Aller au contenu

Histoire d’une famille de soldats 3/11

La bibliothèque libre.
Delagrave (p. 335-358).


CHAPITRE XI

chez les pavillons-noirs


Dix mois après les événements que je viens de vous raconter, mes enfants, le 2 juin 1882, Georges Cardignac quittait le Sénégal pour n’y plus revenir.

Et votre étonnement sera grand si vous vous souvenez de l’enthousiasme avec lequel il était parti pour ce pays mystérieux appelé à devenir un des plus beaux joyaux de la couronne coloniale de la France, depuis qu’il a comme prolongement les régions peuplées et fécondes du Soudan.

La lettre suivante, qu’il écrivit à sa mère lorsqu’il s’embarqua à Saint-Louis, vous expliquera mieux que je ne pourrais le faire, à quels sentiments intimes et en même temps à quelle fatalité il obéit ce jour-là :


« Saint-Louis, 26 mai 1882.
« Ma chère et bonne maman,

« Je t’avais fait part de mes rêves : ils resteront à l’état de rêve ; c’est fini !

« Je n’ai revu ni Mlles Ramblot, ni leur père, ni M. d’Anthonay. Quand, après la rude campagne de sept mois que nous venons de terminer avec le colonel Borgnis-Desbordes, la colonne est rentrée à Saint-Louis, j’ai appris qu’ils étaient repartis tous les quatre pour la France, par un des derniers bateaux. La santé de M. d’Anthonay, très ébranlée, m’a dit le gérant de son entrepôt, les avait obligés à quitter l’Afrique plus tôt qu’ils ne l’eussent voulu.

« N’étant pas repassé par Kita, je n’avais pu avoir sur eux de renseignements précis ; je savais seulement, par une lettre de M. Ramblot, arrivée à la colonne Galliéni en octobre, que sa fille Lucie était complètement rétablie ; je savais aussi, par une autre lettre de M. d’Anthonay, qu’elle avait conservé la plus vive reconnaissance à celui qu’elle regardait comme le sauveur de son père, en quoi elle m’attribuait un mérite exagéré. Puis j’étais resté sans nouvelles pendant trois mois ; je n’en avais pas été autrement étonné d’ailleurs, car nous naviguions dans des contrées où les courriers nous atteignaient rarement ; mais, il y a quinze jours, j’ai reçu une lettre de Flandin, le lieutenant de la compagnie ; cette lettre avait deux mois de date. Flandin, malade et épuisé, nous avait quittés pour remonter à Kita avec les malingres et les blessés, pendant que nous forcions de marche sur Bammakou : il avait donc vu les Ramblot réunis et m’en donnait des nouvelles.

« Ils avaient été contraints, ainsi que M. d’Anthonay, à prolonger leur séjour à Rita, parce que ce fort était coupé du haut Sénégal par les partisans d’Ahmadou ; de plus, cette lettre m’apprenait que la fille aînée de M. Ramblot était arrivée à Kita, avant l’interruption des communications, avec un médecin civil de Saint-Louis, pour soigner sa sœur Lucie, et que l’on parlait couramment du mariage de la fille de M. Ramblot avec ce médecin, largement défrayé de son voyage par M. d’Anthonay. Évidemment cet homme n’a pu voir cette adorable jeune fille, la soigner, passer des heures auprès d’elle, sans éprouver les mêmes émotions que moi… Flandin, dans sa lettre, me présente la chose sous une autre forme et écrit brutalement, en parlant de ce docteur : « Le gaillard va épouser un fameux sac d’écus. »

« Cette seule phrase, vois-tu, mère, atténue bien fort la douleur cuisante que m’a causée cette nouvelle.

« Pour rien au monde, je n’aurais voulu qu’elle s’appliquât à moi.

« J’aurais tout tenté pour retrouver Lucie Ramblot pauvre ; cette fortune inattendue qui lui arrive, en m’empêchant de confier mes espérances à M. d’Anthonay, a éloigné cette jeune fille de moi plus sûrement que le temps et les distances.

« Aujourd’hui, elle va épouser celui qui l’a guérie ; rien de plus juste, et comme je ne lui ai jamais rien avoué, que je n’ai rien dit à son père, enfin que M. d’Anthonay, s’il m’a deviné, n’a jamais rien su de positif sur mes intentions, j’aurais mauvaise grâce à m’en étonner.

« Mais cela ne fait rien ; j’ai gros cœur tout de même, ma chère et bonne maman ; à toi, je peux bien l’avouer. Tu ne m’aurais pas approuvé, je le sais, parce que tu désires que je ne me marie pas trop jeune ; mais tu m’aurais donné ton consentement tout de même, en voyant combien elle était belle, bonne, vaillante !… C’est le bonheur que je laisse échapper, sans doute ; que la volonté de Dieu soit faite !

« Ce qui est certain, vois-tu, c’est que je ne peux plus me voir, même en peinture, au Sénégal. Tout ici me la rappellerait. On vient de demander des volontaires pour former une compagnie de débarquement à bord du Redoutable, qui part pour l’Égypte. J’ai demandé à en faire partie et Pépin, quand il a su ma détermination, a fait la même demande. Nous embarquons dans quelques jours, mais nous ne toucherons pas à Toulon, nous arrêterons seulement à Alger.

