Histoire d’une famille de soldats 2/9

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Delagrave (p. 121-148).


CHAPITRE IX

le retour des cendres


Donc un beau matin, à Saint-Cyr, le colonel Cardignac avait bouclé sa malle avec une hâte fébrile et retenu sa place à Paris, dans la diligence de Calais.

Toute en pleurs, Mme Cardignac avait essayé de le dissuader une dernière fois : il avait beaucoup vieilli depuis quelque temps ; son affaiblissement était visible et, bien qu’il fît tous ses efforts pour maintenir son allure fière et sa taille droite, il se courbait à vue d’œil. — Il risquait donc de ne pas revenir de ce long et douloureux voyage : elle aussi, d’ailleurs, se sentait bien débile ; s’il avait soixante ans sonnés, elle en avait cinquante-huit et les campagnes de la Révolution et de l’Empire comptant double, c’était la vieillesse pour eux.

— Et puis enfin, répétait-elle lamentablement, Sainte-Hélène, c’est si loin !

— J’irais au bout du monde et même au delà, s’il le fallait, avait répondu le colonel. Une force plus puissante que ma volonté m’entraîne… c’est lui sans doute qui m’appelle, il me ramènera.

Après avoir tendrement embrassé sa femme, il appela auprès de lui la gentille Lucienne et le petit Pierre.

Tous deux étaient maintenant de la famille. Lucienne, avec ses dix-sept ans, était devenue une vraie jeune fille, au teint très pâle, depuis qu’il n’était plus exposé au soleil d’Afrique, aux longues nattes blondes, au caractère plein de douceur. Il lui était resté, des souvenirs de Constantine, un grand fond de mélancolie et elle parlait rarement… Elle s’occupait du ménage, rendait sans bruit mille petits services dans la maison, et cherchait toutes les occasions de prouver à sa mère adoptive sa reconnaissante affection.

Elle avait d’abord exprimé le désir d’entrer au couvent, car rien ne lui paraissait plus beau que l’Ordre de Saint Vincent de Paul et le titre de Sœur de charité. Mais elle avait bien vite compris qu’il existait pour elle un devoir plus immédiat à remplir auprès de ses bienfaiteurs âgés, privés de leurs enfants : elle sentait surtout qu’elle seule pouvait et devait servir de mère à Pierre. — Le dévouement dont elle se sentait un instinctif et touchant besoin, elle trouvait sans peine à le répandre et à l’exercer autour d’elle aussi bien, faut-il vous avouer, mes enfants, qu’elle avait fort à faire avec le gamin beaucoup plus jeune qu’elle, qu’on ne connaissait plus à la maison que sous le nom de Pierrot.

Le petit Pierre Bertigny n’était pas en effet ce qu’on appelle communément un bon petit garçon, c’est-à-dire une nature douce et un caractère soumis ; c’était plutôt tout le contraire. Une seule chose était certaine et rassurait un peu sa mère adoptive : il avait bon cœur.

À six ans, c’était un taciturne ; mais il ne s’était guère révélé que depuis deux ans : en grandissant il était devenu un enfant terrible, colère, tapant du pied et le plus souvent n’obéissant qu’à demi. Maintenant qu’il en avait neuf, il s’annonçait comme un caractère réellement difficile, servi par une volonté tenace et dominé par l’instinct de rébellion : toute autorité lui pesait ; ce qu’il adorait, c’était faire des niches aux enfants du voisinage et même aux grandes personnes ; il en avait imaginé quelques-unes qui lui avaient valu de sérieuses corrections, celle, entre autres, où, ayant décidé trois gamins comme lui à aller glisser sur un étang gelé des environs, il avait fait, à l’avance et heureusement près du bord, un trou soigneusement dissimulé pour leur faire prendre un bain froid. Ceci même n’était pas une niche, c’était une très mauvaise action.

Il ne rêvait que chevaux de bois, grimpait aux arbres pour dénicher les nids et s’échappait souvent de la maison pour aller voir sur le plateau de Satory manœuvrer les soldats et surtout les cavaliers. Il déclarait déjà qu’il fallait trop travailler pour devenir officier, et qu’il voulait être cuirassier : trompette de cuirassiers. Les trompettes de cette subdivision d’arme lui avaient paru, en effet, les plus beaux soldats de l’armée française, parce qu’en plus de leurs cuirasses brillantes, ils avaient une belle crinière rouge à leur casque.


Il adorait faire des niches aux enfants du voisinage.

Ce qui inquiétait le plus le colonel, c’est que, très logique avec lui-même, Pierrot ne faisait rien. Sa grande sœur avait eu toutes les peines du monde à lui apprendre à lire : quant à écrire, il s’y refusait, sachant à peine signer son nom, et préférant dessiner des bonshommes qu’il déclarait ressembler au chef de gare ou au garde champêtre. Il ne montrait même de sérieuses dispositions que pour le dessin et surtout pour la caricature, et Lise disait en levant les bras au ciel : « Que ferons-nous de cet enfant-là ? »

Un seul nom produisait sur lui un effet immanquable : celui de Henri Cardignac, le capitaine de spahis. — Celui-là, c’était le sauveur, celui qui lui était apparu en un jour terrible, le revolver au poing, tuant l’assassin de son père ; et corps et âme, de près ou de loin, il lui était attaché. Souvent Lise, employant les grands moyens, lui disait : « Je vais écrire au capitaine Henri que tu es un méchant petit garçon », et pendant deux jours l’enfant se tenait tranquille.

Mais Henri était loin et nul en dehors de lui, pas même le colonel, n’avait prise sur cette farouche et rebelle nature.

— Pierrot, dit le colonel, je pars pour un long voyage ; il faut que tu me promettes d’être sage et de ne pas chagriner ta maman Lise.

— Je promets ! fit Pierrot d’un air dégagé.

— Ce n’est pas comme cela qu’il faut promettre : tu penses à peine à ce que tu réponds et tu as la tête ailleurs, probablement à quelque méchante farce ?

