Histoire d’une famille de soldats 2/5

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Delagrave (p. 55-70).


CHAPITRE V

lettre d’afrique


L’annonce d’une victoire est généralement une joie pour un peuple ; pourtant, il faut le reconnaître, la nouvelle du triomphe d’Alger fut accueillie presque froidement par les Parisiens.

Il y eut bien un Te Deum solennel à Notre-Dame, illuminations officielles et bal à la Cour, mais ces manifestations restèrent sans écho apparent dans l’âme du peuple.

On était fier de l’armée, oh ! certes ! mais le même sentiment de rancune, manifesté par le colonel Cardignac lors du départ de la flotte, animait la grande majorité des Parisiens. Charles x était impopulaire, et le silence de la population voulait dire :

« Nous sommes glorieux du succès de nos soldats, mais nous ne voulons pas admettre que vous en tiriez vanité : vous n’y êtes pour rien ! »

C’était peut-être au fond un peu injuste, mais un peuple ne raisonne pas ses antipathies, et le régime d’alors était si profondément antipathique aux Français que Charles x allait, malgré son récent triomphe, en acquérir la preuve quelques jours plus tard.

Le 25 juillet 1830, poussé par des conseillers qu’il eut le tort d’écouter, le Roi signait ces « ordonnances » fameuses qui restreignaient la liberté d’écrire au point de la rendre illusoire, et qui modifiaient autoritairement le mode d’élection des députés.

La réponse du peuple fut terrible : deux jours plus tard, le 27 juillet, Paris, soulevé contre Charles x, commençait la révolution de 1830 qui devait chasser les Bourbons du trône de France.

La garnison de Paris, sous les ordres du maréchal Marmont, duc de Raguse — celui-là même qui fut si fatal à Napoléon, et qui devait encore, en ces journées terribles, être fatal à sa Patrie en rougissant de sang français le pavé de Paris — la garnison, disons-nous, était tout entière sous les armes et combattit les insurgés.

Paris était couvert de barricades ; grisée par l’odeur de la poudre, l’armée faisait son devoir avec discipline, mais elle le faisait avec une mollesse bien significative : le plus grand nombre des soldats pensait tout bas que la cause du peuple était juste, et tous ceux qui avaient connu de drapeau tricolore le voyaient avec une grande émotion surgir au milieu de la foule enfiévrée.

Que de souvenirs glorieux en effet s’échappaient de ses plis, et comment, à quinze ans de distance seulement, auraient-ils pu être oubliés ?

Aussi de tous côtés l’insurrection s’étendait, et l’élan était tel que les élèves de l’École Polytechnique, sautant par dessus les murs de l’école, vinrent se mêler aux insurgés qui les acclamèrent comme leurs chefs.

Plusieurs de ces polytechniciens furent tués dans ces sanglantes journées. L’un d’eux, qui dirigeait l’attaque de la caserne de Babylone, reçut une balle qui l’étendit raide mort. Il se nommait Vaneau, et, en souvenir de sa bravoure, on a baptisé de son nom une rue voisine de l’endroit où il tomba.

Vous comprenez sans peine, mes enfants, que cette levée en masse des Parisiens, arborant le drapeau tricolore dut terriblement secouer l’âme de tous les camarades du colonel Cardignac. Aussi la plupart d’entre eux se ruèrent-ils à l’assaut du gouvernement qui, d’après eux, n’était parvenu à se substituer au régime impérial qu’avec l’appui des baïonnettes étrangères.

Quant au colonel lui-même, il se trouvait justement à Paris, en quête de nouvelles d’Alger, quand les premiers coups de feu éclatèrent ; mais, partagé entre sa tristesse et l’enthousiasme que lui causait la révolution, il fut en outre envahi d’une crainte, qui le fit pâlir.

— Pourvu, pensa-t-il, qu’on n’ait pas adjoint les élèves de l’École d’Artillerie aux troupes de répression ! Pourvu que mon Jean ait la chance de ne pas avoir à combattre « mon » drapeau !

