Histoire d’un ruisseau/XVII

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J. Hetzel (p. 265-283).


CHAPITRE XVII

LA BARQUE ET LE TRAIN DE BOIS


Pendant le cours des siècles, les progrès matériels de l’humanité peuvent se mesurer par les services que l’on a demandés au ruisseau. Actuellement, l’impulsion de son courant se transforme en force vive dans nos manufactures pour moudre, pétrir ou tisser ; ses eaux et ses alluvions se changent en sève et en tissu végétal dans nos prairies et dans nos vergers ; il est devenu notre grand auxiliaire dans l’agriculture et l’industrie. Autrefois, il n’en était pas ainsi. La forêt sans bornes recouvrait les plaines et les montagnes. Les sentiers qui serpentaient entre les arbres, de clairière en clairière, étaient rares, mal frayés, obstrués d’herbes et de broussailles ; aussi le sauvage utilisait-il la nappe du ruisseau pour en descendre ou remonter le cours navigable sur le tronc d’arbres creusé qui lui servait d’embarcation.

De nos jours, grâce aux routes, aux chemins, aux sentiers qui traversent la campagne dans tous les sens, la navigation sérieuse a presque entièrement cessé sur le ruisseau ; on n’y vogue plus que par plaisir de ramer et de se sentir balancer doucement par l’onde ridée. C’est là pour l’homme une récréation physique des plus douces qu’il se puisse donner : à peine est-il possible de faire un rêve de bonheur sans s’imaginer aussitôt qu’on flotte avec des être aimés dans une barque dont la rame plonge à temps égaux dans le courant. Même quand on est seul, c’est une volupté réelle de pouvoir animer par son bras un de ces bateaux effilés qui fendent le flot comme des poissons. On se déplace à son gré : tantôt on est près de la cascade, tantôt sur le bassin tranquille ; ici l’on effleure le gazon des berges, plus loin on rase les troncs d’un saule ; on passe de l’avenue toute noire d’ombre à la nappe pailletée de la lumière qui tombe en pluie à travers le feuillage. Et puis, ne fait-on pas corps avec le bateau, de manière à former avec lui comme un étrange animal, à la fois homme et dauphin ? De ses longues rames, semblable à de puissantes nageoires, on creuse des remous de chaque côté de la barque, on fait ruisseler les gouttes en perles à la surface de l’eau ; à sa guise, on ouvre le flot en sillons écumeux, et derrière soi on laisse un long sillage où vibre la lumière en lignes serpentines.

Malheureusement, sur le ruisseau les embarcations sont rares. À peine si des bateaux à une ou deux rames se mirent dans les bassins où les eaux s’accumulent avant de plonger sous les roues des usines et de mettre en mouvement meules et engrenages. Ailleurs, un vieux batelet, attaché par une chaîne à un pieu de la rive, est presque toujours enfoui sous les lames recourbées des glaïeuls et des iris ; sans doute il servait jadis à quelque pêcheur ; mais aujourd’hui ses planches sont disjointes, l’eau y pénètre de toutes parts, et les seuls navigateurs qui se hasardent à l’utiliser sont les gamins de l’école buissonnière : posant chacun de leurs pieds sur l’un des bordages, ils avancent avec précaution de manière à maintenir leur équilibre ; puis, se penchant de tout leur poids sur la gaffe, ils repoussent l’embarcation délabrée au milieu du courant, et, d’un saut vigoureux, bondissent sur la rive opposée ; parfois ils tombent dans la vase, mais la traversée s’est accomplie tant bien que mal, et ils s’en vont joyeusement cueillir des fraises ou des merises dans la forêt. C’est à cela que se borne pour les enfants la grande navigation sur le ruisseau. Toutefois, au printemps, ils fabriquent aussi de petits navires en creusant une planche de sureau ; ils y plantent un mât portant à son extrémité un fier drapeau rouge ou bleu, puis, avec des cris de joie, ils le lancent sur le flot en lui donnant un équipage de hannetons.

