Histoire d’une Parisienne/VI

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Calmann Lévy (p. 96-125).
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VI


On sait assez bien comment naît l’amour. On ne sait pas du tout comment naît la sympathie. Il est à peu près impossible de saisir les fils déliés et complexes qui rapprochent soudain deux cœurs et deux esprits dans ce sentiment bizarre. Quoique l’attrait féminin n’y nuise pas, il n’y est pourtant pas indispensable, puisque la sympathie se rencontre souvent entre des personnes du même sexe, et qu’elle ne s’effraye pas des cheveux blancs. Cette entente subite qui s’établit entre deux êtres presque inconnus l’un à l’autre, cette vivacité d’impressions échangées, cette bonne intelligence mutuelle des regards, cette facilité d’expansion et ce besoin de confidence, dans quels secrets rapports d’idées, de goûts, de qualités ou de défauts, doit-on en chercher la cause subtile ? Nous l’ignorons ; mais ce sentiment indéfinissable, on a compris que Jacques de Lerne l’éprouvait pour Jeanne de Maurescamp, et que Jeanne, après leur entretien confidentiel, n’était pas loin de le partager. Quoique séparés en apparence par des abîmes, ce libertin blasé et cette jeune femme sans tache s’entendaient déjà à demi-mot. Malgré tant de différences entre eux, ils sentaient qu’ils avaient un fonds commun qui les disposait aux mêmes impressions, aux mêmes jugements, aux mêmes épreuves de la vie, aux mêmes joies et aux mêmes douleurs.

Ces rencontres sympathiques sont les bonnes fortunes de la vie mondaine : dans la mobilité et dans l’étendue des relations parisiennes, elles ne durent souvent que l’espace d’un dîner ou d’une soirée. On se plaît, on s’exalte ensemble, on se confie ses secrets, on s’aime presque, et l’on ne se revoit plus que l’année suivante. C’est à recommencer. — Mais, entre madame de Maurescamp et Jacques de Lerne, il n’en pouvait être ainsi ; ils étaient du même monde et de la même intimité et nécessairement destinés à reprendre à bref délai la suite de leur conversation suspendue.

M. de Lerne d’ailleurs, après y avoir rêvé pendant deux ou trois jours, se dit qu’il devait une visite à madame de Maurescamp. — Pourquoi voulait-elle le marier ? Quel était ce mystère ? — En tout cas c’était une marque d’intérêt personnel qui valait une politesse et un remercîment. Il alla donc un soir chez elle, au hasard, vers cinq heures. Il y trouva M. de Monthélin établi au coin du feu. M. de Monthélin, qui avait déjà bien assez de la présence de Toby, fut tellement exaspéré par celle de M. de Lerne, qu’il en perdit son savoir-vivre ordinaire ; il persista, contre toute convenance, à prolonger indéfiniment sa visite si bien que Jacques de Lerne dut prendre le parti de se retirer le premier, quoiqu’il fût arrivé le dernier. M. de Monthélin n’y gagna pas grand’chose, et l’excessive froideur que lui témoigna Jeanne après le départ de Jacques l’avertit qu’il avait commis une maladresse. Pour la réparer, il s’empressa, comme c’est l’usage, d’en commettre une seconde.

— Vous paraissez m’en vouloir, dit-il en souriant, de n’avoir pas cédé la place à M. de Lerne ?

— Tout bonnement oui, dit-elle. Vous étiez arrivé avant lui, — et rester après lui, c’est vous donner ici un air de maître de maison auquel vous n’avez aucun droit, que je sache.

— C’est vrai, dit-il. Je vous demande mille fois pardon ; mais vous savez que le sentiment ne raisonne pas.

— Il a tort, reprit-elle. De plus vous êtes, il me semble, avec M. de Lerne, depuis votre duel, dans une situation qui vous commande envers lui des égards particuliers.

— C’est juste ; mais comment trouver la force de m’arracher ?…

— À propos, interrompit la jeune femme, quel était donc le motif de ce duel ?… Peut-on savoir ?

— Oh ! rien,… un commérage !

— Un commérage ?… Quel commérage ?

— Un mot blessant qui m’avait été rapporté.

— Ah !… quel mot ?… Vous ne voulez pas me le dire ?… Vous préférez que je le devine ?

— Alors, vous le savez ? dit M. de Monthélin.

— Mais certainement ! dit-elle.