Et comme l’enfant ne répondait pas :

— Écoute-moi, petit, reprit le colonel d’un air sévère : tu vas avoir dix ans bientôt ; le jour où ils sonneront, tu entreras à la Flèche, tu m’entends.

— Oh ! fit Lise, pauvre petit !

— Laisse-moi faire, reprit le colonel ; j’ai obtenu, non sans peine, qu’il y entrerait sans examen. Il le fallait bien ainsi, car il eût été incapable de le passer. C’est Lamoricière avec Cavaignac qui m’ont obtenu cette faveur.

— Qu’est-ce que c’est que cela la Flèche ? interrompit Pierrot.

— C’est une École Militaire où l’on n’admet que les enfants de soldats ! Comme ton père est mort en colonisant en Algérie et qu’un colon, au début d’une conquête comme celle-là, c’est presque un soldat, on a fait une exception pour toi.

— Je rentrerai de mon voyage à peu près à temps pour t’y conduire moi-même.

— Et il faut travailler là-dedans ?

— Certainement.

— Avec des cahiers… et des livres… et des plumes ?

— Avec tout cela et aussi avec tes bras et tes jambes, car on fait de la gymnastique, de l’escrime, de la boxe, du bâton et du maniement d’armes ; tu te battras toute la journée avec tes camarades si ça te fait plaisir.

— Bien sûr que je me battrai, déclara Pierrot.

— Tu feras bien : tu recevras de bonnes piles et ça te formera le caractère, mon garçon.

Et sur cette assurance, le colonel avait une dernière fois embrassé sa femme et Lucienne.

— Est-ce que vous allez voir le capitaine Henri ? demanda encore Pierrot.

— Peut être : as-tu peur que je lui dise que tu ne veux rien faire de bon à la Flèche ?

— Non, mais vous lui demanderez s’il veut que j’entre dans cette école-là. S’il dit oui et s’il me promet de m’emmener après avec lui, j’entrerai.

— C’est encore bien heureux.

— Et puis, je veux vous embrasser bien fort pour lui : voulez-vous ?

— Certainement, mauvais diable : allons, tu es meilleur que tu n’en as l’air.

Avant de partir, le colonel avait écrit à ses deux fils la lettre que vous connaissez.

C’était un voyage de six à huit mois qu’il entreprenait là, car le globe n’était pas, comme aujourd’hui, sillonné dans tous les sens par des paquebots à grande vitesse, et le vieux soldat n’avait même que des notions très imparfaites sur l’itinéraire à suivre. Il savait seulement que des départs à peu près réguliers avaient lieu de Portsmouth pour la colonie anglaise du Cap et que les bâtiments qui effectuaient ce long voyage relâchaient à Sainte-Hélène.

Si vous prenez une carte du monde, vous verrez en effet, mes enfants, que cette île, aujourd’hui célèbre à l’égal des pays les plus fameux, est perdue au milieu de l’Océan Atlantique, à deux mille kilomètres de la côte d’Afrique la plus rapprochée et à trois mille lieues de France.

Le 16 mars 1840, le colonel Cardignac débarquait à Portsmouth. Il y revoyait, avec une indicible émotion, la ligne des pontons qui avaient servi de prison, pendant de longues années, à des milliers de Français, et au milieu d’eux le Protée, d’où il s’était évadé avec son ami Haradec en 1802. Mais il s’était condamné au mutisme absolu, de peur de se laisser aller, dans ce pays qu’il exécrait, à quelque violence susceptible d’entraver son projet, et le 24 mars, il prenait passage à bord du Dolphin, brick anglais chargé de machines agricoles à destination du Cap.

Je ne vous parlerai pas, mes enfants, de cette longue traversée et des idées lugubres qui hantèrent, pendant ces jours monotones, le cœur du vieil officier : le 2 avril, le Dolphin relâchait à Madère, et y séjournait trois jours ; le 11, il franchissait les tropiques, et le 7 mai, il passait l’Équateur.

Vous avez certainement entendu parler des plaisanteries qui accompagnent ce que l’on appelle le passage de la ligne : les marins et les passagers qui franchissent pour la première fois cette circonférence virtuelle, qui limite le grand cercle perpendiculaire à la ligne des pôles, sont, qu’ils le veuillent ou non, plongés dans un bain froid ou inondés d’eau par les pompes d’arrosage.

Mais déjà le colonel Cardignac était connu à bord : son regard impérieux, sa rosette rouge, son silence plein de dignité ôtèrent aux marins anglais toute idée de plaisanter à son sujet, et, comme Napoléon lui-même l’avait fait vingt-cinq ans auparavant, il se délivra de ce baptême obligatoire par le don de quelques louis à l’ordinaire de l’équipage.

Dans l’état actuel de l’art nautique, il fallait, après avoir longé la côte d’Afrique, se laisser porter par les vents alizés jusque dans le voisinage des côtes américaines, puis, des rivages du Brésil, remonter sur Sainte-Hélène, avec le vent d’Ouest.

Mais les semaines de navigation succédèrent aux semaines ; une tempête obligea le Dolphin à relâcher à Rio-de-Janeiro ; de là, il dut longer les côtes de l’Amérique du Sud, et décrivant finalement un vaste cercle autour de Sainte-Hélène, il arriva au Cap le 16 juillet, ayant manqué l’île à l’aller.

Le colonel séjourna près de deux mois dans cette colonie anglaise, rongeant son frein, sombre et taciturne ; enfin il reprit passage sur le même bâtiment, le 12 septembre, et, après quatre autres semaines d’une navigation souvent contrariée par des calmes plats, il aperçut enfin un soir, au coucher du soleil, une tache sombre et vaporeuse émergeant des flots.

Au même moment, le matelot de vigie cria : Terre, et le colonel Cardignac sentit son cœur battre à coups précipités.

La masse noirâtre entrevue se précisa : c’était le pic de Diane qui domine l’île de Sainte-Hélène.

Cette nuit-là, Jean Cardignac la passa accoudé sur le bastingage.

Le lendemain matin, 11 octobre, le Dolphin entrait en rade de James-Town.

