Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Moyen Âge/Livre 5/Chapitre 5

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Œuvres complètes de J. Michelet
(Histoire de Francep. 163-208).

CHAPITRE V

Suite de Philippe-le-Bel. Ses trois fils (1314-1328). — Procès. — Institutions.


La fin du procès du Temple fut le commencement de vingt autres. Les premières années du quatorzième siècle ne sont qu’un long procès. Ces hideuses tragédies avaient troublé les imaginations, effarouché les âmes. Il y eut comme une épidémie de crimes. Des supplices atroces, obscènes, qui étaient eux-mêmes des crimes, les punissaient et les provoquaient.

Mais les crimes eussent-ils manqué, ce gouvernement de robe longue, de jugeurs, ne pouvait s’arrêter aisément, une fois en train de juger. L’humeur militante des gens du roi, si terriblement éveillée par leurs campagnes contre Boniface et contre le Temple, ne pouvait plus se passer de guerre. Leur guerre, leur passion, c’était un grand procès, un grand et terrible procès, des crimes affreux, étranges, punis dignement par de grands supplices. Rien n’y manquait, si le coupable était un personnage. Le populaire apprenait alors à révérer la robe ; le bourgeois enseignait à ses enfants à ôter le chaperon devant Messires, à s’écarter devant leur mule, lorsqu’au soir, par les petites rues de la Cité, ils revenaient attardés de quelque fameux jugement[1].

Les accusations vinrent en foule, ils n’eurent point à se plaindre : empoisonnements, adultères, faux, sorcellerie surtout. Cette dernière était mêlée à toutes, elle en faisait l’attrait et l’horreur. Le juge frissonnait sur son siège lorsqu’on apportait au tribunal les pièces de conviction, philtres, amulettes, crapauds, chats noirs, images percées d’aiguilles… Il y avait en ces causes une violente curiosité, un acre plaisir de vengeance et de peur. On ne s’en rassasiait pas. Plus on brûlait, plus il en venait.

On croirait volontiers que ce temps est le règne du Diable, n’étaient les belles ordonnances qui y apparaissent par intervalles, et y font comme la part de Dieu… L’homme est violemment disputé par les deux puissances. On croit assister au drame de Bartole : l’homme par-devant Jésus, le Diable demandeur, la Vierge défendeur. Le Diable réclame l’homme comme sa chose, alléguant la longue possession. La Vierge prouve qu’il n’y a pas prescription, et montre que l’autre abuse des textes[2].

La Vierge a forte partie à cette époque. Le Diable est lui-même du siècle, il en réunit les caractères, les mauvaises industries. Il tient du juif et de l’alchimiste, du scolastique et du légiste.

La diablerie, comme science, avait dès lors peu de progrès à faire. Elle se formait comme art. La démonologie enfantait la sorcellerie. Il ne suffisait pas de pouvoir distinguer et classer des légions de diables, d’en savoir les noms, les professions, les tempéraments[3] ; il fallait apprendre à les faire servir aux usages de l’homme. Jusque-là on avait étudié les moyens de les chasser ; on chercha désormais ceux de les faire venir. Cet effroyable peuple de tentateurs s’accrut sans mesure. Chaque clan d’Écosse, chaque grande maison de France, d’Allemagne, chaque homme presque avait le sien. Ils accueillaient toutes les demandes secrètes qu’on ne peut faire à Dieu, écoutaient tout ce qu’on n’ose dire[4]… On les trouvait partout[5]. Leur vol de chauve-souris obscurcissait presque la lumière et le jour de Dieu. On les avait vus enlever en plein jour un homme qui venait de communier, et qui se faisait garder par ses amis, cierges allumés[6].

