Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Moyen Âge/Livre 4/Chapitre 4

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Œuvres complètes de J. Michelet
(Histoire de France, édition 1893p. ch. 4-234).

CHAPITRE IV

Suites de la Croisade. Les Communes. Abailard. Première moitié du douzième siècle.


Il appartient à Dieu de se réjouir sur son œuvre et de dire : Ceci est bon. Il n’en est pas ainsi de l’homme. Quand il a fait la sienne, quand il a bien travaillé, qu’il a bien couru et sué, quand il a vaincu, et qu’il le tient enfin, l’objet adoré, il ne le reconnaît plus, le laisse tomber des mains, le prend en dégoût, et soi-même. Alors ce n’est plus pour lui la peine de vivre ; il n’a réussi, avec tant d’efforts, qu’à s’ôter son Dieu. Ainsi Alexandre mourut de tristesse quand il eut conquis l’Asie, et Alaric, quand il eut pris Rome. Godefroi de Bouillon n’eut pas plutôt la terre sainte qu’il s’assit découragé sur cette terre, et languit de reposer dans son sein. Petits et grands, nous sommes tous en ceci Alexandre et Godefroi. L’historien comme le héros. Le sec et froid Gibbon lui-même exprime une émotion mélancolique, quand il a fini son grand ouvrage[1]. Et moi, si j’ose aussi parler, j’entrevois, avec autant de crainte que de désir, l’époque où j’aurai terminé la longue croisade à travers les siècles, que j’entreprends pour ma patrie.

La tristesse fut grande pour les hommes du moyen âge, quand ils furent au but de cette aventureuse expédition, et jouirent de cette Jérusalem tant désirée. Six cent mille hommes s’étaient croisés. Ils n’étaient plus que vingt-cinq mille en sortant d’Antioche ; et quand ils eurent pris la cité sainte, Godefroi resta pour la défendre avec trois cents chevaliers ; quelques autres à Tripoli, avec Raymond ; à Édesse, avec Beaudoin ; à Antioche, avec Bohémond. Dix mille hommes revirent l’Europe. Qu’était devenu tout le reste ? Il était facile d’en trouver la trace ; elle était marquée par la Hongrie, l’empire grec et l’Asie, sur une route blanche d’ossements. Tant d’efforts et un tel résultat ! Il ne faut pas s’étonner si le vainqueur lui-même prit la vie en dégoût. Godefroi n’accusa pas Dieu, mais il languit et mourut[2].

C’est qu’il ne se doutait pas du résultat véritable de la croisade. Ce résultat qu’on ne pouvait ni voir, ni toucher, n’en était pas moins réel. L’Europe et l’Asie s’étaient approchées, reconnues ; les haines d’ignorance avaient déjà diminué. Comparons le langage des contemporains avant et après la croisade.

« C’était chose amusante, dit le farouche Raymond d’Agiles, de voir les Turcs, pressés de tous côtés par les nôtres, se jeter en fuyant les uns sur les autres et se pousser mutuellement dans les précipices ; c’était un spectacle assez amusant et délectable[3]. »

Tout est changé après la croisade[4]. Le frère et successeur de Godefroi, le roi Beaudoin, épouse une femme issue d’une famille illustre « parmi les gentils du pays ». Lui-même adopte leurs usages, prend une robe longue, laisse croître sa barbe, et se fait adorer à l’orientale. Il commence à compter les Sarrasins pour des hommes. Blessé, il refuse à ses médecins la permission de blesser un prisonnier pour étudier son mal[5]. Il a pitié d’une prisonnière musulmane qui accouche dans son armée ; il arrête sa marche, plutôt que de l’abandonner dans le désert[6].

Que sera-ce des chrétiens eux-mêmes ? Quels sentiments d’humanité, de charité, d’égalité, n’ont-ils pas eu l’occasion d’acquérir dans cette communauté de périls et d’extrêmes misères ! La chrétienté, réunie un instant sous un même drapeau, a connu une sorte de patriotisme européen[7]. Quelques vues temporelles qui se soient mêlées à leur entreprise, la plupart ont goûté de la vertu et rêvé la sainteté. Ils ont essayé de valoir mieux qu’eux-mêmes, et sont devenus chrétiens, au moins en haine des infidèles[8].

Le jour où, sans distinction de libres et de serfs, les puissants désignèrent ainsi ceux qui les suivaient, nos pauvres, fut l’ère de l’affranchissement[9]. Le grand mouvement de la croisade ayant un instant tiré les hommes de la servitude locale, les ayant menés au grand air par l’Europe et l’Asie, ils cherchèrent Jérusalem, et rencontrèrent la liberté. Cette trompette libératrice de l’archange, qu’on avait cru entendre en l’an 1000, elle sonna un siècle plus tard dans la prédication de la croisade. Au pied de la tour féodale, qui l’opprimait de son ombre, le village s’éveilla. Cet homme impitoyable qui ne descendait de son nid de vautour que pour dépouiller ses vassaux, les arma lui-même, les emmena, vécut avec eux, souffrit avec eux, la communauté de misère amollit son cœur. Plus d’un serf put dire au baron : « Monseigneur, je vous ai trouvé un verre d’eau dans le désert ; je vous ai couvert de mon corps au siège d’Antioche ou de Jérusalem. »

Il dut y avoir aussi des aventures bizarres, des fortunes étranges. Dans cette mortalité terrible, lorsque tant de nobles avaient péri, ce fut souvent un titre de noblesse d’avoir survécu. L’on sut alors ce que valait un homme. Les serfs eurent aussi leur histoire héroïque. Les parents de tant de morts se trouvèrent parents des martyrs. Ils appliquèrent à leurs pères, à leurs frères, les vieilles légendes de l’Église. Ils surent que c’était un pauvre homme qui avait sauvé Antioche en trouvant la sainte lance, et que les fils et les frères des rois s’étaient sauvés d’Antioche. Ils surent que le pape n’était point allé à la croisade, et que la sainteté des moines et des prêtres avait été effacée par la sainteté d’un laïque, de Godefroi de Bouillon.

L’humanité recommença alors à s’honorer elle-même dans les plus misérables conditions. Les premières révolutions communales précèdent ou suivent de près l’an 1100. Ils s’avisèrent que chacun devait disposer du fruit de son travail, et marier lui-même ses enfants ; ils s’enhardirent à croire qu’ils avaient droit d’aller et de venir, de vendre et d’acheter, et soupçonnèrent, dans leur outrecuidance, qu’il pouvait bien se faire que les hommes fussent égaux.

Jusque-là cette formidable pensée de l’égalité ne s’était pas nettement produite. On nous dit bien que dès avant l’an 1000 les paysans de la Normandie s’étaient ameutés : mais cette tentative fut réprimée sans peine. Quelques cavaliers coururent les campagnes, dispersèrent les vilains, leur coupèrent les pieds et les mains ; il n’en fut plus parlé[10]. Les paysans, en général, étaient trop isolés. Leurs jacqueries devaient échouer dans tout le moyen âge. Ils étaient aussi, malheureusement, il faut le dire, trop dégradés par l’esclavage, trop brutes, trop effarouchés par l’excès de leurs maux : leur victoire eût été celle de la barbarie.

Mais c’était surtout dans les bourgs populeux, qui s’étaient formés au pied des châteaux, que fermentaient les idées d’affranchissement. Les seigneurs laïques ou ecclésiastiques avaient encouragé la population de ces bourgades par des concessions de terre, désireux d’augmenter leur force et le nombre de leurs vassaux. Ce n’était pas de grandes et commerçantes cités, comme dans le midi de la France et dans l’Italie ; mais il y avait un peu d’industrie grossière, quelques forgerons, beaucoup de tisserands, des bouchers, des cabaretiers dans les villes de passage. Quelquefois les seigneurs attiraient des artisans habiles, au moins pour broder l’étoffe ou forger l’armure. Il fallait bien laisser un peu de liberté à ces hommes : ils portaient tout dans leurs bras, ils auraient quitté le pays.