« Qu’allons-nous faire en Égypte ? je n’en sais rien. On dit que nous allons conquérir le pays, de compte à demi avec les Anglais. Cela m’étonne beaucoup, les Anglais ayant l’habitude de se réserver la part du lion. Peut-être allons-nous tirer les marrons du feu pour eux, comme nous l’avons fait à Sébastopol. Dans tous les cas, cette expédition va être pour moi la diversion nécessaire et tu ne seras plus jalouse, chère et bonne maman, car il est probable que je vais voir s’évanouir peu à peu la douce image qui venait si souvent dans mes rêveries, voisiner avec la tienne. Tu resteras ainsi ma seule, ma véritable affection.

« Ton georges.

« P.-S. — Le trésorier m’a compté au retour de la colonne 2.700 francs, et après avoir réglé ma popote, mis de côté 500 francs pour renouveler ma garde-robe, il me reste 1.500 francs que je t’envoie. Tu ne vas pas refuser cela à ton Georges, si heureux de te rendre un tout petit peu de ce bien-être dont tu l’as entouré. Tu lui ferais trop de peine. Je t’écrirai d’Alger. »


La veille de son embarquement, Georges reçut une lettre de son ami Andrit ; elle était datée de Franceville, poste que M. de Brazza venait de fonder dans le Congo français, avant d’installer sur la rive droite du grand fleuve la station de Brazzaville.


« Tu t’étonneras de me savoir ici, écrivait le jeune officier de la légion : tu seras plus étonné encore en apprenant que j’y remplace ce pauvre Zalmer qui n’a pu résister au climat et que j’ai embarqué, il y a trois mois, pour la France, très anémié. J’étais resté en correspondance suivie avec lui.

« C’est lui qui, se sentant malade, m’a proposé à M. de Brazza pour remplir le poste de commandant d’escorte qu’il était obligé d’abandonner.

« J’ai accepté : ma santé est, je l’espère, à l’abri des fièvres, et comme je ne vois aucune expédition coloniale en perspective pour le moment, j’ai voulu connaître d’autres régions que le Sud Oranais. Ce n’est pas toi, grand voyageur, qui me désapprouveras. »


Le jeune officier exposait ensuite en détail à son ami les péripéties du voyage d’exploration qu’il venait d’effectuer, dans ce pays soumis à la France, sans qu’un seul coup de fusil eût été tiré. Il lui racontait en particulier la manière adroite dont M. de Brazza s’était attiré l’alliance et l’amitié du roi Makoko, chef de la puissante tribu des Batékès.

Quand l’exploration serait terminée, le petit Andrit reviendrait à la côte, et probablement accompagnerait en France le chef de l’expédition, qui devait y faire ratifier par les Chambres les traités passés au Congo.

En terminant, Émile Andrit demandait à Georges de lui écrire longuement, et notre ami, confus de n’avoir pas mieux tenu la promesse faite à son camarade de promotion, lui écrivit avant de s’embarquer une longue lettre, dans laquelle il ne put s’empêcher de lui raconter en détail l’idylle qui s’était ébauchée pour lui au Soudan et la déception qui l’avait terminée.

Le 10 juillet 1882, Georges Cardignac arrivé par le transport la Loire, en rade d’Alexandrie, montait à bord du cuirassé le Redoutable, sur lequel était formée la compagnie de débarquement dont il faisait partie.

En route, il avait appris que la démonstration navale, faite par la France et l’Angleterre, avait pour but d’obliger le Khédive d’Égypte à renvoyer son Ministre de la guerre, un certain Arabi Pacha, dont le programme, résumé dans ces deux mots « l’Égypte aux Égyptiens », consistait à éloigner les Européens de toutes les charges qu’ils occupaient dans l’administration égyptienne.

Le lendemain de son arrivée, Georges était réveillé par de formidables détonations, et, montant immédiatement sur le pont, il assistait à ce spectacle inouï :

La flotte anglaise bombardant Alexandrie où avait eu lieu, la veille, une collision fomentée par les Anglais eux-mêmes, et la flotte française assistant en spectatrice muette à cette intervention.

Retenez bien cette date du 11 juillet 1882, mes enfants, car elle marque la renonciation de la France à son rôle séculaire en Égypte.


Georges Cardignac quittait le Sénégal pour n’y plus revenir.

Il vous souvient certainement de la conquête du pays des Pharaons par Bonaparte en 1798[1] ; sachez que depuis cette époque, et, bien que les Français eussent été obligés d’évacuer leur conquête après l’assassinat de Kléber, les Égyptiens avaient conservé du séjour des Français dans leur pays une empreinte presque indélébile. Il appartenait donc à la France de soutenir le prestige de son nom, et, en y renonçant en 1882, par une abdication inexplicable, le ministère français d’alors faisait place libre à l’action de l’Angleterre.

Celle-ci n’a pas manqué d’en profiter, comme bien vous pensez ; et même à votre âge il n’est pas permis d’ignorer ces choses-la, car elles sont ou seront la cause de grands événements dans le monde. Apprenez donc qu’après le bombardement d’Alexandrie et le débarquement des troupes anglaises, la rébellion égyptienne fut vaincue par la cavalerie de Saint Georges[2], c’est-à-dire par l’intervention de l’or anglais, beaucoup plus que par le talent militaire de lord Wolseley, et que, depuis, l’Angleterre occupe militairement l’Égypte. En vain a-t-elle fait la promesse de l’évacuer quand l’ordre y serait rétabli : il est rétabli depuis quinze ans, et elle ne s’en va pas ; et elle ne s’en ira plus !