Le premier de ces vilains procès de sorcellerie, où il n’y avait des deux côtés que malhonnêtes gens, est celui de Guichard, évêque de Troyes, accusé d’avoir, par engin et maléfice, procuré la mort de la femme de Philippe-le-Bel. Cette mauvaise femme, qui avait recommandé l’égorgement des Flamandes (voyez plus haut), est celle aussi qui, selon une tradition plus célèbre que sûre, se faisait amener, la nuit, des étudiants à la tour de Nesle, pour les faire jeter à l’eau quand elle s’en était servie. Reine de son chef pour la Navarre, comtesse de Champagne, elle en voulait à l’évêque, qui pour finance avait sauvé un homme qu’elle haïssait. Elle faisait ce qu’elle pouvait pour ruiner Guichard. D’abord, elle l’avait fait chasser du conseil et forcé de résider en Champagne. Puis elle avait dit qu’elle perdrait son comté de Champagne, ou lui son évêché. Elle le poursuivait pour je ne sais quelle restitution. Guichard demanda d’abord à une sorcière un moyen de se faire aimer de la reine, puis un moyen de la faire mourir. Il alla, dit-on, la nuit chez un ermite pour maléficier la reine et l’envoûter. On fit une reine de cire, avec l’assistance d’une sage-femme ; on la baptisa Jeanne, avec parrain et marraine, et on la piqua d’aiguilles. Cependant la vraie Jeanne ne mourait pas. L’évêque revint plus d’une fois à l’ermitage, espérant s’y mieux prendre. L’ermite eut peur, se sauva et dit tout. La reine mourut peu après. Mais soit qu’on ne pût rien prouver, soit que Guichard eût trop d’amis en cour, son affaire traîna. On le retint en prison[7].

Le Diable, entre autres métiers, faisait celui d’entremetteur. Un moine, dit-on, trouva moyen par lui de salir toute la maison de Philippe-le-Bel. Les trois princesses ses belles-filles, épouses de ses trois fils, furent dénoncées et saisies[8]. On arrêta en même temps deux frères, deux chevaliers normands qui étaient attachés au service des princesses. Ces malheureux avouèrent dans les tortures que, depuis trois ans, ils péchaient avec leurs jeunes maîtresses, « et même dans les plus saints jours[9] ». La pieuse confiance du moyen âge, qui ne craignait pas d’enfermer une grande dame avec ses chevaliers dans l’enceinte d’un château, d’une étroite tour, le vasselage qui faisait aux jeunes hommes un devoir féodal des soins les plus doux, était une dangereuse épreuve pour la nature humaine, quand la religion faiblissait[10]. Le Petit Jehan de Saintré, ce conte ou cette histoire du temps de Charles VI, ne dit que trop bien tout cela.

Que la faute fût réelle ou non, la punition fut atroce. Les deux chevaliers, amenés sur la place du Martroi, près l’orme Saint-Gervais, y furent écorchés vifs, châtrés, décapités, pendus par les aisselles. De même que les prêtres cherchaient, pour venger Dieu, des supplices infinis, le roi, ce nouveau dieu du monde, ne trouvait point de peines assez grandes pour satisfaire à sa majesté outragée. Deux victimes ne suffirent pas. On chercha des complices. On prit un huissier du palais, puis une foule d’autres, hommes ou femmes, nobles ou roturiers ; les uns furent jetés à la Seine, les autres mis à mort secrètement.

Des trois princesses, une seule échappa. Philippe-le-Long, son mari, n’avait garde de la trouver coupable ; il lui aurait fallu rendre la Franche-Comté qu’elle lui avait apporté en dot. Pour les deux autres, Marguerite et Blanche, épouses de Louis-Hutin et de Charles-le-Bel, elles furent honteusement tondues et jetées dans un château fort. Louis, à son avènement, fit étrangler la sienne (15 avril 1315), afin de pouvoir se remarier. Blanche, restée seule en prison, fut bien plus malheureuse[11].

Une fois dans cette voie de crimes, l’essor étant donné aux imaginations, toute mort passe pour empoisonnement ou maléfice. La femme du roi est empoisonnée, sa sœur aussi. L’empereur Henri VII le sera dans l’hostie. Le comte de Flandre manque de l’être par son fils. Philippe-le-Bel l’est, dit-on, par ses ministres, par ceux qui perdaient le plus à sa mort, et non seulement Philippe, mais son père, mort trente ans auparavant. On remonterait volontiers plus haut pour trouver des crimes[12].

Tous ces bruits effrayaient le peuple. Il aurait voulu apaiser Dieu et faire pénitence. Entre les famines et les banqueroutes des monnaies, entre les vexations du Diable et les supplices du roi, ils s’en allaient par les villes, pleurant, hurlant, en sales processions de pénitents tout nus, de flagellants obscènes ; mauvaises dévotions qui menaient au péché.

