Histoire d’une famille de soldats 2/13

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CHAPITRE XIII

où il est démontré qu’un drapeau
n’est pas facile à prendre


— Qui vive ?

C’était Pierre Bertigny qui, en sentinelle à cent mètres environ en avant du bivouac de son escadron, venait de lancer cet appel à pleins poumons à travers la nuit brumeuse.

Point de réponse !…

— Qui vive ? répéta Pierre, et il arma sa carabine. Cette fois deux cris gutturaux lui répondirent.

— Scott !… Scott !… English !…

Et deux soldats émergèrent de l’ombre.

À l’appel de Pierre, le commandant Cardignac qui faisait une ronde était accouru. Pendant toute la nuit il n’avait dormi que d’un œil, craignant une surprise des Russes, car ceux-ci, comme ils le prouvèrent à Inkermann, exécutaient de préférence leurs attaques au petit jour.

Peu familiarisé encore avec les uniformes anglais, Pierre s’était mis en défense.

— N’approche pas, eh ! l’English… donne le mot…

Interloqués, les deux Anglais s’étaient arrêtés : l’un d’eux, un gaillard de six pieds, portait l’uniforme des lanciers rouges de Cardigan ; l’autre était un fantassin de ce fameux corps de Highlanders, aux jambes nues, qui devait faire rire les zouaves de si bon cœur pendant la campagne de Crimée.

À l’aide d’une mimique des plus expressives, entremêlée des appellations

« Francis bono » qu’ils avaient entendues dans la bouche des turcos, les deux sujets de la reine Victoria finirent par se faire comprendre.

Ils avaient faim !

Et quand un Anglais a faim, rien ne va plus !

— Conduis-les à ton peloton, Pierre, dit le commandant Cardignac qui savait un peu d’anglais : voilà justement qu’on vient te relever ; dis au brigadier d’ordinaire de leur faire une part de vos vivres : à la prochaine distribution, je lui revaudrai cela. Quant à moi, je vais au campement des Anglais, à deux pas d’ici, et je reviens de suite.

Quelques instants après, nos deux insulaires étaient assis autour d’un bon feu de bivouac et assistaient, avec un intérêt très marqué, à l’ébullition de la soupe et à la préparation du café.

Levés depuis minuit, les cuisiniers du peloton, après avoir construit leurs fourneaux avec quelques pierres et avoir rôdé aux environs pour trouver du bois, avaient pressé la confection de la soupe : car, prévoyant une journée longue et pénible, le commandant Cardignac avait prescrit de préparer un repas chaud, ; et fait toucher une double ration de viande dont la moitié serait emportée froide dans les sacoches.

Brocard, le cuisinier, armé d’un bâton, remuait bouillon et légumes dans les marmites de fer-blanc, pendant que son aide, à défaut de filtre, passait consciencieusement le café dans un couvre-nuque.

Les chevaux étaient restés sellés toute la nuit, car l’escadron était en poste avancé, et les hommes, gamelle en mains, attendaient la distribution. Ils regardèrent curieusement les nouveaux venus :

— Ils n’ont donc jamais vu faire une soupe ou un rata ? remarqua Brocard.

— On le dirait bien ! quels yeux ils font !

— Et quelles dents surtout : regardez-moi le plus grand : un vrai clavier de piano !… dit un des loustics de l’escadron.

— Tu peux leur tailler une bonne portion, tu sais, Brocard !

— Pourtant, dit Pierre, je leur ai vu distribuer l’autre jour des quartiers de viande énormes : leurs rations sont au moins trois fois plus fortes que les nôtres ; je parie qu’ils en ont un kilo par tête.

— Tu as raison, dit Delnoue, mais ils ne mettent pas leurs vivres en commun comme nous et ne savent pas ce que c’est qu’un ordinaire ; chez eux, chaque homme essaye de faire cuire son morceau de viande lui-même : il n’y réussit pas et est obligé de se contenter de biscuit.


Les Anglais dévoraient à belles dents.

— Pourquoi qu’ils ne se mettent pas en popote comme nous autres ? demanda un chasseur.

— Sans doute que ça ne leur va pas ; il paraît que, l’autre jour, le Maréchal avait offert à leur général, Lord Raglan, une combinaison qui aurait arrangé tout le monde : ils auraient fourni la viande et nous les cuisiniers ; ils n’ont pas voulu et ils « claquent du bec » avec des troupeaux sur pied et des provisions de toutes sortes.

Étrangers à la conversation, les Anglais dévoraient maintenant à belles dents — belles n’est pas pris ici dans son sens propre — la portion de mouton que le cuisinier avait généreusement prélevée sur l’ordinaire du peloton : puis ils firent disparaître prestement le riz et les haricots secs qui en formaient la garniture, dégustèrent, les yeux fermés, le moka odorant qu’on leur servit dans un quart de fer-blanc, puis, voyant qu’on ne leur offrait plus rien, ils se levèrent :

— Moâ, dit le lancier s’avançant vers le brigadier Delnoue, moâ, Edward Brown,… Lord Cardigan-Brigade.

— Moâ, fit le highlander, John Hicks,… Campbell-Brigade.

C’était la présentation de rigueur et tout en se disant que, puisqu’elle était obligatoire, ils auraient bien pu commencer par là, Delnoue y répondit sérieusement en présentant Pierre et le cuisinier Brocard.

Après quoi, les deux insulaires tournèrent sur les talons et partirent d’un pas automatique dans la direction de leur campement.

Le commandement de : « À cheval » jeté par le lieutenant Vautrain, coupa court aux réflexions plaisantes qui accompagnaient leur départ.


Il était cinq heures.

Dans un conseil de guerre tenu la veille, les généraux en chef des armées alliées avaient décidé que les colonnes d’attaque se mettraient en marche à sept heures et demie, précédées par la division Bosquet, laquelle prendrait deux heures d’avance.

Or, l’escadron du commandant Cardignac devait lui-même éclairer la marche de cette division : il devait donc la précéder d’une demi-heure au moins.

Il n’attendait plus pour partir que l’ordre de son commandant, lorsque ce dernier arriva de fort mauvaise humeur.

— Les bivouacs anglais ne sont pas encore levés, dit-il : la moitié de leurs soldats dort encore, ils ne seront jamais prêts.

Et de fait, à sept heures, un officier d’État-Major arriva près du général Bosquet, et, de la part du Maréchal Saint-Arnaud, lui donna l’ordre de suspendre sa marche pour attendre les Anglais.

Déjà le fait s’était produit l’avant-veille : sous prétexte que leur matériel n’était pas complètement débarqué, nos alliés avaient fait perdre un jour, sur la plage d’Old-Fort, et les Russes avaient profité de ces vingt-quatre heures pour fortifier leurs positions.

À neuf heures, l’ordre n’étant pas venu de reprendre la marche, le général Bosquet fit faire le café à sa division. Ce retard était regrettable, car le brouillard qui eût permis de s’approcher de la position ennemie sans rien lui révéler des dispositions prises pour l’attaque, allait se lever.

À dix heures, pour tromper l’attente de plus en plus fiévreuse des soldats, le général Bosquet fit faire un deuxième café.

À onze heures, l’impatience devint générale, et, dans tous les régiments, ce fut un tollé contre ces alliés, grands mangeurs, grands buveurs et surtout grands dormeurs, qui allaient, par leur lenteur, compromettre le succès de la bataille.

