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Histoire d’une famille de soldats 3/9

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Delagrave (p. 287-302).


CHAPITRE IX

où georges cardignac éprouve une surprise peu ordinaire


Quand il vous arrive d’entendre parler de « forts », je suis sûr, mes enfants, que votre esprit évoque immédiatement les hautes murailles de pierre, ordonnancées avec art par Vauban, et dont vous avez pu contempler souvent des spécimens, aujourd’hui démodés. Vous reconstituez alors, dans votre imagination, des talus corrects aux verts gazonnements, des glacis réguliers ; vous évoquez la silhouette d’un lourd canon de bronze, allongeant sa gueule menaçante au travers d’une embrasure, et vous piquez à côté pour en compléter le pittoresque — un petit pioupiou rouge et bleu qui, l’arme au bras, fait les cent pas sur le plan incliné de la plongée, tout en examinant l’horizon.

Mais en même temps, ce mot « un fort » ramène également votre pensée vers le jouet de ce nom, le fort de carton à belles tours et à pont-levis à chaînes (c’est naturellement aux petits garçons que je m’adresse) dont tous, dis-je, vous avez eu — ou espérez — un spécimen, afin d’organiser de grandes guerres avec vos soldats de plomb.

Eh bien ! mes enfants, si vous aviez accompagné la colonne dont faisait partie notre ami Georges Cardignac, vous auriez sans doute éprouvé une sérieuse désillusion quand on vous eût montré le fort provisoire de Kita, car ce fort-là n’avait, avec ceux que vous connaissez, qu’une très vague ressemblance.

C’était un assez vaste rectangle, à hautes murailles, que flanquaient, aux angles et sur les faces, des tourelles en saillies.

Il était néanmoins disposé avec science. Les champs de tir étaient bien aménagés. Les glacis permettaient de balayer fort loin l’assaillant qui en eût tenté l’approche ; mais, en tant que construction, la pierre de taille y brillait… par son absence !

Les murs étaient construits en pieux, entre lesquels un aggloméré de cailloux et de terre battue avait été disposé par les noirs, réquisitionnés pour ce travail.

Au demeurant, le fort provisoire de Kita semblait un village nègre ; un peu mieux construit, un peu plus régulier, et voilà tout ! Au milieu de l’enceinte se dressait un observatoire, un « mirador » façonné en bambou, et dominé par le drapeau de la France. Les soldats du fort de Kita dénommaient ce mirador « l’Observatoire ».

Comme logement : quatre paillotes, couvertes en herbe sèche, abritant les douze spahis et les trente Sénégalais qui composaient la garnison ; enfin, deux autres paillotes servaient de logis à l’officier commandant ; mais, on l’a vu, il en avait cédé une à la pauvre Lucie Ramblot, terrassée par la fièvre.

C’est là que, guidés par le commandant du fort, Georges et M. d’Anthonay, précédés du docteur Hervey, pénétrèrent avec un serrement de cœur.

Sur une couchette, la jeune fille était étendue. Ses joues empourprées, ses yeux dilatés, les frissons qui secouaient son corps décelaient l’ardeur de la fièvre. Une moustiquaire de gaze la préservait de l’atteinte des mouches et des moustiques, et non loin d’elle, un soldat, le caporal d’infirmerie, cumulant pour l’instant les fonctions de médecin et d’infirmier, préparait une potion. Mais dans ce mince visage émacié par la fièvre, aucun trait ne survivait de ceux que Georges Cardignac avait connus. Seuls les cheveux blonds aux fauves reflets épandus sur l’oreiller rappelaient au jeune homme la fillette qui à Dijon venait distraire le franc-tireur d’alors par un gentil babil, ou qui, la physionomie grave, l’écoutait dicter à Paul Cousturier son journal de guerre.

Dix ans avaient passé qui avaient transformé l’enfant en une belle jeune fille, car malgré la fièvre qui la consumait, elle était ravissante avec son front très pur, sa bouche petite et arquée, ses longs cils et son regard profond.