Tel était le triste état du monde, lorsque Philippe et son pape s’en allèrent en l’autre chercher leur jugement. Jacques Molay les avait, dit-on, de son bûcher, ajournés à un an pour comparaître devant Dieu. Clément partit le premier. Il avait peu auparavant vu en songe tout son palais en flammes. « Depuis, dit son biographe, il ne fut plus gai et ne dura guère[13]. »

Sept mois après, ce fut le tour de Philippe. Il mourut dans sa maison de Fontainebleau. Il est enterré[14] dans la petite église d’Avon.

Quelques-uns le font mourir à la chasse, renversé par un sanglier. Dante, avec sa verve de haine, ne trouve pas, pour le dire, de mot assez bas : « Il mourra d’un coup de couenne, le faux-monnayeur[15] ! »

Mais l’historien français, contemporain, ne parle point de cet accident. Il dit que Philippe s’éteignit, sans fièvre, sans mal visible, au grand étonnement des médecins. Rien n’indiquait qu’il dût mourir sitôt ; il n’avait que quarante-six ans. Cette belle et muette figure avait paru impassible au milieu de tant d’événements. Se crut-il secrètement frappé par la malédiction de Boniface ou du grand maître ? ou bien plutôt le fut-il par la confédération des grands du royaume, qui se forma contre lui l’année même de sa mort ? Les barons et les nobles l’avaient suivi à l’aveugle contre le pape ; ils n’avaient pas fait entendre un mot en faveur de leurs frères, des cadets de la noblesse ; je parle des Templiers. Les atteintes portées à leurs droits de justice et de monnaie leur firent perdre patience. Au fond, le roi des légistes, l’ennemi de la féodalité, n’avait pas d’autre force militaire à lui opposer que la force féodale. C’était un cercle vicieux d’où il ne pouvait plus sortir. La mort le tira d’affaire.

Quelle part eut-il réellement aux grands événements de son règne, on l’ignore. Seulement, on le voit parcourir sans cesse le royaume. Il ne se fait rien de grand en bien ou en mal qu’il n’y soit en personne : à Courtrai et à Mons-en-Puelle (1302, 1304), à Saint-Jean-d’Angely, à Lyon (1305), à Poitiers et à Vienne (1308, 1313).

Ce prince paraît avoir été rangé et régulier. Nulle trace de dépense privée. Il comptait avec son trésorier tous les vingt-cinq jours.

Fils d’une Espagnole, élevé par le dominicain Egidio de Rome, de la maison de Colonna, il eut quelque chose du sombre esprit de saint Dominique, comme saint Louis la douceur mystique de l’ordre de Saint-François. Egidio avait écrit pour son élève un livre De regimine principum, et il n’eut pas de peine à lui inculquer le dogme du droit illimité des rois[16].

Philippe s’était fait traduire la Consolation de Boèce, les livres de Vegèce sur l’art militaire, et les lettres d’Abailard et d’Héloïse[17]. Les infortunes universitaires et amoureuses du célèbre professeur, si maltraité des prêtres, étaient un texte populaire au milieu de cette grande guerre du roi contre le clergé. Philippe-le-Bel s’appuyait sur l’Université de Paris[18] ; il caressait cette turbulente république, et elle le soutenait. Tandis que Boniface cherchait à s’attacher les Mendiants, l’Université les persécutait par son fameux docteur Jean Pique-Ane (Pungensasinum[19]), champion du roi contre le pape. Au moment où les Templiers furent arrêtés, Nogaret réunit tout le peuple universitaire au Temple, maîtres et écoliers, théologiens et artistes, pour leur lire l’acte d’accusation. C’était une force que d’avoir pour soi un tel corps, et dans la capitale. Aussi le roi ne souffrit pas que Clément V érigeât les écoles d’Orléans en université, et créât une rivale à son Université de Paris[20].

Ce règne est une époque de fondation pour l’Université. Il s’y fonde plus de collèges que dans tout le treizième siècle, et les plus célèbres collèges[21]. La femme de Philippe-le-Bel, malgré sa mauvaise réputation, fonde le collège de Navarre (1304), ce séminaire de gallicans, d’où sortirent d’Ailly, Gerson et Bossuet. Les conseillers de Philippe-le-Bel, qui avaient aussi beaucoup à expier, font presque tous de semblables fondations. L’archevêque Gilles d’Aiscelin, le faible et servile juge des Templiers, fonda ce terrible collège, la plus pauvre et la plus démocratique des écoles universitaires, ce Mont-Aigu, où l’esprit et les dents, selon le proverbe, étaient également aigus[22]. Là, s’élevaient, sous l’inspiration de la famine, les pauvres écoliers, les pauvres maîtres[23], qui rendirent illustres le nom de Cappets[24] ; chétive nourriture, mais amples privilèges ; ils ne dépendaient, pour la confession, ni de l’évêque de Paris ni même du pape.