C’était donc par les villes que devait commencer la liberté, par les villes du centre de la France, qu’elles s’appelassent villes privilégiées ou communes, qu’elles eussent obtenu ou arraché leurs franchises. L’occasion, en général, fut la défense des populations contre l’oppression et les brigandages des seigneurs féodaux ; en particulier, la défense de l’Ile-de-France contre le pays féodal par excellence, contre la Normandie. « A cette époque, dit Orderic Vital, la communauté populaire fut établie par les évêques, de sorte que les prêtres accompagnassent le roi aux sièges ou aux combats, avec les bannières de leurs paroisses et tous les paroissiens. » Ce fut, selon le même historien, un Montfort (famille illustre qui devait, au siècle suivant, détruire les libertés du midi de la France et fonder celles d’Angleterre), ce fut Amaury de Montfort qui conseilla à Louis-le-Gros, après sa défaite de Brenneville, d’opposer aux Normands les hommes des communes marchant sous la bannière de leurs paroisses (1119). Mais ces communes, rentrées dans leurs murailles, devinrent plus exigeantes. Ce fut pour leur humilité un coup mortel d’avoir vu une fois fuir devant leur bannière paroissiale les grands chevaux et les nobles chevaliers, d’avoir, avec Louis-le-Gros, mis fin aux brigandages des Rochefort, d’avoir forcé le repaire des Coucy. Ils se dirent avec le poète du douzième siècle : « Nous sommes hommes comme ils sont ; tout aussi grand cœur nous avons ; tout autant souffrir nous pouvons[11]. » Ils voulurent tous quelques franchises, quelques privilèges ; ils offrirent de l’argent ; ils surent en trouver, indigents et misérables qu’ils étaient ; pauvres artisans, forgerons ou tisserands, accueillis par grâce au pied d’un château, serfs réfugiés autour d’une église : tels ont été les fondateurs de nos libertés. Ils s’ôtèrent les morceaux de la bouche, aimant mieux se passer de pain. Les seigneurs, le roi, vendirent à l’envi ces diplômes si bien payés.

Cette révolution s’accomplit partout sous mille formes et à petit bruit. Elle n’a été remarquée que dans quelques villes de l’Oise et de la Somme, qui, placées dans des circonstances moins favorables, partagées entre deux seigneurs laïque et ecclésiastique, s’adressèrent au roi pour faire garantir solennellement des concessions souvent violées, et maintinrent une liberté précaire au prix de plusieurs siècles de guerres civiles. C’est à ces villes qu’on a plus particulièrement donné le nom de communes. Ces guerres sont un petit, mais dramatique incident de la grande révolution qui s’accomplissait silencieusement et sous des formes diverses dans toutes les villes du nord de la France.

C’est dans la vaillante et colérique Picardie, dont les communes avaient si bien battu les Normands, c’est dans le pays de Calvin et de tant d’autres esprits révolutionnaires, qu’eurent lieu ces explosions. Les premières communes furent Noyon, Beauvais, Laon, les trois pairies ecclésiastiques[12]. Joignez-y Saint-Quentin. L’Église avait jeté là les fondements d’une forte démocratie. Que l’exemple ait été donné par Cambrai, par les villes de la Belgique, c’est ce que nous examinerons plus tard, quand nous rencontrerons les révolutions tout autrement importantes des communes de Flandre. Nous ne pourrions ici que montrer en petit ce que nous trouverons plus loin sous des proportions colossales. Qu’est-ce que la commune de Laon à côté de cette terrible et orageuse cité de Bruges, qui faisait sortir trente mille soldats de ses portes, battait le roi de France et emprisonnait l’empereur[13] ? Toutefois, grandes ou petites, elles furent héroïques, nos communes picardes, et combattirent bravement. Elles eurent aussi leur beffroi, leur tour, non pas inclinée et vêtue de marbre, comme les miranda d’Italie[14], mais parée d’une cloche sonore qui n’appelait pas en vain les bourgeois à la bataille contre l’évêque ou le seigneur. Les femmes y allaient comme les hommes. Quatre-vingts femmes voulurent prendre part à l’attaque du château d’Amiens, et s’y firent toutes blesser[15] ; ainsi plus tard Jeanne Hachette au siège de Beauvais. Gaillarde et rieuse population d’impétueux soldats et de joyeux conteurs, pays des mœurs légères, des fabliaux salés, des bonnes chansons et de Béranger. C’était leur joie, au douzième siècle, de voir le comte d’Amiens sur son gros cheval se risquer hors du pont-levis et caracoler lourdement ; alors les cabaretiers et les bouchers se mettaient hardiment sur leurs portes et effarouchaient de leurs risées la bête féodale[16].

On a dit que le roi avait fondé les communes. Le contraire est plutôt vrai[17]. Ce sont les communes qui ont fondé le roi. Sans elles, il n’aurait pas repoussé les Normands. Ces conquérants de l’Angleterre et des Deux-Siciles auraient probablement conquis la France. Ce sont les communes, ou pour employer un mot plus général et plus exact, ce sont les bourgeoisies, qui, sous la bannière du saint de la paroisse, conquirent la paix publique entre l’Oise et la Loire ; et le roi à cheval portait en tête la bannière de l’abbaye de Saint-Denis[18]. Vassal comme comte de Vexin, abbé de Saint-Martin de Tours, chanoine de Saint-Quentin, défenseur des églises, il guerroyait saintement le brigandage des seigneurs de Montmorency et du Puiset, et l’exécrable férocité des Coucy.

Il avait pour lui la bourgeoisie naissante et l’Église. La féodalité avait tout le reste, la force et la gloire. Il était perdu, ce pauvre petit roi, entre les vastes dominations de ses vassaux. Et plusieurs de ceux-ci étaient des grands hommes, au moins des hommes puissants par la vaillance, l’énergie, la richesse. Qu’était-ce qu’un Philippe Ier, ou même le brave Louis VI, le gros homme pâle[19], entre les rouges Guillaume d’Angleterre et de Normandie, les Robert de Flandre, conquérants et pirates, les opulents Raymond de Toulouse, les Guillaume de Poitiers et les Foulques d’Anjou, troubadours ou historiens, enfin les Godefroi de Lorraine, intrépides antagonistes des empereurs, sanctifiés devant toute la chrétienté par la vie et la mort de Godefroi de Bouillon ?

Le roi, qu’opposait-il à tant de gloire et de puissance ? Pas grand’chose, à ce qu’il semble ; ce qu’on ne peut voir ni toucher… le droit. Un vieux droit, rafraîchi de Charlemagne, mais prêché par les prêtres, et renouvelé par les poèmes qui commencent alors. En face de ce droit royal, les droits féodaux semblaient usurpés. Tout fief sans héritier devait revenir au roi, comme à sa source. Cela lui donnait une grande position et beaucoup d’amis. Il y avait avantage à être bien avec celui qui conférait les fiefs vacants. Cette qualité d’héritier universel était éminemment populaire. En attendant, l’Église le soutenait, l’alimentait ; elle avait trop besoin d’un chef militaire contre les barons pour abandonner jamais le roi. On le vit à l’époque où Philippe Ier épousa scandaleusement Bertrade de Montfort, qu’il avait enlevée à son mari, Foulques d’Anjou. L’évêque de Chartres, le fameux Yves, fulmina contre lui, le pape lança l’interdit, le concile de Lyon condamna le roi ; mais toute l’Église du Nord lui resta favorable ; il eut pour lui les évêques de Reims, Sens, Paris, Meaux, Soissons, Noyon, Senlis, Arras, etc.