Et cette seule pensée l’empêcha d’aller revêtir son vieil uniforme et de


Mokran, l’écume aux lèvres, brandissait son cimeterre et vociférait.

se montrer dans la rue ; car qui sait si la fatalité n’eût pas amené le père et

le fils face à face, dans un de ces affreux combats de barricades ?

Ah ! mes enfants, quelle horrible chose que la guerre civile, et combien je vous engage à prier Dieu pour qu’il l’évite désormais à notre pays.

Par bonheur, les craintes du colonel Cardignac n’étaient pas fondées : Jean n’eut pas à donner dans ces journées baptisées les Trois Glorieuses, mais son père ne le sut qu’après et passa ainsi ces longues heures dans une inquiétude mortelle.

Ne voulant pas combattre ses anciens compagnons d’armes, il quitta Paris après avoir constaté avec joie que le mouvement révolutionnaire entraînait tout, et que le drapeau tricolore flottait sur la capitale.

De sa maison de Saint-Cyr, il vit passer les carrosses de la Cour : ils contenaient Charles x et sa famille, quittant précipitamment le château de Saint-Cloud. Des troupes escortaient le vieux roi, dans cette première étape de sa fuite, étape qui se termina au château de Rambouillet.

De là, quelques jours plus tard, le monarque déchu, accompagné seulement de quelques fidèles, fuyait jusqu’à Cherbourg et s’embarquait pour l’Angleterre.

La dynastie des Bourbons était morte !

Sous le nom de Louis-Philippe Ier, le duc d’Orléans fut proclamé roi des Français.

Vous voyez, mes enfants, que les efforts de ceux qui avaient conspiré pour renverser les Bourbons n’avaient pas amené les résultats espérés par la plupart d’entre eux : ni la République, ni l’Empire ne sortaient de cette courte et victorieuse révolution : aussi Louis-Philippe conserva-t-il bien des ennemis, parmi ceux qui gardaient leur culte pour les anciens souvenirs de la Révolution et de l’Empire.

Pourtant, bon nombre de Français se rallièrent sans arrière-pensée au choix du duc d’Orléans, parce qu’ils se souvenaient que le nouveau roi avait jadis servi la France, à l’heure de nos plus grands dangers : ils se souvenaient surtout qu’il avait chargé à Valmy, aux côtés de Kellermann.

Le colonel Cardignac était de ceux-là : il n’avait d’ailleurs — car sa mémoire était restée très fidèle — qu’à consulter les souvenirs de Jean Tapin pour revoir le jeune duc au milieu des boulets, près De la Butte du Moulin.

Le peuple, lui non plus, n’avait pas oublié, et ce fut, sans conteste, cette page de l’histoire du duc d’Orléans qui lui valut la couronne.

Néanmoins, — comme toutes les convulsions politiques, cette révolution avait amené des troubles intérieurs, et le service des courriers s’en était ressenti.

C’est pourquoi la lettre tant attendue de Henri, ayant subi des retards, n’arriva que le 1er août.

Quel bonheur elle apporta avec elle : je n’essayerai pas de vous le décrire. Lise en la recevant et en l’ouvrant d’une main tremblante, était transfigurée.

Ce fut le colonel qui, la lui prenant des mains, se mit à lire.

Après les premières effusions de tendresse, Henri racontait ce que vous connaissez déjà de la première phase de sa captivité ; puis venait le récit de la prise d’Alger et de la délivrance des captifs.

« Vois-tu, ma petite mère, écrivait-il, lorsque nous avons entendu le premier coup de canon tiré par l’armée, une terrible émotion nous envahit tous ; malgré ma foi dans un miracle, malgré l’apparente confiance que j’avais montrée jusque-là, j’étais absolument convaincu que nos têtes allaient rouler à terre, comme hélas ! celles de nos pauvres soldats.

« Et j’étais bien résolu à ne pas laisser couper la mienne sans résister avec toute l’énergie du désespoir.