À sa vue, un flot de souvenirs se heurtait dans le cerveau de Georges qui demeurait silencieux et rêveur, côte à côte avec M. d’Anthonay, sur les traits énergiques duquel on pouvait lire une désolation immense. Cependant, le docteur Hervey, écartant la moustiquaire, tâtait le pouls de la malade, tout en consultant l’aiguille à secondes de son chronomètre.

L’infirmier s’était rapproché.

— Vous avez administré du sulfate de quinine ? questionna le docteur.

— Oui, monsieur le major… C’était l’ordonnance du docteur Binet.

Le docteur Hervey hocha la tête et dit :

— Dame ! Il n’y avait que ça à faire !… C’est encore heureux que vous en ayez eu.

— Ah ! monsieur le docteur ! ce n’est pas pour dire ! mais il ne m’en reste que pour deux jours !

— Nous en avons, nous ! s’écria Georges intervenant ; n’est-ce pas docteur ?

— Oui, lieutenant. Nous avons même du bromhydrate de quinine !. Je cours en chercher.

— Est-ce grave ? questionna M. d’Anthonay.

— Peuh !… Pas trop, j’espère ! Mais elle a tout de même des pulsations anormales ! je vais tacher d’enrayer le mal. Et le docteur sortit.

Georges et M. d’Anthonay, se rapprochant, s’étaient placés des deux côtés de la couchette, et l’ancien magistrat, passant sa longue main sur le front brûlant de la malade, se mit à l’appeler doucement.

— Lucie !… Lucie !… Dormez-vous ?… M’entendez-vous ?

Oui ! Elle entendait,… elle ne dormait pas ! Et même, la fièvre qui enserrait son cerveau ne l’avait pas encore amenée au point culminant du délire ; car Lucie Ramblot tourna la tête vers cette voix amie : ses yeux un peu égarés se fixèrent et la malade murmura :

— Ah !… Monsieur d’Anthonay !… Monsieur d’Anthonay !… Merci ! merci !… Et père ?

— Nous allons le délivrer, mademoiselle ! s’écria Georges.

Emporté par l’émotion qui lui étreignait l’âme, le jeune homme avait lancé cette phrase sans réfléchir, sous le coup d’une impulsion tout instinctive ; et en même temps qu’il l’articulait, Lucie s’était redressée. Elle tourna vers l’officier ses prunelles dilatées… fixa péniblement son regard.

Elle semblait chercher dans le lointain de ses souvenirs. Mais comment eût-elle pu deviner dans ce jeune officier au visage déjà bronzé, à la moustache noire, le petit franc-tireur blessé, qui avait éveillé jadis dans son âme d’enfant une pitié si admirative ?

— Georges Cardignac !… Dijon ! vous souvient-il ?

Il avait parlé à mi-voix, penché vers elle, très ému.

Une lueur passa dans les yeux dilatés de la malade : oui, elle se souvenait, et soulevant avec peine sa main amaigrie, elle la tendit au jeune homme !

Mais l’effort qu’elle venait de faire avait excédé ses forces, et sa tête retomba sur l’oreiller.

— Oh ! mon Dieu ! fit Georges, je n’aurais pas dû lui parler,… qu’ai-je fait ?

— Une imprudence, en effet, dit le docteur, car les émotions ne lui valent rien, du moins en ce moment… Je vais être obligé de vous consigner à la porte, mon jeune camarade.

Mais la malade avait compris ces derniers mots, malgré son épuisement ; car ses yeux se rouvrirent un instant, et le docteur n’eut pas de peine à lire dans le regard tourné sur lui un reproche à son adresse.

— Diable, fit-il en souriant, il paraît que ma menace produit autant d’effet sur elle que sur vous ; je ne m’en plains pas, car cela me prouve qu’elle est moins bas que je ne le croyais.

Il eut été bien difficile d’ailleurs au médecin de tenir rigoureusement la main à l’observation de sa consigne, car, ce jour-là et les jours suivants, Georges profita de toutes ses heures libres pour s’instituer le gardien de la jeune fille.