Louis VI qui, dans sa vieillesse, fut appelé le Gros, avait été d’abord surnommé l’Éveillé. Son règne est en effet le réveil de la royauté. Plus vaillant que son père, plus docile à l’Église, c’est pour elle qu’il fit ses premières armes, pour l’abbaye de Saint-Denis, pour les évêchés d’Orléans et de Reims. Si l’on songe que les terres d’Église étaient alors les seuls asiles de l’ordre et de la paix, on sentira combien leur défenseur faisait œuvre charitable et humaine. Il est vrai qu’il y trouvait son compte ; les évêques, à leur tour, armaient leurs hommes pour lui. C’est lui qui protégeait leurs pèlerins, leurs marchands, qui affluaient à leurs foires, à leurs fêtes ; il assurait la grande route de Tours et d’Orléans à Paris, et de Paris à Reims. Le roi et le comte de Blois et de Champagne s’efforçaient de mettre un peu de sécurité entre la Loire, la Seine et la Marne, petit cercle resserré entre les grandes masses féodales de l’Anjou, de la Normandie, de la Flandre ; celle-ci avançait jusqu’à la Somme. Le cercle compris entre ces grands fiefs fut la première arène de la royauté, le théâtre de son histoire héroïque. C’est là que le roi soutint d’immenses guerres, des luttes terribles contre ces lieux de plaisance qui sont aujourd’hui nos faubourgs. Nos champs prosaïques de Brie et de Hurepoix ont eu leurs Iliades. Les Montfort et les Garlande soutenaient souvent le roi ; les Coucy, les seigneurs de Rochefort, du Puiset surtout, étaient contre lui ; tous les environs étaient infestés de leurs brigandages. On pouvait aller encore avec quelque sûreté de Paris à Saint-Denis ; mais au delà on ne chevauchait plus que la lance sur la cuisse ; c’était la sombre et malencontreuse forêt de Montmorency. De l’autre côté, la tour de Montlhéry exigeait un péage. Le roi ne pouvait voyager qu’avec une armée de sa ville d’Orléans à sa ville de Paris.

La croisade fit la fortune du roi. Ce terrible seigneur de Montlhéry prit la croix, mais il n’alla pas plus loin qu’Antioche. Quand les chrétiens y furent assiégés, il laissa là ses compagnons d’armes, ses frères de pèlerinage, se fit descendre des murs avec une corde, à l’exemple de quelques autres, et revint d’Asie en Hurepoix avec le surnom de Danseur de corde. Cela humanisa le fier baron ; il donna à l’un des fils du roi sa fille et son château[20]. C’était lui donner la route entre Paris et Orléans.

L’absence des grands barons ne fut pas moins utile au roi. Étienne de Blois, qui avait fait comme le seigneur de Montlhéry, voulut retourner en Asie. Le brillant comte de Poitiers, le roué et le troubadour, sentit qu’on n’était point un chevalier accompli sans avoir été à la terre sainte. Il comptait bien trouver romanesques aventures et matière à quelques bons contes[21]. De son duché d’Aquitaine, ne lui souciait guère. Il offrit au roi d’Angleterre de le lui céder pour quelque argent comptant. Il partit avec une grande armée, tous ses hommes, toutes ses maîtresses[22]. Pour les Languedociens, c’était une croisade non interrompue entre Tripoli et Toulouse. Alphonse Jourdain était comte de Tripoli. Son père avait manqué la royauté de Jérusalem : elle fut offerte au comte d’Anjou, qui l’accepta et s’y ruina. Les Angevins n’avaient que faire de la terre sainte. Pour les populations commerçantes et industrielles du Languedoc, à la bonne heure, c’était un excellent marché ; ils en tiraient les denrées du Levant, à l’envi des Pisans et des Vénitiens.

Ainsi la lourde féodalité s’était mobilisée, déracinée de la terre. Elle allait et venait, elle vivait sur les grandes routes de la croisade, entre la France et Jérusalem. Pour les Normands, ils n’avaient pas besoin d’autre croisade que l’Angleterre ; elle suffisait bien à les occuper. Le roi seul restait fidèle au sol de la France, plus grand chaque jour par l’absence et la préoccupation des barons. Il commença à devenir quelque chose dans l’Europe. Il reçut, lui, cet adversaire des petits seigneurs de la banlieue de Paris, une lettre de l’empereur Henri IV, qui se plaignait au roi des Celtes de la violence du pape[23]. Son titre faisait une telle illusion sur ses forces que, des Pyrénées, le comte de Barcelone lui demanda du secours contre la terrible invasion des Almoravides qui menaçaient l’Espagne et l’Europe. De même, quand le héros de la croisade, ce glorieux Bohémond, prince d’Antioche, vint implorer la compassion du peuple pour les chrétiens d’Asie, il crut faire une chose populaire en épousant la sœur de Louis-le-Gros[24]. Bohémond n’avait garde de solliciter les secours des Normands, ses compatriotes ; le comte de Barcelone se défiait de ses voisins de Toulouse. Personne ne se déliait du roi de France.

Ce qui faisait le danger de sa position, mais qui le rendait cher aux églises et aux bourgeoisies du centre de la France, c’était le voisinage des Normands. Ils avaient pris Gisors au mépris des conventions, et de là dominaient le Vexin presque jusqu’à Paris. Ces conquérants ne respectaient rien. La toute petite royauté de France ne leur aurait pas tenu tête sans la jalousie de la Flandre et de l’Anjou. Le comte d’Anjou demanda et obtint le titre de sénéchal du roi de France. C’était le droit de mettre les plats sur la table ; mais la féodalité ennoblissait tous les offices domestiques, et le comte d’Anjou était trop puissant pour croire qu’on pût tirer jamais parti contre lui de cette domesticité volontaire, qui équivalait à une étroite ligue contre les Normands.

Les Normands n’eurent aucun avantage décisif ; ils n’employaient contre le roi de France que la moindre partie de leurs forces. Dans la réalité, la Normandie n’était pas chez elle, mais en Angleterre. Leur victoire à Brenneville, dans un combat de cavalerie où les deux rois se rencontrèrent et firent assez bien de leur personne, n’eut point de résultat. Dans cette célèbre bataille du douzième siècle, il y eut, dit Orderic Vital, trois hommes de tués. Qu’on dise encore que les temps chevaleresques sont les temps héroïques (1119).

Cette défaite fut cruellement vengée par les milices des communes, qui pénétrèrent en Normandie et y commirent d’affreux ravages. Elles étaient conduites par les évêques eux-mêmes, qui ne craignaient rien tant que de tomber sous la féodalité normande. Le roi espérait tirer un parti bien plus avantageux encore de la protection ecclésiastique, lorsque Calixte II excommunia l’empereur Henri V au concile de Reims, où siégeaient quinze archevêques et deux cents évêques. Louis s’y présenta, accusa humblement devant le pape le roi normand d’Angleterre, Henri Beauclerc, comme le violateur du droit des gens et l’allié des seigneurs qui désolaient les campagnes. « Les évêques, dit-il, détestaient avec raison Thomas de Marle, brigand séditieux qui ravageait toute la province ; aussi m’ordonnèrent-ils d’attaquer cet ennemi des voyageurs et de tous les faibles : les loyaux barons de France se réunirent à moi pour réprimer les violateurs des lois, et ils combattirent pour l’amour de Dieu avec toute l’assemblée de l’armée chrétienne. Le comte de Nevers, revenant paisiblement, avec mon congé, de cette expédition, a été pris et retenu jusqu’à ce jour par le comte Thibault, quoiqu’une foule de seigneurs aient supplié Thibault de ma part de le remettre en liberté, et que les évêques aient mis toute sa terre sous l’anathème. » Lorsque le roi eut parlé, les prélats français attestèrent qu’il avait dit la vérité. Mais le pape avait bien assez de sa lutte contre l’empereur, sans se faire encore un ennemi du roi d’Angleterre.

Quoi qu’il en soit, le roi de France était tellement l’homme de l’Église, qu’elle lui laissait exercer paisiblement ce droit d’investiture pour lequel le pape excommuniait l’empereur[25]. Ce droit n’avait pas d’inconvénient dans la main du protégé des évêques. Louis d’ailleurs inspirait tant de confiance ! C’était un prince selon Dieu et selon le monde.

Henri Beauclerc avait supplanté son frère Robert. Louis-le-Gros prit sous sa protection Guillaume Cliton, fils de Robert. Il essaya en vain de l’établir en Normandie, mais il l’aida à se faire comte de Flandre. Lorsque le comte de Flandre, Charles-le-Bon, eut été massacré par les hommes de Bruges, Louis entreprit cette expédition lointaine, vengea le comte d’une manière éclatante, et décida les Flamands à prendre pour comte le Normand Guillaume Cliton. On s’habituait ainsi à regarder le roi de France comme le ministre de la Providence.

