Histoire d'une bibliothèque communale

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HISTOIRE
D’UNE
BIBLIOTHÈQUE COMMUNALE
PAR
JEAN MACÉ

COLMAR
IMPRIMERIE ET LITHOGRAPHIE DE CAMILLE DECKER.

1863
HISTOIRE
D’UNE
BIBLIOTHÈQUE COMMUNALE

Il y a un mois environ, un homme de bonne volonté se présenta chez le maire de Beblenheim, avec une dizaine de volumes sur le plat desquels la main du relieur avait frappé en lettres d’or ces mots : Bibliothèque communale de Beblenheim.

Cette bibliothèque n’existait pas encore, mais il avait pensé que c’était le meilleur moyen de la faire exister, et il ne s’était pas trompé. Séance tenante, on convint de ceux dont on pouvait de confiance réclamer le concours pour doter la commune d’une bibliothèque, et le lendemain, la lettre suivante partait pour Paris :

« À Monsieur le président de la Société Franklin, au Conservatoire des Arts-et-Métiers, à Paris.
Monsieur,

Désirant établir à Beblenheim une bibliothèque communale, dont les premiers volumes viennent d’être donnés à la commune, nous avons voulu entrer en rapport avec la Société Franklin, réclamer son concours, et lui offrir le nôtre pour aider à l’établissement de bibliothèques semblables dans les communes qui nous avoisinent.

Nous attendons, Monsieur, les instructions de la Société, et lui envoyons les assurances de notre entier dévouement à l’œuvre patriotique dans l’intérêt de laquelle elle s’est constituée.

« Les membres de la Commission provisoire de la bibliothèque communale de Beblenheim :
MM. Jacques Vogel, maire,
Charles Bœgner, pasteur,
Jacques Vogel, instituteur,
Augustin Schmitt, id,
Jean Macé, professeur,
Paul Ortlieb, propriétaire,
Henri Satler, id,
Daniel Saltzmann, id. »

La Société Franklin, dont l’existence n’est pas encore assez connue dans les campagnes, a été autorisée le 18 septembre 1862, par le ministre de l’intérieur. Elle a pour président M. Boussingault, l’illustre savant, dont le nom seul est une garantie d’amour sincère du progrès, et voici l’art. 2 de ses statuts :

« La Société a pour objet de proposer l’établissement de bibliothèques municipales dans les localités qui en manquent, d’aider de ses conseils celles qui s’organisent, de leur communiquer le catalogue des livres qui méritent d’être recommandés, de les encourager par des dons en livres ou en argent, de se charger pour elles de leurs acquisitions, le tout sans frais, et sans aucune responsabilité à sa charge.

« Elle ne s’immisce jamais dans les détails d’intérieur de ses bibliothèques, à moins d’y être invitée par elles. »

Quelques jours après le départ de la lettre reproduite plus haut, arriva la réponse suivante :

« À Messieurs les membres de la bibliothèque communale de Beblenheim.
Messieurs,

Nous sommes fort touchés de l’empressement que vous avez mis non-seulement à fonder une bibliothèque, mais encore à recourir à notre Société. Vous ne pouviez mieux répondre à la pensée toute d’émancipation intellectuelle et de civilisation qui nous a inspirés, et nous augurons bien du succès futur de votre œuvre pour la commune de Beblenheim.

Établir la cotisation sur une très-faible base, intéresser à la lecture de vos livres le lecteur par la pensée qu’il en est co-propriétaire avec ses compatriotes et voisins, lui donner des livres bons et utiles, au lieu de lectures mensongères et stériles, organiser surtout le prêt par la facilité pour l’emprunteur, muni d’un livret, de venir prendre et échanger le plus souvent possible, ne pas laisser les mêmes livres dans les mêmes mains, et faire cartonner tous ceux qui sont brochés, voilà avec mon rapport imprimé sur la matière, les seuls secours que nous puissions vous donner en ce moment.