Une surprise indicible y attendait le colonel : deux vaisseaux, battant pavillon français, étaient à l’ancre dans le port ; ils étaient arrivés trois jours auparavant. L’un était la Belle Poule, superbe frégate de soixante canons, commandée par le prince de Joinville, fils du roi Louis-Philippe ; l’autre était la Favorite, corvette de vingt-quatre canons, commandée par le commandant Guyet.

Quelques heures après, le colonel apprenait que le prince venait officiellement, au nom du gouvernement français, chercher le corps de Napoléon.

L’Angleterre, en effet, s’était ravisée. Par une note de Lord Palmerston, elle avait consenti à restituer à la France les restes mortels de son Empereur « en priant la nation française de considérer cette concession — tel était le texte de la note — comme un témoignage du désir de S. M. Britannique d’éteindre à jamais les animosités nationales qui avaient maintenu les deux pays en armes pendant de longues années ».


Comme il serait à souhaiter, mes enfants, qu’à l’heure où j’écris ces lignes, S. M. Britannique soit encore animée « du désir d’éteindre les animosités nationales » ou plutôt d’éviter les provocations susceptibles de les faire renaître !

Elle nous éviterait des humiliations comme celle de Fachoda, dont le souvenir tout récent étreint tous les cœurs français, et que je vous raconterai plus tard, quand nous en serons à cette date de notre histoire contemporaine.

Elle se dirait qu’on ne blesse pas impunément un grand peuple, qui puise dans son passé le droit de porter haut la tête, et qui a plus souvent versé son sang pour une question de gloire que pour une affaire d’intérêt.

Mais le progrès, tel que l’entendent certains hommes d’aujourd’hui, veut, paraît-il, que la politique, ce vilain mot que je vous souhaite de connaître le plus tard possible, ne s’inspire plus que de l’intérêt seul ; et il n’y a plus guère en Europe que notre cher pays de France pour connaître encore les enthousiasmes généreux et désintéressés.

Ne le regrettons pas, mes enfants ! Vous qui êtes la France de demain, conservez les nobles traditions du pays de Jeanne d’Arc, de Bayard et de Napoléon. Estimez-vous heureux d’appartenir à une nation qui, restée rebelle au culte exclusif de l’argent, se passionne encore pour ce grand mot : l’honneur, et pour cette chose sacrée : le drapeau !


En foulant cette terre qu’il était venu chercher de si loin, le colonel Cardignac frémit de la tête aux pieds. Pendant quelques minutes, l’émotion lui coupa les jambes, et il resta sur le quai, incapable de faire un pas.

La traversée d’ailleurs l’avait encore affaibli, en l’empêchant de prendre l’exercice qui était indispensable à sa santé ; mais avec son énergie ordinaire, il ne voulut pas remettre au lendemain son pieux pèlerinage. Appuyé sur sa canne, il franchit le pont-levis, la porte de la ville, demanda son chemin à un milicien du corps de garde, et, en sortant de James-Town, s’engagea dans une petite vallée assez riante, ancien lit par où s’écoulaient les laves du cratère de Diane, à l’époque des éruptions.

C’était au sommet de cette vallée, il le savait par les récits du grand Maréchal Bertrand, que se trouvait, à huit kilomètres environ, le Tombeau de l’Empereur.

Mais, après vingt minutes de marche, il fut obligé de s’arrêter, ses jambes lui refusant tout service.

Il avisa un petit pavillon caché dans la verdure, entra, et son émotion redoubla lorsqu’il apprit du vieillard qui l’habitait, sir Balcombe, que c’était là le cottage de Briars, où Napoléon avait vécu pendant deux mois, à son arrivée dans l’île, en attendant l’aménagement de la ferme de Longwood.

— Vous êtes Français, Monsieur, ancien officier, sans doute ?

Jean Cardignac déclina son nom et ses titres, et le vieillard s’inclina avec une parfaite correction.

— Le motif qui vous amène est le plus respectable qui soit, dit-il, soyez le bienvenu dans cette maison. Voici la pièce, l’unique pièce où l’Empereur dormait, mangeait et travaillait. Je ne m’en cache nullement ; j’ai toujours rougi pour mon pays que Plantation-House, la demeure luxueuse et confortable du gouverneur, n’eût pas été mise à la disposition de l’illustre captif ; il n’y eût pas contracté les germes de la maladie qui l’a emporté, et Hudson Lowe, que j’ai connu, ne serait peut-être pas un objet de mépris pour l’univers civilisé et pour ses concitoyens eux-mêmes.

Puis il appela :

— Mary !

Une femme d’une quarantaine d’années, à la physionomie très jeune, à la taille élégante, aux cheveux d’un blond cendré, accourut, venant du jardin.

— Ma fille, dit le vieillard, je vous présente un ancien colonel de la Garde de l’Empereur Napoléon ; il vient de faire un voyage de plusieurs mois pour prier sur sa tombe, il est notre hôte. Veuillez lui servir de guide jusqu’à la vallée du Tombeau.

— J’allais y monter pour y porter ces fleurs, père, répondit-elle ; j’accompagnerai le colonel.

Elle alla chercher une gerbe de fleurs blanches, provenant d’un acacia odorant qui poussait dans les parties basses de l’île, et tous deux prirent ensemble le chemin qui conduisait au pied du pic de Diane.

Tout en marchant, Jean Cardignac apprit de sa compagne que, pendant les deux mois passés à Briars, Napoléon s’était montré le plus doux et le meilleur des hommes.

— Il avait une patience étonnante, dit-elle ; ma jeune sœur, qui est morte depuis, et moi, nous l’importunions de nos questions, souvent bien insignifiantes ; il y répondait toujours avec une extrême bonté. Il aimait aussi à nous interroger sur nos travaux, et je me souviens qu’un jour, nous voyant étudier la géographie, il nous demanda successivement les noms des principales capitales de l’Europe : Vienne, Berlin, Constantinople, Madrid, etc. ; quand il arriva à la Russie, je ne pus m’empêcher de rougir en répondant : Saint-Pétersbourg. Il s’en aperçut et me pressa de lui en donner la raison.