Plus lointaines encore, et non moins éclatantes, furent ses expéditions dans le Midi. À l’époque de la croisade, le comte de Bourges avait vendu au roi son comté[26]. Cette possession, dont le roi était séparé par tant de terres plus ou moins ennemies, acquit de l’importance lorsqu’en 1115 le seigneur du Bourbonnais, voisin du Berry, appela le roi à son secours contre le frère de son prédécesseur, qui lui disputait cette seigneurie. Louis-le-Gros y passa avec une armée et le protégea efficacement. Dès lors, il eut pied dans le Midi. Par deux fois, il y fit une espèce de croisade en faveur de l’évêque de Clermont, qui se disait opprimé par le comte d’Auvergne. Les grands vassaux du Nord, comtes de Flandre, d’Anjou, de Bretagne, et plusieurs barons normands le suivirent volontiers. C’était un grand plaisir pour eux de faire une campagne dans le Midi. Les réclamations du comte de Poitiers, duc d’Aquitaine et suzerain du comte d’Auvergne, ne furent point écoutées. Quelques années après, l’évêque du Puy-en-Velay demanda un privilège au roi de France, prétextant l’absence de son seigneur, le comte de Toulouse, qui était alors à la terre sainte (1134).

On vit, dès l’an 1124, combien le roi de France était devenu puissant. L’empereur Henri V, excommunié au concile de Reims, gardait rancune aux évêques et au roi. Son gendre, Henri Beauclerc, l’engageait d’ailleurs à envahir la France. L’empereur en voulait, dit-on, à la ville de Reims. À l’instant toutes les milices s’armèrent[27]. Les grands seigneurs envoyèrent leurs hommes. Le duc de Bourgogne, le comte de Nevers, celui de Vermandois, le comte même de Champagne, qui faisait alors la guerre à Louis-le-Gros en faveur du roi normand, les comtes de Flandre, de Bretagne, d’Aquitaine, d’Anjou, accoururent contre les Allemands, qui n’osèrent pas avancer. Cette unanimité de la France du Nord, sous Louis-le-Gros, contre l’Allemagne semblait annoncer, un siècle d’avance, la victoire de Bouvines, comme son expédition en Auvergne fait déjà penser à la conquête du Midi au treizième siècle.

Telle fut, après la première croisade, la résurrection du roi et du peuple. Peuple et roi se mirent en marche sous la bannière de Saint-Denis. Montjoye Saint-Denys fut le cri de la France. Saint-Denis et l’Église, Paris et la royauté, en face l’un de l’autre. Il y eut un centre, et la vie s’y porta ; un cœur de peuple y battit. Le premier signe, la première pulsation, c’est l’élan des écoles et la voix d’Abailard. La liberté, qui sonnait si bas dans le beffroi des communes de Picardie, éclata dans l’Europe par la voix du logicien breton. Le disciple d’Abailard, Arnaldo de Brescia, fut l’écho qui réveilla l’Italie. Les petites communes de France eurent, sans s’en douter, des sœurs dans les cités lombardes, et dans Rome, cette grande commune du monde antique.

La chaîne des libres penseurs rompue, ce semble, après Jean-le-Scot[28], s’était renouée par notre grand Gerbert, qui fut pape en l’an 1000. Élève à Cordoue et maître à Reims[29], Gerbert eut pour disciple Fulbert de Chartres, dont l’élève, Bérenger de Tours, effraya l’Église par le premier doute sur l’eucharistie. Peu après, le chanoine Roscelin de Compiègne osa toucher à la Trinité. Il enseignait de plus que les idées générales n’étaient que des mots : « L’homme vertueux est une réalité, la vertu n’est qu’un son. » Cette réforme hardie habituait à ne voir que des personnifications dans les idées qu’on avait réalisées. Ce n’était pas moins que le passage de la poésie à la prose. Cette hérésie logique fit horreur aux contemporains de la première croisade ; le nominalisme, comme on l’appelait, fut étouffé pour quelque temps.

Les champions ne manquèrent pas à l’Église contre les novateurs. Les Lombards Lanfranc et saint Anselme, tous deux archevêques de Kenterbury, combattirent Bérenger et Roscelin. Saint Anselme, esprit original, trouva déjà le fameux argument de Descartes pour l’existence de Dieu : « Si Dieu n’existait pas, je ne pourrais le concevoir[30] ». Ce fut pour lui une grande joie d’avoir fait cette découverte après une longue insomnie. Il inscrivit sur son livre : « L’insensé a dit : Il n’y a pas de Dieu. » Un moine osa trouver la preuve faible, et intituler sa réponse : « Petit livre pour l’insensé[31]. » Ces premiers combats n’étaient que des préludes. Grégoire VII défendit qu’on inquiétât

Bérenger[32]. C’était alors la querelle des investitures, la lutte matérielle, la guerre contre l’empereur. Une autre lutte allait commencer, bien plus grave, dans la sphère de l’intelligence, lorsque la question descendrait de la politique à la théologie, à la morale, et que la moralité même du christianisme serait mise en question. Ainsi Pélage vint après Arius, Abailard après Bérenger.

L’Église semblait paisible. L’école de Laon et celle de Paris étaient occupées par deux élèves de saint Anselme de Kenterbury, Anselme de Laon et Guillaume de Champeaux. Cependant, de grands signes apparaissaient : les Vaudois avaient traduit la Bible en langue vulgaire, les Institutes furent aussi traduites ; le droit fut enseigné en face de la théologie, à Orléans et à Angers. L’existence de l’école de Paris était pour l’Église un danger. Les idées, jusque-là dispersées, surveillées dans les diverses écoles ecclésiastiques, allaient converger vers un centre. Ce grand nom d’Université commençait, dans la capitale de la France, au moment où l’universalité de la langue française semblait presque accomplie. Les conquêtes des Normands, la première croisade, l’avaient porté partout, ce puissant idiome philosophique, en Angleterre, en Sicile, à Jérusalem. Cette circonstance seule donnait à la France centrale, à Paris, une force immense d’attraction. Le français de Paris devint peu à peu proverbial[33]. La féodalité avait trouvé dans la ville royale son centre politique ; cette ville allait devenir la capitale de la pensée humaine.

Celui qui commença cette révolution n’était pas un prêtre ; c’était un beau jeune homme[34], brillant, aimable, de noble race[35]. Personne ne faisait comme lui des vers d’amour en langue vulgaire ; il les chantait lui-même. Avec cela, une érudition extraordinaire pour le temps : lui seul alors savait le grec et l’hébreu. Peut-être avait-il fréquenté les écoles juives (il y en avait plusieurs dans le Midi) ou les rabbins de Troyes, de Vitry ou d’Orléans. Il y avait alors deux écoles principales à Paris, la vieille école épiscopale du parvis Notre-Dame, et celle de Sainte-Geneviève, sur la montagne, où brillait Guillaume de Champeaux. Abailard vint s’asseoir parmi ses élèves, lui soumit des doutes, l’embarrassa, se joua de lui et le condamna au silence. Il en eût fait autant d’Anselme de Laon, si le professeur, qui était évêque, ne l’eût chassé de son diocèse. Ainsi allait ce chevalier errant de la dialectique, démontant les plus fameux champions. Il dit lui-même qu’il n’avait renoncé à l’autre escrime, à celle des tournois, que par amour pour les combats de la parole[36]. Vainqueur dès lors et sans rival, il enseigna à Paris et à Melun, où résidait Louis-le-Gros, et où les seigneurs commençaient à venir en foule. Ces chevaliers encourageaient un homme de leur ordre qui avait battu les prêtres sur leur propre terrain, et qui réduisait au silence les plus suffisants des clercs.

