre d’indemnité des frais de la guerre, soit par échange. Quant aux Visigots, ils conserverent Narbonne, et cinq ou six autres cités du district qu’avoit en cinq cens dix cette métropole. C’est de quoi nous parlerons plus amplement dans la suite.

Ce fut suivant les apparences immédiatement après la conclusion de la paix, dont nous venons de parler, que Clovis écrivit aux évêques des Gaules la lettre suivante, qui s’est sauvée du naufrage où tant d’autres monumens de nos antiquités ont péri. Voici le contenu de cette lettre circulaire.

» le roi Clovis, aux saints évêques les dignes successeurs des Apôtres. Vous aurez appris du moins par la Renommée, quels ont été les ordres que nous avons donnés à nos troupes quand elles étoient sur le point d’entrer dans les Provinces détenues par les Visigots, & avec quelle exactitude nous les avons fait observer. Vous ne sauriez donc ignorer que nous défendîmes alors à ces troupes de prendre rien de tout ce qui appartenoit aux Eglises, ou aux Communautés des Vierges, Epouses de Jesus-Christ, & de toucher aux biens des Veuves & des Clercs qui se sont voués au service des Autels, ni même aux biens de ceux de leurs enfans qui se sont retirés avec eux. Nous ordonnâmes aussi dès-lors qu’il ne fut fait aucune violence ou aucun tort aux personnes attachées au service de quelque Eglise, & que ces personnes fussent remises en liberté si elles étoient en captivité, dès que l’Evêque Diocésain voudroit bien affirmer qu’elles auroient été tirées par force de l’enceinte des Temples du Seigneur, & nous avons même octroyé dans la fuite aux personnes qualifiées, ainsi qu’il vient de l’être exposé, d’être remises en liberté, quand bien même ce seroit hors de l’enceinte de ces Temples, qu’elles auroient été faites prisonnieres de guerre. Pour ce qui regarde les Captifs laïques qui auroient été pris portant les armes contre nous, & qui pour cela auroient été déclarés être de bonne prise, nous avons consenti que vous accordassiez à ceux d’entr’eux à qui vous trouveriez bon d’en accorder, des lettres de protection, afin qu’à votre considération les maîtres de ces Esclaves les traitent avec plus de douceur. Car pour ce qui regarde les Captifs laïques qui ne sont pas de bonne prise, notre intention a toujours été qu’ils fussent mis au plûtôt en liberté, & de la même maniere que nous avons reglé que les gens appartenans aux Eglises y seroient mis. Ainsi vous avez pû, & vous pouvez reclamer tous les Captifs laïques faits prisonniers de guerre contre le Droit des Gens, & nous promettons de déferer aux lettres que vous nous écrirez pour nous demander la liberté des Esclaves qui feront dans ce cas là, dès que ces lettres nous seront remises, & que nous y aurons reconnu l’impression du cachet de votre anneau Pastoral. Au reste, mes Officiers & mes Soldats vous supplient par mon entremise, de vouloir bien ne reclamer que ceux des Captifs laïques, dont l’accident vous sera si bien connu, que serez toujours prêts à en attester la verité, en prenant à témoin le Nom de Dieu, & en jurant par l’imposition des mains que vous avez reçûë lorsque l’Eglise vous à sacrés. C’est le moyen de prévenir les inconvéniens qui dans le cours d’une enquête, naîtroient de la diversité des rapports, laquelle, comme le dit l’Ecriture, a souvent été cause que le Juste a souffert avec l’Impie. Vénérables Papes & dignes Successeurs des Apôtres, je me recommande à vos saintes prieres. »

Il suffit d’avoir une médiocre connoissance du droit Romain, suivant lequel vivoient les Romains des Gaules, pour comprendre l’importance de tout ce que Clovis avoit fait, et ce qu’il faisoit encore actuellement en faveur des évêques. Quelques vœux qu’ils eussent faits pour lui, quelques services qu’ils lui eussent rendus, ils ne pouvoient pas se plaindre de sa reconnoissance. Non-seulement il avoit exempté de toute contribution et même de tout pillage les biens appartenans aux églises, non-seulement il avoit ordonné qu’on mettroit en liberté tous les ecclesiastiques et généralement tous ceux qui étoient dans quelque dépendance temporelle des églises, ce qui étoit déja beaucoup, mais il rend encore, par sa lettre circulaire, les évêques maîtres de juger en quelque sorte, quels prisonniers de guerre devoient demeurer captifs, et quels devoient être jugés de mauvaise prise. Certes la lettre que nous venons de rapporter n’est pas celle d’un prince qui réduisît en une espece de servitude les anciens citoyens des provinces des Gaules qu’il soumettoit, ainsi qu’il a plû à des Quarts de sçavans de l’écrire. Nous parlerons ailleurs plus au long de cette opinion extravagante. Ici je me contenterai de remarquer que Clovis se tint tellement assuré du cœur des peuples dont il venoit de conquerir le pays, que bien que le Visigot leur ancien maître, eût conservé une portion de ce pays-là, ce prince y laissa néanmoins les Romains, ou ses anciens habitans, sur leur bonne foi. On voit en effet par la suite de notre histoire qu’il falloit que Clovis n’eût laissé aucun quartier des Francs dans les Aquitaines comme dans la Novempopulanie, et qu’il ne leur y eût donné aucun établissement. Sous la seconde race de nos rois, et quand la partie des Gaules qui est au nord de la Loire s’appelloit déja Francia par excellence, d’autant qu’il y avoit plusieurs peuplades de Francs, celle qui est au midi de ce fleuve, se nommoit par distinction le pays des Romains, parce qu’il n’y avoit point encore géneralement parlant, d’autres habitans que des Romains. La chronique, qui porte le nom de Frédegaire en parlant d’une expédition que Carloman et Pepin, enfans de Charles Martel, firent en sept cens quarante-deux contre Hunaud duc d’Aquitaine, dit : « Les Gascons ayant repris les armes conjointement avec Hunaud Duc d’Aquitaine & fils d’Eudes son prédécesseur, Carloman & Pepin assemblerent leurs troupes, & après avoir passé la Loire à Orleans & défait l’armée des Romains, ils allerent attaquer la Ville de Bourges. »