Désormais inutile pour le transport des voyageurs, le ruisseau l’est devenu également pour le flottage. Les forêts de la plaine ont disparu, remplacées par les prairies, les champs, les villages, et pour les arbres coupés sur les collines, les chemins ont fourni, des moyens de transport moins capricieux que le courant des ruisseaux. Pour nous figurer l’aspect de notre petit cours d’eau et les services que lui demandaient nos ancêtres au bon vieux temps de la barbarie primitive, il nous faut traverser l’Océan et pénétrer, près des rivages de la mer des Antilles, dans une de ces forêts du Honduras, de la Mosquitie, du Yucatan, où les Caraïbes et les Sambos coupent l’acajou, le bois de rose, le cèdre, le campêche. Le ruisseau n’est qu’une large rue ouverte dans l’épaisseur de la forêt ; la nappe liquide, assombrie par le reflet des voûtes de feuillage, est unie comme une glace ; seulement, les flèches obliques de lumière, qui çà et là percent la ramure épaisse, font briller comme des paillettes d’or les plus petits insectes et jusqu’aux poussières de pollen ; les lianes, qui trempent dans le courant de l’eau, le rayent de minces sillons noirâtres où vacille un instant l’image des branches. Soudain, à un détour, apparaissent quelques hommes assis dans un arbre creusé et suivis d’un radeau de troncs immergés dans le courant : c’est le train d’acajou qui glisse silencieusement à la surface du ruisseau. L’équipage n’a guère qu’à se laisser aller à la dérive en accompagnant de sa cantilène la cadence des rames. D’ailleurs, si quelque obstacle se présente, si les troncs d’arbre s’arrêtent sur un banc de sable ou sur une roche cachée, les athlètes caraïbes, aux muscles puissants, au large torse de bronze, ont bientôt remis à flot le convoi tout entier, et, quand ils arrivent à la plage où les attendent les grands navires, un coup d’aviron leur suffit pour aborder. Qu’ils sont beaux, ces hommes de la nature, lorsqu’aux embouchures fluviales, et, plus héroïquement encore, en pleine mer, ils se hasardent dans leurs « pitpans » sur les vagues dansantes, et tantôt semblent s’abîmer, tantôt reparaissent au milieu de l’écume ! Combien aussi ces honnêtes barbares sont dévoués et sincères, et combien profond reste leur souvenir chez le voyageur fatigué qui a reçu l’hospitalité de leur cabane ! L’histoire de leur race est celle de longs massacres ; il n’est peut-être pas un de leurs ancêtres qui, pendant trois siècles après la conquête des Antilles, n’ait été brutalement massacré par un « civilisateur » ; mais ils n’ont point gardé de haine, et, par leur touchante bonté, ils s’harmonisent avec leur ciel si pur, leur terre si féconde et leurs ruisseaux aux rives si charmantes.

La tâche de nos bûcherons d’Europe est autrement pénible. La destruction graduelle des forêts de la plaine les a forcés à continuer leur industrie dans les âpres gorges des montagnes. Au lieu de se laisser bercer doucement par le cours d’eau tranquille d’une eau sinueuse, il faut qu’ils disciplinent le torrent sauvage, qu’ils musèlent ce monstre furieux et tantôt qu’ils l’arrêtent, tantôt le poussent en avant. Le danger les menace à chaque heure, et, s’ils évitent la mort, ce n’est que par la force, la souplesse, la gaieté, un héroïsme continuel. L’endroit même où ils travaillent a quelque chose de terrible, non durant l’été, sous le rayon du soleil qui dore les feuilles des arbres et fait sourire jusqu’à l’horreur des précipices ; mais dans la froide automne, quand les nuages passent en courant au-dessus des sombres ravins et laissent aux cimes des montagnes leurs lambeaux déchirés, quand le vent déjà glacé s’engouffre avec fracas dans les vallées étroites, et, comme un long tonnerre, va mugir au loin d’écho en écho. Là-haut, sur les sommets, s’étend la neige fraîchement tombée, et souvent les brouillards qui rampent sur le penchant des monts laissent derrière eux une triple traînée, ici de flocons blancs, plus bas d’un mélange grisâtre de neige et d’eau, plus bas encore de pluie. Pourtant, dans cette glaciale atmosphère, les bûcherons suent à grosses gouttes, car ils manient la coignée, et à chaque coup qu’ils portent sur le tronc d’un arbre est lancé l’effort de tous leurs muscles. En lutte avec l’énorme sapin qui, depuis des siècles, vivait librement sur le roc de la montagne, ils sont peu à peu saisis de cette rage qui s’empare toujours de l’homme acharné à détruire une autre existence. Comme le chasseur poursuivant une proie, comme le soldat cherchant à tuer son semblable, l’abatteur d’arbres s’exaspère dans son œuvre de destruction parce qu’il sent avoir devant lui un être vivant. Le tronc gémit sous la morsure du fer, et sa plainte est répétée de proche en proche par tous les arbres de la forêt, comme s’ils compatissaient à sa douleur et comprenaient que la hache se retournera contre eux.

