Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 4/Chapitre 4

La bibliothèque libre.

LIVRE 4 CHAPITRE 4

CHAPITRE IV.

Histoire du Mariage de Clovis avec la Princesse Clotilde.


Il ne pouvoit point y avoir alors dans les Gaules une personne plus propre à faire réussir le projet que les Romains de cette grande province avoient probablement formé, que la princesse Clotilde. On a vû qu’elle étoit fille de Chilpéric, cet infortuné roi des Bourguignons dont nous avons rapporté la fin tragique, et qui suivant toutes les apparences mourut dans la véritable religion. Nous avons aussi parlé de la femme de ce prince la protectrice des évêques, et dont Sidonius fait un éloge qui ne laisse pas lieu de douter qu’elle ne fût aussi catholique. Aussi sa fille Clotilde avoit-elle été élevée dans cette religion. Nos annales font foi qu’elle avoit autant d’élevation d’esprit et de prudence, que de pieté. Il n’étoit donc pas difficile de prévoir qu’elle auroit un grand crédit sur l’esprit du mari qu’elle épouseroit. Clotilde faisoit alors son séjour dans les Etats de ses oncles Gondebaud et Godégisile, et quoique ces princes fussent ariens, elle y faisoit publiquement profession de la religion catholique, ce qui montroit à la fois et son courage et son attachement à l’Eglise Romaine.

En effet, on verra par ce que disent d’anciens auteurs concernant son mariage avec Clovis, qu’elle n’y consentit qu’après qu’on lui eut donné satisfaction sur les difficultés qu’elle fit d’abord concernant la religion du mari qu’on lui proposoit. Mais je crois qu’il est à propos avant que de rapporter les endroits de nos auteurs, où il est parlé de ces détails, de donner l’histoire abrégée du mariage de Clotilde, telle qu’elle se trouve dans Grégoire de Tours. Après l’avoir lûe, on entendra mieux les auteurs qui nous ont donné un récit plus étendu et mieux circonstancié d’un évenement de si grande importance.

« Les ministres que Clovis envoyoit souvent en Bourgogne, y eurent quelque relation avec Clotilde, & comme elle leur parut aussi sage qu’elle étoit aimable, ils firent à leur maître un rapport très-avantageux des bonnes qualités de certe Princesse. Ce rapport fit tant d’impression sur l’esprit du Roi des Francs, que peu de tems après il envoya des Ambassadeurs la demander en mariage à Gondébaud, qui l’accorda moins par inclination que par crainte. Le Roi des Bourguignons la remit donc entre les mains de ces Ambassadeurs, qui partirent sur le champ pour l’amener incessamment à son mari. Clovis fur d’abord épris de Clotilde, & il l’épousa avec une grande joye, quoiqu’il eût déja eu d’une concubine, un fils qui s’appelloit Thierri. »

On va voir par la suite même de l’histoire de Grégoire de Tours, et par ce que disent l’Abbréviateur, et l’auteur des Gestes des Francs, concernant le mariage de Clovis, qu’il ne fut point un évenement aussi simple qu’on pourroit le croire, en lisant le passage que nous venons de rapporter. Où, dira-t-on, l’Abbréviateur et l’auteur des Gestes ont-ils pris les circonstances et les détails de ce mariage qu’ils ont mis par écrit, et dont l’histoire de Grégoire de Tours ne parle point ? Je répondrai deux choses. La premiere, que ce mariage qui fut une des causes de la conversion de Clovis, et qui par consequent contribua plus à l’établissement de sa monarchie, qu’aucune des victoires de ce prince, étoit devenu par les suites qu’il avoit eues, un évenement d’une si grande importance, que la tradition a dû en conserver la mémoire plus long-tems, et plus fidélement que celle d’aucun fait d’armes. Ainsi quoiqu’on eût déja oublié bien des actions de guerres faites du tems de Mérovée et de Childéric, lorsque nos deux auteurs ont écrit, on ne pouvoit point encore avoir oublié de leurs tems, les principales circonstances du mariage de Clotilde, d’autant plus que cette princesse ayant été mise au nombre des saints, le culte qu’on lui rendoit, renouvelloit chaque année le souvenir des principaux évenemens de sa vie, et perpétuoit ainsi la tradition. En second lieu, nos deux auteurs ont pû voir bien des livres que nous n’avons plus, et un de ces livres a pû être une vie de sainte Clotilde, autre que la vie de cette sainte que nous avons aujourd’hui. Voici la narration de l’Abbréviateur.