j’ajouterai même pour confirmer ce que je viens de dire, que les rois de la seconde race étant enfin venus à bout de soumettre le peuple de l’Aquitaine, c’est-à-dire, des provinces qui s’appelloient les deux Aquitaines, et de celle qui se nommoit la Novempopulanie dans les derniers tems de l’empire Romain, ils crurent que pour s’assurer de cette vaste contrée, ils y devoient établir des gouverneurs et d’autres officiers de tout grade, qui fussent Francs de nation. Charlemagne, dit un auteur contemporain qui a écrit la vie de Louis Débonnaire fils de cet empereur, mit dans toute l’Aquitaine des comtes, des anciens et plusieurs autres officiers de ceux qu’on nomme subalternes, qui étoient de la nation des Francs, et ausquels il donna les forces necessaires pour faire respecter leur autorité. Il leur attribua en grande partie l’administration des affaires civiles dans cette portion de son royaume, mais il leur confia entierement, et la garde de la frontiere, et l’intendance des biens dont la proprieté appartenoit à la couronne. Ainsi l’on peut croire que les Francs qui, suivant l’auteur des Gestes resterent dans la Saintonge et dans la cité de Bordeaux pour y exterminer les Visigots qui en furent tous chassés, évacuerent le pays sitôt qu’ils eurent exécuté leur ordre. C’est une matiere que nous traiterons plus amplement dans la suite. Quant à present, nous nous contenterons de faire une seconde fois la reflexion, que le peu de précaution que Clovis prit pour tenir les Romains de l’Aquitaine dans la sujettion, est une preuve du bon traitement qu’il leur avoit fait. Si ce prince, dit-on, ne donna point des quartiers aux Francs dans cette contrée, qu’y devinrent les terres dont les Visigots s’étoient emparés sur les Romains, c’est-à-dire, sur les anciens habitans du pays ? Je ne le sçais point certainement, mais suivant l’apparence une partie de ces terres aura été renduë aux familles à qui les Visigots les avoient ôtées, une autre partie aura été donnée aux églises, et une troisiéme aura été réunie au domaine du prince. En effet on va voir par les actes du concile tenu à Orleans en cinq cens onze, que Clovis avoit donné beaucoup de fonds de terre à l’Eglise, et il paroît en lisant l’histoire des rois de la premiere race, que ces princes avoient un grand nombre de métairies dans les provinces qui sont situées au midi de la Loire.

Dès que la guerre eût été terminée, Clovis vint à Tours, non pour soumettre cette ville, qui, suivant l’apparence, lui avoit prêté serment de fidelité dès cinq cens sept, et immédiatement après la bataille de Vouglé, mais pour y faire ses offrandes au tombeau de saint Martin, et rendre graces à la providence dans le lieu même où il avoit eu un augure si favorable. Il n’y sera point venu plutôt, parce qu’il n’aura point voulu s’éloigner de la frontiere de ses ennemis tant que la guerre aura duré. Ce que dit Gregoire de Tours concernant la date de la venuë de Clovis dans cette ville, confirme encore tout ce que nous avons avancé, quand nous avons écrit que la paix qui termina la guerre des Francs contre les Gots, ne fut concluë qu’en cinq cens dix.