Enfin le sapin vient de tomber lourdement sur le sol en brisant dans sa chute les branches des arbres voisins. Les bûcherons entourent le colosse renversé ; ils en coupent les rameaux et la partie flexible de la tige, puis, quand ils en ont fait une bille nue, ils le traînent au bord d’un de ces couloirs qui rayent le flanc de la montagne et par lesquels s’écroulent les neiges de l’hiver et les pierres désagrégées. Des centaines, parfois des milliers de troncs sont amenés successivement assez près du précipice pour qu’une simple poussée suffise à les lancer sur la pente.

Dès que les préparatifs sont achevés, la glissade commence : les troncs se mettent en mouvement sur le plan incliné ; d’abord lents, puis animés d’une vitesse de plus en plus grande, ils achèvent la dernière partie de leur course avec une rapidité vertigineuse, et, souillés de boue, dépouillés de leur écorce, entraînant avec eux des tourbillons de pierres, ils plongent dans le profond réservoir d’eau qu’on a formé par des barrages au-dessous du couloir. D’ordinaire, les arbres descendent d’un jet ; mais parfois la pointe d’un roc, un débris d’arbre rompu, les arrête dans leur glissade ; ils s’enfoncent dans le sol ou se placent en travers du canal de chute ; il faut alors qu’un bûcheron descende, souvent au péril de sa vie, qu’il dégage le tronc et lui fasse recommencer sa course vers la vallée.

Toutes les billes d’arbres, plus ou moins endommagées, sont enfin réunies dans le lac artificiel qu’on leur a ménagé ; entassées les unes sur les autres, empilées sans ordre, elles remuent faiblement sous la pression de l’eau dont on aperçoit çà et là le cristal bleuâtre et ridé. Comme des animaux fatigués que le berger vient d’enfermer dans un parc, elles se reposent en attendant le moment de s’enfuir. Rien de plus étrange la nuit que de voir haleter tous ces grands monstres étendus et ruisselants de lumière sous les rayons de la lune.

Un beau matin, tous les bûcherons, descendus de la montagne, sont groupés sur les rochers du défilé, à côté de la barricade qui retient les eaux du lac, et sur laquelle le surplus des eaux s’épanche en une mince cascade. Les troncs de sapins, les pieux, les contre-forts qui consolidaient la digue sont retirés avec soin, puis, à un signal donné, la traverse qui servait de verrou à cette porte énorme est précipitée dans la gorge, la vanne se lève et la masse impétueuse des eaux, prenant tout à coup son élan, court avec fureur vers l’issue qu’on vient de lui ouvrir. Gonflée au centre afin de s’échapper par l’orifice en une colonne plus puissante, elle se reploie en cataracte pour aller rejoindre, grossir et changer en une rivière tonnante le paisible filet d’eau qui coulait sans bruit dans les profondeurs du défilé ; mais la nouvelle rivière ne plonge pas seule, elle s’écroule avec les troncs d’arbres entassés dans le réservoir lacustre. Ceux-ci s’élance vers la chute comme d’énormes traits ; ils se heurtent, roulent et rebondissent, puis, en s’inclinant sur la cascade, ils s’entre-choquent encore, tournoient en montant à travers l’écume les plaies rouges laissées par la hache, disparaissent un instant dans le gouffre pour surgir plus loin dans un bouillonnement de flots et s’enfuir en oscillant sur l’eau rapide. Ainsi se succèdent en une série de plongeons les centaines et les milliers d’arbres mutilés qui naguère se balançaient en forêt murmurante sur le versant de la montagne. Tous les bruits isolés se perdent dans l’immense tonnerre de ce lac et de cette forêt qui s’abattent ensemble dans le défilé sonore.