« Lakdar — notre ami le janissaire — n’était guère plus rassuré que nous, et ses soucis se lisaient dans les regards inquiets qu’il jetait sans cesse vers la porte, car il fut de garde auprès de nous pendant cette inoubliable journée.

« Pourtant, le lendemain, il revint un peu plus tranquille.

« — Hussein, nous dit-il, m’a donné l’ordre d’attendre : trois cheiks ont été pris à l’attaque de Sidi-Ferruch, et je pense qu’il va vouloir les échanger contre vous.

« Et puis, sûrement, il craint pour sa propre peau, si les Français sont vainqueurs et lui demandent compte de ses prisonniers.

« — C’est même là notre plus sérieuse garantie, répondit de Nessy : espérons.

« Tout de même les journées nous semblaient terriblement longues, et puis je pensais à votre détresse, au chagrin immense de petite mère, qui a dû passer par des heures bien douloureuses en pensant à moi. Mais votre souvenir me donnait du courage, et j’étais déterminé à tenter l’impossible pour vous revoir.

« Comme nous ne sortions jamais de notre cellule, il nous était impossible de nous rendre compte, de visu, de ce qui se passait. Nous en étions réduits à faire des conjectures, d’après le bruit du canon et de la fusillade, qui semblait se rapprocher.

« Lakdar — encore disparu pendant deux jours — revint ; ce nous fut une grande joie, car, à dater de son retour, le brave garçon qui ne nous quittait plus guère, nous tint au courant des événements.

« C’est ainsi que nous apprîmes la marche en avant des nôtres, et les combats, victorieux pour nous, de Sidi-Khalef et de Staouëli.

« Enfin, le 30 juin, nos troupes étaient en vue d’Alger.

« Dès ce moment, je remarquai que Lakdar surveillait de très près l’attitude de Mokran. Celui-ci commençait en effet — malgré, ou peut-être à cause de ses fréquentes débauches de haschich — à nous regarder d’un air singulièrement inquiétant ; une sorte d’égarement, d’hallucination féroce dilatait sa prunelle.

« Le 1er juillet, nous apprîmes, par l’ancien mameluk, qu’après un vif engagement, nos soldats étaient en train de construire cinq batteries sous le feu même du Château de l’Empereur (en turc : Sultan-Khalassi), qui nous servait de prison.

« Du reste, même sans ce renseignement, nous n’eussions pas eu grand peine à deviner la proximité des nôtres, car les vieilles, mais solides murailles de notre cachot, tremblaient sous les détonations des pièces turques qui tiraient de la plate-forme, juste au-dessus de nos têtes.

« Il était évident, pour nous tous, que le sort d’Alger allait se décider tout près de nous. J’avais d’ailleurs remarqué, en arrivant en vue de la ville barbaresque, qu’elle était dominée et commandée par le Château de l’Empereur, et l’attention de notre général en chef devait nécessairement se porter sur ce point, clef de la défense et réduit de toutes les positions qui avoisinaient la Kasbah. Tout l’effort de nos artilleurs et de leurs pièces de siège allait donc converger sur les murailles qui nous recouvraient, et le vacarme commença, terrible, assourdissant, énervant au plus haut point.

« Car il n’y a pas à dire : c’est une fichue situation que de se sentir prisonnier, dans un ouvrage ennemi, exposé au feu des batteries amies. Toimême qui as connu bien des situations extraordinaires, je ne crois pas, père, que tu aies passé par celle-là et on a beau essayer de commander à ses nerfs, se dire qu’on est officier, c’est-à-dire toujours prêt à recevoir la mort de belle humeur, c’est un drôle de moment à passer.

« Le surlendemain, 3 juillet, le feu des Turcs cessa. Mais le 4, avant le lever du jour les batteries françaises, enfin construites et armées, se mirent en action.

« Tout d’abord leur tir, mal réglé sans doute, ne portait pas sur nous…

« Ah ! père, quelle émotion ! Comme nous aurions payé cher pour voir les bombes françaises crever les murailles de notre prison, au risque d’être fauchés par elles ! Au milieu du silence poignant que nous gardions tous, Goelder, mon maréchal-des-logis, lança une de ces boutades auxquelles sa prononciation donnait une saveur particulière :

« — Ces sagrées canaches d’artilleurs ! s’écria-t-il. Ils beuvent tonc pas direr chuste !