Elle ne s’en ira plus, parce qu’elle aspire à la domination de l’Afrique, du nord au sud ; parce qu’elle va relier, par un chemin de fer, Alexandrie au Cap, et c’est même pour réaliser ce plan qu’elle a volé aux Boers du Transvaal et de l’Orange leur indépendance et leurs mines d’or ; c’est encore pour le réaliser que nous avons dû évacuer Fachoda qui se trouvait sur le trajet de cette gigantesque voie ferrée.

De ce court résumé, que j’ai tenu à vous faire d’une des plus graves questions de ce temps, naîtra évidemment dans votre esprit cette réflexion que l’Angleterre est un peuple bien puissant et bien audacieux pour mettre ainsi la main sur des continents entiers. C’est vrai, mes enfants, mais il faut ajouter qu’il est également sans scrupules ; et, vous qui êtes jeunes, vous verrez l’Angleterre, si puissante qu’elle soit aujourd’hui, s’effondrer sous le poids des injustices dont elle a parsemé le monde !

Et Georges, direz-vous ? Georges sentit profondément à ce moment la déchéance de notre pays, et il en souffrit comme tout bon Français doit souffrir de ce qui diminue le prestige de sa patrie. Il n’eut pas le temps d’ailleurs de voir la tournure que prenaient les événements ; car la flotte française, n’ayant plus rien à faire devant Alexandrie, reçut l’ordre de rentrer à Toulon.

Notre ami allait donc, pensez-vous, revoir la France, embrasser sa mère, revoir ses amis ?

Non, mes enfants, la destinée en avait disposé autrement, et la compagnie dont il faisait partie, quittant le Redoutable pour remonter sur le transport la Saône, recevait, le 18 juillet, l’ordre de se rendre en Cochinchine.

Georges Cardignac en ressentit, il faut bien l’avouer, un léger coup au cœur, car il avait gardé au fond de lui-même un vague espoir que chaque jour écoulé renforçait ; il se disait que, si le mariage de Lucie Ramblot était décidé, il ne manquerait pas d’en avoir confirmation, au moins par une lettre de faire-part : il ne pouvait être oublié à ce point ; qu’il n’eût rien reçu jusqu’à présent, il ne s’en étonnait pas, car à sa mère seule il avait fait part de son embarquement pour l’Égypte, et ses amis le croyaient encore au Sénégal.

Maintenant il lui fallait renoncer à l’espoir de les revoir avant longtemps, car les séjours en Cochinchine étaient toujours de deux années au moins ! Il ne devait pas non plus compter avant plusieurs mois sur les lettres qui le cherchaient au Soudan, car ces pauvres lettres allaient faire plus d’un chassé-croisé avant d’être dirigées sur l’Extrême-Orient. Refoulant donc de nouveau, au fond de son cœur, la douce vision que la perspective d’un retour en France avait fait renaître, Georges Cardignac ne songea plus qu’à se bien comporter dans le nouveau pays où l’envoyait son étoile errante de « marsouin ».

Il ne devait d’ailleurs y arriver qu’en mars 1883, ayant été débarqué sur un point de la côte d’Afrique qui, depuis, est devenu un poste important de notre domaine colonial, parce qu’il ouvre des communications avec l’Abyssinie. Je veux parler d’Obock, où Georges passa quatre mois sous un climat torride, sans autre distraction que les lettres de sa mère, sans nouvelles de ses amis du Sénégal et finissant par se croire oublié d’eux. Enfin, après ce stage pénible sur les bords de la mer Rouge, il partit pour Saïgon.


En 1882, mes enfants, la France avait en Cochinchine les trois provinces de Saïgon, Bienhoa et Mytho ; elle exerçait, depuis 1863, son protectorat sur le Cambodge, et, grâce au courage extraordinaire du lieutenant de vaisseau Francis Garnier et d’un négociant explorateur nommé Dupuis, elle avait pris pied au Tonkin, en 1873, par la prise d’Hanoï. La même année, Francis Garnier succombait dans une embuscade ; mais le roi d’Annam, acceptant à son tour, en 1874, le protectorat de la France, nous confirmait la possession du Tonkin dans sa partie méridionale nommée Delta, formée par l’épanouissement des bouches du fleuve Rouge.

Le Tonkin, dont le nom signifie « capitale de l’Orient », était une des plus riches provinces de l’Annam ; il produit du riz, du coton, du thé, du tabac, la canne à sucre, le mûrier, le ricin, l’indigo, la gomme. Tu-Duc, le roi d’Annam, ne s’était résigné qu’à contre-cœur à nous le céder. D’ailleurs, la Chine qui avait sur l’Annam des droits de suzeraineté, le poussait secrètement à la résistance, et quand Georges débarqua à Saïgon, le commandant Rivière, qui avait repris Hanoï d’assaut, y résistait à grand’peine aux pirates chinois qui, sous le nom de Pavillons-Noirs, infestaient tout le pays.

En mettant le pied en Cochinchine, Georges Cardignac y trouva sa nomination de lieutenant, et vous penserez comme moi, mes enfants, que c’était récompenser bien tardivement sa belle conduite au Sénégal. Car en somme sa promotion, quoique faite au choix, ne l’avançait guère plus que si elle eût été faite à l’ancienneté[3].

Mais la vie militaire est ainsi faite, et il faut, en l’embrassant, se prémunir contre tout découragement. L’avancement ne suit pas toujours le mérite, parce que les chefs ne peuvent tout voir et tout savoir, et que les blessés accaparent tout naturellement les premières récompenses. Or notre ami avait eu la chance de ne pas avoir une seule égratignure pendant toute cette campagne, et la proposition pour la croix qu’avait faite pour lui son capitaine, au lendemain de la délivrance de M. Ramblot, était restée lettre morte. De plus, il avait eu le tort de quitter le Sénégal au moment où cette proposition eut peut-être été renouvelée.