Les prodigieux succès d’Abailard s’expliquent aisément. Il semblait que pour la première fois l’on entendait une voix libre, une voix humaine. Tout ce qui s’était produit dans la forme lourde et dogmatique de l’enseignement clérical, sous la rude enveloppe du latin du moyen âge, apparut dans l’élégance antique, qu’Abailard avait retrouvée. Le hardi jeune homme simplifiait, expliquait, popularisait, humanisait[37]. A peine laissait-il quelque chose d’obscur et de divin dans les plus formidables mystères. Il semblait que jusque-là l’Église eût bégayé, et qu’Abailard parlait. Tout devenait doux et facile ; il traitait poliment la religion, la maniait doucement, mais elle lui fondait dans la main. Il ramenait la religion à la philosophie, la morale à l’humanité[38]. Le crime n’est pas dans l’acte, disait-il, mais dans l’intention, dans la conscience. Ainsi plus de péché d’habitude ni d’ignorance. Ceux-là même n’ont pas péché qui ont crucifié Jésus, sans savoir qu’il fût le Sauveur. Qu’est-ce que le péché originel ? Moins un péché qu’une peine. Mais alors pourquoi la Rédemption, la Passion, s’il n’y a pas eu péché ? C’est un acte de pur amour. Dieu a voulu substituer la loi de l’amour à celle de la crainte.

Cette philosophie circula rapidement : elle passa en un instant la mer et les Alpes[39] ; elle descendit dans tous les rangs. Les laïques se mirent à parler des choses saintes. Partout, non plus seulement dans les écoles, mais sur les places, dans les carrefours, grands et petits, hommes et femmes, discouraient sur les mystères. Le tabernacle était comme forcé ; le Saint des saints traînait dans la rue. Les simples étaient ébranlés, les saints chancelaient, l’Église se taisait.

Il y allait pourtant du christianisme tout entier : il était attaqué par la base. Si le péché originel n’était plus un péché, mais une peine, cette peine était injuste, et la Rédemption inutile. Abailard se défendait d’une telle conclusion ; mais il justifiait le christianisme par de si faibles arguments, qu’il l’ébranlait plutôt davantage en déclarant qu’il ne savait pas de meilleures réponses. Il se laissait pousser à l’absurde, et puis il alléguait l’autorité et la foi.

Ainsi l’homme n’était plus coupable, la chair était justifiée, réhabilitée. Tant de souffrances, par lesquelles les hommes s’étaient immolés, elles étaient superflues. Que devenaient tant de martyrs volontaires, tant de jeûnes et de macérations, et les veilles des moines, et les tribulations des solitaires, tant de larmes versées devant Dieu ? Vanité, dérision. Ce Dieu était un Dieu aimable et facile, qui n’avait que faire de tout cela[40].

L’Église était alors sous la domination d’un moine, d’un simple abbé de Clairvaux, de saint Bernard. Il était noble, comme Abailard. Originaire de la haute Bourgogne[41], du pays de Bossuet et de Buffon, il avait été élevé dans cette puissante maison de Cîteaux, sœur et rivale de Cluny, qui donna tant de prédicateurs illustres, et qui fit, un demi-siècle après, la croisade des Albigeois. Mais saint Bernard trouva Cîteaux trop splendide et trop riche ; il descendit dans la pauvre Champagne et fonda le monastère de Clairvaux, dans la vallée d’Absinthe. Là, il put mener à son gré cette vie de douleurs qu’il lui fallait. Rien ne l’en arracha ; jamais il ne voulut entendre à être autre chose qu’un moine. Il eût pu devenir archevêque et pape. Forcé de répondre à tous les rois qui le consultaient, il se trouva tout-puissant malgré lui, et condamné à gouverner l’Europe. Une lettre de saint Bernard fit sortir de la Champagne l’armée du roi de France. Lorsque le schisme éclata par l’élévation simultanée d’Innocent II et d’Anaclet, saint Bernard fut chargé par l’Église de France de choisir, et choisit Innocent[42]. L’Angleterre et l’Italie résistaient : l’abbé de Clairvaux dit un mot au roi d’Angleterre ; puis, prenant le pape par la main, il le mena par toutes les villes d’Italie, qui le reçurent à genoux. On s’étouffait pour toucher le saint, on s’arrachait un fil de sa robe ; toute sa route était tracée par des miracles.

Mais ce n’étaient pas là ses plus grandes affaires ; ses lettres nous l’apprennent. Il se prêtait au monde, et ne s’y donnait pas : son amour et son trésor étaient ailleurs. Il écrivait dix lignes au roi d’Angleterre, et dix pages à un pauvre moine. Homme de vie intérieure, d’oraison et de sacrifice, personne, au milieu du bruit, ne sut mieux s’isoler. Les sens ne lui disaient plus rien du monde. Il marcha, dit son biographe, tout un jour le long du lac de Lausanne, et le soir demanda où était le lac. Il buvait de l’huile pour de l’eau, prenait du sang cru pour du beurre. Il vomissait presque tout aliment. C’est de la Bible qu’il se nourrissait, et il se désaltérait de l’Évangile. A peine pouvait-il se tenir debout, et il trouva des forces pour prêcher la croisade à cent mille hommes. C’était un esprit plutôt qu’un homme qu’on croyait voir, quand il paraissait ainsi devant la foule, avec sa barbe rousse et blanche, ses blonds et blancs cheveux ; maigre et faible, à peine un peu de vie aux joues[43]. Ses prédications étaient terribles ; les mères en éloignaient leurs fils, les femmes leurs maris ; ils l’auraient tous suivi aux monastères. Pour lui, quand il avait jeté le souffle de vie sur cette multitude, il retournait vite à Clairvaux, rebâtissait près du couvent sa petite loge de ramée et de feuilles[44], et calmait un peu dans l’explication du Cantique des cantiques, qui l’occupa toute sa vie, son âme malade d’amour.

Qu’on songe avec quelle douleur un tel homme dut apprendre les progrès d’Abailard, les envahissements de la logique sur la religion, la prosaïque victoire du raisonnement sur la foi… C’était lui arracher son Dieu !

Saint Bernard n’était pas un logicien comparable à son rival ; mais celui-ci était parvenu à cet excès de prospérité où l’infatuation commune nous jette dans quelque grande faute. Tout lui réussissait. Les hommes s’étaient tus devant lui ; les femmes regardaient toutes avec amour un jeune homme aimable et invincible, beau de figure et tout-puissant d’esprit, traînant après soi tout le peuple. « J’en étais venu au point, dit-il, que quelque femme que j’eusse honorée de mon amour, je n’aurais eu à craindre aucun refus. » Rousseau dit précisément le même mot en racontant dans ses Confessions le succès de la Nouvelle Héloïse.

L’Héloïse du douzième siècle était une pauvre orpheline, d’origine incertaine, mais de naissance probablement cléricale et monastique[45]. Née vers 1101, elle était de l’âge de la renommée d’Abailard. Le prieuré d’Argenteuil fut l’asile de son enfance délaissée. De ce cloître, où elle apprit le latin, le grec et même l’hébreu, elle vint à l’âge de dix-sept ans dans la maison de son oncle, près de la cathédrale de Paris. Toute jeune, belle, savante, déjà célèbre, elle reçut les leçons d’Abailard. On sait le reste.

Il renonça au monde, et se fit bénédictin à Saint-Denis (vers 1119). Les désordres des religieux le révoltèrent. Une occasion se présenta pour quitter l’abbaye. Ses anciens disciples vinrent réclamer son enseignement. Il lui fallait le bruit, le mouvement, le monde. Il reparut dans sa chaire et retrouva son auditoire, sa popularité, ses triomphes. Le prieuré de Maisoncelle[46], qui lui avait été offert pour rouvrir son école, « ne pouvait plus contenir les clercs accourus dans ses murs. Ils dévoraient le pays, ils desséchaient les ruisseaux. Les écoles épiscopales étaient désertes. » On attaqua son droit d’enseigner. On attaqua sa méthode. L’archevêque de Reims, ami de saint Bernard, assembla contre lui un concile à Soissons. Abailard faillit y être lapidé par le peuple. Opprimé par le tumulte de ses ennemis, il ne put se faire entendre, brûla ses livres et lut, à travers ses larmes, tout ce qu’on voulut. Il fut condamné sans être examiné, ses ennemis prétendirent qu’il suffisait qu’il eût enseigné sans l’autorisation de l’Église.

