Histoire d’un ruisseau/VIII

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J. Hetzel (p. 119-131).


CHAPITRE VIII

LES RAPIDES ET LES CASCADES.


Mêlant tout dans son lit, eaux descendues de la montagne et remontant des profondeurs, sources froides, tièdes et thermales, salines, calcaires, ferrugineuses, le ruisseau grossit, grossit à chaque tournant de la vallée, à chaque nouvel affluent. Rapide et bruyant comme un jeune homme entrant dans la vie, il mugit et s’élance par bonds désordonnés ; lui aussi se calmera, il ralentira son courant en arrivant à la plaine horizontale et monotone ; maintenant il glisse joyeusement sur la pente et se hâte vers la mer. Il est encore dans la période héroïque de son existence.

Dans cette partie de son cours, les rapides, les cascatelles, les chutes sont les grands phénomènes de la vie du ruisseau. Non encore assez fort pour égaliser complètement la pente de son lit, pour creuser toutes les assises et les saillies des roches, pour réduire en poussière tous les blocs épars, le ruisseau doit surmonter ces obstacles en s’épanchant par-dessus. Les chutes varient à l’infini, suivant la hauteur des roches qu’elles ont à franchir, suivant l’inclinaison des pentes, l’abondance des eaux, l’aspect des berges, la végétation des bords et des pierres immergées. Toutes différentes les unes des autres, toutes aussi belles, soit par leur grâce, soit par leur majesté, et c’est avec bonheur que l’on s’assied à côté d’elles en se laissant mouiller de leur écume.

Les rapides sont les cascades ébauchées qui prennent leur élan, puis s’arrêtent et se précipitent de nouveau. Ici l’eau qui se heurte contre une pierre moussue l’enveloppe comme d’un globe de verre transparent et en ceint la base d’un liseré d’écume ; là, le courant incliné s’enfuit rapidement entre deux roches, puis au-dessus d’écueils cachés se plisse en vague parallèles ; plus loin, le flot se divise en plusieurs filets s’élançant par bonds inégaux. L’eau profonde, la mince nappe, la frange d’écume se succèdent en désordre jusqu’au bas de la pente, où le ruisseau reprend son calme et l’égalité de son cours.

Et parmi les cascades, quelle étonnante diversité ! J’en connais une, charmante entre toutes, qui se cache sous le feuillage et sous les fleurs. Avant de se précipiter, la surface du ruisseau est parfaitement lisse et pure ; pas une saillie de rocher, pas une herbe du fond n’en interrompent le cours silencieux et rapide ; l’eau coule dans un canal aussi régulièrement taillé que s’il avait été creusé de main d’homme. Mais à l’endroit de la chute, le changement est soudain. Sur la corniche d’où l’eau s’élance en cascade se dressent des massifs de rochers pareils aux piles d’un pont écroulé et s’appuyant sur de larges contre-forts à la base assiégée d’écume. Des bouquets de saponaires et d’autres plantes sauvages poussent comme en des vases d’ornement dans les anfractuosités des pointes qui dominent les cascades, tandis que des ronces et des clématites, déployées en rideau, attachent leurs guirlandes aux saillies de la pierre et voilent les nappes partielles de la chute. L’épais réseau de verdure oscille lentement sous la pression de l’air qu’entraîne avec elle l’eau plongeante, et les lianes isolées, dont les extrémités baignent dans les remous écumeux, frémissent incessamment. L’oiseau vient faire son nid dans ce feuillage et s’y laisse balancer par le flot. Tout paré de fleurs au printemps, orné de fruits en été et en automne, le rideau suspendu devant la cataracte en étouffe à demi le fracas ; on pourrait le croire éloigné si le soleil, dardant ses rayons à travers les branches, ne faisaient briller çà et là un diamant sous la verdure.

