Histoire d’un paysan/3/05

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Librarie Hachette (p. 250-253).

V.

Le lendemain nous étions en route de bonne heure pour gagner Mayence par Albig, Werstadt Ober-Ulm, etc. Toute cette masse de brouillards qui s’étendait sur le Palatinat depuis quinze jours commençait à tomber, et vers midi nous allions dans la boue, par une pluie battante, qui dura jusqu’au soir. Nos chapeaux avaient un avantage sur les shakos d’aujourd’hui, on pouvait les pencher en gouttières, l’eau ne vous coulait pas dans le cou ; mais au bout d’une ou deux heures, ils s’aplatissaient en galette sur vos épaules.

Une bonne nouvelle nous arriva pendant la route : l’autre corps d’armée, parti la veille de Worms, en filant sur la chaussée qui longe le Rhin, avait enlevé le pont d’Oppenheim ; et quand nous arrivâmes vers trois heures du soir, en avant du bois de Wintersheim, Neuwinger campait déjà sur les hauteurs de Sinder, appuyant sa droite au Rhin, qui forme un grand coude autour des forêts du Mombach. Mayence était là devant nous, à deux portées de canon ; mais comme cette ville est en pente vers le fleuve, nous ne voyions que le coin d’un de ses bastions, la corne d’une demi-lune, quelques vignes et de petits jardins aux environs. Les bois de Wintersheim et de Mombach entourent la ville, entre ces forêts et les remparts s’étendent des vallons où coulent de petites rivières.

C’est derrière un de ces vallons, le dos au bois et Mayence en face, que nous reçumes l’ordre de faire halte ; bataillons, escadrons et troupes de ligne déployèrent leurs tentes sur la lisière des forêts ; il pouvait être quatre heures du soir ; les bagages, les canons, les caissons continuèrent d’arriver toute la nuit.

On posa donc les avant-postes et on bivaqua.

Notre bataillon campait à cinq ou six cents pas d’un grand moulin, dont les gens sortirent tout étonnés de nous voir. L’eau de la petite rivière, grossie par la pluie, bouillonnait sur les deux roues, et dans le lointain, au bout de la vallée, nous voyions passer le Rhin avec ses grandes lignes d’écume. Les hommes de corvée allèrent aux vivres ; on tâcha d’allumer du feu, chose difficile avec du bois vert.

Par bonheur pour le meunier, Custine et son état-major vinrent s’établir au moulin ; une heure après il n’aurait plus eu ni foin, ni paille, ni farine : c’est l’histoire de la guerre ; les bonnes et les mauvaises raisons ne servent à rien, quand l’ennemi campe autour de nous.

Un détachement de hussards entoura le moulin, et ces braves gens ne se doutèrent pas du bonheur qu’ils avaient de goberger un général, au lieu d’un corps d’armée.

Enfin les feux s’allumèrent tout de même ; les escouades de corvée revinrent de la distribution, et les marmites se mirent à bouillir. Il faisait nuit noire ; l’averse avait cessé depuis longtemps, seulement l’eau dégouttait encore des arbres, et brillait au feu des bivacs, comme une pluie d’étincelles : un beau spectacle, mais quand on est fatigué, cela ne vous amuse pas beaucoup. Je couchai cette nuit sur la terre, côte à côte avec mes camarades, et malgré l’humidité je dormis bien.

Le lendemain, 19 octobre 1792, nous devions attaquer une ou deux portes de Mayence, comme nous avions fait à Spire. On comprenait que ce serait plus dangereux, à cause des avancées et des demi-lunes, qui ne pouvaient pas manquer de nous balayer sur les ponts, à droite et à gauche, devant et derrière. Malgré cela, quand on a eu de la chance, chacun se figure qu’il en aura toujours, et puis les généraux font principalement donner ceux qui n’ont pas encore vu le danger ; une fois engagés, il faut bien tenir, car on s’expose encore plus en reculant.

Grâce à Dieu, le gouverneur de Mayence n’avait pas les mêmes idées que celui de Spire ; c’était un officier de cour, un de ces généraux que les princes font avec des courtisans ; selon que le maître veut, ils portent une clef dans le dos, ou prennent le commandement d’une armée. Custine, ayant appris par des Allemands amis de la république, que le baron de Gimnich était de cet acabit, pensa qu’il pourrait bien nous ouvrir les portes lui-même, en lui montrant le danger qu’il courait de se défendre ; c’est une des plus grandes farces que j’aie vues de ma vie ; toute notre armée, en ce temps-là, s’en est fait du bon sang.

Vous saurez d’abord que la garnison de Mayence, tant en troupes des cercles qu’en Autrichiens, chasseurs et valets de nobles, gardes bourgeoises et volontaires d’université, s’élevait à plus de six mille hommes. Les Autrichiens, à Spire, montaient tout au plus à la moitié de ce nombre, et les fortifications de Spire, pour la force, l’étendue et la solidité, ne pouvaient pas même se comparer à celles de Mayence.