Maintenant en effet on voyait distinctement, à quatre kilomètres, les lignes sombres des Russes bordant les crêtes, et eux, de leur côté, pouvaient discerner la disposition en losange, prise par l’armée française pour les aborder.

Quelques officiers faisaient en outre observer qu’on ne commence pas une bataille à midi quand on veut obtenir un succès décisif, parce que la nuit peut arriver avant que le résultat soit atteint. Et pourtant on ne pouvait pas livrer la bataille sans les Anglais qui formaient la gauche de la ligne.

À onze heures et demie, le Maréchal Saint-Arnaud, impatienté, énervé et déjà atteint de la grave maladie qui allait l’emporter quelques jours après, se dirigea vers les zouaves du colonel Cler qui marchaient en tête de la colonne Bosquet.

— Vous trouvez le temps long, n’est-ce pas, mes enfants ? leur dit-il.

— Pour sûr, mon général.

— Eh bien, prenez un café en attendant.

— Nous sortons d’en prendre pour la deuxième fois, répondirent-ils.

— Pour la deuxième fois ?

— Oui, mon général, ça fait même la troisième avec celui de ce matin.

— Bon, alors je vous paierai la goutte quand nous serons là-haut.

C’est de cette phrase, prononcée le 29 septembre 1854, que vient le célèbre refrain :

Il y a la goutte à boire là-haut !
Il y a la goutte à boire !…

Car les zouaves, en se lançant à l’assaut, adaptèrent, à l’air entraînant de la charge, les paroles du Maréchal, et je ne suis pas fâché, mes enfants, de vous faire connaître l’origine de ce refrain, parce qu’elle est fort peu connue. Ce ne sont pas les soldats, vous le voyez, qui ont inventé ces paroles, manifestant le désir d’avoir « la goutte » après l’assaut ; c’est un Maréchal de France qui, dans une boutade humoristique, la leur avait promise.

Enfin à midi, les Anglais ayant abattu leurs tentes, mangé, et attelé leurs canons, se mirent en mouvement avec une sage lenteur. Les zouaves rompirent les faisceaux, et les chasseurs d’Afrique, qui marchaient en tête de la brigade d’Autemarre, sautèrent en selle.

Les quatre divisions françaises s’ébranlèrent à la fois.

Mais Henri Cardignac venait d’éprouver un gros crève-cœur : au moment de partir, le Maréchal lui avait fait demander la moitié de son escadron pour lui servir d’escorte.

Bien heureux encore de ne pas avoir été désigné nominativement pour commander cette escorte, notre ami garda avec lui les pelotons dés lieutenants de Sauterotte et Vautrain, et envoya les deux autres à l’état-major du général en chef.

Avec un escadron entier dans la main, il avait espéré pouvoir jouer un rôle intéressant en un point quelconque du champ de bataille, et cela d’autant mieux qu’il représentait à lui seul la cavalerie de l’armée française ; car, il vous en souvient, mes enfants, le manque de moyens de transport avait empêché d’embarquer d’autres escadrons.

Réduit maintenant à soixante hommes, que pouvait espérer faire Henri Cardignac ?

Il disposa l’un de ses pelotons en éclaireurs, garda l’autre dans la main et arriva ainsi à quelque distance de l’Alma.

À son grand étonnement, il n’avait pas rencontré un seul ennemi.

Comment les Russes avaient-ils pu laisser ainsi dégarnir la gauche de leur ligne de bataille ?

Deux raisons majeures répondaient à cette question :

D’abord, de nombreux vaisseaux de guerre, armés de canons puissants, flanquaient la droite de l’armée française et auraient rendu les alentours du rivage intenables pour les Russes. Ensuite, les escarpements de l’autre côté de la rivière étaient infranchissables.

Du moins, ils paraissaient tels.

Une véritable muraille semblait se dresser sur la rive gauche de l’Alma, et la bordait jusqu’à son embouchure pour se prolonger au nord, le long du rivage, par une falaise à pic. Elle était crevassée de quelques ravins et piquée de maigres arbrisseaux.

Pierre et Delnoue, éclaireurs de droite, étaient arrivés au bord de la rivière, et le premier, éperonnant son cheval, le lança résolument dans l’Alma.

Mais il avait mal choisi son endroit, car à peine eut-il fait quelques mètres que l’eau, devenant profonde, le cheval perdit pied, et il se serait infailliblement noyé sous le poids du lourd harnachement qui l’empêchait de nager, si son cavalier n’avait sauté à l’eau. Déjà Delnoue en avait fait autant, et, tendant la main à son ami, l’aidait à regagner le bord avec sa monture.

— Vous êtes des imprudents, les enfants, leur cria le lieutenant Vautrain qui arrivait : il faut toujours sonder une rivière avant d’essayer de passer… voyez plutôt.

Et il leur montra les éclaireurs du 2e zouaves qui, un peu plus haut, s’aidaient de branches de saule pour connaître la profondeur de l’eau. Quelques-uns laissaient leurs sacs et leurs cartouches sur le bord et, soutenant leurs, fusils d’une main au-dessus de leurs têtes, se mettaient à la nage, prenaient pied au milieu du courant et indiquaient à leurs camarades la direction à suivre.

Quelques instants après, les premiers de ces hardis éclaireurs abordaient sur l’autre rive ; puis, un gué ayant été trouvé à une centaine de mètres en amont, des sections, des compagnies, des bataillons entiers se mirent à passer.

Déjà le peloton du lieutenant Vautrain était arrivé au pied de la pente… Elle n’avait plus son aspect de muraille, mais sa raideur ne la rendait pas moins infranchissable sur le point où les cavaliers venaient d’aborder.

— Allons, mes amis, dit le jeune officier, ne laissons pas aux fantassins l’honneur d’arriver là-haut avant nous : là où une chèvre passe, un chasseur d’Afrique doit passer.

Le peloton s’essaima, à la recherche d’une anfractuosité praticable.

Mais déjà, furetant et bondissant à travers les roseaux et les buissons, les zouaves l’avaient trouvée.

C’était une espèce de grimpette en lacets, qu’avaient dû suivre, car on voyait la trace des roues, les arabas[1] tatars. En un clin d’œil, elle fut envahie par les pantalons rouges, et des cris s’élevèrent :

— L’artillerie peut passer !… par ici !… c’est assez large… nous la porterons !…

L’artillerie de la division Bosquet était en effet parvenue sur l’autre bord ; mais, ne sachant si elle trouverait un passage pour escalader le plateau, son chef hésitait à lui faire franchir le gué.

Cependant toute une bande de tirailleurs du 2e zouaves apparaissait en haut de l’escarpement : la plupart, dédaigneux du sentier tracé, s’étaient aidés des saillies du roc et des racines de bouleau ; puis, sans autres ordres, et avec cet amour instinctif du combat individuel qui distingue le soldat français de celui des autres nations, ils s’étaient jetés en avant, en enfants perdus, pour gagner du terrain et donner du champ aux camarades qui allaient suivre.

Comme le prince Mentchikoff avait jugé cette escalade impossible, il n’avait mis de ce côté — et, encore fort en arrière des pentes — qu’un seul bataillon, et grande fut la surprise de ce bataillon, lorsque les zouaves du colonel Bourbaki ouvrirent sur lui un feu des mieux ajustés.

À son tour, le général Bosquet était arrivé au bord de l’Alma.

Le commandant Cardignac apparut sur la rive opposée, lança son cheval dans la rivière, arriva près du général.

