Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 5/Chapitre 1

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LIVRE CINQUIÉME

LIVRE 5 CHAPITRE 1

CHAPITRE PREMIER.

Mort de Clovis, & lieu de sa sépulture. Réflexions sur la rapidité de ses progrès.


Voici tout ce que Gregoire de Tours écrit sur la mort de Clovis. » Peu de tems après que Clovis se fut défait des autres Rois des Francs, il mourut à Paris, & il y fut enterré dans la Basilique de Saint Pierre & de Saint Paul que la Reine Clotilde & lui ils avoient fait bâtir. Ce Prince mourut âgé de quarante-cinq ans, la cinquième année d’après la bataille de Vouglé, & son regne fut en tout de trente ans. Quant à la Reine Clotilde, après avoir perdu le Roi son mari, elle se retira en Touraine, où elle passa ses jours aux pieds du tombeau de Saint Martin, menant une vie exemplaire, & n’allant à Paris que très-rarement. » Comme la bataille de Vouglé fut donnée en cinq cens sept, ainsi que nous l’avons vû, il est facile de trouver que la mort de Clovis arriva en cinq cens onze. Cela doit suffire : et après ce que nous avons dit ailleurs concernant l’alteration des chiffres numeraux faite par les copistes qui ont transcrit l’histoire de Gregoire de Tours, il seroit inutile d’entrer dans une discussion ennuyeuse, pour concilier la date certaine de la mort de Clovis, avec ce qu’on lit aujourd’hui dans notre Historien, où l’on trouve que ce prince mourut cent douze ans après S. Martin, et la onziéme année de l’épiscopat de Licinius évêque de Tours.

On fait encore toutes les années l’anniversaire de Clovis le vingt-septiéme jour de novembre dans la basilique des Saints Apôtres connue aujourd’hui sous le nom de l’église de sainte Geneviéve du Mont ; mais je n’oserois assurer pour cela que ce jour-là soit précisément celui de la mort de ce prince. Voici pourquoi. Les oraisons qui se chantent à ce service, ne disent point que ce soit l’anniversaire du jour de la mort de Clovis qui se célébre, mais bien l’anniversaire du jour où le corps de ce roi, celui de la reine Blanche, et ceux d’autres serviteurs de Dieu, furent déposés dans le lieu de leur sépulture. Or suivant les apparences, cette cérémonie ne se sera faite qu’après que l’église dont Clovis avoit commencé la construction, eut été achevé de bâtir, et quand le mausolée où le fondateur et sa famille devoient reposer, eut été fini. Un édifice tel que celui-là n’est point l’ouvrage d’une seule année, quand même les conjonctures n’y apporteroient pas aucun retardement. D’ailleurs la vie de sainte Geneviéve dit positivement, que l’église de saint Pierre et de saint Paul, laquelle porte aujourd’hui le nom de cette sainte, fut bien commencée par Clovis, mais qu’elle ne fut achevée qu’après sa mort, et par les soins de sa veuve la reine Clotilde. Ainsi, supposé que Clovis, comme le dit l’auteur des Gestes, ait fait commencer la basilique des Saints Apôtres, lorsqu’il partit en cinq cens sept pour aller faire la guerre aux Ariens, il sera toujours vrai qu’elle n’étoit pas encore finie quand ce prince mourut en cinq cens onze. Son corps sera resté en dépôt dans quelque chapelle, jusqu’au tems où tout le bâtiment aura été achevé, et c’est la cérémonie de l’anniversaire du jour où ce corps et ceux des autres princes furent portés solemnellement dans le tombeau qu’on leur avoit fait, laquelle se célébre aujourd’hui. Quoiqu’il en soit, la sépulture donnée à Clovis dans l’église des Saints Apôtres, n’étoit pas un violement de la loi qui défendoit d’enterrer dans les villes, et dont nous avons fait mention à l’occasion du lieu où Childéric son pere avoit été inhumé. On sçait bien que l’église de sainte Geneviéve ne fut enclose dans l’enceinte de Paris que long-tems après le sixiéme siécle.