— Comme c’est bête, hein ?

— Mais non,… pas tant !

— J’espère que ce n’est pas lui qui vous l’a dit, en tout cas ?

— Il a trop d’honneur pour cela, répondit Jeanne.

M. de Monthélin, voyant que décidément cette partie d’escrime ne tournait pas à son avantage, présenta encore quelques excuses et prit congé.

En vertu du proverbe persan : Fais-toi rare et l’on t’aimera, — les visites du comte de Lerne étaient en général considérées par les dames comme de petites fêtes très flatteuses pour celles qui en étaient favorisées. Sa grâce personnelle, son esprit, ses talents et même la nuance un peu vive de ses mœurs en faisaient un personnage particulièrement intéressant. Ce fut donc pour madame de Maurescamp une contrariété véritable de penser qu’à sa première visite il eût trouvé chez elle si peu d’agrément et surtout qu’il y eût trouvé M. de Monthélin installé sur le pied d’une intimité presque compromettante.

Sans prévoir comment il lui serait possible de s’expliquer avec M. de Lerne sur un sujet si délicat, elle attendit cependant avec impatience le mercredi suivant, où elle comptait le rencontrer à la réception de sa mère. Mais, en arrivant chez la comtesse, elle eut l’ennui d’apprendre que Jacques avait une forte migraine et qu’il s’était couché. À tort ou à raison, elle vit dans cette circonstance un trait de dédain ou du moins de mauvaise humeur à son adresse. L’estime de ce jeune homme, d’une vie si peu exemplaire, lui était devenue tout à coup si essentielle que l’idée de le laisser pendant un temps indéterminé sous une impression fâcheuse à son égard lui parut insupportable. Elle était au besoin femme de résolution ; elle rassembla son courage, et, prenant la vieille comtesse à part :

— Eh bien, chère Madame, lui dit-elle, je commence vraiment à croire que j’ai désespéré trop vite de la conversion de votre fils… Il est venu avant-hier chez moi, et, comme il n’est pas grand visiteur, j’ai pensé qu’il avait à me dire quelque chose de sérieux,… qu’il voulait me parler de la grande affaire de son mariage. Malheureusement je n’étais pas seule,… je le regrette beaucoup… surtout si c’était un bon mouvement qui l’amenait.

— Rien de plus probable, ma chère enfant ; mais, Dieu merci ! cela n’est pas irréparable, si vous le voulez… Quand pourrait-il avoir le plaisir de vous trouver, si le cœur lui en dit ?

— Si le cœur lui en dit… reprit madame de Maurescamp, en plissant le front d’un air de réflexion… Eh bien ! voyons… demain soir… après le dîner… Je me repose justement demain soir.

— Il en sera informé, ma belle,… et soyez sûre que je vous adore !

Madame de Maurescamp passa la journée du lendemain à se repentir amèrement, en son âme délicate et solitaire, d’avoir fait à M. de Lerne une avance si marquée. — S’il ne venait pas, quelle mortification ! — et, s’il venait, ne croirait-il pas venir à un rendez-vous ? N’irait-il pas se figurer peut-être que cette question de mariage n’était qu’un prétexte servant à couvrir une sorte de provocation effrontée ?

Le soir arriva ; après le dîner, M. de Maurescamp joua un instant avec son fils Robert dans le petit salon bouton d’or de sa femme ; il alla ensuite, comme c’était sa coutume, fumer un cigare sur le boulevard. Jeanne continua d’exécuter fiévreusement sur le piano une série de valses et de mazourkes, pendant que son fils, en robe blanche et en ceinture bleue, dansait des gigues avec sa bonne anglaise et Toby. Elle s’interrompit brusquement en voyant la porte s’ouvrir : c’était un domestique :

— Madame la comtesse reçoit ?

— Oui… Qui est là ?

— M. le comte de Lerne, Madame.

— Faites entrer.

Elle enleva son fils de ses deux mains et l’embrassa ; puis elle s’assit gravement dans un fauteuil, en le tenant sur son bras comme les madones tiennent leur bambino.

Jacques de Lerne, en entrant, eut sous les yeux ce tableau de sainteté, qui dut lui prouver (du moins Jeanne l’espérait), que les circonstances étaient plus sérieuses et plus respectables qu’il n’avait peut-être été tenté de le supposer. Il parut cependant n’éprouver ni surprise ni désappointement et se mit à caresser le jeune Robert comme s’il fût venu uniquement pour cela. Après quelques minutes madame de Maurescamp prit le parti d’envoyer coucher Robert, puisqu’il ne servait à rien.