Une immense sympathie s’était éveillée en lui, dont il n’était plus le maître. Pouvant disposer de la plus grande partie de la journée, puisque son camarade Flandin s’occupait de l’organisation de la troupe noire qui devait renforcer la colonne, il était sans cesse ramené vers cette paillote où souffrait Lucie. Il y entrait avec des précautions infinies, et quand, le troisième jour, la fièvre céda devant la médication énergique du docteur, il lut dans le regard moins voilé de la malade quelque chose de très doux.

Le cinquième jour tout danger avait disparu : il ne restait plus à combattre qu’une grande faiblesse, et M. d’Anthonay, rassuré maintenant du côté de l’enfant, ne cessait de répéter en parlant du père :

— Si seulement des nouvelles arrivaient !… Ce jour-là, elle interrogea plus anxieusement que d’habitude : savait-on quelque chose ?

Georges trouva, pour lui donner de l’espoir, des accents chaleureux : puisqu’un ancien tirailleur français n’avait pas hésité à envoyer un premier message, il en renverrait certainement un second, sachant qu’il serait récompensé, et, puisque M. Ramblot vivait, puisqu’il avait été épargné jusque-là, il n’y avait pas de raison pour qu’il fût sacrifié par Samory, qui vraisemblablement cherchait, en se servant d’un intermédiaire, à tirer rançon de son prisonnier.

Et la rançon, ajouta M. d’Anthonay, je l’ai apportée avec moi.

Mais Georges affirma avec fougue que, quand on connaîtrait le lieu où M. Ramblot était prisonnier, le plus sûr serait de marcher rapidement et secrètement pour opérer sa délivrance de vive force ; car si on discutait, si on « palabrait », on donnait aux noirs, allumés par l’apport d’une forte somme, l’idée d’exiger toujours plus et de déplacer leur prisonnier comme un appeau. Quant à lui, Georges, il se chargeait avec son seul peloton de le ramener sain et sauf, dût-il l’aller chercher au milieu des bandes de l’Almany !

Elle l’écoutait, les yeux brillants, et M. d’Anthonay, enveloppant les deux jeunes gens d’un regard souriant, allait répondre en faisant valoir quelques arguments plus rassis, lorsqu’un spahi souleva la toile qui fermait l’entrée de la paillote.

— Messieurs !… Le commandant du fort vous réclame !… Il paraît qu’il y a des nouvelles !

Le docteur Hervey, qui rentrait en même temps, répéta ces mots à la volée et se hâta vers la table où il déposa les fioles et les paquets qu’il apportait.

Laissant alors Lucie Ramblot aux soins du médecin, M. d’Anthonay et Georges Cardignac se rendirent jusqu’au gourbi du commandant. Le capitaine Cassaigne s’y trouvait déjà.

— Il y a du bon ! dit ce dernier en les apercevant.

— Oh ! du bon !… c’est beaucoup dire, mon capitaine, répliqua le lieutenant de spahis ; mais enfin nous possédons une indication.

En même temps il tendait à M. d’Anthonay un chiffon de papier d’emballage.

L’ancien magistrat le saisit nerveusement et le parcourut avec rapidité, pendant que Georges Cardignac regardait par dessus son épaule.

Le jeune homme en fut — comme on dit — pour ses frais de curiosité, car la lettre (s’il est possible de dénommer ainsi ce griffonnage) était écrite en caractères arabes mal formés, et conçue en un patois bizarre, où l’arabe proprement dit se mariait étrangement au dialecte nègre du Bissandougou.

Mais ce n’était point là une difficulté pour M. d’Anthonay qui était maintenant familiarisé avec les divers langages de la région.

Qui vous a transmis cette missive, lieutenant ? demanda-t-il après avoir terminé sa lecture.

L’officier de spahis indiqua dans le coin du gourbi un nègre, revêtu d’une gandourah rayée, coiffé d’un haut bonnet bleu, et qui, accroupi sur ses talons, les coudes aux genoux, attendait impassible.

— Voici le messager, dit le lieutenant.