Quant à la reine Blanche dont il est fait mention dans les trois oraisons qui se chantent à l’anniversaire de Clovis, elle est suivant mon opinion, la même personne que la reine Albofléde sœur de ce prince, qui, comme nous l’avons vû, se fit chrétienne en même tems que lui, et mourut peu de jours après avoir reçû le batême. Elle s’appelloit Blanche en langue des Francs, et les Romains des Gaules en traduisant son nom en latin celtique l’auront appellée Albofléde du nom composé de deux mots dont l’un étoit latin, et l’autre germanique. M Blount dans son dictionnaire[1] des termes de loi en usage en Angleterre, et dont la plûpart sont tirés du langage des anciens Saxons qui parloient la langue Germanique, dit que Fleet signifioit un courant d’eau. Ainsi le nom donné à notre princesse, peut se traduire en françois par celui de Blanc ruisseau. Le sens de cette expression figurée étoit apparemment alors une espece de louange. Ce qui est de certain, c’est que notre reine Blanche concernant laquelle il n’y a aucune tradition dans l’abbaye de sainte Geneviéve, ne sçauroit être la reine Clotilde. Il est bien vrai que cette princesse a été inhumée à côté du roi son mari, mais comme depuis elle a été mise au nombre des saints, et que l’église célébre sa fête le troisiéme jour du mois de juin, elle ne sçauroit être la même personne pour qui l’église prie encore aujourd’hui le vingt-septiéme jour de novembre.

En quel lieu le corps d’Albofléde aura-t’il été déposé jusques au tems qu’il fut apporté à Paris, pour être inhumé dans le tombeau du chef de sa maison ? Dans quelqu’église voisine de Soissons ville où Clovis faisoit encore son séjour ordinaire quand cette princesse mourut. On aura transporté de-là son corps à Paris, lorsque le mausolée dont nous venons de parler eut été achevé, comme on y transporta depuis le corps de la princesse Clotilde fille de Clovis, et femme d’Amalaric roi des Visigots, laquelle mourut, comme nous le dirons plus bas, en revenant d’Espagne ; enfin le corps de sainte Clotilde morte à Tours.

Pour les autres personnes dont il est parlé dans les oraisons que nous avons rapportées, il est très-vraisemblable que ces princes sont les deux fils de Clodomire le fils aîné de Clovis et de la reine Clotilde, et que Childebert et Clotaire oncles de ces deux enfans infortunés, massacrerent à Paris vers l’année cinq cens vingt-cinq, comme nous le raconterons quand il en sera tems. Gregoire de Tours nous apprend que Clotilde fit enterrer à sainte Geneviéve ces deux princes ses petits-fils. Mais comme leur meurtre étoit une action des plus odieuses, on n’aura point voulu rappeller le souvenir de ce crime en les nommant expressément dans les trois oraisons qui doivent avoir été composées sous le regne de Childebert. On aura toujours continué depuis à les réciter, sans y faire d’autre changement, que d’en ôter le nom de Clotilde quand on eut commencé à célébrer sa fête.

Je reviens à Clovis, que la mauvaise destinée des Gaules leur enleva dans le tems qu’il alloit les rétablir dans le même état où elles étoient quand les Vandales y firent en l’année quatre cens sept la grande invasion dont nous avons tant parlé au commencement de cet ouvrage. L’âge de ce prince, qui n’avoit encore que quarante-cinq ans, laissoit esperer un long regne, et que ses fils qui étoient déja grands, ne lui succéderoient qu’après être parvenus en âge de gouverner ; mais sa mort prématurée fit évanouir toutes ces esperances. Il mourut quand il pouvoit encore vivre quarante ans, et avant que d’avoir fait toutes les dispositions nécessaires pour la conservation et pour la tranquilité de la monarchie qu’il avoit fondée.

Quoique ce prince ait mérité de tenir un rang parmi les plus grands hommes de l’Antiquité, cependant il est vrai de dire, qu’il dut moins ses prospérités à son courage, à sa fermeté, à son activité et à ses autres vertus morales, qu’à sa conversion au christianisme, et au choix qu’il fit de la communion catholique, lorsqu’il embrassa la religion de Jesus-Christ. Il est impossible que le lecteur n’ait pas fait déja plusieurs fois cette réflexion en lisant l’histoire de notre premier roi chrétien. C’est donc uniquement pour le mieux convaincre encore de la verité de ce qu’il doit avoir pensé de lui-même sur ce sujet-là, que je vais rapporter quelques passages d’auteurs qui ont vêcu sous le regne des fils et des petits-fils de Clovis, et qui ont écrit positivement que ce prince devoit à sa conversion ses plus grandes prospérités.