Comme l’enfant venait de sortir, une violente rafale de vent ébranla les persiennes du salon :

— Ah ! mon Dieu ! s’écria Jeanne, entendez-vous ? C’est une vraie tempête… et il neige avec cela, je crois ?

— Il neige très fort, dit M. de Lerne. On est joliment bien au coin de votre feu par un temps pareil !

— Quand je vous dis, reprit Jeanne en riant, que vous êtes un homme d’intérieur !

— Ah ! nous y revoilà !… Mais enfin, Madame, dites-moi donc pourquoi vous tenez tant à me marier ? Une si bizarre pensée n’est pas venue de votre initiative… Si j’ai bien compris, l’autre soir, c’est ma mère qui vous l’a suggérée ?

— Oui, certainement.

— Ah ! dit-il, c’est ma mère.

Il devint pensif ; puis, après une pause :

— Je regrette, reprit-il, de ne pouvoir faire ce plaisir à ma mère et à vous ; mais je vous l’ai dit : je ne veux pas me marier.

— Parce qu’il n’y a pas au monde une seule femme digne de vous, c’est convenu ?

— Mon Dieu ! Madame, permettez-moi de m’expliquer… Vous savez qu’en matière de religion les gens qui ne pratiquent pas sont ceux qui se montrent le plus exigeants et le plus austères… On n’en fait jamais assez à leur gré : — Moi, vous disent-ils, si je croyais, vous en verriez bien d’autres… Je ferais ceci, je ferais cela… enfin la perfection ! — Eh bien ! je suis de même en matière de mariage… Je le comprends d’une façon telle que personne ne me paraît capable de le comprendre comme moi… et voilà pourquoi j’y renonce !

— Comment le comprenez-vous, voyons ? dit la jeune femme d’un ton de légère ironie.

— Vous ririez de moi si je vous le disais.

— Je ne crois pas… Essayez.

— Eh bien ! Madame, le mariage pour moi… c’est l’amour par excellence… il est possible que l’amour dans le mariage soit un rêve, mais c’est le plus beau des rêves, et s’il se réalise quelquefois, même à demi, il ne doit y avoir rien de plus doux ni de plus élevé au monde. Il est le seul qui mérite véritablement le nom d’amour parce qu’il est le seul auquel l’idée religieuse mêle quelque chose d’éternel… Le divorce, dont on parle beaucoup cette année, me déplaît à cause de cela… Il enlève au mariage le sentiment de l’infini… Ce sentiment peut être une gêne pour des âmes vulgaires ou mésalliées… mais supposez deux êtres qui se sont choisis avant de s’unir, qui se connaissent bien, qui se plaisent, qui s’estiment… qui s’aiment enfin… et concevez tout ce que doit ajouter au bonheur de leur parfaite union la certitude de son étendue sans fin… C’est une route charmante que suivent les deux chers camarades — et qu’ils voient avec ravissement se perdre dans des horizons sans limites — où le ciel finit par se confondre avec la terre… Je vous ennuie, Madame ?

Elle fit signe que non.

— Eh bien ! poursuivit M. de Lerne, je ne me figure réellement pas une existence plus riche et plus pleine que celle de ces deux voyageurs-là, de ces deux amants qui sont en même temps deux amis. Leur être est absolument doublé. Tous leurs sentiments sont plus vifs, toutes leurs joies agrandies ; leurs chagrins seuls diminuent. S’ils sont intelligents, comme je le suppose, ils le deviennent davantage… S’ils sont honnêtes, ils deviennent meilleurs, — par l’étroit rapprochement, par l’échange continuel, par l’émulation tendre, par le désir de ne pas déchoir dans l’estime mutuelle. — Dans les temps troublés où nous vivons, j’aurais rêvé avec plus de charme encore cette union d’une intimité sans égale entre deux êtres généreux et délicats, — s’appuyant et se fortifiant l’un l’autre pour se maintenir à la fois le cœur haut et le goût pur… pour rester fidèles aux vieux ancêtres, en fait d’honneur, et aux vieux maîtres, en fait d’art et de poésie, — pour admirer ensemble ce qui est éternellement beau, — et mépriser le reste, — pour se réfugier sur les hauteurs comme dans une arche, — pour y parler de tout ce qui agite le cœur ou la pensée à cette heure du siècle… que vous dirai-je ?… pour mettre en commun leurs croyances… ou leurs doutes, — pour penser quelquefois ensemble à Dieu même, — pour y croire… le chercher ou le pleurer !… Vous voyez, Madame, que c’est une pure folie !