Dans une colonie nouvelle, avec de nouveaux chefs, tout était à recommencer.

Par bonheur, Georges allait avoir des chefs de premier ordre, et l’ExtrêmeOrient, dont personne ne parlait alors, allait devenir le théâtre d’une guerre longue et glorieuse. L’opportunité de cette guerre, très discutée alors, parce qu’elle exigeait de durs sacrifices et fut accompagnée de quelques revers, ne l’est plus aujourd’hui, parce que tout le monde sait que le Tonkin est un pays riche, susceptible de devenir une colonie prospère.

Dans cette conquête, Georges Cardignac allait être parmi les ouvriers de la première heure.

Est-il besoin de vous dire, mes enfants, que Mohiloff avait suivi son lieutenant, et remplissait au près de lui les mêmes fonctions d’ordonnance qu’au Da homey, toujours silencieux, mais aussi toujours prêt à payer de sa personne comme il l’avait fait à l’attaque du « tata » de Kérouané. Son seul chagrin avait été de laisser la-bas Cuir-de-Bussie, dont la bonne camaraderie lui avait facilité les débuts du service militaire, et à qui il avait voué une solide amitié.

Cuir-de-Russie n’avait pas été moins ému, et, avant de quitter son ami, lui avait jeté un : « On se reverra » des plus convaincus.

Le 19 mai 1883, le commandant Rivière, dans une sortie contre les Pavillons-Noirs, fut tué et sa tête promenée en triomphe dans tout l’Annam. La France, qui n’avait fait jusque-là que des envois de troupe insignifiants, s’émut et le sentiment national exigea que cette mort fût vengée.

Des renforts furent aussitôt envoyés de Saïgon à Hanoï, capitale du Tonkin, et parmi eux, la compagnie d’infanterie de marine à laquelle venaient d’être attachés Georges Cardignac et son inséparable Pépin.

Elle était commandée par le capitaine Bauche et, dès son arrivée, elle allait coopérer à l’un des plus beaux faits d’armes de cette guerre du Tonkin ; je veux parler, mes enfants, de la prise de Son-Tay, par l’amiral Courbet.

Le vaillant marin dont je viens d’écrire le nom, et qui devait mourir d’épuisement à bord du Bayard, deux ans après, venait d’être nommé en effet commandant des troupes de terre et de mer au Tonkin, et la prise de la puissante citadelle de Son-Tay s’imposait sans retard, pour mettre fin à l’insolence des Pavillons-Noirs qui en avaient fait leur place d’armes principale, et qui n’étaient d’ailleurs aussi audacieux que parce qu’ils se sentaient soutenus par la Chine elle-même.

Pour vous donner une idée de cette insolence, je vous copie ici, mes enfants, la curieuse proclamation que Liu-Vinh-Phuoc, leur chef, avait fait afficher jusque sur l’une des portes de la citadelle d’Hanoi, et que Georges lut en débarquant. Vous y verrez que les peuples les plus lointains y connaissaient nos défaites de 1870, et y faisaient de cruelles allusions.


« Le guerrier robuste Liu fait la déclaration suivante aux Français :

« Vous n’êtes que des brigands hors la loi.

« Vous avez été battus comme des femmes et les autres nations ne font pas le moindre cas de vous.

« Vous avez le cœur d’un vil animal et votre conduite est celle des bêtes fauves.

« Vos crimes sont aussi nombreux que les cheveux de votre tête.

« Toute la population est irritée et le ciel crie vengeance.

«  Aujourd’hui encore, j’ai reçu des ordres pour vous faire la guerre ; j’ai conduit mes troupes à Phuoc-Hai-Duc ; mes drapeaux et mes lances obscurcissent le ciel ; mes fusils et mes sabres sont aussi nombreux que les arbres d’une forêt.

« Mais je ne veux pas causer de peine aux habitants de Hanoï, et je ne prendrai pas pour lieu de combat leur territoire. C’est pourquoi je vous fais savoir que, si vous êtes assez forts, vous n’avez qu’à conduire vos troupes de baudets à Son-Tay pour qu’elles se mesurent avec moi. — Si vous avez peur, si vous n’avez pas assez de courage pour y venir, eh bien ! coupez et prenez les têtes du Consul, du Commandant en chef, du Chef de bataillon, des Capitaines, et envoyez-les-moi à ma résidence. Rendez ensuite les citadelles, retournez en Europe, et j’aurai alors assez de pitié pour ne pas vous poursuivre et vous massacrer.

« Si vous tardez trop à venir, ou si vous ne venez pas, je ferai descendre mon armée et je viendrai vous tuer tous jusqu’au dernier.

« En conséquence, réfléchissez bien.

« Cachet de Liu-Vinh-Phuoc. »


Pour répondre à de telles provocations, il fallait un succès éclatant, et, avec l’infanterie de marine, on avait envoyé à l’amiral Courbet un millier de marins, deux bataillons de turcos, un bataillon de la légion et un escadron de chasseurs d’Afrique.

C’était une petite armée ; une partie, sous les ordres du colonel Bichot, fut embarquée sur la flottille pour remonter le fleuve Rouge ; l’autre, sous les ordres du colonel Belin, suivit la voie de terre.