— Est-il vrai qu’il y ait un passage praticable pour l’artillerie, commandant ?

— Oui, mon général ; en s’attelant aux pièces, je crois l’escalade possible.


Les zouaves s’attelèrent à la pièce, poussant aux roues.

— Où sont vos chasseurs ?

— En haut, mon général.

— Alors je vais faire passer l’artillerie : si elle peut vous rejoindre, vous lui servirez de soutien.

— Commandant Barrai, poursuivit-il, en s’adressant au chef d’escadron qui commandait l’artillerie, faites d’abord passer une pièce : si elle arrive, les autres suivront.

Et ce fut un spectacle extraordinaire que celui dont furent témoins les acteurs de la lutte sur ce point du champ de bataille.

Les artilleurs descendirent des coffres de l’avant-train : la pièce passa le gué, puis à travers la broussaille et les pierres, guidés par le commandant Cardignac qui leur montrait l’origine du sentier, les conducteurs lancèrent leurs chevaux à plein collier, sur cette pente abrupte.

Mais lorsqu’ils eurent franchi les cent premiers mètres de la rude montée, les attelages durent s’arrêter, ramenés en arrière par le poids du canon.

Ce fut alors que les zouaves s’attelèrent à la pièce ; poussant aux roues, s’arc-boutant de l’épaule au coffre de l’avant-train et aux flasques de l’affût, ils la soulevèrent, la hissèrent, et la firent parvenir d’une poussée irrésistible jusqu’au sommet du plateau.

Aussitôt l’avant-train fut séparé de la pièce et cette dernière, mise en batterie, fut pointée sur les Russes, qui n’en purent croire leurs oreilles en entendant, de ce côté, la détonation du canon.

Pendant ce temps, les tirailleurs du 2e zouaves, gagnant encore du terrain, engageaient, avec leurs carabines rayées, un feu dont la portée déconcertait l’ennemi.

Car, si les canons n’étaient pas encore rayés en 1854, les armes portatives l’étaient déjà, et les zouaves, ainsi que les chasseurs à pied, en étaient munis.

Parmi les Anglais, les corps pourvus de cette arme perfectionnée, qui eut une grande part dans le gain de la bataille, s’appelaient des régiments de Riflemen.

Un hurrah de triomphe accueillit de l’autre bord l’apparition du premier canon sur le plateau, et aussitôt le reste des batteries se hâta vers le même chemin. En arrivant au pied des pentes, elles furent entourées d’une grappe humaine, et, le prodige se renouvelant pour chacune d’elles, douze pièces tonnèrent bientôt sur le plateau.

Quand on vint prévenir le général Kiriakoff qui commandait la gauche de l’armée russe, que les Français allaient le déborder de ce côté, il ne voulut pas croire l’aide de camp qui lui en apportait la nouvelle.

— Impossible ! dit-il, on ne peut grimper par là ! Il fallut bien qu’il se rendît à l’évidence en voyant revenir, décimé, l’unique bataillon posté à son extrême gauche.

Et comme il lui était impossible de dégarnir le bord de la terrasse, menacé directement par les divisions déployées dans la plaine, il demanda au prince Mentchikoff les secours de la réserve.

Bientôt des masses épaisses de Russes s’avancèrent contre la division Bosquet.

Or, vous le comprenez, mes enfants, cette division n’avait plus le droit de reculer, car il n’y avait plus pour elle de retraite possible : précipitée de la falaise dans la mer, culbutée de pointe en pointe sur les escarpements qu’elle venait de franchir, elle eût été brisée, anéantie, et sa perte eût influé certainement sur l’issue de la bataille.

— N’oubliez pas, monsieur le Maréchal, avait dit le général Bosquet avant de monter lui-même sur le plateau, que je ne puis me faire écraser plus de deux heures !

Cependant quarante-huit bouches à feu russes tonnaient contre les douze pièces de l’héroïque division.

Soudain, sur le flanc de l’artillerie ennemie, une troupe de cavalerie apparut, et on vit distinctement se former en bataille, pour charger, quatre escadrons de hussards et deux sotnias de cosaques.

Le commandant Cardignac les aperçut le premier et fronça le sourcil : il n’avait que soixante sabres à opposer à ces huit cents lances !

Et derrière lui c’était le vide, la falaise tombant à pic ; car, pour remplir son rôle de soutien d’artillerie, il avait dû appuyer à droite et tournait le dos à la mer.

Au loin dans la plaine, les bataillons des divisions Canrobert, Forey et prince Napoléon apparaissaient comme de petits carrés rouges et noirs ; mais, malgré la rapidité réelle de leur marche, ils semblaient progresser bien lentement.

Jamais ils n’arriveraient à temps !

Le général Bosquet parcourut au galop le front des troupes.

— Du courage, mes enfants, cria-t-il ; il faut vaincre ou périr ici !

— On en aura, mon général ! répondirent les zouaves.

Soudain, il poussa son cheval vers les turcos.

Pour ces fils du désert, une canonnade aussi épouvantable était une épreuve toute nouvelle.

Familiarisés avec les balles, ils ne l’étaient pas avec les lourdes sphères de fonte qui passaient en ronflant, et, pliant les épaules, ils saluaient, suivant le terme expressif du soldat.

— Eh quoi, leur cria le général, en les interpellant dans leur langue : la balle frappe-t-elle moins que le boulet ?

Bessah ! (c’est vrai) répondirent-ils en se redressant ; et désormais les têtes ne s’inclinèrent plus.

Maintenant les escadrons russes, heureusement très lents à manœuvrer, avaient fini leur déploiement.

Hussards et cosaques n’étaient plus qu’à huit cents mètres. Les sabres étincelaient au soleil ; mais ce qui impressionnait le plus les chasseurs d’Afrique, c’était l’aspect des deux sotnias de cosaques qui venaient de se ranger en bataille, à gauche de la ligne.

Les cosaques… La lugubre campagne de Russie et surtout les deux invasions de 1814 et 1815, les avaient fait connaître en France, et ils avaient laissé la réputation de demi-sauvages, couverts de peaux de bêtes, coiffés de hauts bonnets de fourrure et galopant, infatigables, au milieu des ruines et des incendies.

Mais ce qui troublait surtout nos cavaliers, c’était la vue de leurs longues lances qui allaient s’abaisser lorsque leurs chevaux prendraient le galop de charge.

Que faire avec un sabre de quatre-vingts centimètres, contre une arme de trois mètres de long ? Les chevaux allaient être abattus et les cavaliers traversés par le terrible fer, avant d’avoir pu porter un seul coup. C’est d’ailleurs l’invincible puissance de cette constatation qui a fait rétablir la lance dans nos régiments de dragons, il y a quelques années, mes enfants, et cela malgré les difficultés reconnues que présente le maniement de cette arme.

À cette heure tragique, le commandant Cardignac appela à lui tout son sang-froid.

Il tira son sabre, et s’obligeant à montrer à ses hommes un visage calme, il se tourna vers ses chasseurs.

— Mes enfants, leur dit-il, une cavalerie qui en attend une autre de pied ferme est une cavalerie perdue. Nous allons donc charger, nous aussi ; mais nous obliquerons de suite à droite, d’abord pour éviter le choc, ensuite pour nous rabattre sur le flanc des cosaques… Est-ce compris ? Donc

La charge russe était partie.
direction sur moi : si je tombe, c’est à vous, de Sauterotte, qu’appartient le commandement… Nous sommes la seule cavalerie de l’armée et… l’armée nous regarde !