— C’est que, lui dis-je en hésitant, l’ancienne capitale n’était pas celle-là.

— Certainement, fit-il, c’était Moscou ; mais pourquoi n’est-ce plus Moscou ?

Mon embarras augmentait ; je dus toutefois me décider à répondre.

— Parce que votre Majesté l’a brûlée !

Il eut un mouvement brusque aussitôt réprimé.

— C’est dans votre histoire anglaise, que vous avez appris cela ? dit-il ; veuillez la montrer à M. de Las Cases.

Ce compagnon de captivité de Napoléon connaissait l’anglais ; il traduisit à l’Empereur le passage de la campagne de 1812, où il était dit que Napoléon, plus barbare que Tamerlan, avait mis la Russie à feu et à sang, brûlé sa capitale, et achevé les blessés à la Moskowa.

— Voilà, dit l’Empereur avec amertume en me rendant le livre quand il eut fini, voilà comment les Anglais écrivent l’histoire de France et essayent de salir ma gloire ; mais on ne force pas impunément la vérité.

« Et tranquillement, il m’expliqua que c’étaient les Russes eux-mêmes qui avaient mis le feu à leur ville pour l’obliger à la retraite. C’est bien vrai, n’est-ce pas, monsieur le colonel ?…

— Si c’est vrai ! s’écria Jean Cardignac ; mais j’y étais, à Moscou, et j’ai failli y rôtir avec mon ordonnance et mes chevaux. Ce furent des forçats russes qui, mis en liberté par le gouverneur, incendièrent méthodiquement chacun des quartiers de la ville.

Tout en causant, ils étaient arrivés sur un plateau dénudé où végétaient quelques arbres à gomme, entourant une espèce de ferme aux toitures à demi effondrées.

Longwood ! dit miss Mary.

Longwood, cet amas de masures ! Longwood, la demeure de l’Empereur pendant plus de cinq ans !

Le cœur de Jean Cardignac se contracta lugubrement.

Remettant à l’après-midi sa visite au tombeau, il pria miss Balcombe de l’accompagner d’abord à Longwood, ce à quoi elle acquiesça tout de suite.

La première pièce dans laquelle ils entrèrent était dénudée, couverte de noms et d’inscriptions ; tout y portait l’empreinte de l’abandon et du délaissement le plus complet.

— C’est dans la pièce voisine qu’il est mort, dit miss Mary à voix basse. C’est l’ancien salon.

Tête nue, le colonel Cardignac y entra, le cœur rempli d’une religieuse émotion.

Ô honte ! cette pièce, à laquelle le souvenir d’une telle mort eût dû imprimer à jamais un caractère sacré, était dans un état de malpropreté repoussante : le centre en était occupé par un sale moulin à blé, le plafond avait été détruit pour lui faire place ; le plancher était à moitié pourri ; les fenêtres avaient disparu, la porte ne tenait plus que par un de ses gonds[1].

La compagne du colonel, gênée par tout ce qu’elle devinait


Longuement, le colonel Cardignac contempla ces lieux…

d’indignation dans le cœur de l’ancien soldat de l’Empereur, gardait le silence ; soudain,

des pas se firent entendre ; un jeune homme à la mine fière, aux yeux bleus, au regard assuré, entra dans la pièce : il était tête nue et portait l’uniforme de capitaine de vaisseau. Plusieurs officiers entrèrent derrière lui.

Son visage refléta aussitôt l’impression qui venait de se peindre sur celui du colonel ; il y eut un silence, silence gênant, surtout pour les officiers anglais qui suivaient.

Jean Cardignac avait deviné plutôt que reconnu le Prince de Joinville.

Il s’inclina respectueusement.

— Vous habitez à l’étranger, monsieur ? demanda le commandant de la Belle Poule.

À cette question, qui prouvait combien le Prince était loin de deviner les motifs qui avaient provoqué ce long voyage, le colonel Cardignac répondit par un bref exposé des faits que nous connaissons.

Le Prince de Joinville tendit alors la main au vieil officier, et se tournant vers sa suite :

— Heureux et grand, l’homme qui est l’objet d’un pareil culte ! dit-il.

Mais en levant les yeux, le colonel venait de reconnaître, parmi les Français qui accompagnaient le fils du Roi, le lieutenant-général Bertrand.

Le Grand Maréchal du Palais avait, de son côté, reconnu le vaillant à qui il avait raconté, quinze ans auparavant, les derniers moments de l’Empereur, et s’était précipité vers lui.

Les deux fidèles de la religion impériale s’étreignirent silencieusement, puis le Grand Maréchal dit à voix basse :

— Viendrez-vous à l’exhumation ?

— Certes, si vous voulez bien en demander pour moi l’autorisation au Prince.

— Elle est accordée d’avance ! C’est pour demain soir. Nous commençons de nuit parce que le travail sera long, et nous mettons à la voile le jour suivant.

— Oh ! fit à voix basse le colonel Cardignac, si je pouvais retourner en France avec vous !

— Je ne puis vous le promettre, mais je le demanderai.

— Merci !

Cependant le Prince de Joinville parcourait lentement l’étroite pièce.

— C’est là qu’il était couché, dit le Grand Maréchal, répondant à ses intimes pensées… la tête tournée de ce côté… Il reposait sur un lit de camp en fer. Vis-à-vis, à cette place, était un buste, et là, un portrait du roi de Rome !…

Dans la pièce suivante, ce fut bien pis encore ; on trouva des bestiaux, et la gêne des officiers anglais devint telle qu’ils s’éclipsèrent.

Le baron de Las Cases traduisit alors l’impression de tous :

— Si on voulait anéantir ces témoins muets et pourtant éloquents d’actes barbares, dit-il, il fallait jeter bas ces murs et non pas les salir !

— Je vous présente mon fils, dit le Grand Maréchal au colonel Cardignac lorsqu’ils furent sortis de Longwood.

C’était un jeune homme de vingt-deux ans, aux traits fins, à la figure douce et au regard profond.

— Il est né à Sainte-Hélène, ajouta le Grand Maréchal, et l’Empereur a été son parrain.