Or, le matin même du départ, Georges Cardignac avait reçu un ordre l’affectant, pendant toute la durée de l’expédition, à la compagnie de « tirailleurs annamites » commandée par le capitaine Doucet, dont le lieutenant était mort quelques jours auparavant, d’une attaque de dysenterie aiguë.

Il devait rejoindre son nouveau poste le jour même, autorisé seulement à emmener avec lui son soldat ordonnance.

Cette nouvelle contraria Georges Cardignac ; non qu’il regrettât sa compagnie, car il ne connaissait pas encore ses nouveaux « marsouins » — comme il arrive souvent aux colonies, où les officiers changent fréquemment de compagnie — mais parce qu’il avait une assez pitoyable idée de ces soldats indigènes, recrutés en Cochinchine, et qu’il n’avait jamais vus a l’œuvre.

Il est de fait que, si on les jugeait seulement sur leur extérieur, on n’était guère favorablement impressionné. Quelle différence, aux yeux de Georges surtout, entre les Soudanais aux muscles noirs et vigoureux qu’il venait de quitter, et ces ehétifs représentants de la race au teint jaune et aux yeux bridés !

Rien de plus pittoresque, mais aussi rien de moins militaire que l’aspect d’une troupe de tirailleurs annamites.

Petits, maigres et n’ayant pas un poil de barbe, ces irréguliers auxiliaires avaient gardé leur coiffure nationale, c’est-à-dire les cheveux longs, roulés en chignon sur le sommet de la tête et retenus par un peigne d’écaille, aux arêtes montées en argent. Là-dessus, ils portaient un petit chapeau rond, presque plat, fait de bambou verni, et orné, à la mandarine, d’un bouton de cuivre : ils en nouaient les brides rouges sous leur chignon, de sorte que les bouts en pendaient dans le dos, à la façon des : « Suivez-moi, jeune homme », que les Parisiennes ont portés quelque temps. De leur veste bleu marine s’échappait, par devant, l’extrémité d’une large ceinture rouge, et leur pantalon de soie noire, à la mode annamite, ressemblait à une jupe. Au lieu de sac, ils avaient une longue musette, portée en sautoir par-dessus leur couverture roulée.

Leur coiffure, leur visage glabre, leurs membres grêles, leur petite taille, cette ceinture et ce semblant de jupon, tout concourait à les faire ressembler à un bataillon de demoiselles.


Tirailleur annamite.
— Ça pas soldats ; ça femmes ! disaient les turcos, avant de les avoir vus monter à l’assaut de Son-Tay.

Leur nom, en langue annamite, est : « Lintaps » (soldats excercés).

Et Georges, un peu désemparé d’avoir à commander à de si bizarres soldats, ne put s’empêcher de faire part de sa déception à Pépin qui, de son côté, restant avec les « marsouins » avait gros cœur de voir partir son lieutenant sans pouvoir le suivre.

Heureusement ce n’était pas pour longtemps.

Mais le sergent qui, on s’en souvient, avait à son actif quelques campagnes en Cochinchine, connaissait les tirailleurs annamites.

— Il n’y a qu’à marcher devant ; ils suivent bien, allez, mon lieutenant ! Seulement, vous savez, ça n’est pas ici comme en Afrique ; ne vous lancez pas sans avoir fait reconnaître le terrain devant vous ; ces maudits jaunes de Chinois sont rudement plus malins que les noirs pour vous mettre des bâtons dans les jambes : ils s’y connaissent comme pas un en matière de fortification.

— Ils font donc des tranchées comme nous autres ?

— Eux !… ils remuent la terre comme des fourmis ; mais leurs tranchées, ce n’est pas ça qui est dangereux, parce qu’ils les font toujours en ligne droite.

— Alors il suffit de ne pas les aborder de front.

— C’est ça même, mon lieutenant, et alors ils déguerpissent comme des couards de premier calibre ; mais ils ont bien d’autres obstacles que les tranchées pour nous arrêter : d’abord, dans leur pays, l’eau est à discrétion ; et, à chaque pas, on peut s’attendre à trouver devant soi un « arroyo » profond : ensuite, ce qu’il y a de plus dangereux, de plus impénétrable, ce sont leurs haies de bambous.

— Impénétrables, allons donc !

— C’est comme je vous le dis, mon lieutenant ; d’abord les obus de l’artillerie les traversent sans les déranger ; c’est un fouillis impossible, de deux mètres d’épaisseur, quelquefois plus. Si on coupe les bambous à coups de hache (ce qui n’est pas commode, quand on reçoit des coups de fusil à bout portant), ils forment, en tombant, une barrière aussi infranchissable que la première. Si on les arrache enfin, on s’embarrasse et on se déchire les jambes dans leurs pieds aiguisés et durcis au feu.

— Diable, par où les aborder alors ? Dans ce Son-Tay où nous allons, par où entrer ?

— Par la porte, mon lieutenant, il n’y a pas d’autre moyen ; et, vous savez, ce sont des portes solides, épaisses, avec un tas de bricoles derrière ; on n’en vient à bout que par le canon ou les pétards.

Le capitaine Doucet, qui commandait la compagnie de tirailleurs annamites, ajouta aux renseignements de Pépin quelques indications sur les Pavillons-Noirs.

— C’est une bande de brigands qui arrive de Chine, dit-il. Elle est recrutée avec soin parmi les pires gredins et se compose d’hommes superbes, passant leur temps à se battre, armés de fusils des modèles les plus perfectionnés, tirant avec un calme et un sang-froid remarquables, au lieu d’user sans profit, comme le font les Chinois de Chine, des quantités considérables de munitions. Ils en sont d’ailleurs abondamment pourvus.