Notre historien après avoir parlé des conquêtes des Francs sur les Visigots, dit en parlant de l’arrivée de Clovis à Tours : « Clovis ayant achevé son expédition victorieuse, il passa en s’en retournant par la Ville de Tours, & il y fit plusieurs presens à l’Eglise bâtie sur le tombeau de Saint Martin. »

Lorsque Clovis vint à Tours la guerre étoit donc déja finie. Aussi allons-nous voir par ce qui suit, que Clovis ne vint à Tours qu’après l’année cinq cens neuf. L’historien ecclesiastique des Francs quelques lignes après avoir rapporté le passage que nous venons de citer, écrit : » Licinius fut fait Evêque de Tours. Ce fut sous son Episcopat que les Francs firent aux Visigots, la guerre dont nous venons de parler, & que le Roi Clovis vint à Tours. »

Ce même auteur dit dans le catalogue des évêques ses prédecesseurs, qu’il a placé à la fin du dixiéme livre de son histoire. » Licinius Citoyen d’Angers fut fait Evêque de Tours, & tandis qu’il remplissoit ce Siége, Clovis qui sortoit victorieux de son expédition contre les Gots, vint à Tours. » D’un autre côté, nous avons fait voir en parlant des deux évêques de Tours persécutés par les Visigots, que Verus prédecesseur immédiat de Licinius et le dernier de ces deux prélats infortunés, n’avoit été élu évêque de Tours que l’année quatre cens quatre-vingt-dix-huit. Ainsi comme Verus avoit siégé onze ans et huit jours, il ne peut être mort et Licinius son successeur ne sçauroit avoir été élu qu’en cinq cens neuf. Or comme Gregoire de Tours suppose dans son récit que la guerre entre les Francs et les Visigots ait duré encore quelque tems sous l’épiscopat de Licinius, il seroit très-probable quand même on n’en sçauroit rien d’ailleurs, que la paix n’auroit été faite qu’un an après l’élection de Licinius, c’est-à-dire, en cinq cens dix, et par conséquent que ce fut cette année-là que Clovis vint à Tours. En suivant ce sentiment on trouvera que Gregoire de Tours et Isidore De Seville seront parfaitement d’accord.

Il est vrai qu’on lit dans l’endroit de l’Histoire ecclésiastique des Francs, où il est parlé de la mort de Clovis, une chose sur laquelle on peut fonder une objection specieuse contre notre sentiment. Il y est dit que Clovis mourut la onziéme année de l’épiscopat de Licinius. Or comme Clovis est mort certainement en cinq cens onze, il faudroit que l’épiscopat de Licinius eût commencé dès l’année cinq cens. Mais comme l’a remarqué Dom Thierri Ruinart, dont nous avons déja rapporté l’observation, on ne sçauroit soutenir que Licinius ait été fait évêque de Tours dès l’année cinq cens. En premier lieu, le diacre Leon souscrivit encore au nom de Verus prédecesseur de Licinius, les actes du concile tenu dans Agde en l’année cinq cens six. En second lieu, il est clair par la distribution des années du sixiéme siecle faite par Gregoire De Tours entre les évêques ses prédecesseurs, que Licinius n’a pû commencer son épiscopat en l’année cinq cens[1], et qu’il ne sçauroit avoir été élû avant l’année cinq cens neuf. Ainsi comme nous l’avons déja insinué en parlant du rétablissement de Childeric, il faut que l’endroit de l’histoire de Gregoire De Tours, où l’on lit que Clovis mourut la onziéme année de l’épiscopat de Licinius ait été alteré, et que les copistes ayent fait d’une seconde année une onziéme année, soit en changeant le premier point du chiffre ii, en un x, soit en faisant quelqu’autre faute pareille, quand ils ont copié les chiffres servans à marquer le nombre des années. Je n’ai point connoissance d’aucun manuscrit de l’histoire de Gregoire De Tours copié du tems des rois de la premiere race, où le nombre des années soit écrit tout au long. Dans tous les manuscrits dont il vient d’être parlé, le nombre des années est toujours marqué en chiffres romains.

Gregoire de Tours se contente de dire en géneral, que Clovis étant venu à Tours, il y fit des presens magnifiques à l’église bâtie sur le tombeau de saint Martin ; mais on trouve dans l’auteur des gestes une particularité concernant ces presens, qui merite bien que nous la fassions lire. Cet écrivain raconte que Clovis après avoir envoyé ses offrandes à l’apôtre des Gaules, voulut ensuite racheter un de ses chevaux dont il avoit fait present à l’église de ce saint. Suivant toutes les apparences, c’étoit le cheval de bataille, qui, comme nous l’avons dit, avoit tant contribué à sauver la vie au roi des francs à la journée de Vouglé. Clovis envoya donc cent sols d’or aux domestiques de saint Martin qui avoient soin de ce cheval, et croyant l’avoir bien payé, il leur manda de le remettre à ceux qui avoient ordre de le lui ramener ; mais les palefreniers de l’église de saint Martin qui sçavoient sans doute quelques-uns de ces secrets naturels qui ont fait passer tant de bergers pour être sorciers, en firent usage dans cette occasion, et le cheval ne voulut jamais passer le seuil de la porte de l’écurie. Au lieu de cent sols d’or, Clovis en envoya deux cens, et aussi-tôt qu’ils eurent été comptés, le cheval suivit de lui-même ceux qui étoient venus le racheter. Ce prince qui se doutoit bien du tour d’adresse que les palefreniers lui avoient joüé, dit en souriant, le bon mot dont on a fait depuis tant d’applications : « Saint Martin sert bien ses amis, mais il se fait bien payer de sa peine. »

  1. Liv. 3. ch. 3.