Mais vous recevrez sous très-peu de jours une circulaire qui, destinée à satisfaire aux besoins de livres de tous les cantons de France, sans les induire en grosses dépenses, répondra plus directement et plus efficacement à la lettre que vous nous avez fait l’honneur de nous écrire.

Recevez en attendant, Messieurs, l’assurance de notre sympathie pour votre œuvre, et de toute notre considération.

Meyer, secrétaire-général. »

Au reçu de la lettre de M. Meyer, la Commission provisoire se réunit pour la première fois à la mairie, afin de délibérer sur les mesures à prendre. Dès l’abord, la cotisation qu’on lui indiquait fut écartée en principe. La cotisation est excellente au sein des grandes agglomérations ouvrières, dans les centres populeux, pourvus à peu près partout de bibliothèques ouvertes au public, mais d’un accès peu commode pour les ouvriers. Elle leur donne des bibliothèques où ils sont chez eux, qu’ils ont créées de leurs deniers, et le fait même de cette création suffit déjà à relever leur moral. Comme le dit très-bien M. Meyer dans le rapport qu’il avait envoyé, et qui à trait à la Bibliothèque des amis de l’instruction du 3e arrondissement de Paris : « Par l’association on se rend fort : par la cotisation on se rend digne. On devient possesseur du livre qu’on lit, et sa lecture, au lieu d’une faveur, devient un droit. »

Dans les communes rurales, où d’une part rien n’existe qui ressemble à ces grands dépôts publics de livres que possèdent les villes, où de l’autre tout se passe en famille, la cotisation irait droit contre le but qu’on doit se proposer dans la création des bibliothèques communales. Il s’agit de constituer à la commune le patrimoine littéraire et scientifique, si je puis m’exprimer ainsi, qui lui a manqué jusqu’à présent. Par la cotisation on créerait une propriété privée, restreinte aux seuls membres de l’Association. De plus, ici les convenances de l’homme qui travaille ne sauraient être subordonnées à celles de l’homme de loisir. Tout le monde travaille, j’entends du travail manuel : les heures et les jours de la bibliothèque communale sont forcément les heures et les jours du repos des bras.

Il fut donc décidé qu’on demanderait au Conseil municipal de décréter par un vote la création d’une bibliothèque communale, et de donner une existence légale de la Commission provisoire qui s’était constituée bénévolement, en lui confiant l’organisation de cette bibliothèque. Pour ne pas grever le budget de la commune d’une dépense imprévue trop forte, on convint qu’on réclamerait seulement du Conseil les fonds nécessaires à l’acquisition du cachet de la bibliothèque, et à l’établissement des rayons où les livres seraient rangés dans la maison d’école, les membres de la Commission se chargeant de pourvoir par eux-mêmes, avec l’aide de leurs concitoyens, à la réunion des premiers volumes.

Toutefois, afin de constituer une ressource permanente à la bibliothèque, et faire contribuer directement ses lecteurs à son développement, il fut dit qu’une taxe de cinq centimes serait prélevée sur chaque volume mis en lecture. Une considération, tirée des habitudes d’esprit de la campagne, militait du reste en faveur de l’établissement de cette taxe. Ce qui est entièrement gratuit y est vu d’un œil indifférent.

La Commission prit une dernière mesure avant de se séparer. Il y a à Beblenheim un pensionnat dont la directrice, Mlle Verenet, avait déjà fait, il y a plus de dix ans, une tentative, impuissante il est vrai, pour créer dans la commune une bibliothèque à l’usage de tous. Son dévouement bien connu à tout ce qui est d’intérêt public la désignait à l’avance comme un des plus sûrs appuis de la bibliothèque communale. Un membre de la réunion proposa de l’inviter à faire partie de la Commission, jusqu’alors exclusivement masculine, et la proposition fut adoptée à l’unanimité, à la fois comme hommage personnel, et comme exemple à donner aux communes qui voudraient aussi créer des bibliothèques. Invoquer pour elles le concours des femmes, c’est le moyen le plus certain d’assurer leur succès.