Que Philippe-le-Bel ait été ou non un méchant homme ou un mauvais roi, on ne peut méconnaître en son règne la grande ère de l’ordre civil en France, la fondation de la monarchie moderne. Saint Louis est encore un roi féodal. On peut mesurer d’un seul mot tout le chemin qui se fit de l’un à l’autre. Saint Louis assembla les députés des villes du Midi, Philippe-le-Bel ceux des États de France. Le premier fit des établissements pour ses domaines, le second des ordonnances pour le royaume. L’un posa en principe la suprématie de la justice royale sur celle des seigneurs, l’appel au roi ; il essaya de modérer les guerres privées par la quarantaine et l’assurement. Sous Philippe-le-Bel, l’appel au roi se trouve si bien établi que le plus indépendant des grands feudataires, le duc de Bretagne, demande, comme grâce singulière, d’en être exempté[25]. Le parlement de Paris écrit pour le roi au plus éloigné des barons, au comte de Comminges, ce petit roi des hautes Pyrénées, les paroles suivantes qui, un siècle plus tôt, n’eussent pas même été comprises : « Dans tout le royaume la connaissance et la punition du port d’armes n’appartient qu’à nous[26]. »

Au commencement de ce règne, la tendance nouvelle s’annonce fortement. Le roi veut exclure les prêtres de la justice et des charges municipales[27]. Il protège les juifs[28] et les hérétiques, il augmente la taxe royale sur les amortissements, sur les acquisitions d’immeubles par les églises[29]. Il défend les guerres privées, les tournois. Cette défense motivée sur le besoin que le roi a de ses hommes pour la guerre de Flandre, est souvent répétée ; une fois même, le roi ordonne à ses prévôts d’arrêter ceux qui vont aux tournois. À chaque campagne, il lui fallait faire la presse, et réunir malgré elle cette indolente chevalerie qui se souciait peu des affaires du roi et du royaume[30].

Ce gouvernement ennemi de la féodalité et des prêtres, n’avait pas d’autre force militaire que les seigneurs, ni guère d’argent que par l’Église. De là plusieurs contradictions, plus d’un pas en arrière.

En 1287, le roi permet aux nobles de poursuivre leurs serfs fugitifs dans les villes. Peut-être en effet était-il besoin de ralentir ce grand mouvement du peuple vers les villes, d’empêcher la désertion des campagnes[31]. Les villes auraient tout absorbé ; la terre serait restée déserte, comme il arriva dans l’empire romain.

En 1290, le clergé arracha au roi une charte exorbitante, inexécutable, qui eût tué la royauté. Les principaux articles étaient que les prélats jugeraient des testaments, des legs, des douaires, que les baillis et gens du roi ne demeureraient par sur terres d’Église, que les évêques seuls pourraient arrêter les ecclésiastiques, que les clercs ne plaideraient point en cour laïque pour les actions personnelles, quand même ils y seraient obligés par lettres du roi (c’était l’impunité des prêtres) ; que les prélats ne payeraient pas pour les biens acquis à leurs églises ; que les juges locaux ne connaîtraient point des dîmes, c’est-à-dire que le clergé jugerait seul les abus fiscaux du clergé.

En 1291, Philippe-le-Bel avait violemment attaqué la tyrannie de l’inquisition dans le Midi. En 1298, au commencement de la guerre contre le pape, il seconde l’intolérance des évêques, il ordonne aux seigneurs et aux juges royaux de leur livrer les hérétiques, pour qu’ils les condamnent et les punissent sans appel. L’année suivante, il promet que les baillis ne vexeront plus les églises de saisies violentes ; ils ne saisiront qu’un manoir à la fois, etc.[32].

Il fallait aussi satisfaire les nobles. Il leur accorda une ordonnance contre leurs créanciers, contre les usuriers juifs. Il garantit leurs droits de chasse. Les collecteurs royaux n’exploiteront plus les successions des bâtards et des aubains sur les terres des seigneurs haut-justiciers : « À moins, ajoute prudemment le roi, qu’il ne soit constaté par idoine personne que nous avons bon droit de percevoir[33]. »

En 1302, après la défaite de Courtrai, le roi osa beaucoup. Il prit pour la monnaie la moitié de toute vaisselle d’argent[34] (les baillis et gens du roi devaient donner tout) ; il saisit le temporel des prélats partis pour Rome[35] ; enfin il imposa les nobles battus et humiliés à Courtrai : le moment était bon pour les faire payer[36].