Nul ne répondit : tous avaient les yeux fixés sur la ligne russe qui s’ébranlait.

Mais plus d’un se signa, sentant venu son dernier jour.

Pierre et Delnoue étaient botte à botte. Quand le commandant eut fini de parler, ils se regardèrent et se comprirent.

Ils avaient quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent de ne se revoir ni l’un ni l’autre.

— Pierre, dit le brigadier à voix basse… dis-moi encore une fois que tu me pardonnes !

— De tout mon cœur, va… n’y pense plus !

— Merci !

Ils échangèrent un serrement de mains et ajustèrent autour de leurs poignets la dragonne de cuir, qui permet au cavalier de ne pas perdre son sabre, s’il est contraint de le lâcher à la suite d’un choc violent.

Sachez d’ailleurs, mes enfants, que la dragonne est, dans l’armée, l’insigne des combattants : les non-combattants ne la portent pas, ou du moins n’y ont pas droit.

La charge russe était partie : successivement les lignes de lances s’abaissèrent et les cavaliers slaves se penchèrent sur l’encolure de leurs chevaux.

À gauche, l’artillerie française commença le tir à mitraille, et un bataillon de la brigade de Lourmel, qui venait de prendre pied sur le plateau, se mit à tirer.

Le commandant Cardignac chaussa ses étriers, leva son sabre : et d’une voix forte :

— Pour charger !… En avant ! commanda-t-il.

Et, de la pointe de son arme, montrant la direction, il se lança obliquement sur l’aile gauche de la ligne ennemie.

Le parti qu’il avait choisi était le seul possible ; mais la disproportion des forces était trop considérable, et si la charge ennemie n’était pas brisée avant la rencontre, c’était à la mort que couraient les chasseurs d’Afrique.

Or, brisée, la charge russe allait l’être, et par une intervention à laquelle nul ne songeait plus.

Les escadrons ennemis n’étaient plus qu’à quatre cents mètres, lorsqu’une véritable trombe de fer, des bombes de vingt-deux centimètres, des obus de douze, éclatèrent au milieu des rangs, broyant montures et cavaliers ; des chevaux se cabrèrent et firent demi-tour, des vides se creusèrent, la muraille vivante se rompit en dix endroits, et une deuxième avalanche de projectiles, arrivant au milieu des cosaques, en jeta la moitié par terre.

Tels étaient l’imprévu et la justesse de cette canonnade, que la ligne entière se disloqua ; les cavaliers débandés s’enfuirent dans toutes les directions ; quelques-uns affolés, poursuivant la charge quand même, arrivèrent sur la falaise, et firent dans le vide un saut prodigieux.

D’où était venu le salut ?

Vous l’avez déjà deviné, mes enfants : il venait des vaisseaux : nos marins apportaient à leurs frères de l’armée de terre, en une circonstance critique entre toutes, leur appui aussi efficace que décisif.

Les flottes alliées avaient marché en effet à hauteur de l’armée, et maintenant la débordaient. La profondeur de la mer, sur cette partie du rivage de la Crimée, leur avait permis de se rapprocher à huit cents mètres de terre. Sur l’ordre de l’amiral Hamelin, la Ville de Paris, le Primauguet, le Caradoc et l’Agamemnon avaient ouvert un feu d’une précision terrible, pendant que des bâtiments légers à vapeur, tels que le Roland, le Cacique, le Lavoisier et le Canada, descendus plus au sud, prenaient maintenant les troupes russes d’enfilade.

Cependant les chasseurs d’Afrique galopaient toujours, les deux pelotons bien unis, les deux lieutenants en tête, le commandant Cardignac en avant d’eux ; car, malgré leur petit nombre, ils avaient maintenant une mission tout indiquée, celle de tomber sur les escadrons décimés, qui allaient devenir pour eux une véritable proie.

Il arrive souvent qu’à la guerre, et en particulier dans les luttes de cavalerie contre cavalerie, le choc d’une faible unité, d’un simple escadron contre toute une brigade, d’un peloton contre tout un régiment, parvient à désunir une charge, si ce choc se produit opportunément sur le flanc ou sur les derrières de la troupe assaillante.

Aussi l’apparition des deux pelotons de Henri Cardignac sur le flanc des cosaques en désordre, acheva-t-elle l’œuvre des canons, et, comme un vol d’oiseaux effarouchés, les sauvages cavaliers tournèrent bride.

Le commandant se dressa sur ses étriers, brandit son sabre et éperonna son cheval.

— Par ici, les enfants !

Et la petite troupe, bondissant sur ses traces, pénétra comme un coin dans la troupe des fuyards et se mit à sabrer.

Bientôt dans cette poursuite ardente, les rangs des chasseurs d’Afrique se désunirent à leur tour : chaque cavalier, se choisissant un adversaire,


Son sabre disparut dans la poitrine du porte-étendard.

fonça sur lui, et le choc en muraille fut remplacé par une série de combats

individuels.

Cependant Pierre, dont la préoccupation avait été jusqu’à présent de ne pas perdre de vue le commandant Cardignac, pour le secourir en cas de danger, venait d’aviser un officier de hussards russe, portant en travers de sa selle une espèce de large écharpe de soie jaune, qu’il semblait chercher à dissimuler.

— Delnoue ! s’écria-t-il, en le lui montrant du sabre, leur étendard !… voilà leur étendard !… À nous deux !

Et éperonnant leurs chevaux, ils bondirent sur le porteur de l’emblème sacré.

L’officier ennemi, se sentant pressé, obliqua vers la gauche, et, pendant quelques minutes, la poursuite continua, ardente, sans que, poursuivants et poursuivis, s’aperçussent qu’ils s’éloignaient du champ de bataille.

Tout à coup le cheval de l’officier russe butta dans le tronc d’un sapin, qu’un boulet perdu avait jeté bas, et s’abattit avec son cavalier. Déjà, Delnoue était sur lui :

— Rends-toi, lui cria-t-il en essayant de lui arracher l’étendard, sur le fond jaune duquel on distinguait un aigle noir à deux têtes.

Mais le Russe, un vieil officier à la moustache grise et hérissée, au regard noir, à la poitrine constellée de médailles, avait déjà vidé les étriers et se retrouvait debout.

Prompt comme l’éclair, il saisit un pistolet dans l’une des fontes de sa selle.

— Rends-toi, cria à son tour Pierre Bertigny ; car l’un et l’autre, Pierre surtout, qui arrivait par derrière, hésitaient à frapper ce vétéran à la mine hautaine, désarçonné et presque à leur merci.

Et puis quelle gloire, si, en rapportant l’étendard, ils ramenaient prisonnier l’officier d’élite qui le portait !

À cette deuxième sommation, le Russe se retourna ; il vit Pierre, le sabre haut, et l’ajusta ; mais d’un revers de main, Delnoue détourna son bras.

Une détonation retentit et ce fut lui qui reçut le coup destiné à son ami. Frappé en pleine poitrine, il oscilla sur sa selle, étendit les bras et roula sur le sol.

Pierre poussa un cri de douleur et de rage :

— Tiens ! dit-il au Russe.

Et son sabre disparut jusqu’à la garde dans la poitrine du porte-étendard, qui s’abattit lourdement sans lâcher son précieux trophée.

Pierre sauta à bas de son cheval et courut vers son ami.

— Tu es blessé ? demanda-t-il.