« Et nous partîmes tous de rire, le commandant d’Assigny comme les autres, car Goelder ne faisait qu’énoncer, sous une forme triviale, notre pensée à tous.

« Mais, dame ! vers cinq heures du matin, les artilleurs ne méritaient plus le reproche de Goelder. Le tir était repéré et ça ronflait dur, d’autant plus que les Turcs, de leur côté, avaient recommencé le feu : des détonations éclataient juste au-dessus de nous, et le crépi du plafond voûté s’écaillait par places. Nos bombes tombaient aussi dans la cour du château. Cette canonnade enragée dura sans interruption jusqu’à dix heures.

« Cinq longues heures ! tu vois ça d’ici, père ? c’est long, va !

« Vers huit heures, le feu des Turcs s’affaiblit sensiblement, et, une heure après, il cessa tout à fait. Chacun de nous poussait un soupir de soulagement quand, soudain, la porte de notre cellule s’ouvrit et deux hommes s’y précipitèrent.

« C’étaient Mokran et Lakdar.

« Le premier, les yeux hors de l’orbite, l’écume aux lèvres, brandissait son cimeterre et vociférait.

« Lakdar l’avait empoigné par sa veste et cherchait à le maintenir… Quant à moi, j’ai vu rouge ! La rapide vision de ton évasion, à la citadelle de Bromberg, m’a traversé l’esprit ; saisissant la jarre de terre où était notre provision d’eau, je l’ai brisée sur la tête du chaouch qui s’est écroulé comme une masse. J’ai empoigné son cimeterre, et, ma foi ! chacun pour son compte, n’est-il pas vrai ? Mokran est à cette heure dans le paradis de Mahomet, à moins qu’il ne soit au diable.

« Tout cela avait été fait si prestement, que Lakdar n’avait pu s’y opposer à temps. Si tu avais vu sa tête et même celle de mes camarades ! Ils n’en revenaient pas, s’attendant à chaque instant à voir apparaître à la porte d’autres janissaires armés.

« Moi aussi, je les attendais ; mais je pouvais du moins vendre chèrement ma vie, et je n’aurais pas cédé, pour tout l’or du monde, l’arme terrible dont je serrais fiévreusement la poignée.

« Ce fut notre ami le mameluk qui reprit son sang-froid le premier.

— Qu’Allah ait son âme, dit-il ; mais vite, vite, suivez-moi !

« Nous ne nous fîmes pas prier, tu peux m’en croire. Le château était vide de soldats turcs, nous traversâmes la cour au galop, enjambant les morts, buttant dans les éclats de bombe, risquant d’être écharpés par le tir de nos batteries. Ah ! les braves gens, qu’ils tiraient juste ! Heureusement, nul de nous ne fut touché.

« Toujours suivant Lakdar, et toujours courant, nous, voilà dans le souterrain par lequel nous étions arrivés, quand une explosion formidable, surhumaine, nous renverse les uns sur les autres…

« Tu es aussi passé par ce genre d’exercice, n’est-ce pas père, lorsque tu as sauté à Saint-Jean-d’Acre, avec un Turc dans les bras en guise de plastron ?

« Tu connais donc, par expérience, la sensation toute spéciale qu’on éprouve en se sentant enveloppé, soulevé, comprimé, aplati par le terrible refoulement de l’air et des gaz. J’en avais la tête à l’envers, en me relevant dans cet étroit boyau rempli de fumée.

« Je me tâte, je fais l’appel de mes membres… rien de cassé !

« J’appelle mes compagnons. On me répond, on se retrouve… Personne de tué ! Seulement Goelder avait été projeté sur la muraille et son nez était en marmelade. Il n’a vraiment pas de chance, mon pauvre Goelder !

« Lakdar aussitôt était allé en arrière, pour se rendre compte.