— Vous êtes le filleul de Napoléon ? interrogea Cardignac.

— Oui, mon colonel.

— Alors, c’est comme si vous étiez le frère de mes enfants, car tous deux sont aussi les filleuls du grand homme. Laissez-moi vous embrasser, mon enfant.

— Oh ! de tout cœur, mon colonel.

Et, sur la joue du vieux soldat, une grosse larme roula.

Le colonel Cardignac prit congé du cortège officiel. Il voulait être seul pour arriver au tombeau de l’Empereur.

Deux milles anglais séparaient Longwood du vallon retiré où Napoléon dormait depuis vingt ans son dernier sommeil ; le colonel dut s’appuyer sur le bras de son guide pour arriver jusqu’au bord.

Enfin, au pied de la montagne, de maigres arbres, des pins, quelques saules apparurent.

— C’est là, dit miss Mary.

Le regard fixe, le colonel fit le salut militaire, se découvrit et mit un genou en terre. Dix fois, il crut qu’il allait défaillir, et dix fois sa volonté le soutint.

Longuement il contempla ces lieux où son imagination l’avait transporté si souvent.

Le tombeau de Napoléon était d’une extrême simplicité : il se composait de trois dalles déjà noircies par les vents humides de ces régions et ne dépassant guère le niveau du sol.

Une grille de fer sans porte les entourait : des deux saules pleureurs qui autrefois ombrageaient la tombe, un seul vivait encore.

Des pensées et des fleurs, jadis plantées par la comtesse Bertrand, rien ne subsistait ; mais la femme du gouverneur anglais, qui avait succédé à Hudson Lowe, avait planté une trentaine de cyprès.

Une enceinte irrégulière les entourait, constituée par un grillage en bois percé d’une porte. Près de cette porte, une guérite était occupée par un vétéran anglais, gardien du tombeau.

Vous dire, mes enfants, quelles pensées agitèrent le cœur du vieux soldat de l’Empire pendant la longue méditation qu’il fit ce jour-là, sur ce coin de terre, but de son long voyage, vous énumérer les évocations du passé qui surgirent dans son âme remplie d’une mystérieuse émotion, serait vous raconter de nouveau les péripéties d’une existence que vous connaissez déjà.

Il contemplait les dalles noires ! Rien n’y était écrit et pourtant il ne pouvait en détacher ses regards…

Rien n’y était écrit, car, lorsque les compagnons de captivité de l’Empereur avaient voulu graver sur la pierre cette simple inscription :

NAPOLÉON

Hudson Lowe s’y était opposé, alléguant qu’il ne connaissait pas sous ce nom l’homme qui venait de mourir, que son seul titre était celui de général et son seul nom celui de Bonaparte.


Le misérable bourreau n’ignorait pas pourtant que ce nom avait été acclamé par une nation de trente millions d’hommes, reconnu par tous les souverains de l’Europe, consacré par une fortune sans exemple et immortalisé par le génie. L’histoire le donnait déjà à l’Empereur vivant : Hudson Lowe, lui, le refusa à l’Empereur mort.

Mais comme la bassesse de caractère a toujours engendré le mépris des hommes, il se trouva que le geôlier du héros, à son retour en Angleterre, se heurta à la réprobation de ses compatriotes eux-mêmes.

De plus, ayant reçu, en 1822, du comte de Las Cases, un coup de cravache en pleine figure, c’est-à-dire l’insulte la plus sanglante qui fût, et n’en ayant demandé réparation qu’à la justice anglaise, il s’était vu expulser honteusement du Club militaire, de la Garde royale où il servait et de son régiment, par le corps d’officiers.


La nuit descendait sur l’île quand le colonel Cardignac se décida à obéir aux prières de miss Mary Balcombe et à redescendre à Briars. Il ne put aller plus loin et regagner James-Town.

Son hôte, effrayé de la décomposition de ses traits et de son état de fatigue, lui offrit l’hospitalité pour la nuit, et le colonel tomba plutôt qu’il ne s’étendit sur le lit qui lui fut dressé.

Pendant toute la nuit et la journée qui suivit, une fièvre assez forte, mêlée de cauchemars et d’hallucinations, s’empara de lui. Mais quand le soir arriva, et comme si sa volonté puissante eût accompli un nouveau prodige, il se leva, prit congé de ses hôtes malgré leurs prières, et, d’un pas ferme, se dirigea vers la vallée du Tombeau. Il n’avait pas oublié la recommandation du Grand Maréchal : le travail devait commencer de bonne heure.

Il arriva le premier ; seul un détachement de soldats du génie anglais, sous les ordres du capitaine Alexander, commissaire officiel britannique, attendait. Une pluie fine tombait sans discontinuer et la lune était voilée. Le colonel Cardignac s’assit sur une pierre, devant la grille, la tête dans ses mains.

À 11 heures du soir, M. de Chabot, commissaire du Roi, arriva avec les anciens serviteurs de l’Empereur, les officiers de la Belle Poule, le baron Gourgaud et l’abbé Coquereau, aumônier de la frégate.

Le travail commença aussitôt à la lueur des torches : il fut long et pénible ; car, les dalles enlevées ainsi que les cinq pieds de terre qu’elles recouvraient, les ouvriers rencontrèrent une maçonnerie très dure qu’il fallut enlever à la pioche et au ciseau : à cinq heures du matin seulement elle céda, et la dalle qui se trouvait au-dessous ayant été enlevée à son tour, le cercueil en acajou apparut.

À sa vue, d’un mouvement spontané et unanime, tous les assistants se découvrirent.

— Le colonel Cardignac haletant se pencha sur la fosse.


Il ne vit pas les honneurs funèbres rendus par l’équipage.

Cependant la pluie était devenue très forte : les commissaires anglais et français allèrent revêtir leurs uniformes ; un cordon de soldats fut disposé de façon à éloigner les curieux qui ne devaient pas assister à l’exhumation.

À 9 heures, le cercueil de Napoléon était rendu à la lumière et transporté par douze soldats anglais dans une tente voisine.