Le Conseil municipal de Beblenheim a voté tout ce qui lui avait été demandé, plus 50 fr. pour premier fonds de caisse, et maintenant notre bibliothèque communale existe. Elle n’a pas encore de quoi remplir un seul rayon, mais elle existe. Qui sait ce qu’elle aura dans dix ans d’ici ?

Je n’ai pas craint de me faire l’historien d’une création où mon nom se trouve mêlé à ceux des hommes de cœur qui se sont mis en avant avec moi, parce que ce n’est pas le moment de faire de la modestie quand on a voulu prêcher d’exemple, et montrer aux timides, aux défiants, aux irrésolus, combien l’action est facile dès qu’on agit. Assurément, le besoin d’avoir des bibliothèques publiques, ne tourmente pas encore tous les habitants de la campagne : c’est dans la règle. En fait d’art et d’instruction, les besoins personnels sont précisément en sens inverse du besoin social. Il faut avoir mordu à la grappe pour en apprécier la saveur.

On s’abuserait toutefois étrangement si l’on se croyait encore aux temps ou La Bruyère pouvait écrire sa fameuse définition du paysan :

« L’on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par la campagne, noirs, livides, et tout brûlés du soleil,  etc. »

La révolution française a passé là-dessus. Aujourd’hui le paysan est propriétaire du sol. Il s’est formé une bourgeoisie des campagnes qui envoie aussi ses fils au collège, et qui gémit tout bas de l’insuffisance des ressources d’instruction qu’elle trouve près de sa glèbe, la glèbe moderne, celle à laquelle on s’enchaîne soi-même. Lui mettre en tête la création des bibliothèques communales, c’est la placer sur une voie qui la mènera plus loin qu’elle ne pense, et qui l’écartera chaque jour davantage du chemin des villes, où les jouissances intellectuelles l’attirent peut-être autant que les questions de salaire y attirent les journaliers. Pour cela il est indispensable que les hommes qui comprennent se mettent en avant. Il en est qui se plaignent de ne pouvoir rien faire d’utile en ce moment. Voici quelque chose d’utile à faire, de plus utile qu’on ne saurait le dire dans un article de journal. Et l’on ne peut se retrancher derrière une objection de difficultés à vaincre. Il n’y a nulle opposition à redouter, pas même l’autorisation à demander ; on se rend purement et simplement à une invitation que le gouvernement a faite de lui-même et dans les termes les plus pressants.

J’ai là sous les yeux une circulaire du 30 juin de l’année passée, avec ces mots en vedette : très-urgent, envoyée par le préfet du Haut-Rhin au maire de Beblenheim, et qui commence ainsi :

« Monsieur le maire,

Par ma circulaire du 26 juin 1860, j’ai appelé particulièrement votre attention sur la nécessité d’organiser des bibliothèques communales placées dans les écoles mêmes sous la surveillance des instituteurs publics. »

Et que disait cette circulaire du 26 juin 1860 ?

« L’administration supérieure attache une importance particulière à l’établissement de bibliothèques scolaires, en raison des résultats qu’elle en espère pour l’instruction et l’éducation de la population. »

Quiconque voudra se mettre en avant est donc assuré de ne rencontrer que des encouragements et des félicitations, ainsi que nous en recevions déjà à Beblenheim, avant même d’avoir commencé. L’autorité ne saurait manquer de favoriser de tout son pouvoir tous ceux qui se présenteront pour aider à l’accomplissement de son vœu. Elle sait bien que son vœu restera stérile tant que les dévouements individuels ne se mettront pas dans chaque commune à son service. Elle a déjà deux ans et demi de date, cette circulaire du 20 juin qui témoigne « de l’importance particulière, » attachée par le gouvernement à l’établissement des bibliothèques rurales. Qu’y a-t-il encore de fait dans les communes du Haut-Rhin ? Il ne faut pas être injuste cependant, et demander au gouvernement ce qu’il ne peut pas donner, l’action, la vie. Si l’on ne se décide pas à vivre, à agir soi-même, les gouvernements se succèderont, uniformes sous leur apparente diversité ; on les critiquera tous les uns après les autres, et rien ne se fera.