« — La grande tour a sauté ! nous dit-il en revenant. C’est là qu’était la poudre : Dieu l’a voulu. Maintenant, filons !

« Et nous voilà repartis.

« J’ai su depuis que c’était le gouverneur turc qui avait mis le feu au magasin à poudre, juste à l’instant où nos troupes pénétraient par la brèche extérieure ; seulement l’explosion a eu lieu un peu trop tôt, et elle n’a pas, du reste, arrêté les colonnes d’assaut.

« Ah ! si nous avions su qu’à cette heure même elles pénétraient dans l’ouvrage ! Tu penses bien que nous serions revenus sur nos pas ; songe donc, que juste au moment où nous suivions Lakdar, nos compatriotes étaient à cinquante pas derrière nous, : mais nous ne pouvions pas savoir…

« Enfin nous débouchons dans une sorte de cave, sous la Kasbah ; dans le coin Lakdar ouvre une porte peu apparente, et nous descendons un interminable escalier.

« Voilà qui est extraordinaire, n’est-il pas vrai ? J’ai l’air de raconter une histoire de souterrains et d’oubliettes du Moyen Âge.

« C’est qu’aussi, dans ce pays turc, fermé à tout contact avec l’Europe depuis des centaines d’années, nous sommes en plein Moyen Âge, si ce n’est même en pleine antiquité.

« En arrivant au bas de l’escalier, nous nous trouvons dans le fond d’un puits desséché, à parois de pierres. Tu vois, petite mère, que cela tient du merveilleux.

« — Montons, dit Lakdar.

« Et, sans dire un mot de plus, il nous donne l’exemple en s’aidant des pieds et des mains aux excavations du mur. Nous grimpons derrière lui, et, après cette rude ascension, nous débouchons au milieu du feuillage bas d’un énorme figuier, dans le jardin d’une maison mauresque, en plein Alger !

« — Ouf ! m’écriai-je ; où vas-tu nous mener maintenant ?

« — Nous sommes arrivés, répondit Lakdar. Ici, vous êtes en sûreté ; vous vous trouvez dans une maison appartenant au khodja[1] d’Hussein ; mais elle est vide, car il ne l’habite plus depuis longtemps.

« Bravo ! l’espoir nous était revenu à tous.

« Notre mameluk nous installe dans une pièce, nous recommande à plusieurs reprises de ne pas bouger, et nous quitte après un serrement de mains.

Ce qui s’est passé ensuite, je vais vous le dire d’après le récit que nous en a fait Lakdar.

« Pendant que nous étions dans notre maison abandonnée, prêtant l’oreille aux bruits du dehors et nous demandant si la cessation du feu ne correspondait pas avec la reddition de la ville, Hussein avait envoyé à notre quartier général un parlementaire ; mais, savez-vous ? il n’avait rien trouvé de mieux que de le faire accompagner par le consul d’Angleterre ! « Je te demande un peu, père ? Ces Anglais que je déteste autant que toi et qui sont nos plus dangereux ennemis, ne sont-ils pas étonnants ? On les trouve toujours partout, même — et surtout — où ils n’ont rien à faire.

« De quoi se mêlait-il, celui-là ? Assurément il espérait en imposer à notre général en chef, lui faire diminuer ses exigences ou encore, car c’est bien là l’éternelle tactique anglaise, obtenir de lui part à deux.

« Seulement, il tombait mal : le général de Bourmont n’était pas homme à se laisser intimider par les gros yeux et les sous-entendus du bonhomme, et, avant tout pourparler, il lui notifia qu’il n’avait rien à faire là en un pareil moment.

« Il le mit donc poliment à la porte, et comme le parlementaire d’Hussein n’apportait que des propositions dérisoires, il les renvoya tous deux dos à dos, l’un furieux, l’autre penaud :

« Immédiatement après, M. de Bracewitz — un ancien d’Égypte — était envoyé par le général au Dey Hussein.