» Clovis qui recherchoit Clotilde, envoyoit souvent des Ministres en Bourgogne ; mais comme ils ne pouvoient point approcher de la personne de cette Princesse, il prit enfin le parti de charger un Romain nommé Aurelien, de la commission de la voir, & d’apprendre d’elle-même ses sentimens sur le dessein qu’il avoit de l’épouser. Il donna donc à cet effet l’un de ses anneaux à son Agent, pour lui tenir lieu de lettres de créance. Aurelien se déguisa en pauvre mendiant, & il s’en fut à Geneve où Clotilde & sa sœur faisoient leur résidence. Ces Princesses qui pratiquoient l’hospitalité envers les pauvres, reçurent Aurelien dans le lieu destiné pour y exercer leur charité. Tandis qu’on lui lavoit les pieds, il trouva le moyen de dire à Clotilde, sans être entendu d’autre que d’elle : Princesse, j’ai des affaires importantes à vous communiquer, si vous pouvez me donner une audience secrete. Quand elle se fut tirée à l’écart, Aurelien lui dit : Clovis Roi des Francs, m’envoye vous prier d’agréer qu’il vous demande en mariage. En même tems il presenta comme un garent certain de la mission, l’anneau de son Maître. Clotilde prit cet anneau avec joye, & après avoir donné en échange le sien, & quelques sols d’or à Aurelien, dont elle ignoroit la condition, elle lui répondit : Retournez vers votre Maître, & dites-lui que s’il veut m’épouser, il faut qu’il me fasse demander incessamment en mariage à Gondebaud, & s’il se peut l’affaire se conclue avant qu’Aridius soit de retour de Constantinople, où mon oncle l’a envoyé. Si cet Aridius revient avant que l’affaire soit terminée, il ne manquera point de la faire échouer. » Aurelien s’en revint chez lui toujours déguisé en pauvre. Son dessein étoit apparemment d’y reprendre les habits ordinaires pour se rendre ensuite à la Cour de Clovis.