— Bon ! riposta l’ancien magistrat. C’est un indigène des environs de Kineira, et il nous a apporté ce renseignement de la part d’un sofa du Bissandougou. Mais je vous avoue que je n’ai qu’une confiance très relative en la parole de ce personnage qui est — somme toute — vassal de Samory.

— Sans doute, fit le capitaine Cassaigne intervenant. Mais ce sofa, qui dit se nommer Ben-Ahmed, est un musulman. Il a, paraît-il, servi autrefois dans nos rangs. C’est du moins l’explication que nous a fourni le messager.

— Ce n’est pas précisément une recommandation, riposta M. d’Anthonay ; ce sofa serait donc un déserteur et je m’en méfierais…

— Pourtant, dit Georges, on peut toujours voir.

— Je suis de votre avis, mon jeune camarade, dit le capitaine Cassaigne, et pour nous résumer, voici la situation et les mesures que nous avons prises de concert avec M. le commandant de Kita.

Le dit Ben-Ahmed nous déclare qu’il sait le lieu de détention du captif blanc, enlevé par une bande de Samory. Il ajoute qu’il lui veut du bien, et que s’il n’a pas envoyé plus tôt sa proposition, c’est uniquement par crainte de son chef qui eût pu lui faire payer fort cher son intervention ; mais
L’officier de spahis désigna un nègre.
qu’ayant appris l’arrivée de votre colonne, il compte sur vous pour le protéger.

Le capitaine fit une pause, puis hochant sceptiquement la tête :

— Je sais bien, continua-t-il, que ce ronan nègre vous a un petit air passablement baroque, et qu’en matière de relations avec les indigènes du pays, on doit toujours se méfier d’un piège. En fait, je ne m’explique pas du tout le motif qui attendrit ainsi l’âme de ce Ben-Ahmed et l’invite à vouloir du bien à ce pauvre M. Ramblot, qu’il ne connaît pas, puisque dans la lettre il ne le désigne que sous le nom de « captif blanc ». Pourtant, en cette circonstance, notre devoir est tout tracé, et nous allons nous mettre en rapport avec le Ben-Ahmed…

— Ah ! bravo ! s’écria Georges.

— Lieutenant, ne vous emballez pas, riposta en souriant le capitaine, car enfin vous ne savez pas encore si mon intention n’est pas de vous laisser ici à la garde du fort.

— Oh ! vous ne feriez pas cela, mon capitaine ! Et Georges avait pris un air si navré en prononçant ces mots, que tous les assistants ne purent — malgré la gravité des circonstances — tenir leur sérieux.

— Rassurez-vous, mon jeune camarade, dit enfin le lieutenant de spahis, le capitaine a voulu vous faire « mousser » un peu ; mais, au contraire, c’est vous qu’il emmène et c’est le lieutenant Flandin qui reste ici.

— Ah ! merci, merci ! fit Georges rayonnant.

— Donc, reprit le capitaine Cassaigne, Flandin reste ici avec deux sections. Nous partons avec le reste et notre canon. De plus, le commandant de Kita nous fournit cent tirailleurs Bambaras qui seront payés en captifs.

— Hein ! s’exclama Georges en sursautant, en captifs ? dites-vous, mon capitaine.

— Oui, mon enfant. Il va falloir vous acclimater tout doucement aux mœurs étranges du continent noir. Il n’y a pas à tortiller ni à dire, « mon bel ami », c’est comme ça et non autrement. Et, au fond, c’est une excellente opération, je vous en ai déjà touché un mot l’autre jour.

— Comment cela ?

— Oui, les captifs rentrent ainsi dans le giron de la Protection française ; ils constituent pour la suite une pépinière de travailleurs agricoles et aussi de soldats, et nous n’avons pas d’argent à débourser… Double économie !

— C’est juste, mon capitaine ; mais comme vous le disiez, il faut s’y faire, et je constate que les mêmes choses changent vraiment d’aspect selon les latitudes.

— Oui, l’optique morale change rudement. En tous cas, le départ est pour après-demain. Organisez votre affaire, car vous devez commencer à vous y connaître.

— Et où allons-nous ?