— Oui… oui… la balle est entrée là… fit Delnoue avec effort en montrant son poumon gauche… j’étouffe… j’étouffe… ne t’occupe plus de moi… Le drapeau… va le prendre !…

Pierre était bouleversé !

— Delnoue, mon pauvre Delnoue, ce n’est pas grave, j’espère bien !… Où trouver un chirurgien ? mon Dieu !

— Le drapeau !… va au drapeau, répéta convulsivement le blessé… montre-le-moi !

Tenant son cheval par la bride, Pierre revint vers l’officier russe qui ne remuait plus, dégagea non sans peine la hampe de l’étendard de ses doigts crispés et, quand il le tint déployé, éprouva une grande émotion.

— Un drapeau !… il avait pris un drapeau ennemi !

Ce fait d’armes si rare, entrevu par le soldat de carrière dans les rêves de gloire les plus ambitieux, il venait de le réaliser.

Autour d’eux le combat avait cessé ; mais, sur leur gauche, le canon tonnait avec une intensité croissante : il était trois heures : la bataille battait son plein ; le plateau était couvert d’une fumée basse et épaisse que traversaient de temps en temps des silhouettes à cheval ou les lignes sombres de l’infanterie. De minute en minute, passait au-dessus de leur tête, le hululement d’un obus de marine. Les vaisseaux maintenant allongeaient leur tir.

— Tiens, c’est toi qui l’as pris, c’est à toi qu’il appartient, dit Pierre en mettant la soie entre les mains du mourant : du coup on va te renommer adjudant !…

Un pâle sourire passa sur les lèvres de l’ancien Fléchois.

— Non, fit-il, cette fois presque à voix basse ; il est à toi… bien à toi… Et le galon que je t’ai fait perdre… tu sais… Bertigny… on va te le rendre… Oh ! j’étouffe, je…

— Delnoue, mon ami, mon frère, qu’as-tu ? fit Pierre angoissé.

Un dernier mot sortit des lèvres du blessé :


Pierre ouvrit les yeux et vit, penchée sur lui, une tête sauvage.

— Adieu !… Pierre !… pardon !

Une écume sanglante lui monta aux lèvres et sa tête se renversa.

Delnoue était mort.

Pierre poussa un cri déchirant.

C’était le premier mort qu’il voyait sur un champ de bataille, et ce mort était son ami, celui auquel l’attachait une affection quasi fraternelle, depuis les terribles souvenirs du Conseil de guerre.

Soudain il pensa à son trophée.

— Si un retour offensif des Russes allait le lui reprendre ! — il était impossible de rester là plus longtemps… La bataille finie, il reviendrait…

Il se pencha et embrassa pieusement son ami sur le front : puis il remit son sabre au fourreau, sauta en selle avec son précieux fardeau et se trouva alors très embarrassé sur la direction à suivre pour rejoindre les lignes françaises sans tomber au milieu des Russes.

Il n’hésita d’ailleurs pas longtemps, il se dirigea vers la mer et prit le trot.

Soudain, des sabots de chevaux lancés au galop martelèrent le sol derrière lui, et des cavaliers, surgissant d’un pli de terrain qu’il n’avait pas remarqué, passèrent à toute vitesse. Il reconnut des chasseurs d’Afrique, et aiguillonna instinctivement son cheval fatigué, pour prendre la même allure qu’eux ; mais au même moment la terre trembla, des cris sauvages retentirent, et plusieurs centaines de cosaques, lancés en fourrageurs, apparurent au milieu de la poussière, la lance en arrêt.

Il était trop tard : Pierre était gagné de vitesse ; un choc, puis un bond désordonné que fit son cheval lui apprirent que sa monture venait d’être frappée d’un coup de lance. Le pauvre animal fit encore une centaine de mètres, puis s’abattit ; et au même moment, notre ami, roulant à terre, reçut un violent coup de sabre sur la tête.

Étourdi, aveuglé par le sang, Pierre sentit qu’on lui arrachait l’étendard sur lequel il était tombé : mais il se cramponna à son trophée, saisit l’étoffe avec ses dents, noua désespérément ses doigts autour de la hampe.

Il ferait comme le vieil officier russe : ce drapeau dont la conquête lui avait coûté si cher, on ne le lui reprendrait qu’avec la vie !

Il ouvrit les yeux et vit, penchée sur lui, une tête sauvage, encadrée de cheveux roux et hirsutes, et éclairée de deux grands yeux, luisants comme ceux des loups : au même moment, un coup violent l’atteignit, cette fois, en pleine poitrine et il sentit que le cosaque lui arrachait l’étendard dont un lambeau lui resta entre les dents.

Sa tête tourna, mais il fit un violent effort pour ne pas défaillir et se redressa sur les deux genoux.

Le cosaque s’enfuyait à toute vitesse, emportant le drapeau.

Il me l’a pris !… il me l’a pris ! murmura-t-il haletant, à demi suffoqué du coup qui lui avait fait lâcher prise.

Et des larmes de rage lui montèrent aux yeux.

Puis il se tâta : le taconnet[2] avait, par bonheur, amorti le coup de sabre qui devait lui fendre la tête : mais par sa forme même, il avait dirigé ce coup sur une oreille, dont la partie supérieure était coupée net ; de cette blessure, relativement légère, avait jailli le sang dont Pierre avait été aveuglé. Quant au coup reçu en pleine poitrine, il avait été appliqué fort heureusement avec le bois et non avec le fer de la lance ; le cosaque, pressé de faire lâcher prise à notre ami, n’ayant pas pris le temps de retourner son arme de bout en bout.

Pierre était donc sain et sauf, mais profondément mortifié et furieux contre lui-même, car jamais il ne retrouverait semblable occasion. De son trophée, qui eût été le seul de la bataille de l’Alma, car les Russes ne laissèrent entre les mains des alliés que quelques canons démontés, il ne lui restait que le lambeau de soie arraché avec ses dents et qu’il cacha soigneusement dans la poche intérieure de sa veste.

Il essaya de remettre son cheval sur pied ; mais le pauvre animal, grièvement blessé, retomba en le regardant d’un air morne, et, pour lui éviter de trop longues souffrances, Pierre lui tira un coup de pistolet à bout portant.

Les escadrons russes avaient disparu dans la direction du sud : la bataille semblait diminuer d’intensité au centre : par contre elle battait son plein vers la droite, où les Russes du régiment de Wladimir venaient de se jeter à corps perdu sur les Anglais, et de les expulser de la redoute de « la Grande Montagne ».

Pierre essaya de marcher : il était courbaturé comme s’il eût reçu cinquante coups de bâton ; il dut s’arrêter au bout de quelques centaines de mètres : un canon culbuté, des caissons éventrés, des chevaux morts s’offrirent à sa vue ; une lutte acharnée d’artillerie avait eu lieu à cet endroit.

Il s’assit sur un affût, découragé, se demandant comment il rallierait son escadron, lorsque, à quelque distance, il aperçut un cheval sans maître.

En s’approchant, il reconnut que, si le cheval était sans cavalier, c’est que ce dernier, étendu à terre avec une jambe brisée, n’avait pu se remettre en selle. C’était un sous-officier d’artillerie russe, d’un grade correspondant à celui d’adjudant. Il était vieux et grisonnant, comme d’ailleurs beaucoup de sous-officiers de l’armée russe, qui obtiennent l’autorisation de servir jusqu’à cinquante ans et qui peuvent, même après cet âge, reprendre du service en cas de guerre.

