Histoire d’une Parisienne/X

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Calmann Lévy (p. 151-164).
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X


Il descendit les Champs-Élysées, mâchant un cigare éteint et voyant rouge. Vingt minutes plus tard il entrait à son cercle et y trouvait quelques-uns de ses convives du matin, entre autres MM. de Monthélin et d’Hermany, avec lesquels il s’enferma dans un boudoir particulier. — Il leur dit confidentiellement qu’il se considérait comme offensé par la tenue inconvenante du comte de Lerne auprès de Diana Grey, par son affectation à lui parler anglais pendant toute la durée du déjeuner, quand il savait parfaitement que lui, Maurescamp, maître de la maison, ignorait cette langue, enfin par son attitude généralement impertinente jusqu’à la provocation. MM. de Monthélin et d’Hermany, gentlemen fort corrects, malgré ce qui pouvait leur manquer d’ailleurs, ne soulevèrent aucune objection contre la légèreté de ces griefs, comprenant qu’ils en cachaient de plus sérieux et de plus légitimes qu’il était convenable de laisser dans l’ombre. M. de Maurescamp ajouta qu’il avait pour principe et pour système de terminer ces sortes d’affaires dans le plus bref délai possible, afin de ne pas leur laisser le temps de s’ébruiter, et pour prévenir ainsi l’intervention toujours si regrettable des femmes. Il priait en conséquence ces messieurs de vouloir bien lui rendre le service de se transporter immédiatement chez M. de Lerne et d’y accomplir la mission qu’il confiait à leur amitié.

M. de Monthélin fit observer que son duel personnel avec M. de Lerne lui imposait l’obligation de se récuser en cette circonstance. M. de Maurescamp en convint : il se rejeta alors sur un autre de ses amis, M. de la Jardye, également membre du cercle, et que M. d’Hermany alla chercher aussitôt dans un salon voisin. M. de la Jardye adorait ces occasions qui lui permettaient de déployer son importance. Il essaya mollement, par respect pour la forme, de faire entendre quelques paroles de conciliation ; mais il avait aussi assisté au déjeuner de Diana Grey, et il finit par avouer, puisqu’on voulait bien lui demander son avis sincère, qu’il s’était passé à ce déjeuner des choses d’une digestion un peu difficile à tous égards pour son ami le baron de Maurescamp ; c’est pourquoi il était tout disposé à lui prêter son concours en qualité de témoin.

M. de Lerne cependant était loin de s’attendre à la fête qui se préparait pour lui. Il fit tranquillement sa promenade quotidienne au Bois et rentra chez lui vers six heures. Il y trouva, non sans surprise et non sans ennui, les cartes de MM. de la Jardye et d’Hermany, sous enveloppe fermée, avec cette annotation au crayon :

— « Venus pour affaire personnelle au baron de Maurescamp. — Auront l’honneur de revenir à six heures et demie. »

Jacques n’eut pas besoin de longues réflexions pour deviner de quoi il s’agissait. Bien qu’il ignorât les infâmes propos tenus par Diana Grey après son départ, l’irritation de M. de Maurescamp pendant le déjeuner ne lui avait pas échappé, et il comprit aussitôt, avec la prompte lucidité des imaginations vives, la vérité de la situation : — M. de Maurescamp saisissait le premier prétexte sortable pour satisfaire sa haine de mari jaloux sans compromettre le nom de sa femme. — M. de Lerne n’avait rien à dire à cela. Il écrivit à deux de ses amis, MM. Jules de Rambert et John Evelyn, — ce dernier Anglais, — fit porter les lettres en toute hâte et eut le plaisir de les voir arriver l’un et l’autre chez lui quelques minutes après qu’il eut reçu MM. de la Jardye et d’Hermany. Il laissa les quatre témoins ensemble et se tint à leur disposition dans une pièce voisine.

L’affaire était de celles qui ne se discutent pas longuement, parce que tous les intéressés savent qu’il y a, sous le motif ostensible de la querelle, un autre motif qui est le véritable, et qui, d’un accord commun, ne peut être ni contesté, ni même indiqué. Aux griefs allégués par MM. de la Jardye et d’Hermany au nom de M. de Maurescamp, MM. de Rambert et Evelyn répondirent au nom de leur client que ces griefs étaient purement imaginaires, que toutefois, puisque M. de Maurescamp se regardait comme offensé, M. de Lerne ne pouvait que s’incliner devant son appréciation. Du reste, M. de Lerne, comme M. de Maurescamp, était d’avis que l’affaire fût vidée aussitôt qu’elle pourrait l’être et avant que le monde pût s’en occuper. Quant au choix des armes, les témoins de M. de Lerne ne se montrèrent pas tout à fait aussi accommodants : ils avaient reçu de Jacques, sous le sceau du secret, une confidence très délicate.