— Nous piquons droit au sud, sur Niagossala et Siguiri. Là, nous traversons le fleuve et gagnons Kineira où, paraît-il, nous attend le dénommé Ben-Ahmed. Au surplus, c’est ce jeune singe (il désigna le messager noir) qui va nous servir à la fois de guide et d’otage.

— D’otage ?

— Tiens, parbleu ! s’il avait l’air de vouloir nous « monter le coup », ça ne serait pas long. Vlan ! Vlan !

Le capitaine Cassaigne ponctua d’un geste auquel il n’y avait pas à se méprendre.

Et c’est ainsi que le surlendemain, bien avant le lever du jour, la colonne Cassaigne faisait « par le flanc », s’allongeant dans la direction du sud et, au bout de quelques kilomètres, voyait le mirador du fort de Kita disparaître derrière un repli de terrain. Inutile d’ajouter, n’est-ce pas, que M. d’Anthonay en faisait partie. Il suivait à l’arrière-garde, surveillant lui-même son mulet, porteur de la rançon de M. Ramblot.

À cheval sur « Lutin », Georges se laissait bercer par une rêverie attristée. Son regard fixe et vague ne s’arrêtait point aux sites pittoresques et accidentés, tout remplis d’une végétation touffue. À peine avait-il même à s’occuper de la marche de sa colonne qui, bien reposée depuis trois jours, avalait allègrement des lieues et des lieues.

À travers la brume légère qui, sous l’action solaire, s’élevait en buée chaude au-dessus des hautes herbes, le jeune homme voyait lui sourire un fin et pâle visage de jeune fille : le visage de Lucie. Il lui semblait entendre, dans le souffle brûlant du vent d’Afrique, une voix douce et faible lui murmurer :

— Merci !… merci de tenter cette délivrance !… En le sauvant… ce pauvre père, vous m’aurez sauvée moi aussi !

Et n’était-ce point une réalité ? N’était-ce point la voix même de Lucie qui parvenait à Georges à travers la distance ?… Non sans doute. Mais c’en était l’écho qui persistait à son oreille, car c’était sur ces paroles d’espérance qu’ils s’étaient quittés la veille au soir.

Domptée par les soins énergiques et dévoués de l’excellent docteur Hervey, la fièvre, la hideuse et terrifiante fièvre d’Afrique, avait fui : définitivement tout danger immédiat était écarté.

— Seulement !… Pas d’émotions violentes, avait réitéré le docteur. Souriant, il avait ajouté, en désignant du regard Georges, qui n’avait guère quitté la malade pendant ces cinq jours et avait à peine songé à prendre un peu de repos :

— Si, à ma potion au bromhydrate, on pouvait ajouter une bonne petite joie, ce serait parfait ; mais ça n’est pas dans mes attributions, cette médication concerne surtout MM. les militaires.

— Oh ! mademoiselle Lucie, s’était écrié Georges. Je vous jure de vous la donner cette joie-là. Je vous le ramènerai,… soyez-en sûre !

La malade l’avait remercié d’un sourire et murmuré la phrase qui voletait encore à son oreille.

Et c’est avec cette douce vision que Georges chevauchait maintenant dans la brousse.

Les souvenirs d’enfance évoqués, le charme pénétrant de cette belle jeune fille, redevenue son amie dans ces circonstances tragiques, le désir de lui apporter une consolation et la vie en délivrant son père, tout cela décuplait, pour le jeune sous-lieutenant de marsouins, le bonheur de faire campagne réelle contre un ennemi sérieux, et rehaussait encore à ses propres yeux les beaux côtés de la mission civilisatrice à laquelle il prenait part comme soldat.


De Kita à Niagassola il y eut trois lourdes étapes. En arrivant dans cette localité, la colonne trouva une population noire un peu effarée, mais non agressive.

Après des pourparlers, on obtint le séjour et des vivres ; puis on piqua sur Siguiri.

Au demeurant, bien qu’on marchât en pays, sinon hostile, du moins à peu près insoumis, la colonne Cassaigne n’éprouva, il faut le reconnaître, aucune difficulté sérieuse et n’eut pas à « faire parler la poudre ».