Le blessé avait passé les rênes autour de son bras pour maintenir son cheval à ses côtés et attendait du secours.

Pierre était bien incapable de lui en apporter, et d’ailleurs, la bataille n’étant pas finie, il ne vit dans cette rencontre que le moyen de se procurer une monture et de rejoindre son escadron.

L’animal, un grand cheval de Volhynie, était de belle race et le tenta de suite.

— À la guerre comme à la guerre, se dit-il ; et la réflexion était bien de circonstance.

Il s’avança donc pour prendre le cheval et fut très étonné lorsque le Russe, prévenant son désir, lui tendit les rênes.

Son étonnement redoubla lorsqu’il fut en selle, car le Russe lui fit de la main un signe d’adieu.

— Si tous nos ennemis étaient de ce calibre-là, se dit-il, en mettant au galop sa nouvelle monture, la paix serait bientôt faite.

Il eut un instant l’idée de revenir vers le blessé et de pénétrer le mystère de cette sympathie inattendue ; mais sa position était périlleuse, car il était toujours sur les derrières de l’armée russe ; la bataille n’était pas terminée, au contraire, la fusillade semblait reprendre au centre, où les divisions Canrobert et Forey entraient en ligne, et Pierre poursuivit sa course.

En débouchant du pli de terrain où s’était passée cette scène, il revit la mer ; il n’y avait plus trace de cavalerie ennemie entre le rivage et lui ; un peu plus loin, il reconnut au grand nombre de cadavres qui jonchaient le sol, le point où la charge russe avait été brisée par les projectiles de la flotte ; puis, au revers d’une crête, il aperçut trois carrés rouges en mouvement.

Du rouge, c’étaient les nôtres !

Sur leur droite, il distingua un groupe de cavaliers bleus ; du bleu, c’étaient les chasseurs d’Afrique !

Lorsqu’il fut tout près, un cri de joie lui échappa :

Le Russe lui tendit les rênes.

— Mon commandant !

Le commandant Cardignac était là en effet, les sourcils froncés, la jumelle à la main, et près de lui, le lieutenant de Sauterotte, la main sur la visière, interrogeait l’horizon.

Derrière eux se tenaient huit chasseurs et un trompette à cheval, et, sur le côté, deux hommes à pied, revenus démontés de la terrible charge.

Était-ce là tout ce qui restait du brave détachement qui était parti de ce point, une heure auparavant ?

Car Pierre reconnaissait maintenant les lieux : pour faciliter le ralliement, Henri Cardignac était revenu occuper le poste qui lui avait été assigné au début de la bataille.

La physionomie du commandant s’éclaira en reconnaissant son protégé.

— C’est toi, Pierre !… Tu es blessé, mon enfant ?

— Pas sérieusement, mon commandant… mais si vous saviez…

Et, en quelques mots, il lui raconta la mort de Delnoue… la prise, puis… la perte de l’étendard russe.

Mais la préoccupation de Henri Cardignac était ailleurs.

— Et les autres ?… demanda-t-il, les autres ? as-tu revu des camarades ?… ils auraient déjà dû rallier.

Sur un signe négatif de Bertigny, le commandant Cardignac se tourna vers le lieutenant de Sauterotte :

— Voyons, fit-il, il n’est pas possible que l’escadron ait été décimé de la sorte ; j’ai traversé cette charge sans trop de difficultés, et, quand elle a repris l’offensive, elle est tombée sous les feux des zouaves de là-bas ; ils n’ont donc pu nous tuer autant de monde. Au retour, j’ai été entouré et j’ai failli être pris… j’ai réussi à me dégager, mais alors je n’ai plus vu personne… Ce plateau, qui a l’air uni comme la main, a des replis où on dissimulerait des brigades entières… Voyons, Sauterotte, où avez-vous perdu de vue Vautrain ?

— Tout au commencement, mon commandant ; quand nous sommes entrés dans cette épaisse fumée, il a dû obliquer à droite ; j’ai bien peur qu’il ne soit resté sur le terrain avec la plupart de nos hommes ; car moi-même, si je n’avais pas été aussi bien monté, je ne serais pas ici… La poursuite a été rude… quand ils sont revenus sur nous… D’ailleurs, voyez les cavaliers que j’ai ramenés avec moi… ce sont les mieux montés… Voilà Fleur-des-Champs, Trotte-Sec qui a un coup de lance au garrot, Fine-Champagne…

Henri Cardignac l’interrompit.

— Les hommes savaient pourtant bien que le ralliement était ici en cas de dispersion imprévue.

— Oui, mon commandant, nous le leur avions répété plusieurs fois : ralliement aux officiers de peloton d’abord, et pour les égarés, ralliement à la droite des batteries…

Henri Cardignac se tut ; son cœur saignait à la pensée du désastre qui s’abattait sur son escadron ; mais le merveilleux tableau qu’offrait cette fin de bataille détourna un instant son attention.

Un tourbillon de chevaux et de voitures venait d’arriver près d’eux ; l’artillerie à cheval, conduite par le général Thiry lui-même, se mit en batterie et donna de ses vingt-quatre pièces ; le vent monta, venant de la mer, ramassa les lourds nuages de fumée, les roula comme une sorte de toile de théâtre et le décor de l’assaut final apparut tout entier.

Ah ! le beau, le réconfortant spectacle !

La division Bosquet, suivie des turcos et des trois autres divisions françaises, de front, s’avançait maintenant d’une poussée irrésistible vers la Tour du Télégraphe. Les musiques jouaient, les tambours battaient, et les baïonnettes étincelaient au soleil.

Les régiments de Moscou et de Minsk faisaient une résistance désespérée ; mitraillés de toutes parts, ils refusaient de céder le terrain ; tous leurs officiers, sauf quelques-uns, étaient hors de combat et c’est dans cette dernière phase de la bataille que se place l’anecdote racontée par le général Bosquet lui-même :

« Je vis, dit-il, un grand officier russe qui, avec une énergie surprenante, ramenait ses hommes au combat ; dix fois, il les entraîna derrière lui, leur parlant, les objurgant, offrant sa poitrine aux balles… Il fut touché, tomba sur les genoux et continua de commander… Ah ! le brave officier ! « le brave homme !… j’aurais voulu l’embrasser ! »

Le courage des Russes est légendaire, mais dans cette journée, il avait été au-dessus de tout éloge ! à notre gauche, ils avaient bousculé une deuxième fois les Anglais, et nos alliés avaient dû dégringoler en toute hâte, sous leurs farouches hurrahs, les pentes qui descendaient à l’Alma. Sans la réserve d’artillerie française qui vint prendre les Russes d’enfilade, il n’est pas certain qu’ils eussent pu les remonter.

Mais la tactique des Russes était surannée : elle n’était pas à la hauteur des progrès de l’armement qui déjà exigeait le combat en ordre dispersé.

C’était celle que Souvarof, l’adversaire de Lecourbe, avait léguée à Kutusof, qui fut — avec le froid — le vainqueur de Napoléon.

Ils ne connaissaient que le combat par masse, et les formations invariables où chaque soldat tient sa place, encastré dans le rang ; leurs mouvements étaient lourds, et, ce jour-là surtout, ils avaient voulu appliquer de nouvelles prescriptions de manœuvres, ordonnées par l’empereur Nicolas.