« Lakdar qui en nous quittant s’était rendu auprès de ce dernier, assista à l’arrivée de M. de Bracewitz, et il paraît qu’un moment tout faillit mal tourner.

« Les janissaires qui entouraient leur chef ne voulaient rien entendre, et peu s’en fallut que notre parlementaire et le Dey lui-même ne passassent un mauvais quart d’heure.

« Hussein réussit pourtant à se débarrasser de ses trop fanatiques défenseurs, et consentit à la reddition sans conditions ; puis, comme M. de Bracewitz réclamait la restitution des prisonniers du Silène et de l’Aventure, le Dey devint très pâle et ne répondit point.

« Lakdar qui s’était dissimulé derrière une colonne, jugea le moment venu de se montrer, et vint, sans rien dire, se prosterner devant le monarque musulman.

« — A-t-on exécuté mes ordres en ce qui concerne les captifs ? lui demanda Hussein.

« — Seigneur, l’ordre allait être exécuté, répondit avec aplomb Lakdar ; mais, juste à cet instant, les Français s’emparaient du château : Mokran est tombé mort… une balle… une bombe… je ne sais !

« — Et ensuite ?

« — Alors j’ai dû fuir précipitamment avec les prisonniers, que j’ai gardés à ta disposition dans les souterrains de la Kasbah.

« Le Dey eut un froncement de sourcils suivi d’un silence : mais son visage se rasséréna, car au fond il devait bien sentir qu’il l’échappait belle.

« — C’est bon, dit enfin, le Dey ; prends une escorte, et ramène les prisonniers au quartier général français.

« Lakdar n’insista pas et vint nous retrouver dans notre retraite, en laissant Hussein échanger avec M. de Bracewitz les signatures d’usage.

« Et voilà comment, mes chers parents, nous faisions, une heure après, notre entrée à cheval dans la cour de Sultan Khalassi, au milieu des cris d’enthousiasme de nos camarades. Seul le quartier-maître Muttin était à pied.

« — Jamais je n’ai enfourché ces bêtes-là, avait-il dit. Je ne tiens pas à me faire casser la figure au moment de la délivrance.

« Nous avions, il faut l’avouer, une drôle de tournure avec nos effets souillés, lacérés, nos yeux caves et nos barbes de chemineau ; pour moi, j’étais tête nue et je n’avais pas lâché mon cimeterre, mais personne n’y prenait garde et notre joie était débordante.

« Je vous laisse à penser l’accueil qui nous fut fait par le général en chef et par tous les officiers présents. Tous voulaient nous saisir la main, et j’ai connu ce jour-là une des meilleures émotions de ma vie.

« Le commandant d’Assigny reçut l’ordre d’adresser au général en chef, le lendemain, un rapport complet sur notre captivité, ainsi que sur les événements de mer qui l’avaient précédée.

« Moi, j’ai été de suite réintégré à mon escadron, et, grâce à l’obligeance de mon lieutenant qui m’a prêté une tenue, je suis à peu près présentable.

« Quant à Lakdar, le commandant, voulant lui éviter des représailles de la part du Dey, raconta sa conduite au général : celui-ci, serrant la main de notre ami, le remercia et l’attacha immédiatement au quartier général comme interprète.

« Notre sauveur est, derechef, mameluk, comme tu vois !

« J’ai donc dit, non sans émotion, au revoir à mes camarades les marins qui retournaient à bord de la Provence ; puis, avec Goedder, nous avons repris notre service à l’escadron.


Si excellent que fût Tambour, je ne perds pas au change.

« Le lendemain nous avons fait notre entrée à Alger, au milieu d’une population plutôt épouvantée qu’hostile, et on a logé notre cavalerie dans les écuries des janissaires, où j’ai du reste, avec l’autorisation de mon colonel, choisi un cheval pour moi ?

« Mon pauvre cheval Tambour, noyé avec l’Aventure, est remplacé par un magnifique cheval syrien, gris truité, qui a nom Soliman. Si excellent que fût Tambour, je ne perds pas au change.