— Mais par qui ?

— Pouvez-vous le demander, mon jeune camarade ? Par les Anglais. Est-ce que les Anglais n’ont pas, là tout près, à Hong-Kong, une de ces nombreuses stations navales, d’où ils peuvent faire passer à nos ennemis, et en particulier aux Chinois, fusils, canons et munitions.

— Vous avez raison, mon capitaine : j’aurais dû le deviner tout de suite ; les Anglais jouent en Asie le même rôle qu’en Afrique où, par Sierra-Leone, lis faisaient parvenir, à Ahmadou et à Samory, les chassepots qu’ils avaient achetés à vil prix aux Allemands après la guerre. Seulement, en vendant des armes aux Chinois — car les Pavillons-Noirs et les Chinois c’est la même chose, — ils m’ont tout l’air de leur fournir des verges pour être fouettés ; car je me suis laissé dire que les Célestes détestent tous les étrangers, les Anglais comme les autres, et n’attendent qu’une occasion pour les jeter tous à la mer.

— C’est ça qui est égal aux commerçants anglais ! Les affaires d’abord ! Si quelque jour leurs propres soldats reçoivent des balles de Winchester ou de Martini-Henry, ce sera pain bénit ; mais, en attendant, c’est nous qui allons en recevoir, et je vous souhaite bonne chance, mon jeune camarade, pour les quelques jours que nous allons passer ensemble. On m’a dit le plus grand bien de vous, au sujet de votre conduite au Sénégal ; vous devez trouver que ce pays-là ne lui ressemble guère.

De fait, le Tonkin n’avait rien du climat et de la végétation de l’Afrique française ; la température en était moins élevée, en ce sens que le thermomètre n’atteignait pas les quarante-cinq ou quarante-six degrés à l’ombre que l’on constate souvent au Sénégal ; il ne dépassait pas trente-cinq degrés ; mais la chaleur était lourde, humide, et, les nuits étant aussi chaudes que les jours, le sommeil y était pénible et le repos moins réparateur ; mais, au lieu des immenses solitudes du Soudan, l’œil embrassait de vastes plaines couvertes de rizières, d’innombrables villages noyés dans la verdure et d’où émergeaient des pagodes aux toits recourbés, enfin des récoltes de maïs et de cannes à sucre.

Tel fut le paysage qui se déroula aux yeux de notre ami Georges, lorsque, le l4 décembre 1883, le peloton de tirailleurs annamites, qu’il précédait sur une chaussée entourée de marécages, arriva en vue de Son-Tay.

— Voilà la citadelle, fit un vieux sergent chevronné qui marchait à côté de Georges.

Et comme il montrait au-dessus des mûriers, des cocotiers et des bana
Pavillons-Noirs.
niers, une tour très haute, surmontant un bastion de pierre construit à l’européenne, et près d’elle une pagode recouverte de laque rouge, un coup de canon partit sur la droite.

C’était la flottille qui ouvrait le feu sur Son-Tay.

Dès que l’effet des obus, effet surtout moral, eut été jugé suffisant, les marsouins s’élancèrent, flanqués des tirailleurs annamites et des auxiliaires tonkinois, troupe de récente formation qui, ce jour-là, fit grand honneur aux officiers qui l’avait formée.

En arrière d’eux, les tirailleurs algériens, placés en réserve étaient maintenus à grand’peine par leurs officiers, car ils étaient pour la première fois au contact des « jaunes » et brûlaient du désir de se mesurer avec eux.


Mais une fusillade terrible accueille les assaillants ; les Pavillons-Noirs nous opposent une résistance désespérée ; les obstacles s’accumulent devant le principal rempart de Phu-Xa, — ainsi nomme-t-on la citadelle de Son-Tay. Deux fois les soldats d’infanterie de marine échouent contre l’attaque d’un rempart de bambous, renforcé de buissons épineux, et deux fois ils reviennent à la charge ; les tirailleurs, enfin lâchés, ne parviennent pas plus que les « marsouins » à pénétrer dans l’intérieur de la place. Leur commandant Jouneau est blessé ; deux capitaines d’infanterie de marine sont tués et avec eux le capitaine Doucet, des tirailleurs annamites, celui qui, tout à l’heure, souhaitait bonne chance à son lieutenant provisoire.


Georges Cardignac court, le revolver au poing, à la tête de son peloton, lorsqu’on vient lui annoncer la mort de son capitaine. Le commandement de la compagnie lui revient ainsi à une heure critique, et un instant il se demande si son devoir n’exige pas qu’il se porte vers le second peloton, qui suit à une centaine de mètres en arrière, et où le capitaine se tenait avant d’être touché.

Normalement, c’est sa place.

Mais un des enseignements qu’il a reçus de son capitaine, à Saint-Cyr, lui revient en mémoire. « Pour un chef militaire, disait souvent le capitaine Manitrez à ses élèves, l’exercice du commandement, au combat surtout, consiste tout d’abord dans l’exemple. »

Et, en effet, il est probable qu’en voyant leur lieutenant reculer sous la grêle de balles qui tombe autour d’eux, ses Annamites, l’œil fixé sur lui, en feront tout de suite autant. Georges se contraint donc au calme, « la plus belle qualité du chef au combat », était-il écrit dans les mémoires de Jean Tapin, et, appelant le sergent chevronné qui le suit :

— Allez dire au deuxième peloton de me rejoindre, ordonne-t-il d’une voix tranquille.