L’attitude de Jeanne pendant qu’elle écoutait M. de Lerne était charmante : penchée un peu en avant, elle le regardait de ses grands yeux étonnés, comme s’il eût fait jaillir devant elle une source de délices, et ses lèvres s’entr’ouvraient comme pour y boire.

Quand il cessa de parler, il vit la jeune femme essuyer furtivement du doigt une larme qui glissait sur sa joue. Troublé lui-même, il eut un mouvement irréfléchi de sympathique attrait et lui tendit la main.

Jeanne retira doucement la sienne et prit un air grave :

— Pardon ! dit-il. Je croyais que nous étions amis ?…

— Pas encore ! murmura-t-elle.

— Vous n’avez pas confiance ?… Ai-je donc l’air d’un homme qui vous fait la cour ?

— Chacun a sa manière, dit-elle en souriant faiblement.

— Avouez que la mienne serait singulière.

Il se mit à jouer d’une main fiévreuse avec les bibelots qui garnissaient la table. Ses yeux s’arrêtèrent sur une photographie du petit Robert ; il la saisit et la regarda attentivement.

— Il est joli, n’est-ce pas, mon fils ? dit la jeune femme.

— Charmant ! — Pourquoi l’avez-vous pris sur votre bras, tout à l’heure, pour me recevoir ?

— Je ne sais… le hasard !

— Non, ce n’était pas le hasard… Vous vouliez me dire : « Si vous venez ici en ami, à la bonne heure !… Si vous venez en amoureux, voilà ma réponse ! »

— C’est vrai… N’est-elle pas bonne ?

— Il n’y en a pas de meilleure, reprit Jacques dont la voix trembla légèrement ; et si je m’étonne d’une chose, poursuivit-il avec une étrange animation, c’est que les femmes qui sont tentées de faillir ne soient pas plus souvent retenues par la pensée de leur fils… croient-elles donc que leur fils ne sera pas instruit un jour ou l’autre par les propos du monde de leur conduite légère ou coupable ? Et l’homme qui ne respecte plus sa mère, que voulez-vous qu’il respecte au monde ?… Mais, avec le respect de sa mère tout lui manque… tout s’écroule… il n’y a plus de monde moral… Dès qu’il n’a plus foi en sa mère, il n’a plus foi en rien !… C’est une vie découragée à jamais ! Ah ! si les femmes pouvaient voir ce qui se passe dans le cœur d’un malheureux fils, — au moment où il vient à apprendre… à soupçonner que sa mère… !

M. de Lerne s’arrêta tout à coup, et sa voix s’étrangla dans un sanglot.

Il fit le geste d’un homme désespéré de ne pouvoir maîtriser son émotion, détourna la tête et couvrit ses yeux de sa main.

Jeanne avait entendu parler comme tout le monde de la jeunesse très légère de la comtesse de Lerne. Elle comprit.

Il y eut une minute de pénible silence. Puis madame de Maurescamp quitta brusquement son fauteuil, s’avança de deux pas et tendit la main au jeune homme.

Il s’était levé : leurs yeux se rencontrèrent. Il serra fortement la main qu’elle lui présentait, la salua, et sortit.

À la suite de ce brusque départ, madame de Maurescamp demeura un instant immobile, — fit quelques pas incertains dans le salon, puis se laissa tomber sur une causeuse : elle s’y ensevelit dans une rêverie profonde, soutenant d’une main sa belle tête brune et essuyant de l’autre par intervalles les pleurs qui coulaient lentement de ses yeux. — Pourquoi pleurait-elle ? Dans le trouble où cette scène l’avait laissée, elle ne le savait pas elle-même.

Le son du timbre dans le vestibule lui fit tout à coup froncer le sourcil : quelques secondes après, la porte s’ouvrit, et un domestique introduisit M. de Monthélin.

— J’ai su par Maurescamp que vous restiez chez vous ce soir, et je me suis hasardé.

— C’est aimable… Chauffez-vous donc.