Enfin, le 19 octobre au matin, Custine alla lui-même reconnaître de près les ponts, les portes, les avancées et les retranchements de la forteresse. Nous le vîmes de notre bivac filer avec deux ou trois officiers du génie, qu’on appelait alors mineurs. On tira dessus ; nos petits canons répondirent au feu de la place, qui fit une décharge générale de tous ses remparts ; des hussards sortirent aussi de la porte du Rhin, mais le général, n’étant pas en force, revint au galop. Il avait vu que ce ne serait pas facile d’attaquer Mayence comme Spire, et qu’il faudrait ouvrir la tranchée.

Malheureusement les Prussiens, que Dumouriez avait laissés sortir tranquillement de la Champagne, au lieu de les écraser comme il le pouvait apros la bataille de Valmy, ces Prussiens arrivaient derrière nous, ils avaient dépassé Sierck, et nous risquions d’être pris entre deux feux ; il fallait entrer de vive force ou battre en retraite, d’autant plus que nous n’étions en tout que vingt mille hommes.

On s’attendait donc à donner l’assaut.

Toute cette journée se passa en allées et venues. Le colonel Houchard partit en parlementaire le lendemain ; il resta longtemps, puis il revint vers une heure de l’après-midi. On se disait : « Le grand moment approche !… les colonnes d’attaque vont se former !… » On regardait ; mais d’autres parlementaires se mirent en route. À six heures du soir, Custine, à cheval au milieu de son état-major, passa devant tous les bivacs ; le bruit courait que les grenadiers de la Charente-Inférieure avaient crié : « L’assaut ! » et qu’il leur avait répondu : « C’est bien, camarades !… soyez prêts… l’assaut ne peut plus tarder, vous marcherez en tête ! »

Les cris de « Vive la république ! » commençaient, quand un parlementaire sortit encore de Mayence. Custine, se portant à sa rencontre, le ramena lui-même au quartier général, sans lui bander les yeux. Sur toute la ligne, les cris : « À l’assaut ! À l’assaut ! » ne finissaient plus.

La nuit était venue ; on pensa que l’attaque aurait lieu vers le jour. Nous n’avions pas une seule pièce de siège ; il fallait bien en venir là.

La matinée du 21 octobre ayant encore commencé sans rien de nouveau, l’indignation gagnait tout le monde, lorsque, vers neuf heures, les grenadiers de la Charente-Inférieure reçurent l’ordre d’aller occuper la porte du Rhin. Ils partirent aussitôt, l’arme à volonté ; on s’attendait à les voir mitrailler, mais ils arrivèrent près des glacis sans recevoir une seule décharge ; leurs baïonnettes défilèrent dans les avancées en zigzag, et tout à coup la nouvelle se répandit que Mayence venait de capituler, et que nos grenadiers allaient tranquillement monter la garde à cette porte, pour laisser au gouverneur le temps d’évacuer sa caisse.

Qu’on se représente notre satisfaction, car, malgré les cris : « À l’assaut ! » chacun voyait bien la file de grosses pièces qui nous regardaient par leurs embrasures, les redoutes et les lignes de palissades ; chacun savait que s’il fallait enlever tout cela, nous y resterions les trois quarts ; aussi notre joie était extraordinaire.

C’est le lendemain que l’armée fit son entrée à Mayence. Toute la ville vint à notre rencontre.

Ces gens de Mayence nous aiment ! Bataillons, escadrons, régiments de ligne, avec des troupes d’étudiants et de bourgeois dans les intervalles, marchaient au pas, les drapeaux déployés et les tambours en tête ; ils défilèrent sous les vieilles herses de la porte, en chantant la Marseillaise. Et quand, sur la place d’Armes, après avoir relevé les postes autrichiens et hessois, on nous donna des billets de logement, tous les bourgeois nous emmenaient bras dessus, bras dessous chez eux, pour nous régaler et nous faire raconter la révolution au milieu de leurs familles.

Une autre chose qui me réjouit toujours quand j’y pense, c’est qu’aussitôt casernés on se répandit dans les brasseries de la vieille ville, et que jusqu’à dix heures du soir on vida des chopes à la santé de tous les patriotes du monde. Une quantité de chanteurs, en petite veste, culotté à boutons d’os et grand tricorne, de simples ouvriers ou même des paysans, se levaient et chantaient des farces, qu’ils inventaient à mesure. Je me souviens surtout d’un petit vieux tout ratatiné, les yeux plissés et le nez rouge, qui se mit à représenter l’arrivée du colonel Houchard en parlementaire ; l’épouvante de monsieur le baron, menacé d’un assaut, ses cris, son indignation, les sommations du colonel, les réponses du gouverneur qui levait les mains au ciel, bégayant qu’il avait ses ordres et qu’il se ferait hacher.