Il arriva une avanture assez plaisante à cet ambassadeur, dans le tems qu’il n’étoit pas éloigné de son château, bâti sur les confins du territoire d’Orleans. Dans la route il s’étoit acosté d’un mandiant, et tandis qu’il dormoit, ce mandiant lui déroba la besace où étoient, entr’autres choses, les sols d’or que Clotilde avoit donnés, et il s’enfuit. Aurelien fut très-fâché à son réveil de se trouver ainsi dévalisé, mais comme il n’étoit pas loin de chez lui, il gagna sa maison en diligence, d’où il envoya de tous côtés ses domestiques chercher le voleur qu’il leur désigna si-bien qu’ils le reconnurent, et qu’ils l’amenerent à leur maître. Il se contenta de lui faire essuyer durant trois jours le châtiment ordinaire des esclaves, et au bout de ce tems il lui permit de s’en aller. Peu de jours après Aurelien vint à Soissons y rendre compte à Clovis de ce qui s’étoit passé à Geneve et il lui redit exactement la réponse de Clotilde. Ce prince persuadé qu’il ne pouvoit faire mieux que de suivre l’avis qu’elle lui avoit donné, envoya sur le champ des ministres revêtus du caractere d’ambassadeurs, la demander en mariage à Gondebaud, l’aîné des rois des Bourguignons, qui l’accorda parce qu’il n’eut point la force de la refuser, et parce qu’il crut mériter par un prompt consentement l’amitié de Clovis. Les ambassadeurs fiancérent donc la princesse, en lui donnant suivant l’usage des Francs, un sol d’or et un denier, et ils demanderent ensuite qu’il leur fût permis de la conduire au lieu où étoit leur maître, afin qu’il s’y mariât avec elle. On leur accorda ce qu’ils demandoient, et l’on prépara en diligence à Châlons sur Saone le trousseau et tout ce qui étoit necessaire pour les nôces d’une princesse d’une si grande condition. Ce fut donc en cette ville qu’on remit Clotilde entre les mains des ambassadeurs de Clovis, qui la firent monter dans cette espece de voiture, que les Gaulois appelloient une Basterne, et ils partirent sans perdre de tems, emmenant aussi avec eux plusieurs chariots remplis des effets qui appartenoient à leur reine. Ils étoient déja en route quand Clotilde reçut un avis qui l’informoit qu’Aridius étoit de retour de Constantinople. Elle dit aussitôt aux Sénieurs des Francs ; c’est-à-dire ici, à ses conducteurs : si vous avez bien envie de me mener jusqu’à la cour de votre roi, il faut absolument que je monte à cheval afin de faire plus de diligence, car si je continue à voyager en voiture, je n’arriverai jamais jusques-là. Les Francs trouverent que leur reine avoit raison. Elle monta donc à cheval, et gagnant pays, elle arriva où Clovis l’attendoit. La suite fit voir que cette princesse avoit pris un bon parti. Dès qu’Aridius eut mit pied à terre à Marseille, et qu’il eut appris la nouvelle du mariage de Clotilde, il prit la poste, et se rendit en diligence à la cour de Gondebaud, qui lui dit d’abord : sçavez-vous, Aridius, que j’ai fait alliance avec les Francs, et que j’ai donné ma niece Clotilde en mariage à Clovis. Ce mariage, répondit Aridius, loin d’être le sceau d’une aliance durable, doit être la source de bien des guerres et de bien des malheurs. Vous deviez, seigneur, lorsqu’on vous l’a proposé, vous souvenir, que vous avez fait tuer Chilpéric pere de Clotilde, et votre frere, que vous avez fait jetter dans un puits une pierre au col la mere de cette princesse, et que vous avez fait le même traitement à ses deux freres, après qu’ils eurent eu la tête coupée par votre ordre. Clotilde est d’un caractere à venger cruellement ses parens, si jamais elle est en pouvoir de les venger. Envoyez incessamment un bon corps de cavalerie après elle, et qu’il la ramene ici. Il vaut mieux encore essuyer la bourasque que vous attirera cette espece de violence, que de laisser achever un mariage qui rendra les Francs vos ennemis, et les ennemis de vos descendans. Gondebaud crut son ministre, mais les troupes qu’il fit partir sur le champ ne purent pas atteindre Clotilde qui avoit pris les devans. Elles atteignirent seulement la voiture de cette princesse, et les chariots qui portoient son bagage dont elles s’emparerent. Quand Clotilde se vit sur la frontiere de la Bourgogne, elle pria ceux qui la conduisoient d’y faire le dégat, ce qu’ils voulurent bien avoir la complaisance d’exécuter, après en avoir eu la permission de Clovis qui étoit alors à Villers ou à Villori. C’étoit dans un de ces lieux qui sont tous les deux du territoire de la cité de Troyes qu’il attendoit cette princesse. Elle plut beaucoup au roi des Saliens, et après l’avoir épousée, il lui assigna un revenu considérable, et il l’aima tendrement tant qu’il vécut. Voyons présentement ce que dit l’auteur des Gestes des Francs, touchant le mariage dont il s’agit.