Cependant les pertes augmentent ; une bande de Pavillons-Noirs survient sur le flanc de la colonne de gauche et oblige le commandant Belin à détacher un bataillon entier pour lui tenir tête. Le mouvement général s’en trouve ralenti, et, malgré l’ardeur des fusiliers marins, la nuit arrive sans que les ouvrages du bord du fleuve aient été enlevés.

Le point le plus avancé, atteint par les Français, est le point de jonction


Attaque d’un rempart de bambous.

des digues : c’est là que se trouvent la légion étrangère et les tirailleurs

annamites de Georges. À tout prix, il faut conserver le terrain si péniblement conquis, pour n’avoir pas à le traverser de nouveau le lendemain.

Quatre pièces de quatre arrivent, envoyées par l’amiral Courbet, avec l’ordre de tenir coûte que coûte. Le colonel de Maussion fait commencer un retranchement par les « zéphyrs » pour abriter, contre le tir qui ne cesse pas, les hommes qui vont passer leur nuit à deux cents métres à peine des Pavillons-Noirs. Georges veut en faire autant le long d’une haie de bambous qu’il a enlevée à la nuit tombante, et en avant de laquelle sa compagnie est déployée.

Mais les tirailleurs annamites n’ont pas d’outils.

Quelques maisons bordent une digue à cinquante mètres de là ; l’une d’elles est en flammes ; mais peut-être, dans les autres, trouvera-t-on de ces outils dont les Chinois se servent pour l’entretien des canaux et la culture des rizières.

— Dix hommes avec moi ! demande Georges au vieux sous-officier.

Celui-ci réunit les tirailleurs demandés, Georges prend leur tête et, suivant son habitude, Mohiloff, sans attendre d’ordres, marche sur ses traces ; le jour tombe de plus en plus, mais les lueurs de l’incendie voisin suffisent à guider la petite troupe ; aucun ennemi n’apparaît. Georges n’a pas encore vu de près un seul de ces Pavillons-Noirs dont on parle tant ; s’il lui en tombe un sous la main, il ne le manquera pas, et, le revolver au poing, il s’avance en rampant.

La porte cochère d’une des maisons s’ouvre devant lui, défoncée. Après un instant d’attente, Georges y pénètre ; le vestibule dans lequel il se trouve est dans l’obscurité, mais un tirailleur, qui a suivi le lieutenant et qui connaît la disposition intérieure de ces maisons chinoises, pousse une seconde porte qui fait face à l’entrée, et le détachement se trouve dans une petite cour carrée, où l’obscurité s’épaissit de plus en plus.

La maison semble abandonnée ; mais il sera bien difficile de trouver des outils dans ces pièces obscures. Il est d’ailleurs prudent de les fouiller tout d’abord avec soin. Des tirailleurs ont déniché, dans un coin, des nattes en paille de riz ; ils en ont rapidement fait des torches, les allument, et la cour soudain est vivement illuminée.

Tout à coup, Georges pousse un cri, un cri effrayant, car il vient d’apercevoir, accrochées au mur, trois masses noires, qu’il a reconnues, à la lueur des torches, pour des cadavres abominablement contorsionnés. Il s’approche : point de doute, ce sont des légionnaires français prisonniers, que les Pavillons-Noirs ont fait périr, quelques heures auparavant, dans d’atroces supplices.

Un bâton passe sous leurs bras ramenés derrière le dos, et, à ce même bâton, les jambes, repliées en arrière et brisées à coups de barre de fer sont attachées, elles aussi : dans cette position, chacun de ces malheureux a été enfilé, comme un oiseau à la brochette, sur une énorme lame d’acier, recourbée comme un cimeterre et encastrée dans le mur ; les figures grimaçantes, angoissées, sinistres, sont mutilées ; les oreilles, le nez, la langue ont été coupés.

Le spectacle est hideux.

Les Annamites regardent, silencieux ; eux connaissent, pour les avoir pratiquées, les abominables tortures chinoises ; nulle race au monde ne s’y connaît comme la race jaune pour faire précéder la mort des supplices les plus raffinés.

Une fureur sauvage empoigne Georges Cardignac ; pendant que le servent et les tirailleurs se répandent dans les pièces de la maison à la recherche des outils, il reste seul dans la cour, marchant de long en large, jetant des exclamations indignées.

Que faire ? Décrocher ces malheureux serait une besogne pieuse, mais à laquelle il n’a pas le temps de se livrer ; besogne inutile du reste, car ils ont succombé et ce sera l’œuvre du lendemain ; d’ailleurs la cour est retombée dans une demi-obscurité, éclairée seulement par une torche tombée à terre.

Tout à coup, dans un angle de la cour, au centre d’une vaste niche, lui apparaît une figure hideuse ; celle d’un énorme poussah à la figure grimaçante, aux yeux énormes, au ventre rebondi, aux bras étendus, bariolés de vermillon ; c’est Bouddha, le dieu chinois. Tout autour de la niche où il est encastré, des inscriptions chinoises, des peintures grossières aux formes bizarres, représentant des oiseaux et des dragons, courent sur le mur laqué de blanc.

Au pied de l’idole, un brûle-parfum en bronze noir voisine avec un gong de cuivre, et une grosse lanterne en papier peint se balance au-dessus du dieu, qui semble fixer sur Georges son hideux sourire.