Or, ce n’est pas sur les champs de bataille qu’on fait ces expériences-là et il n’en était résulté que confusion dans leurs lignes.

La victoire eût été bien plus complète encore si les Anglais eussent été prêts à l’heure fixée ; mais, comme l’écrivit le Maréchal de Saint-Arnaud à l’Empereur, les Anglais avaient marché pendant que les Français couraient.

Après un dernier engagement autour de la Tour du Télégraphe, l’armée russe se mit en retraite dans la direction de Sébastopol. Il était quatre heures.

— Ah ! si j’avais ma cavalerie ! s’écria le Maréchal, en les voyant disparaître.

Et jamais exclamation ne fut plus justifiée.

Car la cavalerie, qui a éclairé l’armée avant la bataille, est par excellence l’arme qui termine cette bataille, en exécutant la poursuite.

On a vu dans des retraites, celle des Prussiens après Iéna par exemple, des bataillons entiers découragés, fatigués, mettre bas les armes devant quelques cavaliers.

Cette réflexion du Maréchal, le commandant Cardignac la faisait de son côté, et il allait quitter son emplacement pour rejoindre, avec les débris de sa petite troupe, les deux pelotons intacts qu’il avait laissés à l’escorte du général en chef, lorsqu’un groupe de cavaliers déboucha au trot derrière les bataillons de la division turque.

— Les voilà !… les voilà ! crièrent les hommes.

C’étaient en effet des chasseurs d’Afrique, et Henri Cardignac s’imagina tout d’abord que le Maréchal lui envoyait le restant de son escadron pour tenter un commencement de poursuite.

Mais quand la petite troupe fut proche, il reconnut à sa tête le petit lieutenant Vautrain.

Derrière lui trottaient trente à trente-cinq cavaliers, alignés comme à la manœuvre.

La joie de Henri Cardignac fut telle, que s’il ne se fût pas retenu, il eût embrassé le lieutenant ; mais il convenait d’attendre d’abord ses explications.

— Je n’ai pu rallier plus tôt, mon commandant, dit le jeune officier, en saluant le sabre haut. Nous étions au diable… Mon brigadier prétendait que vous étiez tombé au début de la charge et nous vous avions complètement perdu de vue. J’ai été pourchassé par des cosaques pendant plusieurs kilomètres, et, après avoir rallié mes hommes une deuxième fois, j’ai dû faire un long détour pour revenir.

— Compris, mon cher Vautrain ; j’étais, et nous étions tous, je vous l’avoue, rudement inquiets. Vous voilà, tout est oublié… Mais, dites-moi, on dirait que votre peloton a augmenté en route ?

Oui, je crois que quelques hommes de Sauterotte n’ont pu le retrouver et se sont ralliés à moi.

Un sourire erra sur les lèvres du commandant Cardignac.

— Faites l’appel, ordonna-t-il.

Et l’on vit plus de la moitié des chasseurs que ramenait le lieutenant Vautrain quitter le rang pour aller se placer derrière le lieutenant de Sauterotte, leur officier de peloton.

Je vous laisse à penser, mes enfants, quelle figure déconfite faisait ce dernier.

Il n’était pas content. Mais il ne pouvait s’en prendre qu’à lui de la mortifiante aventure qui lui arrivait et de la leçon sans réplique que lui infligeaient les événements.

Le soldat français aime qui l’aime, et, dans le danger, il suit aveuglément le chef auquel il s’attache.

Comme le lieutenant Vautrain était adoré, non seulement dans son peloton, mais encore dans tout l’escadron, c’est vers lui que tous les cavaliers avaient couru d’instinct pour se rallier, lorsque, après avoir traversé la charge russe, ils avaient senti qu’ils étaient dans une situation périlleuse.

Et ils avaient laissé en plan l’homme de cheval, celui qui déclarait tranquillement que le cavalier n’est qu’une brute.

Je dois ajouter, pour être juste, mes enfants, que ce type de chef a presque disparu aujourd’hui, car tous les Français passent par l’armée, et n’y font plus que trois ans au lieu de sept ; les officiers ont donc compris que certains procédés, peut-être admissibles jadis avec des soldats de carrière, ne sont plus de mise actuellement avec la nation tout entière.

Le dépit était tellement visible sur la figure du lieutenant de Sauterotte, que le commandant Cardignac n’eut pas la cruauté d’insister ; il se borna à adresser au lieutenant Vautrain ses plus chaleureuses félicitations.

Il convient de reconnaître d’ailleurs que l’homme de cheval profita de cette leçon : pendant quelques jours, il eut bien quelques accès de mauvaise humeur à l’adresse des hommes qui l’avaient si délibérément « lâché », mais, comme il avait une nature droite et que le « snobisme »[3] particulier à certains officiers ne l’avait point gâté au point de lui ôter le jugement et de lui donner mauvais cœur, il modifia sa manière d’être et finit par reconnaître que, si le cheval tient une place considérable dans la cavalerie, c’est pourtant l’homme qui le dirige et qui se bat.

La petite troupe reformée, il se trouva que onze hommes seulement manquaient à l’appel, et parmi eux, le brigadier Delnoue. Pierre raconta sa mort et l’histoire du drapeau pris et repris : il avait, par bonheur, conservé le lambeau arraché avec ses dents, et tous voulurent voir ce qui restait du trophée : une espèce de virgule y apparaissait brodée de noir sur la soie jaune, et Henri Cardignac déclara que c’était l’une des serres de l’aigle impériale russe.

— On le fera encadrer, et il occupera la place d’honneur dans la salle des rapports de Batna, ajouta-t-il. Voilà ton nom qui va passer à la postérité, Pierrot.

Pierre rougit de plaisir.

— Et comme j’ai le droit de faire des nominations, ajouta le commandant, je te nomme brigadier à la place de ce pauvre Delnoue… Maintenant, va te reposer, car tu es très pâle ; je te charge de préparer le bivouac pour notre retour.

Et se tournant vers les chasseurs :

— Mes amis, dit-il, les chevaux sont un peu reposés ; il nous reste à faire un pas de conduite aux Russes ; que les moins fatigués viennent avec moi : il me faut vingt-cinq hommes…

Tous voulaient marcher, et Pierre en particulier supplia le commandant de l’emmener.

Henri Cardignac sourit, le désigna avec les plus solides et gagna avec eux la route de Sébastopol.

En y arrivant, il rencontra deux pelotons de canonniers à cheval que le colonel Forgeot, de l’artillerie, avait envoyés en reconnaissance pour remplacer la cavalerie absente.

La nuit tombait ; deux kilomètres furent rapidement franchis ; les Russes marchaient vite et n’avaient laissé derrière eux ni un homme valide ni un attelage.

Il était environ sept heures et Henri Cardignac allait donner le signal du retour, lorsque les éclaireurs signalèrent trois voitures qui, avec quelques cavaliers d’escorte, essayaient, par un chemin de traverse, de rejoindre l’avant-garde russe ; chasseurs et canonniers coururent aussitôt sur elles ; quelques coups de pistolet furent échangés avec l’escorte qui, aussitôt entourée, se rendit, à l’exception d’un vieux garde qui occupait le siège d’une des voitures et qu’il fallut tuer sur place.

En faisant l’inventaire de la prise, on eut l’explication de l’acharnement qu’avait mis le malheureux vétéran à défendre les fourgons dont il avait la conduite.