À Siguiri on passa le fleuve en pirogue, ce qui constitua un véritable travail et prit une journée entière : puis, une fois établi sur la rive droite, le capitaine Cassaigne résolut de prendre des mesures de surveillance encore plus sévères que d’habitude, car on entrait dans la zone d’action — on pourrait dire dans la zone de ravage — de l’Almany redouté, du fameux Samory.

Le messager noir de Ben-Ahmed avait bien, il est vrai, déclaré qu’il n’y avait aucune attaque à redouter, aucun danger à courir, ajoutant que son maître lui avait dit à lui-même : « Les blancs sont bono, les Français bono bezzef »[1].

— Mon garçon, riposta le vieil officier, ce n’est pas aux vieux singes que les jeunes macaques apprennent à faire la grimace ! Je suis persuadé des bonnes intentions de ton patron ; mais, dans mon pays, on cite deux dictons bons à retenir. Premier dicton : « L’enfer est pavé de bonnes intentions. »
Baba en colonne.
Deuxième dicton : « Garde-toi… Je me garde ». Tu as saisi ! Et maintenant en route ! Cardignac ! vous allez nous organiser, avec votre section, un gentil petit service d’avant-garde. Ouvrez l’œil… et le bon !

— Entendu, mon capitaine !

Du coup, Georges fut tout à son service. Chassant toute évocation étrangère à son devoir de chef — si douce fût-elle — il concentra toute son attention, toute sa volonté, toute sa puissance d’observation, dans la conduite de son détachement.

Il était bien secondé du reste, car suivant l’habitude c’était la section de Pépin qu’il emmenait avec lui ; et, derrière le sergent, Baba marchait, pour ainsi dire dans son ombre, car son nouveau camarade, Mambi, et sa femme étaient restés au fort de Kita. Le petit nègre s’était donc trouvé aux prises avec une grosse difficulté de conscience. Devait-il rester avec sa nouvelle relation amicale ou partir avec l’ancienne affection ? Ce fut cette dernière qui l’emporta ; Baba avait suivi Pépin. Mais ce n’était plus le Baba de Cherbourg : un pagne blanc replié lui faisait une culotte à la zouave, il portait un gilet arabe, don de Pépin, et, de l’uniforme, il n’avait gardé que le képi, additionné d’un mouchoir en guise de couvre-nuque. De plus, il portait au bout d’un bambou, un pavillon aux trois couleurs.

Et l’enfant, torse et pieds nus, marchait crânement dans la brousse, sans que ni cailloux ni épines pussent réussir à entamer la semelle de corne naturelle qu’il possédait sous ses énormes pieds.

Or, comme on approchait de Kineira, dont on apercevait au loin le dôme des cases au-dessus d’un fort groupe de palmiers nains, un bruit étrange s’éleva, sortant justement du bois formé par les dits palmiers.

— Halte ! commanda Cardignac.

En même temps, il donnait rapidement ses ordres, et tout son monde se déployant prit, dans les hautes herbes, la position du combat.

Ce fut fait avec une précision et une rapidité extrêmes. Une section de Saint-Cyriens n’eût pas mieux manœuvré que les marsouins de Cardignac.

Quant à lui-même, placé à cheval en arrière de sa ligne et dressé sur ses étriers, il sondait l’horizon de sa lorgnette. Près de lui, un caporal, le doigt sur la détente et le canon de son fusil dirigé sur le messager nègre, ne perdait pas ce dernier de vue. Mais l’ambassadeur de Ben-Ahmed ne bronchait pas. Au contraire, il découvrait dans un large sourire ses dents d’émail, et il baragouinait dans son jargon des phrases incompréhensibles pour Cardignac, mais évidemment joyeuses.

Soudain, une troupe bariolée émergea du bois de palmiers, et le bruit s’accentua, ponctué de coups de tam-tam, de chants et de la sourde trépidation des tambourins.

— Attention ! ordonna Cardignac, non sans une légère émotion. Attention ! et surtout que personne ne tire sans mon commandement.