On s’occupe très-sérieusement en ce moment au ministère de l’instruction publique de l’organisation des bibliothèques scolaires imposées, de guerre lasse, à toutes les communes de France par un arrêté de M. Rouland, qui aura un jour sa place dans l’histoire du pays, et il sortira quelque chose sans aucun doute de ce grand effort administratif. Mais M. Rouland reconnaissait lui-même dans une circulaire du 31 mai 1860 la nécessité absolue du concours des populations pour le succès définitif de l’œuvre qu’il méditait déjà :

« Doter les populations laborieuses d’un fonds d’ouvrages intéressants et utiles est un besoin qui chaque jour se fait plus sérieusement sentir. Une vaste organisation de bibliothèques communales répondrait à ce but ; mais cette organisation présente des difficultés qu’un concours multiple de volontés et de sacrifices permettrait seul de résoudre complètement. »

C’est donc de l’initiative individuelle, et d’elle seule, qu’il faut attendre la réalisation complète de cette « pensée toute d’émancipation intellectuelle et de civilisation, » qui à inspiré la Société Franklin, ainsi que le disait son secrétaire. Cette Société qui compte pour fondateurs, à côté du membre de l’Institut, son président, un aide de camp de l’Empereur, deux membres de l’Académie Française, un inspecteur général des études, cette Société promet à toute tentative son influence morale, ses conseils et ses démarches : cela, joint aux appels réitérés du gouvernement, doit suffire comme appui extérieur. Les dons de livres et d’argent seront les bienvenus, s’ils viennent ; mais il faut apprendre à commencer sans eux.

C’est par dizaines et par centaines de millions, qu’il faudrait compter si le gouvernement était mis en demeure d’improviser, à l’heure qu’il est, des bibliothèques sérieuses à toutes les communes de France et nous sommes encore loin du jour où les dépenses d’instruction publique feront à ce point figure au budget. Compter sur soi-même dans les affaires d’intérêt général est une habitude que nous avons trop peu dans ce pays : il est bon d’en faire l’apprentissage. Et d’ailleurs, une bibliothèque, sortie lentement du sein même de la commune, lui sera mille fois plus chère que si on la lui avait expédiée toute faite. C’est une question de maternité bien facile à comprendre.

Ai-je besoin d’ajouter que si l’on veut maintenir ces créations nouvelles dans les conditions excellentes où elles se trouvent placées, on doit s’imposer la loi de choisir les livres avec un soin scrupuleux, de n’en admettre aucun qui puisse rien effaroucher, et d’abdiquer résolument tout intérêt de secte et de parti. Il en est un plus grand qu’il faut sauve-garder avant tout, l’intérêt du pays, qui est assez évident ici pour couper court à toute arrière-pensée.

Il reste encore assez de livres possibles, en dehors des préoccupations religieuses ou politiques, pour qu’on ait l’embarras du choix. De livres exactement appropriés aux besoins et aux moyens d’instruction des populations actuelles de la campagne, c’est autre chose : ces livres-là sont à faire. Ils n’existent pas par une raison toute commerciale : on n’en avait pas le placement. Que des bibliothèques communales s’établissent sur toute l’étendue du territoire, on verra se renouveler un fait qui se produit à chaque instant dans l’industrie. Une classe nouvelle de lecteurs provoquera l’apparition d’une librairie nouvelle.

Du reste, si dans les achats on est tenu, en bonne administration, de se régler strictement sur le niveau actuel, on peut le dépasser hardiment dans les dons. Il est destiné à se relever, et les fils liront ce que les pères n’auront pas lu. Le jour viendra, il serait triste d’en douter, où le cultivateur, assis le soir devant sa porte, pourra parler avec ses voisins de toutes les grandes conquêtes de l’esprit humain. Ce jour-là, ce ne sera pas sans reconnaissance qu’on prononcera dans une commune les noms des fondateurs de sa bibliothèque.