Ces fourgons, en effet, étaient ceux du général en chef, le prince Mentchikoff. Ils étaient remplis de papiers et de provisions de bouche ; dans l’un d’eux, on trouva, ahuris, consternés, les deux cuisiniers du prince, en livrée vert et or. Déjà quelques canonniers s’emparaient des bouteilles cachetées, trouvées dans un vaste panier. Il ne faut pas oublier d’ailleurs que, depuis le matin, les hommes avaient le ventre vide. Mais le commandant Cardignac intervint.

— Une minute, dit-il. Pas de pillage et partage de frères ; d’abord, tous les papiers vont de droit à l’état-major ; je les ferai porter au Maréchal ce soir ; quant aux provisions, elles appartiennent aux capteurs : deux voitures aux canonniers, une aux chasseurs d’Afrique.

Et, triomphalement, la petite troupe rentra au camp avec son fourgon, au moment même où Vautrain, qui avait fait dresser les tentes et préparé le bivouac, venait, tout navré, rendre compte au commandant qu’il n’y avait pas de distribution ce soir-là, et que les hommes devraient se contenter des vivres de réserve.

Dans ces conditions, on devine avec quelle joie furent accueillies les excellentes choses que contenait la voiture ; il y avait là de quoi héberger tout un état-major pendant huit jours.

— Il se met bien, le prince Machinskoff, dirent les chasseurs, en s’asseyant en cercle autour d’un immense feu de bivouac, pendant que le cuisinier Brocard, très affairé, s’escrimait pour transformer, en portions raisonraisonables, des
C’étaient les deux Anglais du matin.
victuailles dont il reniflait, avec une sorte de respect, l’odorant parfum.

La vaisselle plate en argent fut envoyée avec les papiers au Maréchal de Saint-Arnaud. Un certain nombre de bouteilles de Champagne — car les Russes adorent le Champagne — furent mises de côté pour le général Bosquet, et les chasseurs d’Afrique, oubliant les fatigues de la journée, se mirent à chanter autour de ce festin, aussi plantureux qu’inattendu.

La joie d’ailleurs, une joie sans mélange, régnait dans le camp étincelant de lumières : tous les buissons des environs avaient été arrachés et de grands feux, roulant vers le ciel des volutes de flamme et de fumée résineuse, éclairaient comme en plein jour les armées victorieuses.

Ah ! les beaux soirs, mes enfants, que les soirs de victoire ! et quand les connaîtrons-nous de nouveau ?

Les chasseurs en étaient au dessert, composé de gâteaux au miel et de friandises inconnues de la plupart d’entre eux, lorsque deux silhouettes surgirent dans la lumière crue du feu de bivouac.

Un rire homérique les accueillit. C’étaient nos deux Anglais du matin.

— Edward Brown !

— John Hicks !
firent-ils en même temps en saluant, la main renversée.

Leurs yeux brillèrent et leurs dents se découvrirent en apercevant les pâtés éventrés, les jambons à demi dévorés et les bouteilles poudreuses.

On leur fit place au milieu d’un brouhaha d’interpellations plaisantes :

— Tiens, Jaunisse, s’écria Brocard en tendant au Highlander un poulet froid tout entier.

Le nom en resta à John Hicks qui, plus d’une fois pendant le siège de Sébastopol, fit plusieurs kilomètres pour venir voir à leur camp ses amis de l’Alma.

La soirée s’écoula gaie et bruyante : on donna un souvenir aux disparus : on raconta leurs prouesses, et ceux qui les avaient vus tomber leur attribuèrent, le vin aidant, des exploits de toutes sortes ; il fallut, que le lambeau d’étendard rapporté par Pierre Bertigny circulât de nouveau de main en main, et on but aux galons du nouveau brigadier, en attendant le galon d’or qui, dit le maréchal des logis Taillefer, ne pouvait pas tarder.

À dix heures du soir, les récits et couplets se succédant à tour de rôle jaillissaient encore en fusées joyeuses pendant que, tristes, sombres, irrités mais non découragés, les Russes vaincus installaient, sans feux ni lumières, leur bivouac à la Katcha.

Il fallut que le commandant Cardignac, songeant aux funèbres corvées du lendemain, obligeât ses hommes à prendre du repos. La journée suivante allait être employée en effet à rendre aux morts, amis et ennemis, les pieux devoirs qui leur étaient dus.

Cinq mille tués et blessés chez les Russes, deux mille chez les Anglais, mille trois cents chez les Français, gisaient sur le plateau de l’Alma, et c’est une besogne lugubre et pénible que celle qui attend les vainqueurs le lendemain d’une bataille.

Vers une heure du matin, Pierre Bertigny, ne pouvant trouver le sommeil, sortit de sa tente : la lune brillait de tout son éclat au haut du ciel, et éclairait au loin et la terre et la mer. Les flots étaient calmes, et les navires, ancrés près du rivage, étincelaient encore des feux multicolores, allumés sur tous leurs mâts.

Vers Sébastopol, le plateau s’étendait à l’infini, parsemé de monticules noirâtres, amoncellements d’hommes, de chevaux et de caissons, sinistres sous la pâle clarté lunaire ; des lanternes allaient et venaient dans tous les sens ; les infirmiers n’avaient pas le droit de dormir cette nuit-là : ils cherchaient les blessés, les plaçaient sur des brancards et portaient indistinctement aux ambulances, Français, Anglais et Russes.


Pierre sentit son cœur se gonfler de sanglots.

Pierre s’orienta et sortit du camp.

Il voulait revoir Delnoue.

Le lendemain peut-être son ami serait déjà ramassé, déposé dans la fosse

commune, et Pierre en aurait un mortel chagrin ; car, le coup qui l’avait frappé, c’était à lui, Pierre, qu’il était destiné, et c’est en lui sauvant la vie que le pauvre Delnoue était tombé.

Il chercha longtemps : un infirmier qu’il rencontra et à qui il fit part de son désir s’offrit à le guider en lui donnant de l’espoir. Peut-être le brigadier n’avait-il eu qu’un évanouissement et allait-on le retrouver vivant ? Les syncopes produites par un coup de feu tiré à bout portant, ressemblaient étonnamment à la mort, et combien de blessés on avait vu revenir à la vie avec un poumon traversé par une balle !

Ils eussent cherché longtemps tous deux, si Pierre ne se fût rappelé qu’un sapin, coupé par un boulet, devait marquer l’endroit du combat. Car c’était là que le porte-étendard des hussards russes avait trébuché et s’était abattu, et ce détail permit en effet à Pierre de retrouver son ami, au milieu du champ de carnage.

Delnoue était étendu auprès du vieil officier russe : son visage était calme, mais son corps était raide et froid, et les deux ennemis dormaient côte à côte leur dernier sommeil.

L’infirmier hocha la tête et s’éloigna à la recherche d’un blessé.

Resté seul, Pierre sentit son cœur se gonfler de sanglots : il se rappela la lugubre scène du Conseil de guerre, s’agenouilla et se mit à prier.

  1. Voiture à deux roues très primitive.
  2. Nom donné à la coiffure, en forme de shako, des chasseurs d’Afrique.
  3. Ce mot, qui échappe à ma plume et qui est de mode aujourd’hui, vient de l’anglais, comme tant d’autres mots dus aux anglomanes que raillait Béranger ; il exprime l’état d’esprit de ceux qui, sans réflexion ni jugement, et uniquement parce que « cela est bien porté », adoptent des goûts, des mots ou des usages ignorés du grand nombre, et le plus souvent exotiques.