L’acajou était à peine humide : les vis qui fermaient le couvercle étaient encore argentées. On scia ce couvercle, et le cercueil de plomb qu’il contenait apparut intact.

Il renfermait lui-même un troisième cercueil en acajou, en parfait état de conservation. On l’ouvrit et on en vit un quatrième en fer blanc : c’était le dernier.

Ce fut au milieu d’un religieux silence que les ouvriers soulevèrent la feuille supérieure de cette dernière enveloppe. L’Empereur apparut.

Il était admirablement conservé et parfaitement reconnaissable, avec sa tête très grosse, son front large et élevé, ses lèvres petites, son menton vigoureusement dessiné. Les yeux étaient fermés et une partie des cils y adhéraient encore. La barbe un peu repoussée donnait au bas du visage une teinte bleuâtre prononcée.

— Oh, c’est lui, c’est bien lui ! murmura le colonel Cardignac, les tempes battantes et la gorge serrée.

Napoléon était revêtu de l’uniforme de colonel des chasseurs de la Garde ; son chapeau, placé obliquement sur ses jambes, s’était affaissé, mais était intact. La plaque de la Légion d’Honneur et celle de la Couronne de Fer qu’il portait sur sa poitrine étaient noircies ; mais les épaulettes en or n’étaient que légèrement brunies. Le grand cordon de la Légion d’Honneur, sortant de dessous l’habit vert, était aussi rouge que le premier jour. À ses pieds, un coffret d’argent contenait son cœur, un autre son estomac.

C’était bien Napoléon ; Napoléon privé de vie, mais non détruit ; et à la vue du Maître qu’ils avaient suivi partout aveuglément et qu’ils adoraient comme un Dieu, tous les Français présents éclatèrent en sanglots.

— Maintenant que je l’ai revu, je puis mourir, dit le colonel Cardignac à l’oreille du Maréchal Bertrand.

Une heure après, les restes de Napoléon étaient enfermés, avec les plus minutieuses précautions, dans un cercueil en plomb venu de France : sur la plaque qui le fermait se lisait en lettres d’or cette inscription :

NAPOLÉON
Empereur et Roi
Mort à Sainte-Hélène
le 5 Mai
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Le cercueil en plomb fut lui-même enfermé dans un sarcophage en ébène apporté de Paris, et le tout ayant été hissé sur un char funèbre, le cortège se dirigea vers le port, encadré de troupes et précédé de la musique des miliciens volontaires de l’île.

M. de Rohan Chabot, commissaire du Roi, conduisait le deuil.

Au débarcadère, le prince de Joinville attendait, sous le pavillon national, la dépouille mortelle de celui qui avait été l’Empereur des Français, et le reçut au nom de la France.

À ce moment, de la Belle Poule et de la Favorite, partirent, sans discontinuer, des salves d’artillerie, pendant que les forts anglais tiraient vingt et un coups de canon.

Le colonel Cardignac, réunissant tout ce qui lui restait de forces, avait pu parcourir ce long trajet, appuyé sur le bras du jeune Arthur Bertrand.

Mais quand le cercueil eut été descendu dans la chaloupe du prince de Joinville, et que le drapeau de soie aux trois couleurs, figurant le pavillon impérial, eut été hissé, le vieillard atteignit l’extrême limite de ses forces ; tout tourna autour de lui, et, avant que le fils du Grand Maréchal eût pu le retenir, il s’abattit sur le quai comme une masse inerte.

Le Grand Maréchal avait vu l’événement ; il parla à voix basse au commandant Guyet, de la corvette la Favorite, et ce dernier, faisant aussitôt signe à deux marins, le colonel Cardignac fut transporté dans l’un des canots de la corvette. Une demi-heure après, il était à bord de ce bâtiment, en proie à une fièvre ardente.

Il n’entendit pas les tambours et les clairons sonner aux champs, lorsque le cercueil fut hissé sur le pont de la Belle Poule ; il ne vit pas les honneurs funèbres rendus par l’équipage ; il ne put, comme les officiers présents. monter la garde à son tour dans la chapelle ardente, au milieu des faisceaux de drapeaux, pendant la longue traversée.

Mais aussi il n’eut pas à partager les angoisses de ces vaillants qui, à peine en mer, apprirent qu’à la suite des événements d’Orient, la guerre était imminente entre la France et l’Angleterre, et qui durent, par suite, se tenir sur un perpétuel branle-bas de combat, pour s’apprêter à défendre le précieux dépôt dont ils avaient la garde, et, s’il le fallait, s’ensevelir avec lui sous les flots.

C’était le 15 octobre 1815 que Napoléon, prisonnier, était arrivé à Sainte-Hélène ; ce fut le 15 octobre 1840 qu’il quitta la rade de Sainte-Hélène pour rentrer triomphalement dans sa patrie.

Le 30 novembre, après une heureuse navigation de quarante-cinq jours, la Belle Poule entrait en rade de Cherbourg, et le cercueil de l’Empereur était transbordé sur un bâtiment de faible tirant d’eau, qui, par la Seine, allait le ramener à Paris.

Si vous allez un jour visiter aux Invalides le Musée de l’Armée, mes enfants, vous y verrez le socle qui reçut, sur la Belle Poule, le cercueil de Napoléon.

Le colonel Cardignac, dont la fièvre était tombée, mais dont la faiblesse était extrême, fut hissé plutôt qu’il ne monta dans le coche de Paris. Il voulait y devancer son maître, revêtir son uniforme, et le recevoir, comme jadis, le sabre au côté, lorsque, de garde aux Tuileries, il commandait le piquet d’honneur.

Ce trajet en diligence de Cherbourg à Paris, il l’avait fait en 1802, au sortir des pontons anglais : il était jeune alors, plein de feu, voyant l’avenir en rose !

Quand il arriva à Paris, sa robuste nature était terrassée : ce dur trajet, sur des routes souvent pavées, dans ces coffres grinçants et trépidants qu’étaient les diligences d’alors, l’avait achevé, et, en le revoyant, livide, les traits émaciés, le dos voûté, les mains tremblantes, la bonne et tendre Lise poussa un cri de détresse et l’entoura de ses bras.