Sur le rapport avantageux que les ministres envoyés en Bourgogne dans plusieurs occasions par Clovis, lui firent de la beauté, de la sagesse, et de toutes les bonnes qualités de Clotilde, il y dépêcha Aurelien pour négocier le mariage de cette princesse, et pour la demander en forme, lorsqu’il en seroit tems, au roi Gondebaud. C’étoit l’oncle de Clotilde. Comme elle étoit catholique, elle ne manquoit point d’aller le dimanche à l’église. Aurelien qui vouloit commencer à exécuter sa commission par s’assurer du consentement de la princesse, se déguisa en pauvre un dimanche, et il se mit parmi les mendians qui se trouvoient à la porte de la cathédrale. Quand la messe fut dite, Clotilde en sortant de l’église, donna l’aumône à ces pauvres suivant sa coutume, et elle jetta un sol d’or à Aurelien, qui tendoit la main comme les autres. Aurelien en baisant par reconnoissance la main de sa bienfaictrice, lui tira la robe avec affectation, et d’une maniere à faire comprendre qu’il avoit quelque chose de fort important à lui communiquer. Elle envoya donc aussi-tôt qu’elle fut rentrée dans son appartement, chercher par un de ses domestiques, le pauvre qui vouloit lui parler en particulier. Aurelien fut introduit dans l’appartement de cette princesse, et après avoir mis derriere la premiere porte la besace qu’il portoit, et dans laquelle étoient les joyaux qu’il devoit donner pour présens de nôces, il cacha dans le creux de sa main l’anneau de Clovis, qui étoit le garant de sa commission. Dès qu’il fut entré dans la chambre où étoit Clotilde, elle lui dit : jeune homme, que je crois plûtôt une personne de considération déguisée en mendiant, qu’un véritable pauvre, pourquoi vous êtes-vous travesti, et pourquoi m’avez-vous tantôt tiré la robe avec affectation ? Puis-je compter, répondit Aurelien, que je vous parle sans que personne m’écoute. Clotilde l’ayant assuré que personne qu’elle ne pouvoit l’entendre, il lui dit : mon maître, le roi Clovis veut en vous épousant partager son thrône avec vous. Son anneau que voici doit vous persuader que c’est véritablement par son ordre que je vous parle, et je vais encore pour vous convaincre mieux que c’est lui qui m’envoye, vous présenter de sa part les joyaux qu’il vous donne pour présent de nôces. Il fut aussi-tôt chercher sa besace où il l’avoit laissée ; mais ce qui l’étonna beaucoup, il ne l’y trouva plus. Clotilde entra dans sa peine dès qu’elle en fut informée, et sur le champ elle donna de si bons ordres, qu’un moment après la besace fut rapportée. On y trouva dès qu’elle eut été ouverte, les pierreries que Clovis envoyoit à la princesse, qui voulut bien les recevoir, et qui accepta même l’anneau de ce prince. Sa réponse fut néanmoins : » Saluez votre Maître de ma part, Mais dites-lui en même tems qu’il n’est point permis à une Chrétienne d’épouser un Payen. Cependant que la volonté du Dieu que je confesse, & que j’adore publiquement, soit faite en toutes choses. Qu’il vous ait en sa garde durant le reste de votre voyage. Allez, & que personne n’apprenne rien de ce qui vient de se passer. »

En effet, le premier concile d’Arles tenu sous l’empereur Constantin Le Grand, avoit deffendu aux filles chrétiennes d’épouser des maris payens, sous peine d’être privées durant quelque tems de la communion. Aurelien vint rendre compte à Clovis de sa commission, et pendant ce tems-là Clotilde fit si bien qu’elle vint à bout de faire mettre l’anneau de ce prince parmi les joyaux du trésor de Gondebaud.