Lancés par la force de projection de l’immense éclusée, les troncs d’arbres filent par le courant à la suite les uns des autres, et derrière eux, sur les sentiers pierreux qui descendent en lacets des promontoires, courent les bûcherons. Matelots à leur manière, ils ont à diriger la navigation des flottilles de bois. Il leur suffit d’abord de bondir le long du torrent ; mais, bientôt, il faut qu’ils interviennent directement, et c’est alors que les hardis compagnons ont besoin de toute la vigueur de leurs jarrets, de toute l’agilité de leurs bras, de toute la netteté de leur regard, de toute l’énergie de leur volonté. Un tronc d’arbre reste engagé dans un remous et tournoie en désespéré au-dessus d’un gouffre : c’est au bûcheron de le dégager de l’étreinte du tourbillon ; armé de sa perche au fer pointu, il descend au flanc de la roche de saillie en saillie, au risque de tomber lui-même dans le tournant des eaux, il s’accroche d’une main à une forte racine, et de sa perche repousse le tronc hors du cercle fatal dans le fil du courant. Plus loin, un autre arbre s’est butté contre un promontoire et, la tête prise dans une anfractuosité du roc, vibre sous la pression de l’eau, impuissant à recommencer sa course. Le sauveteur est obligé d’entrer dans le flot jusqu’à mi-corps et de saisir le tronc pour l’extraire des tenailles de la roche et de le relancer vers le milieu du ruisseau. Ailleurs, dans un défilé, une bille s’est mise en travers du courant, et retenue par deux points opposés, elle sert de digue pour arrêter les poutres qui la suivaient. Un barrage se reforme, barrage singulier, bizarre enchevêtrement de troncs inégaux, les uns flottant encore, les autres redressés, qui s’accroît sans cesse de tous les débris, de toutes les branches que lui apporte le courant. C’est là que les conducteurs du convoi ont à regarder la mort en face. Les eaux, retenues par la barrière de troncs entassés, ont élevé leur niveau comme le fait un canal en amont d’une écluse fermée, et s’épanchent en rapides et en cascades par-dessus l’obstacle ; le torrent, rejeté hors de son cours normal, s’élance en bouillonnements soudains ; les monstres couchés s’agitent convulsivement et se redressent en faisant grincer et gémir leur bois meurtri. C’est à ce chaos mouvant qu’il faut s’attaquer pour lancer de nouveau le convoi. Les vaillants hommes se hasardent sur cet échafaudage trompeur qui tremble sous leurs pieds ; ils détachent un à un tous les troncs supérieurs et les font rouler par-dessus la digue dans la partie libre du courant, mais qu’un arbre à demi dégagé se redresse à l’improviste, que leur pied glisse sur le bois lisse et mouillé, qu’un jet d’eau vienne inopinément les heurter, qu’une perche tombée dans le courant rebondisse vers eux, pointue comme une lance, ils risquent toujours d’être renversés, livides et sanglants, à côté des sapins morts et de flotter en leur compagnie sur l’eau du ruisseau. Ceux qui à force de courage, d’adresse et de bonne chance échappent à tous ces périls, ceux qui, de la plus haute écluse à la scierie, savent conduire leur flottille de sapins sans qu’il leur arrive malheur, ont certes raison de se féliciter ; mais qu’ils attendent des semaines et des mois avant d’être rassurés entièrement, car le cortège des maladies les suit de son pas boiteux.

D’ailleurs, il arrive parfois que leurs efforts sont vains pour amener les sapins sous la scie qui doit les dépecer en poutrelles et en planches ; l’eau manque dans le ruisseau, et malgré toute l’ingéniosité et la force des travailleurs, ils ne peuvent parvenir à faire flotter les lourdes masses, qui s’arrêtent çà et là sur les bancs de galets et sur les pointes de rocher. Ils sont obligés d’attendre les crues, qui remettent à flot tous les troncs échoués ; mais alors ceux-ci, emportés quelquefois trop tôt et trop vite, dépassent les berges où on les attend et vont au loin courir le monde, en dépit des ouvriers qui les attendaient au passage. Au débouché des rivières qui descendent des Apennins dans la Méditerranée, des multitudes de sapins, tout à coup surpris par les inondations, vont s’égarer ainsi dans la mer et y former des brisants mobiles, que le marin étranger prend de loin pour des écueils. Les bateliers, qui s’élancent à la poursuite des troncs échappés, vont les pêcher comme des cachalots, et les ramènent attachés à l’arrière de leur barque.

Tôt ou tard, cette industrie du flottage, actuellement reléguée dans les gorges des hautes montagnes les plus difficiles d’accès, aura cessé d’exister. Les routes et les chemins carrossables montent peu à peu du fond des vallées pour escalader les promontoires et pénétrer dans les cirques les plus élevés des monts ; les chemins de fer, les plans inclinés et tous les engins puissants inventés par l’homme viennent se mettre au service du bûcheron pour lui faciliter la tâche ; les forêts, assiégées par les cultivateurs, battent en retraite vers les cimes, et là où elles se maintiennent, là même où elles gagnent en étendue, elles prennent un aspect tout nouveau, car les arbres, au lieu de croître en liberté, sont plantés en quinconces à des distances régulières et poussent sous la surveillance de gardes forestiers qui les coupent avant l’âge. Nos descendants ne connaîtront plus que par tradition le flottage des bois, cette rude ébauche de la navigation, qui sans doute inspira aux sauvages ancêtres de Cook et de Bougainville l’idée de se hasarder sur les flots de l’océan. Disciplinées désormais, les eaux des ruisseaux ne nous rendront plus même pour le transport le service bourgeois de charrier dans nos villes des radeaux de bois à brûler, sarments, bûches et fagots.