Mais le messager s’agitait. Du doigt il indiquait en tête du groupe qui s’avançait un noir d’assez grande taille, vêtu de bleu, coiffé de rouge et portant un burnous rayé. Il chevauchait un cheval blanc, couvert d’oripeaux bizarres. Deux nègres, montés sur des ânes, le flanquaient à droite et à gauche, maintenant un large parasol au-dessus du cavalier. Évidemment, c’était là un grand chef, et le messager se mit à hurler son nom.


Il accourut comme un dératé.

— Ben-Ahmed !… Bono ! Ben-Ahmed !

Au surplus, rien dans l’attitude des arrivants n’indiquait la moindre hostilité ; bien au contraire. La troupe s’arrêta à environ trois cents mètres, et fait anormal chez ces nègres non habitués aux règles de la civilisation, on vit une sorte de griot, couvert de coquillages et d’une peau de panthère, s’avancer, porteur du drapeau blanc des parlementaires.

— Tiens ! Tiens ! dit Pépin, on dirait qu’ils la connaissent, ces moricauds-là.

— Oui ! c’est ma foi bizarre ! murmura Cardignac. Allons ! continua-t-il, tout le monde debout et l’arme au pied. Je vais voir ce qu’ils nous veulent.

— Méfions-nous quand même, observa judicieusement Pépin. Si ça ne vous fait rien, mon lieutenant, je vous accompagne.

— Soit ! Viens ! Le sergent Brette va prendre le commandement.

— C’est ça ! Et tu sais ! Pas de blagues, Brette, insista le Parisien. Si tu voyais que les lascars veulent nous faire bobo. Aïe ! Tape dans le tas ! À la baïonnette !

— Compris !

Alors, portant son cheval en avant de sa ligne, Georges s’avança. Pépin marchait près de son chef et avait arboré, au bout de sa baïonnette, un morceau de flanelle blanche. Derrière, Baba leur emboîtait gravement le pas. Ils rejoignirent ainsi le parlementaire nègre, le griot au drapeau blanc, qui se mit à danser une sarabande des plus joyeuses et les devança dans la direction du chef, qui attendait avec gravité, entouré de ses musiciens et de nègres, armés de fusils.

Mais, comme ils approchaient, Pépin s’étonna.

— Ah ça ! fit-il, ce mâtin-là est habillé en turco !

— Oui ! ma foi ! répondit Georges, qui regardait le chef noir de tous ses yeux.

Et quand il fut arrivé à dix mètres, le jeune sous-lieutenant poussa une exclamation de surprise. Ses traits revêtirent une expression de stupeur indicible.

— Ah ça ! Mais ! murmura-t-il… Je ne me trompe pas… C’est Barka !

De son côté, le chef noir, costumé en turco, se trémoussait sur sa selle ; puis, soudain, sautant à bas de sa monture, il se mit à courir comme un dératé vers Georges Cardignac en hurlant à pleine voix :

— Ci ça qu’est drôle !… Ci toi li p’tit turco d’Monbiliard !… Ci toi toujours l’médaille m’litaire ! Li officier à présent ! Bono ! Bono ! Bono bezzef !

Et, se précipitant vers notre camarade qui riait franchement, il lui saisit la main, puis se mit à danser aussi frénétiquement qu’il l’avait fait autrefois dans la cuisine de M. Ramblot, le tout à la grande stupéfaction de Pépin qui, moitié riant, moitié inquiet, murmurait :

— Ah ça ! Ah ça ! Il est maboul[2], ce négro-là ! Va falloir lui donner une douche et lui faire prendre l’omnibus de Charenton !

Mais Pépin se trompait ! Barka n’était point « maboul », mais simplement rempli d’une joie intense.

Car c’était bien Barka, en chair et en os, que le hasard venait d’amener si bizarrement à la rencontre de Georges Cardignac.

  1. Bezzef (beaucoup).
  2. Maboul, mot d’argot militaire emprunté à l’arabe et qui veut dire fou ou toqué.