L’année suivante, Clovis envoya Aurélien revêtu du caractere d’ambassadeur faire au roi Gondebaud la demande en forme de sa niece Clotilde, comme s’il y avoit eu déja un engagement précedent, et comme s’il eût été question seulement de déclarer un mariage dont déja toutes les conditions auroient été arrêtées. Ce prince fut très-étonné d’une pareille démarche. Mes conseillers, dit-il, et mes Bourguignons verront bien que pour cette fois le roi des Francs cherche à me faire querelle. Il n’a jamais eu de relation avec ma niece. Enfin il répondit à Aurelien : il faut que vous ne veniez ici que pour épier ce qui s’y passe ; si vous n’avez pas d’autre motif de votre voyage à nous alléguer, que le dessein de faire une demande telle que l’est celle que je viens d’entendre. Pour toute réponse, vous direz à votre maître, qu’il n’y eut jamais aucun traité de mariage entre ma niece et lui. Aurelien répliqua sans changer de ton. Réflechissez à loisir, grand prince, sur ce que vous avez à faire. Le roi des Francs mon maître m’envoye donc vous demander en mariage Clotilde qui lui est déja promise. Les préparatifs convenables pour recevoir dignement une princesse d’un rang aussi grand, sont déja faits. Si vous refusez à Clovis son épouse, il viendra bien-tôt à la tête de son armée la chercher lui-même. Qu’il vienne donc, repartit Gondebaud, il me trouvera aussi à la tête de la mienne, et peut-être serai-je assez fortuné pour venger les malheureux du sang de qui ses mains sont encore teintes. Les principaux des Bourguignons informés de ce qui se passoit, et craignant d’avoir affaire à Clovis, conseillerent à Gondebaud d’approfondir avant toutes choses, s’il n’y avoit rien sur quoi le roi des Francs pût avec quelqu’apparence de raison, fonder les prétentions qu’il mettoit en avant ? N’auriez-vous point, ajoûterent-ils, accepté quelque présent qui vous auroit été offert de la part de Clovis, et qui seroit de telle nature que vous n’eussiez pas pû le recevoir sans prendre une espece d’engagement avec lui concernant le mariage de votre niece ? Interrogez là-dessus vos ministres et les officiers qui servent auprès de votre personne. Si Clovis est assez violent pour vous déclarer la guerre, vous en sortirez victorieux ; mais avant que de finir, elle coûtera bien du sang à votre peuple. Plus il vous est dévoüé, plus vous devez prendre soin de le conserver. Sur ces représentations, Gondebaud fit faire les recherches convenables, et il se trouva dans son trésor un anneau sur lequel la tête ou le nom de Clovis étoit gravé. Gondebaud en fut surpris, et manda sa niece pour éclaircir avec elle une telle avanture. Il me souvient, répondit cette princesse aux interrogations de son oncle, qu’il y a quelques années que vous donnâtes audiance à des ambassadeurs de Clovis, qui vous firent divers présens de la part de leur maître. Je m’y trouvai, et l’un de ces ministres me mit au doigt l’anneau dont vous êtes en peine. Je le reçus en votre presence, et je le remis incontinent entre les mains de ceux qui gardent vos trésors. Tout ce que je fis alors, fut fait sans dessein. Gondebaud comprit qu’il y en avoit assez pour donner à Clovis, s’il lui refusoit Clotilde en mariage, un prétexte plausible de faire la guerre aux Bourguignons. Il consentit donc à cette alliance pour ne pas donner lieu à une rupture, et il remit sa niece entre les mains d’Aurelien. Cet ambassadeur partit aussi-tôt emmenant la nouvelle reine avec lui, et il la conduisit jusqu’à Soissons où Clovis la reçut, et l’épousa solemnellement.