Georges poussa un cri, un cri effrayant.

Le jeune officier est dans une exaltation croissante. C’est donc à cette divinité sanguinaire que sont offerts ces abominables sacrifices ; la maison dans laquelle le hasard l’a conduit, est une pagode, et il a entendu dire maintes fois que c’est dans leurs pagodes que les Chinois supplicient leurs prisonniers.

Georges Cardignac a besoin de passer sa colère sur quelque chose, et, montant sur le socle qui sert de base au Bouddha assis, les jambes repliées, il lui envoie, à travers la face, un coup de sabre qui fait voler le nez en éclats.

Mais au moment où il va frapper de nouveau, il se sent happé par le bras. Dans l’ombre de la niche, une tête bien vivante, celle-là, éclairée de deux yeux féroces, vient d’émerger soudain ; puis une seconde, derrière elle. Georges Cardignac n’a le temps ni de se défendre, ni de pousser un cri, car un tissu épais s’enroule autour de son cou et l’étrangle à demi ; il se sent entraîné derrière la statue du dieu ; une lueur lui apparaît, c’est une porte secrète qui s’ouvre, et derrière laquelle ses deux agresseurs l’entraînent.

Une affreuse angoisse le traverse : prisonnier ! Il est prisonnier à son tour, et les horribles supplices dont il vient d’avoir sous les yeux le détail horrible, il va les subir lui-même dans un instant. Il lâche son sabre, car il étouffe, et, de ses deux mains crispées, soulevant le bâillon qui lui emprisonne la tête, il pousse un cri, un cri terrible.

Mais il se sent perdu, et à son cri d’angoisse succède un appel que vous connaissez bien, mes enfants, car c’est celui qui monte à vos lèvres dès que vous souffrez d’un mal quelconque ou quand vous avez un gros chagrin :

— Maman !

Hélas ! elle est bien loin pour l’entendre, la pauvre mère !

Mais si elle n’entend pas, un autre a entendu.

Une trombe arrive, s’engouffre dans l’étroite ouverture, et Georges, à demi-étranglé, la sent passer sur lui. Un coup retentit, un coup de massue, frappé sur un crâne, et l’un de ses agresseurs roule à terre en poussant un cri sourd. Quant à l’autre, il est atteint presque en même temps par ce sauveur inattendu. Georges, se relevant, reconnaît Mohiloff. Le géant russe tient le deuxième Chinois à la gorge ; il enferme, dans l’étau de ses deux mains puissantes, le cou du bandit et serre brusquement : la langue sort, les yeux roulent dans leurs orbites, et, sans un mot, Mohiloff jette sa seconde victime sur la première.

— Ah ! mon brave Mohiloff, sans toi !…

Mais Mohiloff n’a pas fini ; les deux brigands pourraient en revenir ; et, tirant sa baïonnette dont il n’a pas eu la pensée et peut-être même le temps de se servir, il la leur plante successivement dans la gorge.

Alors le jeune officier peut voir de près ces fameux Pavillons-Noirs. Étendus à terre, ils lui paraissent d’une taille démesurée : ils n’ont rien en effet des chétifs Annamites, sinon la couleur de la peau. Celle-ci est d’un jaune foncé, presque brun ; la face est plate et bestiale ; les pommettes saillantes ; le nez épaté. Ils sont vêtus d’une braie, serrée à la taille par une ceinture dans laquelle passe la gaine d’un large poignard recourbé. Georges l’a échappé belle, et quand il est de retour à l’emplacement de la compagnie avec sa petite troupe :

— Embrasse-moi, dit Georges au jeune Russe, je te dois la vie : tu es maintenant comme mon frère.

Pour la première fois, le visage impassible du silencieux Mohiloff se détend ; une grosse larme roule sur sa joue : il est profondément ému.


Pendant toute la nuit les troupes françaises se tinrent sur la défensive. Enhardis par l’obscurité, furieux de leur défaite, les Pavillons-Noirs ne cessèrent de harceler nos lignes, mais ne purent entamer nos positions. Pendant les dernières heures de la nuit, ils évacuèrent tous les ouvrages du bord du fleuve et se renfermèrent dans l’enceinte intérieure de Son-Tay.

Le surlendemain seulement cette enceinte était enlevée et la place tombait en notre pouvoir. Le succès était chèrement payé : vingt-six officiers et quatre cents hommes étaient tués ou blessés.

Georges avait de nouveau donné avec la plus grande bravoure ; mais aussi, avec sa chance habituelle, il n’avait pas une égratignure, et il dut se contenter, comme proposition, de cette appréciation élogieuse qui lui fut adressée dans une revue quelques jours après :

« Vous avez parfaitement commandé votre compagnie, lieutenant ; toutes mes félicitations : je n’oublierai pas votre nom. »

Il est vrai que ces paroles tombaient de la bouche de l’Amiral Courbet, et valaient, aux yeux du jeune officier, la plus enviée des récompenses.

  1. Voir Jean Tapin.
  2. L’Angleterre a comme effigie sur certaines de ses monnaies saint Georges à cheval terrassant le dragon : d’où le dicton.
  3. Ces deux mots : choix et ancienneté qui n’ont pour les profanes qu’une signification peu précise, doivent être entendus comme suit : Jusqu’au grade de capitaine inclus, deux officiers sur trois passent à l’ancienneté et un au choix. Pour le grade de chef de bataillon, un passe à l’ancienneté sur deux et un au choix ; pour les grades supérieurs, il n’y a plus que l’avancement au choix.