— En principe, leur dit-il, j’accepte l’épée, j’accepte tout ; mais vous savez que j’ai été blessé au bras droit, il y a deux ans, dans mon duel avec Monthélin ; il m’est resté de cette blessure un peu de faiblesse dans le bras ; c’est peu de chose et cela dépend un peu du temps qu’il fait ; mais enfin cela peut me gêner sur le terrain… Prendre prétexte de cette petite infirmité pour exiger le pistolet, je ne le peux pas,… car elle n’est pas apparente. On me voit tous les jours toucher du piano d’une main très ferme. On croirait que j’invente un faux-fuyant pour me dérober à la flamberge de Maurescamp, qui tire très bien. Donc, sur votre honneur et pour le mien, pas un mot de mon bras ! Mais si vous pouvez obtenir le pistolet par quelque argument honorable, j’en serai bien aise.


Ils s’efforcèrent donc de représenter aux témoins de M. de Maurescamp que, l’affaire étant engagée comme elle l’était, la qualité d’offenseur ou d’offensé demeurait réellement douteuse entre les deux adversaires. La provocation adressée par M. de Maurescamp à M. de Lerne à la suite d’incidents dont il était impossible de méconnaître la futilité, n’avait-elle pas un caractère excessif qui l’assimilait à une véritable agression ? Il leur paraissait en conséquence vraiment juste et convenable que le choix des armes appartînt à celui qu’on venait provoquer en quelque sorte gratuitement, ou tout au moins que ce choix fût remis au hasard. MM. de la Jardye et d’Hermany répondirent avec une froide politesse qu’il ne pouvait être sérieusement question d’une pareille transposition de rôles dans cette malheureuse affaire et que le refus persistant de reconnaître les droits de leur client à la qualité d’offensé équivaudrait, de la part du comte de Lerne, à un refus de réparation qui ne pouvait certainement entrer dans ses intentions. — MM. de Rambert et John Evelyn ne crurent pas devoir insister davantage. — Ce fut dans la suite une question très controversée dans le public que celle de savoir s’ils avaient eu raison. Les uns prétendaient que les témoins de M. de Lerne, dès qu’ils étaient instruits de son infirmité, si légère qu’elle fût, ne pouvaient plus laisser s’engager le combat dans des conditions évidemment inégales : d’autres, plus compétents à ce qu’il semble, soutenaient que les témoins, en pareil cas, ont pour premier devoir d’observer religieusement les instructions de leur mandant, qui leur confie en premier lieu le soin de son honneur, et en second lieu seulement le soin de sa vie.

Il fut donc convenu que le combat aurait lieu à l’épée et qu’on se rencontrerait le lendemain, à trois heures de l’après-midi, à Soignies, sur la frontière belge.

Jacques apprit sans émotion apparente le résultat de la conférence, remercia ces messieurs de leurs bons soins et de leurs efforts, leur dit gaîment qu’il espérait bien s’en tirer tout de même et leur donna rendez-vous pour le lendemain matin sept heures à la gare du Nord.

Demeuré seul, il prit un air très sérieux que les circonstances ne laissaient pas de justifier. Par un sentiment de point d’honneur naturel, mais peut-être excessif, il n’avait pas voulu avouer même à ses amis toute la vérité en ce qui concernait son bras blessé ; en réalité, tout exercice un peu prolongé, et surtout celui de l’escrime, déterminait dans ce malheureux bras un malaise et un engourdissement qui devaient, en face d’un tireur aussi habile et aussi vigoureux que M. de Maurescamp, laisser son adversaire dans une situation d’infériorité très marquée. M. de Lerne envisagea cette perspective d’un cœur ferme : mais, sans s’abandonner et sans se regarder comme un homme mort, il ne se dissimula pas qu’il allait courir un extrême danger.

Il fit ses dispositions en conséquence. Par bonheur, sa mère dînait en ville ce jour-là : il l’aimait, quoiqu’il eût beaucoup souffert par elle, et il se félicita que le hasard lui épargnât la contrainte cruelle que sa présence lui eût imposée. — Mais il lui restait à subir dans cette même soirée une épreuve aussi pénible, si elle ne l’était pas davantage. Madame d’Hermany donnait un grand bal, et il avait été convenu depuis longtemps entre madame de Maurescamp et Jacques qu’ils s’y rencontreraient. Ils s’en étaient renouvelé la promesse dans l’après-midi même au Bois. Pour plus d’une raison M. de Lerne jugea qu’il ne pouvait se dispenser de se rendre à ce bal. Il craignit, en n’y allant pas, d’affliger Jeanne ou de l’inquiéter. Si par hasard quelques vagues rumeurs relatives au duel du lendemain s’étaient déjà répandues, sa présence et son attitude pourraient suffire à les dissiper. Mais, avant tout, il lui sembla que la réputation de Jeanne lui commandait cet effort de courage : puisque M. de Maurescamp avait pris sa maîtresse et non sa femme pour prétexte de leur querelle, M. de Lerne pensa que le meilleur moyen de s’associer à ses intentions et de donner le change au public était de se montrer dans le monde ce soir-là avec madame de Maurescamp dans les mêmes termes et sur le même pied qu’à l’ordinaire. Quoique cela lui coûtât beaucoup, il s’en fit donc un devoir de délicatesse.