Il seroit bien à souhaiter que nous eussions les mémoires mêmes sur lesquels l’Abbréviateur et l’auteur qui a composé les Gestes des Francs, ont écrit leur récit du mariage de sainte Clotilde ; ces mémoires pouvoient bien avoir été compilés sur ce que disoit elle-même la reine touchant les particularités de son mariage, dans le tems qu’elle passoit sa vie aux pieds du tombeau de saint Martin où elle s’étoit retirée après la mort de Clovis qu’elle survécut d’un grand nombre d’années. Il seroit à désirer du moins, supposé que nos deux auteurs n’ayent fait que rédiger par écrit la tradition orale qui subsistoit encore de leur tems, qu’elle eût été recueillie par des historiens plus judicieux. Mais quoique nos deux auteurs ayent obmis plusieurs circonstances importantes, ce qui est très-sensible en lisant leurs narrations, et quoique chacun d’eux ait alteré dans son récit les faits de maniere qu’il semble que ces récits se contredisent, on ne laisse pas néanmoins d’y voir distinctement deux choses qui prouvent que les Romains eurent beaucoup de part au mariage dont il est question.

La premiere est qu’il fallut tromper Gondebaud, pour l’engager à conclure un mariage dont il lui étoit facile de prévoir les suites, même avant qu’Aridius les lui eût prédites. Croira-t’on que ce prince se fût déterminé sur l’incident de l’anneau trouvé dans son trésor, et qu’il eût agi alors contre ses interêts aussi sensiblement qu’il le fit, s’il n’y avoit point eu à sa cour des ministres gagnés par ceux qui vouloient, quoiqu’il en pût coûter aux Bourguignons, faire épouser Clotilde à Clovis ? Or qui étoient alors les principaux ministres des rois barbares établis dans les Gaules ? Des Romains un peu plus versés en matiere d’affaires que ne l’étoient encore les Visigots, les Bourguignons et les Francs mêmes. Nous avons vû que Leon étoit un des principaux ministres d’Euric. Aurelien étoit l’homme de confiance de Clovis. Aridius dont nous aurons encore occasion de parler quand nous ferons l’histoire de la guerre des Francs contre les Bourguignons, étoit le ministre confident de Gondebaud. Laconius un autre Romain faisoit sous ce prince les fonctions de chancelier.

Voici une seconde preuve de la part que les Romains des Gaules eurent au mariage de sainte Clotilde. Quoique, comme on vient de le voir, l’abbréviateur et l’auteur des Gestes ne soient pas bien d’accord sur toutes les circonstances des allées et venuës d’Aurelien, soit parce que l’un de ces deux écrivains aura jugé à propos d’obmettre quelques incidens qui ne lui paroissoient point assez importans, ou assez bien attestés pour les rapporter, au lieu que l’autre les aura trouvés dignes d’être inserés dans son récit, soit parce que la tradition ne s’accordoit point sur ces détails, il résulte cependant de leurs narrations : qu’Aurelien fit deux voyages en Bourgogne : que lorsqu’il fit le premier où il alla déguisé en mendiant, il eut une audiance secrete de Clotilde, dans laquelle cette princesse lui objecta une difficulté importante sur son mariage, en alleguant quand il lui fut proposé : qu’une chrétienne ne devoit point épouser un payen : que lorsqu’Aurelien revint l’année suivante en Bourgogne avec le caractere d’ambassadeur, cette difficulté avoit été levée, puisqu’il n’en est plus parlé dans le récit de cette seconde négociation. Par qui et à quelle condition fut donc levée la difficulté que Clotilde avoit faite d’abord, d’épouser un payen ? C’est ce que l’abbréviateur et l’auteur des Gestes auroient bien dû nous apprendre expressément, eux qui ont fait entrer dans leur narration des circonstances bien moins importantes ; mais ils n’en ont rien dit. Voici donc ma conjecture sur l’expédient dont on se sera servi pour lever l’obstacle. Les Romains auront profité de l’année qui s’écoula entre les deux voyages d’Aurelien en Bourgogne, pour engager Clovis en lui représentant les suites heureuses qu’auroit l’alliance proposée, à promettre deux choses. L’une, que tous les enfans qui naîtroient de son mariage avec Clotilde seroient élevés dans la religion chrétienne ; l’autre que lui-même il se feroit instruire incessamment. D’un autre côté ils auront engagé Clotilde et ceux qui la dirigoient, à se contenter de ces deux conditions. Montrons dès-à-présent qu’il est très-probable que Clovis ait promis avant son mariage la premiere de ces deux conditions. La suite de l’histoire montrera qu’il n’est gueres moins apparent, que dès-lors il eût aussi promis la seconde.