Un coup d’œil avait suffi à M. de Monthélin pour constater que Jeanne venait de pleurer. Ce n’était pas la première fois de sa vie qu’il surprenait un symptôme de ce genre chez une jeune femme abandonnée de son mari, et il avait coutume, non sans raison, d’en tirer un augure favorable à ses prétentions personnelles. Il se trouvait précisément que le baron de Maurescamp, désertant le corps de ballet, venait d’afficher sa liaison avec une écuyère américaine, Diana Grey, dont l’apparition au Cirque-d’Hiver avait été un des événements de la saison : on la voyait depuis quelques jours conduire dans l’allée des Acacias une paire de chevaux noirs dont personne n’ignorait la provenance. M. de Monthélin eut tout lieu de penser que cette circonstance n’était pas sans quelque rapport secret avec les dispositions mélancoliques où il rencontrait madame de Maurescamp.

Le sobriquet grotesque dont Jacques de Lerne avait affublé M. de Monthélin a pu jeter sur ce personnage, aux yeux du lecteur, une teinte de ridicule qu’il ne justifiait nullement. C’était en réalité un séducteur fort sérieux et fort dangereux. Il avait auprès des femmes le prestige singulier des hommes à bonnes fortunes, et il leur paraissait plus honorable d’être déshonorées par lui que par un autre. Il était bien fait, de haute mine et brave. Sans avoir ce qu’on appelle de l’esprit, il avait, à force d’application et de goût pour son métier, acquis une habileté redoutable à deviner les occasions et à les saisir. Il savait mieux que personne qu’il y a, dans la vie des femmes, des heures d’énervement et de dépression morale, des heures pour ainsi dire sans défense, dont un homme pénétrant et hardi peut tirer de terribles avantages. C’est ainsi qu’on s’explique d’ailleurs que des femmes distinguées deviennent quelquefois la proie de la plus vulgaire galanterie.

M. de Monthélin, dans sa stratégie savante autour de madame de Maurescamp, attendait depuis longtemps cette heure fatale avec une patience et une assiduité félines : il jugea qu’elle était arrivée. Après quelques minutes d’une conversation banale à laquelle madame de Maurescamp prenait une part distraite et languissante, il rapprocha sa chaise de la causeuse où elle était étendue :

— Vous m’écoutez à peine, dit-il ; qu’avez-vous donc ?

— Rien.

— Vous avez pleuré ?

— C’est possible.

— Ne suis-je pas un assez vieil ami pour recevoir la confidence de vos chagrins ?

— Je n’ai pas de chagrins… Je ne sais ce que j’ai…

Il lui prit doucement les mains et s’approcha plus près, en la regardant fixement dans les yeux :

— Ma pauvre enfant, dit-il à demi-voix, si vous saviez comme je vous aime !

Elle sentit que le bras de M. de Monthélin l’enlaçait. — Elle parut s’éveiller d’un songe, se dressa, et le repoussant brusquement :

— Ah ! mon pauvre monsieur, s’écria-t-elle, si vous saviez comme vous tombez mal !

Il n’y avait pas à se méprendre sur l’accent de sa voix ni sur l’expression de son visage : le sentiment qui l’animait était clairement celui du dédain le plus froid et le plus impitoyable. M. de Monthélin dut reconnaître que, pour cette fois, son flair avait été en défaut. Il ne lui restait qu’à faire une retraite honorable.

— Je crois, dit-il avec hauteur, que le comte de Lerne sort d’ici… Allons ! il prend sa revanche !… C’est de bonne guerre !

Il saisit son chapeau, s’inclina profondément et gagna la porte.

Jeanne, demeurée seule, se rendit compte pour la première fois du danger réel et odieux qu’elle avait couru presque inconsciemment. Elle sentit que, quelques jours, quelques heures peut-être auparavant, — par découragement, par insouciance d’elle-même, elle eût pu devenir sans amour, sans amitié, sans excuse, — la victime inerte et stupide d’un plat libertin. Elle sentit combien elle avait été près de ce misérable abîme, — et combien tout à coup elle en était loin. Elle comprit alors que les larmes qu’elle venait de verser étaient des larmes heureuses. Prise d’une sorte de transport joyeux, la chère créature repoussa soudain de ses deux mains sur son front la masse épaisse de ses cheveux et murmura :

— Je suis sauvée !