À quelques distances de cette cascade voilée sous les feuilles et les fleurs, une autre assise de roches traverse le ruisseau, mais elle est fort dure et l’eau n’a guère pu l’entamer pour y creuser son lit. Il lui a donc fallu s’étaler au large, en déblayant pierres et terre végétale, et se diviser en de nombreux filets cherchant chacun quelque endroit favorable pour faire leur plongeon. Étendu sur une roche polie qui s’élève au milieu des cascatelles, nous les voyons bondir de tous les côtés, les unes assez fortes pour entraîner des blocs de pierre, les autres trop faibles pour déraciner une touffe de gazon. Ici est une petite nappe d’eau qui s’étale sur un rocher tout capitonné de limon vert, puis se glisse sous une assise surplombante bordée de fougères, et s’échappe furtivement entre deux tiges de saules inclinés. Plus loin, un mince filet liquide, contenu dans une sorte de rainure, ruisselle, scintille et gazouille en tombant. Une autre coule dans une faille noirâtre et l’on n’en voit du dehors que des éclairs indistincts ; une autre encore s’élance deçà et delà, se tord comme un serpent aux anneaux alternativement noirs et argentés. À travers les roches, les herbes, les arbrisseaux, tous les ruisselets séparés pour un instant se rapprochent de nouveau comme une troupe d’enfants à l’appel d’une mère. Et tout cela rit et chante avec joie. Chaque cascatelle a sa voix, douce ou grave, argentine ou profonde, et toutes s’accordent en un concert charmant qui berce la pensée et, comme la musique, lui donne un mouvement égal et rhythmé. Enfin tous les filets épars se sont réunis dans le lit commun, ils entre-croisent leurs courants et leurs bordures d’écume, puis reprennent ensemble le chemin de la plaine.

La cataracte est bien autre chose. Ici, les eaux ne s’étalent pas sur un large espace pour ruisseler comme au hasard, elles se réunissent, au contraire, pour s’élancer en une masse compacte dans l’étroit passage laissé entre deux pointes de roc. Déprimé sur les bords et gonflé au milieu à cause de l’appel du courant, le ruisseau se rétrécit et se bombe jusqu’à la corniche d’où il prend son élan. L’eau, emportée d’une vitesse extrême, a perdu ses vaguelettes, ses petites ondulations ; toutes ses rides, allongées par la rapidité du flot, se sont chargées en autant de lignes perpendiculaires comme tracées par la pointe d’un stylet. Semblable à une étoffe soyeuse qui se déploie, la nappe liquide se détache de l’arête du rocher et se recourbe au-dessus d’une noire allée au fond de laquelle bouillonnent les eaux. À la base de la cataracte, c’est un chaos d’écume. La masse qui plonge se brise en vagues entre-heurtées qui reviennent en tumulte au-devant de la gerbe unie et s’acharnent contre elle comme pour l’escalader. Dans le gouffre tonnant l’eau et l’air, entraînés en même temps par la trombe, se mêlent confusément en une masse blanche qui s’agite sans fin : chaque flot, changeant incessamment de forme, est un chaos dans le chaos. En s’échappant du tourbillon, l’air emprisonné soulève des fusées de gouttelettes qui s’élancent dans l’espace en brouillards et s’irisent au soleil. Parfois aussi, enfermé sous la gerbe plongeante, il y entraîne avec lui des nappes écumeuses que l’on voit à travers le flot bleu s’agiter le long du rocher comme des spectres blanchâtres. Bien loin encore en avant de la chute continue le bouillonnement du ruisseau. De chaque côté tournoient de violents remous au fond desquels s’entre-choquent des pierres, creusant pour les âges futurs des « marmites de géants ». Sous la pression de l’orage qui la poursuit, l’eau toute blanche et pétillante s’enfuit dans le canal ; toutefois, elle se ralentit peu à peu, elle prend une nuance d’un bleu laiteux comme celle de l’opale, puis elle n’offre plus que de légères stries d’écume et bientôt elle retrouve son calme et son azur. Rien ne rappelle plus la chute soudaine du ruisseau, si ce n’est la fumée de gouttelettes que l’on voit briller au loin sur la masse croulante et le mugissement continu qui fait vibrer l’atmosphère.