Enfermé à Saint-Médard de Soissons, puis réfugié à Saint-Denis, il fut obligé de fuir cet asile. Il s’était avisé de douter que saint Denys-l’Aréopagite fût jamais venu en France. Toucher à cette légende, c’était s’attaquer à la religion de la monarchie[47]. La cour, qui le soutenait, l’abandonna dès lors. Il se sauva sur les terres du comte de Champagne, se cacha dans un lieu désert, sur l’Arduzon, à deux lieues de Nogent. Devenu pauvre alors, et n’ayant qu’un clerc avec lui, il se bâtit de roseaux une cabane, et un oratoire en l’honneur de la Trinité, qu’on l’accusait de nier. Il nomma cet ermitage le Consolateur, le Paraclet. Mais ses disciples ayant appris où il était affluèrent autour de lui ; ils construisirent des cabanes, une ville s’éleva dans le désert, à la science, à la liberté ; il fallut bien qu’il remontât en chaire et recommençât d’enseigner. Mais on le força encore de se taire et d’accepter le prieuré de Saint-Gildas, dans la Bretagne bretonnante, dont il n’entendait pas la langue. C’était son sort de ne trouver aucun repos. Ses moines bretons, qu’il voulait réformer, essayèrent de l’empoisonner dans le calice. Dès lors, l’infortuné mena une vie errante, et songea même, dit-on, à se réfugier en terre infidèle. Auparavant, il voulut pourtant se mesurer une fois avec le terrible adversaire qui le poursuivait partout de son zèle et de sa sainteté. À l’instigation d’Arnaldo de Brescia, il demanda à saint Bernard un duel logique par-devant le concile de Sens. Le roi, les comtes de Champagne et de Nevers, une foule d’évêques devaient assister et juger des coups. Saint Bernard y vint avec répugnance[48], sentant son infériorité. Mais les menaces du peuple et les cruelles inimitiés scholastiques le tirèrent d’affaire.

Abailard était condamné d’avance. On se borne à lui lire les passages incriminés extraits de ses livres par ses ennemis, au gré de leur haine. On ne lui laisse d’autre alternative que le désaveu ou la soumission. Entre ces seigneurs prévenus, ces docteurs inexorables, et le peuple ameuté dont il entend les clameurs au dehors, Abailard se trouble, s’irrite, s’égare ; il dénie la compétence du concile dont il avait sollicité la convocation et se contente d’en appeler au pape. Innocent II devait tout à saint Bernard, et il haïssait Abailard dans son disciple Arnaldo de Brescia, qui courait alors l’Italie et appelait les villes à la liberté. Il ordonna d’enfermer Abailard. Celui-ci l’avait prévenu en se réfugiant de lui-même au monastère de Cluny. L’abbé Pierre-le-Vénérable répondit d’Abailard ; il y mourut au bout de deux ans.

Telle fut la fin du restaurateur de la philosophie au moyen âge, fils de Pélage, père de Descartes, et Breton comme eux[49]. Sous un autre point de vue, il peut passer pour le précurseur de l’école humaine et sentimentale, qui s’est reproduite dans Fénelon et Rousseau. On sait que Bossuet, dans sa querelle avec Fénelon, lisait assidûment saint Bernard. Quant à Rousseau, pour le rapprocher d’Abailard, il faut considérer en celui-ci ses deux disciples, Arnaldo et Héloïse, le républicanisme et l’éloquence passionnée. Dans Arnaldo est le germe du Contrat social, et dans les lettres de l’ancienne Héloïse, on entrevoit la Nouvelle.

Il n’est pas de souvenir plus populaire en France que celui de l’amante d’Abailard. Ce peuple si oublieux, en qui la trace du moyen âge se trouve si complètement effacée ; ce peuple qui se souvient des dieux de la Grèce plus que de nos saints nationaux, il n’a pas oublié Héloïse. Il visite encore le gracieux monument qui réunit les deux époux[50], avec autant d’intérêt que si leur tombe eût été creusée d’hier. C’est la seule qui ait survécu de toutes nos légendes d’amour.

La chute de l’homme fit la grandeur de la femme : sans le malheur d’Abailard, Héloïse eût été ignorée ; elle fût restée obscure et dans l’ombre ; elle n’eût voulu d’autre gloire que celle de son époux. A l’époque de leur séparation, elle prit le voile, et lui bâtit le Paraclet, dont elle devint abbesse. Elle y tint une grande école de théologie, de grec et d’hébreu. Plusieurs monastères semblables s’élevèrent autour, et quelques années après la mort d’Abailard Héloïse fut déclarée chef d’ordre par le pape. Mais sa gloire est dans son amour si constant et si désintéressé.

La froideur d’Abailard fait un étrange contraste avec l’exaltation des sentiments exprimés par Héloïse : « Dieu le sait ! en toi je ne cherchai que toi ! rien de toi, mais toi-même, tel fut l’unique objet de mon désir. Je n’ambitionnai nul avantage, pas même le lien de l’hyménée ; je ne songeai, tu ne l’ignores pas, à satisfaire ni mes volontés, ni mes voluptés, mais les tiennes. Si le nom d’épouse est plus saint, je trouvais plus doux celui de ta maîtresse, celui (ne te fâche point) de ta concubine (concubinæ vel scorti). Plus je m’humiliais pour toi, plus j’espérais gagner dans ton cœur. Oui ! quand le maître du monde, quand l’empereur eût voulu m’honorer du nom de son épouse, j’aurais mieux aimé être appelée ta maîtresse que sa femme et son impératrice (tua dici meretrix, quam illius imperatrix). » Elle explique d’une manière singulière pourquoi elle refusa longtemps d’être la femme d’Abailard : « N’eût-ce pas été chose messéante et déplorable, que celui que la nature avait créé pour tous, une femme se l’appropriât et le prît pour elle seule… Quel esprit tendu aux méditations de la philosophie ou des choses sacrées, endurerait les cris des enfants, les bavardages des nourrices, le trouble et le tumulte des serviteurs et des servantes[51] ? »

La forme seule des lettres d’Abailard et d’Héloïse indique combien la passion d’Héloïse obtenait peu de retour. Il divise et subdivise les lettres de son amante ; il y répond avec méthode et par chapitres. Il intitule les siennes : « A l’épouse de Christ, l’esclave de Christ. » Ou bien : « A sa chère sœur en Christ, Abailard, son frère en Christ. » Le ton d’Héloïse est tout autre : « A son maître, non, à son père ; à son époux, non, à son frère ; sa servante, son épouse, non, sa fille, sa sœur ; à Abailard, Héloïse[52] ! » La passion lui arrache des mots qui sortent tout à fait de la réserve religieuse du douzième siècle : « Dans toute situation de ma vie, Dieu le sait, je crains de t’offenser plus que Dieu même ; je désire te plaire plus qu’à lui. C’est ta volonté, et non l’amour divin, qui m’a conduite à revêtir l’habit religieux[53]. » Elle répéta ces étranges paroles à l’autel même. Au moment de prendre le voile, elle prononça les vers de Cornélie dans Lucain : « O le plus grand des hommes, ô mon époux, si digne d’un si noble hyménée ! Faut-il que l’insolente fortune ait pu quelque chose sur cette tête illustre ? C’est mon crime, je t’épousai pour ta ruine ! je l’expierai du moins, accepte cette immolation volontaire[54] ! »

Cet idéal de l’amour pur et désintéressé, Abailard, avant les mystiques, avant Fénelon, l’avait posé dans ses écrits comme la fin de l’âme religieuse[55]. La femme s’y éleva pour la première fois dans les écrits d’Héloïse, en le rapportant à l’homme, à son époux, à son dieu visible. Héloïse devait revivre sous une forme spiritualiste en sainte Catherine et sainte Thérèse.