C’était tellement naturel, que les Mayençais se tenaient le ventre à force de rire, et que les larmes leur en coulaient sur les joues.

Mais ce que j’ai de mieux à faire, c’est de vous copier les deux dernières lettres de Custine et de Gimnich ; elles vous donneront une idée de cette comédie et vous réjouiront. Les voici mot à mot :

« Le général Custine au gouverneur de Mayence.

« Au quartier général à Marienborn, le 20 octobre 1792, l’an Ier de la République française.

« Monsieur le gouverneur,

« Mon désir de ménager le sang est tel, que je céderais avec transport au vœu que vous témoignez d’obtenir délai jusqu’à demain pour me donner votre réponse. Mais, monsieur le gouverneur, l’ardeur de mes grenadiers est telle que je ne peux plus les retenir ; ils ne voient que la gloire de combattre les ennemis de la liberté et la riche proie qui doit être le prix de leur valeur, car, je vous en préviens, c’est une attaque de vive force à laquelle il faut vous attendre. Non-seulement elle est possible, mais même elle est sans danger ; aussi bien que vous je connais votre place et l’espèce de troupes qui la défendent. Épargnez le sang de tant de victimes innocentes, de tant de milliers d’hommes. Notre vie sans doute n’est rien ; accoutumés à la prodiguer dans les combats, nous savons la perdre tranquillement. Je dois à la gloire de ma république, qui jouit de l’impuissance des despotes qui voulaient l’opprimer et qui les voit fuir devant les enseignes de la liberté, de ne pas enchainer l’ardeur de mes braves soldats, et je le voudrais en vain. Réponse, réponse ! monsieur le gouverneur.

« Le citoyen français, général d’armée,

« Custine. »

« Proposition de capitulation faite par le général commandant la place de Mayence, au général Custine.

« À Mayence, le 20 octobre 1792,
« Monsieur le général,

« Si avais l’honneur d’être connu de vous davantage, je suis bien convaincu, mon général, que vous n’eussiez point pris le moyen des menaces, pour m’engager à vous livrer la place que je commande ; je suis militaire, mon général, vous connaissez ce mot-là aussi, et je ne crains point de mourir en remplissant mon devoir. L’intérêt que je prends à mes concitoyens, le désir que j’ai de leur épargner l’horreur d’un bombardement, peut seul m’engager, vu le plein pouvoir de mon souverain, de vous céder la ville et forteresse de Mayence, sous les conditions suivantes :

« 1o La garnison de Mayence, avec toutes les troupes auxiliaires sans exception, aura la sortie libre avec les honneurs de la guerre et pourra se retirer où bon lui semble, et en même temps on laissera à son choix les moyens nécessaires pour transporter sa caisse de guerre, son artillerie, effets et bagages.

« 2o Le ministre et toutes les personnes attachées au service de Son Altesse électorale, tout le haut et bas clergé, auront la faculté de s’expatrier avec leurs effets. Tout habitant de Mayence, absent ou présent, jouira du même privilége, et on conservera à chaque citoyen ses propriétés.

« 3o Quoique mon maître n’ait pas été en guerre avec la France, il est prêt à n’y prendre aucune part, espérant que ses propriétés et ses possessions seront ménagées.

« 4o À la signature de ceci toute hostilité cessera, et l’on nommera de part et d’autre des commissaires pour régler la marche, le transport et tout ce qui peut y être relatif.

« J’ai l’honneur d’être, monsieur le général, votre très-humble et très-obéissant serviteur.

« Baron de Gimnich,
« Gouverneur de Mayence. »

« Le citoyen français, général d’armée, réserve que les troupes qui occupent Mayence ne serviront pas d’une année contre la république française, ni ses alliés. Le général français réserve en outre à sa république de prononcer par les traités sur les droits souverains. Quant aux propriétés individuelles, sans doute elles seront respectées, ce qui est si conforme aux principes de la république française, que c’est pour le maintien de ce respect qu’ont été jetées les bases de la Constitution. Demain, à neuf heures du matin, seront livrés à deux compagnies de grenadiers français la porte du Rhin et le contour ; à ces conditions et sous ces réserves expresses, toutes les hostilités cesseront, etc., etc. »

Voilà comment, dans environ quinze jours, nous avions pris tous les magasins dont nous parlaient sans cesse les petites gazettes des émigrés, trois grandes villes et l’une des principales forteresses de l’Allemagne. Ces choses etonnèrent et réjouirent toute la France ; la république avait le dessus partout, et l’on commençait à voir que, lorsqu’un peuple se lève pour défendre la justice, les despotes et ceux qui les soutiennent sont bien malades.