En 1303, pendant la crise, lorsque Nogaret eut accusé Boniface (12 mars), lorsque l’excommunication pouvait d’un moment à l’autre tomber sur la tête du roi, il promit tout ce qu’on voulut. Dans son ordonnance de réforme (fin mars), il s’engageait envers les nobles et prélats à ne rien acquérir sur leurs terres[37]. Toutefois il y mettait encore une réserve qui annulait tout : « Sinon en cas qui touche notre droit royal[38]. » Dans la même ordonnance, se trouvait un règlement relatif au parlement ; parmi les privilèges, l’organisation du corps qui devait détruire privilèges et privilégiés[39].

Dans les années qui suivent, il laisse les évêques rentrer au parlement. Toulouse recouvre sa justice municipale ; les nobles d’Auvergne obtiennent qu’on respecte leurs justices, qu’on réprime les officiers du roi, etc. Enfin en 1306, lorsque l’émeute des monnaies force le roi de se réfugier au Temple, ne comptant plus sur les bourgeois, il rend aux nobles le gage de bataille, la preuve par duel, au défaut de témoins[40].

La grande affaire des Templiers (1308-9) le força encore à lâcher la main. Il renouvela les promesses de 1303, régla la comptabilité des baillis, s’engagea à ne plus taxer les censiers des nobles, mit ordre aux violences des seigneurs, promit aux Parisiens de modérer son droit de prise et de pourvoierie, aux Bretons de faire de la bonne monnaie, aux Poitevins d’abattre les fours des faux monnayeurs. Il confirma les privilèges de Rouen. Tout à coup charitable et aumônier, il voulait employer le droit de chambellage à marier de pauvres filles nobles ; il donnait libéralement aux hôpitaux les pailles dont on jonchait les logis royaux dans ses fréquents voyages.

L’hypocrisie de ce gouvernement n’est en rien plus remarquable que dans les affaires des monnaies. Il est curieux de suivre d’année en année les mensonges, les tergiversations du royal faux monnayeur[41]. En 1295, il avertit le peuple qu’il va faire une monnaie « où il manquera peut-être quelque chose pour le titre ou le poids, mais qu’il dédommagera ceux qui en prendront ; sa chère épouse, la reine Jeanne de Navarre, veut bien qu’on y affecte les revenus de la Normandie. » En 1305, il fait crier par les rues à son de trompe que sa nouvelle monnaie est aussi bonne que celle de saint Louis. Il avait ordonné plusieurs fois aux monnayeurs de tenir secrètes les falsifications. Plus tard, il fait entendre que ses monnaies ont été altérées par d’autres, et ordonne de détruire les fours où l’on avait fait de la fausse monnaie. En 1310 et 1311, craignant la comparaison des monnaies étrangères, il en défend l’importation. En 1311, il défend de peser ou d’essayer les monnaies royales.

Nul doute qu’en tout ceci le roi ne fût convaincu de son droit, qu’il ne considérât comme un attribut de sa toute-puissance d’augmenter à volonté la valeur des monnaies. Le comique, c’est de voir cette toute-puissance, cette divinité, obligée de ruser avec la méfiance du peuple ; la religion naissante de la royauté a déjà ses incrédules.

Enfin la royauté elle-même semble douter de soi. Cette fière puissance, ayant été au bout de la violence et de la ruse, fait un aveu implicite de sa faiblesse ; elle en appelle à la liberté. On a vu quelles paroles hardies le roi se fit adresser et dans la fameuse supplique du pueble de France, et dans le discours des députés des États de 1308. Mais rien n’est plus remarquable que les termes de l’ordonnance par laquelle il confirme l’affranchissement des serfs du Valois, accordé par son frère : « Attendu que toute créature humaine qui est formée à l’image nostre Seigneur, doie généralement estre franche par droit naturel, et en aucuns pays de cette naturelle liberté ou franchise, par le joug de la servitude qui tant est haineuse, soit si effaciée et obscurcie que les hommes et les fames qui habitent èz lieux et pays dessusditz, en leur vivant sont réputés ainsi comme morts, et à la fin de leur douloureuse et chétive vie, si estroitement liés et démenés, que des biens que Dieu leur a presté en cest siècle ils ne peuvent en leur darnière volonté disposer ne ordener[42]… »