La restauration de la femme eut lieu principalement au douzième siècle. Esclave dans l’Orient, enfermée encore dans le gynécée grec, émancipée par la jurisprudence impériale, elle fut dans la nouvelle religion l’égale de l’homme. Toutefois le christianisme, à peine affranchi de la sensualité païenne, craignait toujours la femme et s’en défiait. Il reconnaissait sa faiblesse et sa contradiction. Il repoussait la femme d’autant plus qu’il avait plus nié la nature. De là, ces expressions dures, méprisantes même, par lesquelles il s’efforce de se prémunir. La femme est communément désignée, dans les écrivains ecclésiastiques et dans les Capitulaires, par ce mot dégradant : Vas infirmius. Quand Grégoire VII voulut affranchir le clergé de son double lien, la femme et la terre, il y eut un nouveau déchaînement contre cette dangereuse Ève, dont la séduction a perdu Adam, et qui le poursuit toujours dans ses fils.

Un mouvement tout contraire commença au douzième siècle. Le libre mysticisme entreprit de relever ce que la dureté sacerdotale avait traîné dans la boue. Ce fut surtout un Breton, Robert d’Arbrissel, qui remplit cette mission d’amour. Il rouvrit aux femmes le sein du Christ, fonda pour elles des asiles, leur bâtit Fontevrault, et il y eut bientôt des Fontevrault par toute la chrétienté[56]. L’aventureuse charité de Robert s’adressait de préférence aux grandes pécheresses ; il enseignait dans les plus odieux séjours la clémence de Dieu, son incommensurable miséricorde. « Un jour qu’il était venu à Rouen, il entra dans un mauvais lieu, et s’assit au foyer pour se chauffer les pieds. Les courtisanes l’entourent, croyant qu’il est venu pour faire folie. Lui, il prêche les paroles de vie, et promet la miséricorde du Christ. Alors, celle qui commandait aux autres lui dit : — Qui es-tu, toi qui dis de telles choses, tiens pour certain que voilà vingt ans que je suis entrée en cette maison pour commettre des crimes, et qu’il n’y est jamais venu personne qui parlât de Dieu et de sa bonté. Si pourtant je savais que ces choses fussent vraies !… — À l’instant, il les fit sortir de la ville, il les conduisit plein de joie au désert, et là, leur ayant fait faire pénitence, il les fit passer du démon au Christ[57]. »

C’était chose bizarre de voir le bienheureux Robert d’Arbrissel enseigner la nuit et le jour, au milieu d’une foule de disciples des deux sexes qui reposaient ensemble autour de lui. Les railleries amères de ses ennemis, les désordres même auxquels ces réunions donnaient lieu, rien ne rebutait le charitable et courageux Breton. Il couvrait tout du large manteau de la grâce.

La grâce prévalant sur la loi, il se fit insensiblement une grande révolution religieuse. Dieu changea de sexe, pour ainsi dire. La Vierge devint le dieu du monde ; elle envahit presque tous les temples et tous les autels. La piété se tourna en enthousiasme de galanterie chevaleresque. L’Église mystique de Lyon célébra la fête de l’immaculée conception (1134).

La femme régna dans le ciel, elle régna sur la terre. Nous la voyons intervenir dans les choses de ce monde et les diriger. Bertrade de Montfort gouverne à la fois son premier époux Foulques d’Anjou, et le second Philippe Ier, roi de France. Le premier, exclu de son lit, se trouve trop heureux de s’asseoir sur l’escabeau de ses pieds[58]. Louis VII date ses actes du couronnement de sa femme Adèle[59]. Les femmes, juges naturels des combats de poésie et des cours d’amour, siègent aussi comme juges, à l’égal de leurs maris, dans les affaires sérieuses. Le roi de France reconnaît expressément ce droit[60]. Nous verrons Alix de Montmorency conduire une armée à son époux, le fameux Simon de Montfort.

Exclues jusque-là des successions par la barbarie féodale, les femmes y rentrent partout dans la première moitié du douzième siècle : en Angleterre, en Castille, en Aragon, à Jérusalem, en Bourgogne, en Flandre, Hainaut, Vermandois, en Aquitaine, Provence et bas Languedoc. La rapide extinction des mâles, l’adoucissement des mœurs et le progrès de l’équité, rouvrent les héritages aux femmes. Elles portent avec elles les souverainetés dans des maisons étrangères ; elles mêlent le monde, elles accélèrent l’agglomération des États, et préparent la centralisation des grandes monarchies.

Une seule entre les maisons royales, celle des Capets, ne reconnut point le droit des femmes ; elle resta à l’abri des mutations qui transféraient les autres États d’une dynastie à une autre. Elle reçut, et elle ne donna point. Des reines étrangères purent venir ; l’élément féminin, l’élément mobile put s’y renouveler ; l’élément mâle n’y vint point du dehors, il y resta le même, et avec lui l’identité d’esprit, la perpétuité des traditions. Cette fixité de la dynastie est une des choses qui ont le plus contribué à garantir l’unité, la personnalité de notre mobile patrie.


Le caractère commun de la période qui suit la croisade, et que nous venons de parcourir dans ce chapitre, c’est une tentative d’affranchissement. La croisade, dans son mouvement immense, avait été une occasion, une impulsion. L’occasion venue, la tentative eut lieu : affranchissement du peuple dans les communes, affranchissement de la femme, affranchissement de la philosophie, de la pensée pure. Ce retentissement de la croisade, comme la croisade elle-même, devait avoir toute sa puissance et son effet en France, chez le plus sociable des peuples.