Certes, la modeste cataracte du ruisseau n’est point une « mer qui tombe » comme le saut du Niagara ; mais, aussi petite qu’elle soit, elle n’en laisse pas moins une impression de grandeur à celui qui sait la regarder et ne passe pas indifférent. Irrésistible, implacable, comme si elle était elle-même poussée par le destin, l’eau qui s’écoule est animée d’une telle vitesse que la pensée ne peut la suivre : on croirait avoir sous les yeux la moitié visible d’une large roue tournant incessamment autour du rocher : à regarder cette nappe, toujours la même et toujours renouvelée, on perd graduellement la notion des choses réelles. Mais pour se sentir puissamment étreint par tout le vertige de la cascade, c’est en amont qu’il faut regarder, au-dessus de l’endroit où l’eau cesse de couler sur le fond et, décrivant sa courbe, plonge librement dans l’espace. Les îlots d’écume, les feuilles entraînées arrivent lentement sur la masse unie, comme des voyageurs dont rien ne trouble la quiétude ; puis, tout à coup, les voilà qui frémissent, qui tournent sur eux-mêmes, et de plus en plus rapides, s’élancent dans un pli de l’eau pour disparaître avec la chute. Ainsi, dans une procession sans fin, tout ce qui descend à la surface de l’eau obéit à l’attraction du gouffre : on voit ces objets s’enfuir comme des stries rapides, comme des traits aussitôt évanouis qu’entrevus ; le regard, entraîné lui-même sur la pente par cette fuite désordonnée des feuilles et des archipels d’écume, cherche à se reposer dans l’abîme vers lequel tout semble marcher : c’est là, semble-t-il, dans le gouffre mugissant, que doit se trouver la paix.

Parfois un insecte qui se débat dans le courant ou qui cherche à monter sur une feuille flottante arrive, lui aussi, lentement porté vers le précipice. Il agite les pattes et les antennes en désespéré, il se ploie et se tord dans tous les sens ; mais dès qu’il a senti l’attraction terrible, dès qu’il a commencé de décrire avec la masse de l’eau la grande courbe de la chute, il arrête soudain ses mouvements, il se laisse entraîner et s’abandonne à la destinée. C’est ainsi qu’un Indien et sa femme, ramant dans leur pirogue en amont de la cataracte du Niagara, furent saisis par un remous violent et portés vers les chutes. Longtemps ils essayèrent de lutter contre la pression terrible ; longtemps, les spectateurs angoissés qui couraient le long du rivage purent croire que les deux rameurs tiendraient tête au courant et parviendraient à le remonter ; mais non, la pirogue est vaincue dans son effort ; elle cède, cède de plus en plus ; elle descend en dérive sur le flot ; elle approche de la courbe terrible, tout espoir est perdu. Alors les deux Indiens cessent de ramer, ils croisent les bras, regardent avec sérénité l’espace qui tourbillonne autour d’eux, et fiers jusque dans la mort, comme il convient à des héros, ils s’engouffrent dans la trombe immense.

Vue par le regard de la science dans l’infinité des âges, la cascade elle-même n’est pas un phénomène moins fugitif que ces insectes et ces êtres humains emportés dans le gouffre, car elle aussi a commencé, elle aussi doit disparaître. À la surface de la terre, tout naît, vieillit et se renouvelle comme la planète elle-même. Toute vallée, lorsqu’elle livra pour la première fois passage au fleuve ou au ruisseau qui la parcourt, était bien plus accidentée qu’elle ne l’est actuellement : succession bizarre de fissures et de bassins, elle n’offrait qu’une série de lacs unis et de cascades plongeantes ; mais peu à peu la pente s’est égalisée, les lacs se sont remplis d’alluvions, les cascades qui creusent graduellement le rocher se sont changées en rapides, puis en courants pacifiques. Tôt ou tard, le ruisseau s’écoulera d’un flot égal vers la mer. À la fin, toute inégalité devrait disparaître, si la terre, en vieillissant d’un côté, ne rajeunissait pas de l’autre. S’il est des montagnes qui s’abaissent, rongées par les intempéries, il en est aussi qui s’élèvent, poussées vers la lumière par les forces souterraines ; tandis que des fleuves tarissent lentement, bus par le désert, des torrents naissent et grandissent ; des cascades s’oblitèrent, mais d’autres, après avoir rompu les parois qui les retenaient, s’épanchent de lacs élevés et se déploient en voiles légers ou en puissantes gerbes sur le flanc des monts.