Mais l’œil du vieux soldat brillait encore d’une flamme intense, car ses enthousiasmes d’autrefois venaient d’emprunter aux émotions de Sainte-Hélène un renouveau de chaleur et de vie.

Il embrassa tendrement sa compagne bien-aimée ; puis, du ton autoritaire et affectueux à la fois dont il lui annonçait jadis son départ pour l’Autriche ou pour la Pologne :

IL arrive, dit-il, prépare mon grand uniforme ; je veux être des premiers derrière lui : c’est la place de la Garde.

— Mais dans l’état où tu es, mon pauvre Jean, tu n’auras jamais la force de suivre, dit-elle les mains jointes et les yeux suppliants.

Il se redressa et eut une flambée de volonté suprême.

— J’aurais fait huit mille lieues, pour Le retrouver, et je ne pourrais parcourir les quelques kilomètres qui Le séparent de son dernier tombeau !… Allons donc !

Puis, l’œil interrogateur :

— Où va-t-on Le mettre ? dit-il. J’espère qu’on ne va pas l’exiler à Saint-Denis ? ce n’est pas sa place, à Lui !

— Non, dit-elle ; et allant chercher le Moniteur qui relatait la séance du 12 mai à la Chambre des Députés :

— Tiens, lis.

Et le colonel Cardignac lut à haute voix et lentement l’éloquente péroraison du discours prononcé ce jour-là par M. de Rémusat, ministre de l’Intérieur.

« Les restes mortels de Napoléon seront déposés aux Invalides ; une cérémonie solennelle, une grande pompe religieuse et militaire, inaugureront le tombeau qui doit le garder à jamais.

« Il importe, en effet, à la majesté d’un tel souvenir, que cette sépulture auguste soit placée dans un lieu silencieux et sacré, où puissent la visiter, avec recueillement, tous ceux qui respectent la gloire et le génie, la grandeur et l’infortune.

« Il fut Empereur et Roi, il fut le souverain légitime de notre pays, il fut le premier Soldat de France. À ce titre, il faut qu’il règne et commande encore dans l’enceinte grandiose où vont se reposer les soldats mutilés de la Patrie, et où iront toujours s’inspirer ceux qui sont appelés à la défendre.

« Son épée sera déposée sur sa tombe.

« L’art élèvera sous le dôme, au milieu du temple consacré par la religion au Dieu des Armées, un tombeau digne, s’il se peut, du nom qui doit y être gravé. Ce monument devra avoir une beauté simple, des formes grandes, et cet aspect de solidité inébranlable qui semble braver l’action


On se montrait en père, appuyé sur ses deux fils.

du temps. Il faudrait à Napoléon un monument durable comme sa « mémoire. »

— C’est bien, dit le colonel en reposant le journal, ces paroles sont celles qu’il fallait dire. Je vais prendre des forces, et quand le jour sera venu, je serai prêt.

Mais une grande joie lui était réservée. Trois jours après, Jean et Henri firent irruption dans la maison, arrivant d’Afrique.

Ils connaissaient le vœu de leur père, avaient appris l’arrivée des Cendres de leur illustre parrain, et pris à temps un bateau pour Port-Vendres.

Mais l’explosion de leur joie s’éteignit et leur sourire se glaça en revoyant le vieillard qu’ils avaient laissé encore vert et ingambe, tout brisé et comme penché vers la tombe ; en vain voulurent-ils lui cacher leur lugubre impression : il la lut dans leur changement d’attitude et dans leurs réflexions à voix basse ; mais il n’était pas homme à se faire illusion et il avait vu trop souvent la mort en face pour la craindre.

Répondant à leurs secrètes anxiétés :

— Parlez haut, mes enfants, leur dit-il, et soyez tranquilles : je serai sur pied ce jour-là. Appuyé sur vous deux, je pourrai encore aller loin. Après !… à la grâce de Dieu !…


Enfin le grand jour arriva et Paris tout entier, ému, recueilli, se leva pour saluer une dernière fois Napoléon.

Je ne vous peindrai pas, mes enfants, l’affluence énorme des curieux, la magnificence des ornements du cercueil, les vingt chevaux caparaçonnés d’argent qui le traînaient, la splendeur du manteau impérial flottant au vent, la pompe extraordinaire du cortège, en un mot l’inoubliable manifestation de Paris et de la France.

Ce sont des spectacles qui ne se présentent qu’une fois dans le cours de dix siècles, parce qu’il ne surgit pas tous les mille ans un homme assez grand pendant sa vie, assez auguste après la mort pour les provoquer.

Et ils honorent autant le peuple qui les conçoit que la mémoire qu’ils contribuent à immortaliser.

Mais si, du haut de sa demeure dernière, le Grand Homme suivit le déroulement du cortège que formait tout un peuple ému, recueilli, vibrant, si son âme put encore être remuée par ces manifestations d’un amour que la mort n’avait fait qu’épurer, certes, il dut remarquer, au milieu de la foule de ses fidèles, de ses anciens compagnons d’armes, de ces débris de la vieille armée, le colonel du 1er régiment de la Garde.

Il était là, tout blanc, courbé, mais superbe sous son haut bonnet à poil : il portait l’uniforme qu’il avait à Waterloo ! Sur sa poitrine brillait, à l’effigie impériale, la croix payée de son sang dans vingt batailles ; il tenait fébrilement d’une main son sabre, trop lourd désormais, et de l’autre bras s’appuyait sur son Henri dont la brillante tenue de capitaine des spahis et le burnous rouge attiraient tous les regards.

Jean, placé du côté opposé, le soutenait quand il le voyait faiblir. Il portait lui-même, avec une grande distinction, l’uniforme sévère de capitaine d’artillerie.

Et je vous assure qu’il était touchant, et digne du pinceau d’un David ou d’un Delacroix, ce tableau d’un soldat, couronnant par cet effort suprême une vie d’honneur et de fatigues, prêt à partir pour rejoindre son Empereur, mais renaissant dans ces deux beaux jeunes gens qui soutenaient ses derniers pas.