  1. « Je songeai que je venais de prendre congé de l’ancien et agréable compagnon de ma vie. » (Mém. de Gibbon.)
  2. App. 73.
  3. App. 74.
  4. Guibert reconnaît que les Sarrasins peuvent atteindre un certain degré de vertu. « Hospitabatur (Rothbertus Senior) apud aliquem… vitæ, quantum ad eos, sanctioris. »
  5. Guibert. — Albert d’Aix dit, en parlant des premiers croisés : « Dieu les punit pour avoir exercé d’affreuses violences contre les juifs ; car Dieu est juste, et ne veut pas qu’on emploie la force pour contraindre personne à venir à lui. »
  6. Il lui donna pour la couvrir son propre manteau. (Guillaume de Tyr.)
  7. On a vu plus haut que les barons avaient tous renoncé à leurs cris d’armes pour adopter le cri de la croisade : Dieu le veut ! — Foulcher de Chartres : « Qui jamais a entendu dire qu’autant de nations, de langues différentes, aient été réunies en une seule armée, Francs, Flamands, Frisons, Gaulois, Bretons, Allobroges, Lorrains, Allemands, Bavarois, Normands, Écossais, Anglais, Aquitains, Italiens, Apuliens, Ibères, Daces, Grecs, Arméniens ? Si quelque Breton ou Teuton venait à me parler, il m’était impossible de lui répondre. Mais, quoique divisés en tant de langues, nous semblions tous autant de frères et de proches parents unis dans un même esprit par l’amour du Seigneur. Si l’un de nous perdait quelque chose de ce qui lui appartenait, celui qui l’avait trouvé le portait avec lui bien soigneusement, et pendant plusieurs jours, jusqu’à ce qu’à force de recherches il eût découvert celui qui l’avait perdu, et le lui rendait de son plein gré, comme il convient à des hommes qui ont entrepris un saint pèlerinage. »
  8. App. 75.
  9. Raym. d’Agiles, « Pauperes nostri… »
  10. App. 76.
  11. App. 77.
  12. Voy. Thierry, Lettres sur l’Histoire de France.
  13. Maximilien, en 1488.
  14. Miranda, c’est-à-dire les merveilles.
  15. Guibert de Nogent.
  16. Id.
  17. Louis VI s’était opposé à ce que les villes de la couronne se constituassent en communes. Louis VII suivit la même politique ; à son passage à Orléans, il réprima des efforts qu’il regardait comme séditieux : « Là, apaisa l’orgueil et la forfennerrie d’aucuns musards de la cité, qui, pour raison de la commune, faisoient semblant de soi rebeller, et dresser contre la couronne, mais moult y en eut de ceux qui cher le comparèrent (payèrent) ; car il en fit plusieurs mourir et détruire de male mort, selon le fait qu’ils avoient desservi. » (Gr. Chron. de Saint-Denis.) — Il abolit la commune de Vézelay.
  18. C’est le fameux oriflamme. Il devint l’étendard des rois de France, lorsque Philippe Ier eut acquis le Vexin qui relevait de l’abbaye de Saint-Denis.
  19. Il fut empoisonné dans sa jeunesse, et en resta pâle toute sa vie. (Orderic Vital.)
  20. Philippe Ier disait à son fils, Louis-le-Gros : « Age, fili, serva excubans turrim, cujus devexatione pene consenui, cujus dolo et fraudulenta nequitia nunquam pacem bonam et quietem habere potui. » (Suger.)
  21. Il voyageait quelquefois dans ce seul but.
  22. Guibert de Nogent. « Examina contraxerat puellarum. »
  23. Sigebert de Gemblours.
  24. Suger.
  25. Les moines de Saint-Denis élurent Suger pour abbé sans attendre la présentation royale. Louis s’en montra fort irrité, et mit en prison plusieurs moines. (Suger.) — Ainsi l’exception prouve ici la règle.
  26. Il le lui avait acheté 60.000 liv. Foulques-le-Réchin avait aussi cédé le Gâtinais, pour obtenir sa neutralité.
  27. Suger.
  28. Il y a moins de lacunes dans la suite des historiens. Les plus distingués qui parurent furent d’abord des Allemands, comme Othon de Freysingen, pour célébrer les grands empereurs de la maison de Saxe, puis les Normands d’Italie et de France, Guillaume Malaterra, Guillaume de Jumièges, et le chapelain du conquérant de l’Angleterre, Guillaume de Poitiers. La France proprement dite avait eu le spirituel Raoul Glaber, et un siècle après, entre une foule d’historiens de la croisade, l’éloquent Guibert de Nogent ; Raymond d’Agiles appartient au Midi.
  29. Depuis longtemps des écoles de théologie s’étaient formées aux grands foyers ecclésiastiques : d’abord à Poitiers, à Reims, puis au Bec, au Mans, à Auxerre, à Laon et à Liège. Orléans et Angers professaient spécialement le droit. Des écoles juives avaient osé s’ouvrir à Béziers, à Lunel, à Marseille. De savants rabbins enseignaient à Carcassonne ; dans le Nord même, sous le comte de Champagne, à Troyes et Vitry, et dans la ville royale d’Orléans.
  30. Proslogium, c. ii.
  31. Libellus pro insipiente.
  32. Les partisans de l’empereur accusèrent Grégoire d’avoir ordonné un jeûne aux cardinaux, pour obtenir de Dieu qu’il montrât qui avait raison sur le corps du Christ, Bérenger ou l’Église romaine ?
  33. Chaucer dit d’une abbesse anglaise de haut parage : « Elle parlait français parfaitement et gracieusement, comme on l’enseigne à Stratford-Athbow ; car pour le français de Paris, elle n’en savait rien. »
  34. App. 78.
  35. Né en 1079, près de Nantes, il était fils aîné, et renonça à son droit d’aînesse.
  36. On voit par une de ses lettres qu’il avait d’abord étudié les lois.
  37. App. 79.
  38. C’est, comme on sait, à Sainte-Geneviève, au pied de la tour (très mal nommée) de Clovis, qu’ouvrit cette grande école. De cette montagne sont descendues toutes les écoles modernes. Je vois au pied de cette tour une terrible assemblée, non seulement les auditeurs d’Abailard, cinquante évêques, vingt cardinaux, deux papes, toute la scolastique ; non seulement la savante Héloïse, l’enseignement des langues et la Renaissance, mais Arnaldo de Brescia, la Révolution.

    Quel était donc ce prodigieux enseignement, qui eut de tels effets ? Certes, s’il n’eût été rien que ce qu’on en a conservé, il y aurait lieu de s’étonner. Mais on entrevoit fort bien qu’il y eut tout autre chose. C’était plus qu’une science, c’était un esprit, esprit surtout de grande douceur, effort d’une logique humaine pour interpréter la sombre et dure théologie du moyen âge. C’est par là qu’il enleva le monde, bien plus que par sa logique et sa théorie des universaux.

  39. App. 80.
  40. Tel est le point de vue chrétien au moyen âge. Je l’ai exposé dans sa rigueur. Cela seul explique comment Abailard, dans sa lutte avec saint Bernard, fut condamné sans être examiné, sans être entendu.
  41. Sa mère était de Montbar, du pays de Buffon. Montbar n’est pas loin de Dijon, la patrie de Bossuet. — Il était né en 1091.
  42. Voy. sur cette affaire les lettres de saint Bernard aux villes d’Italie (à Gènes, à Pise, à Milan, etc.), à l’impératrice, au roi d’Angleterre et à l’empereur.
  43. Gaufridus : « Subtilissima cutis in genis modice rubens. »
  44. Guill. de S. Theod. « Jusqu’ici tout ce qu’il a lu dans les saintes Écritures, et ce qu’il y sent spirituellement, lui est venu en méditant et en priant dans les champs et dans les forêts, et il a coutume de dire en plaisantant à ses amis qu’il n’a jamais eu en cela d’autres maîtres que les chênes et les hêtres. » — Saint Bernard écrit à un certain Murdach qu’il engage à se faire moine : « Experto crede ; aliquid amplius in silvis invenies quam in libris. Ligna et lapides docebunt te quod a magistris audire non possis… An non montes stillant dulcedinem, et colles fluunt lac et mel, et valles abundant frumento ? »
  45. Elle était fille, à ce qu’on croit, d’Hersendis, première abbesse de Sainte-Marie-aux-Bois, près de Sézanne en Champagne ; ou, selon d’autres suppositions, d’une autre mère inconnue et d’un vieux prêtre, qui la faisait passer pour sa nièce, de Fulbert, chanoine de Notre-Dame. (N. Peyrat, 1860.)
  46. Sur les terres de Thibault, comte de Champagne.
  47. Il voulut aussi réformer les mœurs du couvent. Cela déplut à la cour, dit-il lui-même. App. 81.
  48. App. 82.
  49. Jean de Salisbury explique parfaitement qu’après la dispersion de l’école d’Abailard et la victoire du mysticisme, plusieurs s’enterrèrent dans les cloîtres. D’autres, Jean lui-même, qui devint le client et l’ami du pape Adrien IV, se tournèrent vers le néant des cours (nugis curialibus). D’autres plus sérieux partirent pour Salerne ou Montpellier, où les croyants de la nature et de la science trouvaient un abri. Voy. Renaissance, Introduction.
  50. A Paris, au cimetière de l’Est.
  51. C’est Abailard qui rapporte ces paroles.
  52. « Domino suo, imo patri ; conjugi suo, imo fratri ; ancilla sua, imo filia ; ipsius uxor, imo soror ; Abelardo Heloissa. »
  53. « In omni (Deus scit !) vitæ meæ statu, te magis adhuc offendere quam Deum vereor ; tibi placere amplius quam ipsi appeto. Tua me ad religionis habitum jussio, non divina traxit dilectio. »
  54. .   .   .   .   .   O maxime conjux!
    O thalamis indigne meis ! hoc juris habebat
    In tantum fortuna caput ! Cur impia nupsi,
    Si miserum factura fui ? Nunc accipe pœnas,
    Sed quas sponte luam.

  55. Comment. in epist. ad Romanos.
  56. App. 83.
  57. Manuscrit de l’abbaye de Vaux-Cernay (cité par Bayle).
  58. Vit. Lud. Gross., ap. Scr. fr.
  59. Chart. ann. 1115. « Si quelque plainte est portée devant lui ou devant son épouse… — La septième année de notre règne, et le premier de celui de la reine Adèle. » — Adèle prit la croix avec son mari. — Philippe-Auguste, à son départ pour la croisade, lui laissa la régence.
  60. En 1134, Ermengarde de Narbonne, succédant à son frère, demande et obtient de Louis-le-Jeune l’autorisation de juger, chose interdite aux femmes par Constantin et Justinien. App. 84.