« Mes harnachements et effets ont été, eux aussi, perdus à bord du brick ; mais je touche de ce chef une indemnité de remplacement ; en attendant, je monte en selle arabe, ce qui est un peu gênant au premier abord, car on y est absolument emboîté, mais on s’y fait vite.

« Hier, Hussein a quitté Alger. On l’a embarqué sur la Jeanne d’Arc, avec son harem, sa suite et sa fortune personnelle. Le général de Bourmont l’autorise à se retirer à Naples.

Quant à nous, à part le ler escadron parti en reconnaissance vers Blidah, nous attendons les événements à Alger. On parle d’une expédition prochaine à l’intérieur… Tant mieux !

« Je termine cette lettre, mes chers parents, sur cette espérance que je vais pouvoir me dédommager de mon début de campagne plutôt triste. Mais ce que je veux vous dire encore, c’est ma ferveur reconnaissante pour toi, père !

« Si nous vivons, moi et mes compagnons, c’est à toi que nous le devons !

« Si tu n’étais pas le soldat à la fois brave et humain par excellence, je ne serais pas là pour t’écrire, et si — petit sergent, petit Jean Tapin en Égypte — tu n’avais pas sauvé le cheik El-Messiri, son fils Lakdar, tout ancien mameluk qu’il fût, ne nous eût peut-être pas sauvés nous-mêmes !

« Il t’a payé la dette de son père, mais moi, je ne pourrai jamais assez t’aimer, ni jamais assez te le dire !

« À bientôt une autre lettre. Elle sera bonne, j’en suis sûr : ton souvenir et ton exemple me rendent brave et fort. Et dans ces souvenirs, dans ces exemples, je confonds petite mère, ma bonne petite maman Lise, que ma lettre va réjouir, et pour laquelle je mets un baiser, là, dans le coin gauche de la page. Elle le partagera avec toi, avec grand’mère Catherine, avec papa Bailly, avec mon Jean le savant. Et quand elle l’aura bien partagé, il en restera encore, car c’est tout mon cœur, toute mon âme que je mets là !

« À bientôt, et vive les chasseurs de l’armée d’Afrique !

« Henri Cardignac. »


« P.-S. — À la dernière minute m’arrive une bonne nouvelle !!!… À la suite du rapport du commandant d’Assigny, je suis porté pour lieutenant au choix, à la première vacance. De Nessy est porté par l’amiral pour le grade supérieur. Mon brave Goelder — oh ! joie de sa vie — est inscrit pour la croix ainsi que Muttin. Quant aux commandants Bruat et d’Assigny, ils reçoivent le commandement d’une frégate à désigner.

« Lakdar, qui vient d’arriver pour me serrer la main, me charge de faire ses amitiés au petit sergent de l’ex-9e demi-brigade.

« henri. »


Encore une fois, comment vous dépeindre, mes enfants, la joie immense qui, à la lecture de cette lettre, inonda le cœur de tous ?

Le colonel rayonnait en lisant à haute voix ce récit à la famille assemblée. J’avoue pourtant qu’à plus d’un passage, il dut s’arrêter : la pensée du terrible danger couru par Henri donnait à sa voix, si nette d’ordinaire, des frémissements inaccoutumés.

Quant à la mère et à la grand’mère, leurs larmes coulaient, à la fois douces et amères, en songeant aux dangers futurs ; mais ce fut Jean qui trouva pour elles le mot qui fait espérer :

— Chançard ! s’écria-t-il en riant. Avant peu je lui devrai le respect ! Il sera mon supérieur et me flanquera aux arrêts ! Et sur un soupir de sa mère :

— Petite mère chérie, ajouta-t-il, sois tranquille. Il y a pour les soldats un proverbe : Non bis in idem ! Jamais deux fois pour le même !… Mon Henri a payé sa dette à la mort : maintenant qu’elle l’a frôlé de si près, elle n’osera plus le regarder en face.

Pourtant, malgré cette réconfortante promesse, une prière muette mais ardente s’éleva ce soir-là du cœur de la mère et monta vers Dieu !

  1. Secrétaire.