L’histoire des premiers siecles de l’Eglise est remplie d’exemples de mariages, soit entre des payens et des chrétiennes, soit entre des chrétiens et des payennes. On peut juger par le canon du concile d’Arles qui vient d’être rapporté, que l’Eglise les regardoit comme légitimement contractés. Que statuoient les loix ou les coutumes des Romains et des barbares concernant la religion des enfans qui naissoient de ces mariages ? Je n’en sçais rien. Dans cette ignorance je puis supposer qu’elles étoient à peu près pareilles à celles qui sont aujourd’hui en vigueur dans plusieurs Etats de la Chrétienté, où il est commun que des personnes de religion differente s’allient ensemble par mariage. Les loix civiles y ordonnent en général que des enfans à naître de ces mariages bigarrés  ; c’est ainsi qu’on les nomme vulgairement, les garçons seront élevés dans la religion du pere, et les filles dans celle de la mere ; mais elles tolerent les conventions particulieres qui peuvent être faites entre les parties sur ce point-là, et qui reglent souvent que les enfans seront tous élevés de quelque sexe qu’ils soient, dans la religion d’un des deux époux. Ainsi supposé que l’usage commun qui paroît fondé sur le droit naturel eût lieu parmi les Francs, Clovis aura pû y déroger, d’autant plus qu’il étoit roi : il aura pû promettre de laisser élever dans la religion de Clotilde tous les enfans qui naîtroient de son mariage avec cette princesse.

Il n’y avoit donc aucune impossibilité dans cette convention, et voici des faits attestés par Grégoire De Tours qui portent à croire qu’elle a eu lieu. Cet historien après avoir dit que Clovis épousa Clotilde, et après avoir rapporté les raisons qu’elle employoit sans fruit, pour engager son mari à se faire chrétien, ajoute : « Quoique toutes les raisons que Clotilde alléguoit à Clovis, ne pussent point le convertir, cette pieuse servante de Dieu ne laissa point de faire baptiser le garçon dont elle accoucha, & l’enfant fut nommé Ingomer, mais ce Prince mourut peu de tems après son Baptême, & quand il avoit encore sur lui les vêtemens blancs qu’il y avoit reçûs. Sa mort mit le Roi dans une extrême colere. Si cet enfant, disoit-il à la Reine, eût été offert aux dieux de mes peres, il vivroit encore, il n’est mort que pour avoir été baptisé au nom de votre Dieu. A quelque tems de-là Clotilde mit au monde un second fils. Nonobstant les reproches qu’elle avoit essuyés, elle ne laissa point de faire baptiser cet enfant, qui fut nommé Clodomire. Malheureusement il tomba malade quelques jours après, ce qui fit entrer Clovis dans une nouvelle colere, & lui fit faire de nouveaux reproches à la Reine. Il va mourir, disoit-il, comme est mort son frere aîné, puisqu’il a été baptisé comme lui. Les prieres de la Reine obtinrent la guérison de Clodomire. »

Y a-t’il apparence que Clovis aussi attaché au culte des dieux de ses peres que Grégoire de Tours le dépeint ici, eût permis en premier lieu qu’on baptisât Ingomer, et qu’il eût souffert qu’on eût baptisé ensuite Clodomire, quand il étoit persuadé que le baptême avoit été funeste à Ingomer, si ce roi n’eut point en faisant son mariage, contracté l’obligation expresse de permettre que les enfans qui en naîtroient, fussent tous élevés dans la religion chrétienne.