Au milieu de ces uniformes variés, appartenant à toutes les armes et qui semblaient détachés du socle de la Colonne d’airain, fondue avec les canons ennemis, on se montrait ce père appuyé sur ses deux fils, et ceux qui les reconnaissaient disaient aux autres :

— C’est le colonel du 1er régiment de grenadiers de la Garde, et ses deux fils sont les filleuls de Napoléon.

Marchant immédiatement derrière le char funèbre, le colonel Cardignac atteignit enfin les Invalides, et précédant, avec tous les vétérans de l’Empire, le cercueil porté à bras, il franchit la grille de la cour d’honneur.

Les soldats invalides formaient la haie ; tous ou presque tous étaient des mutilés des grandes guerres de l’Épopée, et leurs yeux flamboyèrent lorsque, sous le manteau bleu parsemé d’abeilles d’or, ils virent s’approcher la dépouille de leur Empereur. C’était à eux qu’on en confiait la garde, elle serait bien gardée.

Dans le cerveau de Jean Cardignac, parmi les idées qui tourbillonnaient, un souvenir se précisa. C’était là qu’il était venu, il y avait de cela près de quarante ans, pour faire la surprise à son vieil ami La Ramée de sa première épaulette.

Et ses enfants, à leur tour, se souvinrent. C’était dans ce jardin, près des grandes couleuvrines de l’entrée, qu’ils avaient si souvent joué au soldat avec leur aïeul, le tambour-maître Belle-Rose, tué à la barrière de Clichy, en 1814, avec La Ramée.

Le colonel Cardignac ne marchait plus qu’avec une extrême difficulté. Il dut s’arrêter au pied du grand escalier et laissa passer le cortège ; il était d’une pâleur de cire et de grosses gouttes de sueur perlaient sous son lourd bonnet à poil.

— Montons, dit-il enfin.

Toujours soutenu, presque porté, il pénétra sous le dôme où avait été creusée la crypte circulaire qui allait recevoir la dépouille du César moderne, et, d’un dernier effort, il atteignit la rampe de marbre qui la bordait.

Les hauts dignitaires de l’État, députés, généraux, magistrats, entouraient en foule pressée, chamarrée, brillante, le réduit sacré ; mais un passage s’ouvrit parmi eux, comme par enchantement, pour le groupe touchant qui symbolisait si bien l’union de l’ancienne et de la nouvelle armée.

Les yeux troubles, le colonel Cardignac se pencha, et Henri lui lut l’inscription qui dominait les deux génies de bronze veillant à l’entrée du tombeau :

Je désire que mon corps repose sur les bords de la Seine, au milieu de ce peuple français que j’ai tant aimé !

Puis, Jean lui montra la couronne de lauriers qui entourait le catafalque et lui lut les noms de batailles qui l’entouraient :

Arcole, Rivoli, les Pyramides, Austerlitz, Iéna, Wagram, La Moskowa !…

Après son fils, le vieux soldat répéta les noms immortels, et après chacun d’eux, comme s’il eût fouillé dans un passé qui s’obscurcissait de plus en plus :

— J’y étais ! dit-il, j’y étais !

Enfin il releva la tête et reconnut, suspendus aux voûtes, ceux qui restaient des drapeaux jadis conquis par la Grande Armée sur toutes les armées de l’Europe.

Ce fut son dernier effort, son regard chavira et s’éteignit ; il serait tombé tout d’une pièce si ses fils, qui à chaque minute s’attendaient à ce dénouement, ne l’eussent pris dans leurs bras.

Pieusement, à travers la foule qui s’ouvrit de nouveau, ils l’emportèrent au dehors.

Les chants funèbres emplissaient la vaste coupole, mêlés aux harmonies des orgues et aux sonorités des cuivres ; l’encens fumait sur les hauts trépieds de bronze, des milliers de lumières faisaient scintiller les dorures et jetaient sur les parois de marbre des lueurs d’incendie. Tout près de là, dans le jardin, les vieux canons de bronze qui avaient si souvent annoncé aux Parisiens les victoires du héros, tonnaient une dernière fois en l’honneur de son puissant génie ; une foule immense emplissait les avenues et les places, couvrait de grappes humaines les maisons et les monuments.

L’Archevêque de Paris bénissait le corps de Celui qui avait été sacré par le chef de la chrétienté, et le cercueil de Napoléon, descendu dans la crypte, trouvait enfin au cœur de Paris le repos suprême.

Et pendant que s’achevait l’inoubliable cérémonie du Retour des cendres, le colonel Cardignac, transporté en toute hâte dans sa petite maison de Saint-Cyr, se mourait, entouré de tous les siens.

Vers le soir, il reprit connaissance, fit d’une voix tranquille à sa femme ses dernières recommandations et reçut la visite de l’abbé Coquereau, aumônier de la Belle Poule, qui était venu le voir maintes fois sur la Favorite, pendant le voyage de retour de Sainte-Hélène.

— Je vais aller Le rejoindre, dit-il au vieux prêtre ; Dieu ne peut pas me refuser cela !

Il demanda alors sa croix dont il baisa l’effigie et le ruban rouge, puis, posant sa main tremblante sur la tête de ses deux fils, agenouillés au pied du lit, il leur donna sa bénédiction, en leur répétant la phrase qu’il avait reçue lui-même des lèvres du colonel Bernadieu mourant :

— Vivez dans l’honneur !

Honneur ! ce fut le dernier mot que prononça celui qui avait été Jean Tapin.

Le culte de l’honneur, l’amour de la patrie, la fidélité à Napoléon avaient rempli toute sa vie ; il pouvait la léguer en exemple à ses enfants.

Il expira un peu avant minuit, comme si la destinée eût voulu que ce grand jour, consacré par la France à la glorification de l’Empereur, fût en même temps le dernier jour du plus fidèle des soldats de l’Empire.

  1. Tous ces détails et ceux qui suivent au sujet de l’exhumation de l’Empereur, sont rigoureusement authentiques, car ils proviennent du journal tenu à bord de la Belle Poule par le comte de Las Cases.