Gregoire de Tours commence ainsi le préambule du troisiéme livre de son histoire : » Qu’il me soit permis de rapporter les évenemens heureux arrivés en faveur des Chrétiens qui ont crû le Mystere de la Trinité, & les malheurs arrivés aux Hérétiques qui l’ont attaqué. Qui ne sçait qu’Arius, l’Auteur de leur Secte, mourut dans des latrines publiques, où les intestins lui sortirent du corps. Ce ne fut qu’après être revenu triomphant du lieu de son exil, qu’Hilaire, le grand deffenseur du Dogme Catholique sur la Trinité, passa de la patrie dans la patrie céleste. Ce fut par le moyen de la Religion que prêchoit ce grand Saint, que Clovis après en avoir fait profession, terrassa les Hérétiques, & qu’il obligea toutes les Gaules à reconnoître son pouvoir. Au contraire Alaric II. qui étoit Arien, perdit le Royaume dont il étoit en possession, & ce qui est encore plus funeste, le partage des Elus. Les Fidels ont toujours une consolation ; c’est que Dieu leur rend le centuple de ce que leurs ennemis peuvent leur ôter. Mais c’est sans en être récompensés en aucune maniere, que les Hérétiques perdent des États, dont la possession leur sembloit assurée. Nous en voyons un exemple dans Godégisile, Gondebaud, & Gondomar Rois des Bourguignons. Deux de ces Princes sont morts malheureusement, & dans la suite tous les Etats que leur Maison possedoit, ont été conquis par une autre Nation qui en jouit à present. » Quand Gregoire De Tours écrivoit, le royaume des Bourguignons avoit été déja conquis par les rois Francs.

Le second témoignage que nous rapporterons concernant les avantages que la conversion de Clovis lui procura dès ce monde, sera celui que Nicetius l’évêque de Tréves rend à la vérité dans sa lettre à Clodesuinde, fille de Clotaire Premier, l’un des fils de Clovis, et que notre prélat écrivit à cette princesse, pour l’engager à travailler sérieusement à la conversion d’Alboin roi des Lombards qu’elle avoit épousé. » Vous devez avoir appris, lui dit Nicetius, de la Reine Sainte Clotilde votre ayeule, comment s’étoit fait son mariage avec le Roi des Francs, & comment elle étoit venuë à bout de le convertir à la foi Catholique. Ce Prince qui avoit l’esprit pénétrant, ne voulut point faire une telle démarche, avant que d’avoir bien étudié notre Religion. Ainsi ce ne fut qu’après en avoir reconnu la vérité, qu’il s’humilia dans l’Eglise de Notre-Dame de Reims, & qu’il y reçut le Baptême. Vous devez avoir appris en même tems quels glorieux succès vinrent à la suite de cette humiliation, & quels avantages votre ayeul remporta sur le Roi Gondebaud & sur le Roi Alaric qui étoient Ariens. Enfin vous ne sçauriez ignorer que Clovis jouit, dès ce monde d’une grande prospérité, & qu’en mourant il laissa à ses fils un magnifique établissement. »

Avant que d’exposer quelle étoit sous le regne de Clovis la condition des Romains, et celle des autres peuples qui le reconnoissoient pour chef ; avant que d’expliquer, autant qu’il est possible de l’expliquer, quelle étoit alors la constitution de la monarchie Françoise ; je crois qu’il est à propos de dire comment elle acquit sous le regne des premiers successeurs de ce prince, toute la partie des Gaules qui à sa mort étoit encore possedée par les Bourguignons et par les Ostrogots, et la partie de la Germanie tenuë dans ce tems-là par les Turingiens. J’ai deux raisons pour en user ainsi. En premier lieu, il y a eu dans tous ces évenemens-là plusieurs incidens qui doivent servir de preuve à ce que j’ai à dire touchant la constitution de la monarchie des Francs. Or il vaut beaucoup mieux qu’on les lise d’abord dans l’endroit de l’histoire de France dont ils font partie, que de les lire rapportés en forme d’extraits qui laisseroient souvent souhaiter de voir ce qui les précéde et ce qui les suit. En second lieu, ce ne fut que sous le regne des fils de Clovis, et vers l’année cinq cens quarante, que la constitution de la monarchie Françoise reçut, s’il est permis de s’énoncer ainsi, la derniere main, par la pleine et entiere cession que l’empereur Justinien fit à nos princes de tous les droits et prétentions que les Romains pouvoient encore avoir sur les Gaules. Ainsi c’est relativement à cette année-là qu’il convient de faire l’exposition de la constitution de la monarchie, d’autant plus que cette constitution n’ayant presque point changé depuis cinq cens onze jusques à cinq cens quarante, on sçaura quelle elle étoit en cinq cens onze, lorsqu’on sçaura bien quelle elle étoit en cinq cens quarante.

  1. Nomo Lexicon Thom. Blount. London. 1670.