Ces paroles devaient sonner mal aux oreilles féodales. Elles semblaient un réquisitoire contre le servage, contre la tyrannie des seigneurs. La plainte qui jamais n’avait osé s’élever, pas même à voix basse, voilà qu’elle éclatait et tombait d’en haut comme une condamnation. Le roi étant venu à bout de tous ses ennemis, avec l’aide des seigneurs, ne gardait plus de ménagement pour ceux-ci. Le 13 juin 1313, il leur défendit de faire aucune monnaie jusqu’à ce qu’ils eussent lettres du roi qui les y autorisassent.

Cette ordonnance combla la mesure. Quelque terreur que dût inspirer le roi après l’affaire du Temple, les grands se décidèrent à risquer tout et à prendre un parti. La plupart des seigneurs du Nord et de l’Est (Picardie, Artois, Ponthieu, Bourgogne et Forez) formèrent une confédération contre le roi : « À tous ceux qui verront, orront (ouïront) ces présentes lettres, li nobles et li communs de Champagne, pour nous, pour les pays de Vermandois et pour nos alliés et adjoints étant dedans les points du royaume de France, salut. Sachent tuis que comme très excellent et très puissant prince, notre très cher et redouté sire, Philippe, par la grâce de Dieu, roi de France, ait fait et relevé plusieurs tailles, subventions, exactions non deus, changement de monnoyes, et plusieurs aultres choses qui ont été faites, par quoi li nobles et li communs ont été moult grevés, appauvris… Et il n’apert pas qu’ils soient tournez en l’honneur et proufit du roy ne dou royalme, ne en deffension dou proufit commun. Desquels griefs nous avons plusieurs fois requis et supplié humblement et dévotement ledit sire li roy, que ces choses voulist défaire et délaisser ; de quoy rien n’en ha fait. Et encore en cette présente année courant, par l’an 1314, lidit nos sire le roy ha fait impositions non deuement, sur li nobles et li communs du royalme, et subventions lesquelles il s’est efforcé de lever ; laquelle chose ne pouvons souffrir ne soutenir en bonne conscience, car ainsi perdrions nos honneurs, franchises et libertés ; et nous et cis qui après nous verront (viendront)… Avons juré et promis par nos serments, leaument et en bonne foy, par (pour) nous et nos hoirs aux comtés d’Auxerre et de Tonnerre, aux nobles et aux communs desdits comtés, leurs alliés et adjoints, que nos, en la subvention de la présente année, et tous autres griefs et novelletés non deuement faites et à faire, au temps présent et avenir, que li roi de France, nos sires, ou aultre, lor voudront faire, lor aiderions, et secourerons à nos propres coustes et dépens[43]… »

Cet acte semblerait une réponse aux dangereuses paroles du roi sur le servage. Le roi dénonçait les seigneurs, ceux-ci le roi. Les deux forces qui s’étaient unies pour dépouiller l’Église, s’accusaient maintenant l’une l’autre par-devant le peuple, qui n’existait pas encore comme peuple, et qui ne pouvait répondre.

Le roi, sans défense contre cette confédération, s’adressa aux villes. Il appela leurs députés à venir aviser avec lui sur le fait des monnaies (1314). Ces députés, dociles aux influences royales, demandèrent que le roi empêchât pendant onze ans les barons de faire de la monnaie, pour en fabriquer lui-même de bonne, sur laquelle il ne gagnerait rien.


Philippe-le-Bel meurt au milieu de cette crise (1314). L’avènement de son fils Louis X, si bien nommé Hutin (désordre, vacarme), est une réaction violente de l’esprit féodal, local, provincial, qui veut briser l’unité faible encore, une demande de démembrement, une réclamation du chaos[44].

Le duc de Bretagne veut juger sans appel, l’échiquier de Rouen sans appel. Amiens ne veut plus que les sergents du roi fassent d’ajournement chez les seigneurs, ni que les prévôts tirent aucun prisonnier de leurs mains. Bourgogne et Nevers exigent que le roi respecte la justice féodale, « qu’il n’affige plus ses pannonceaux » aux tours, aux barrières des seigneurs.

La demande commune des barons, c’est que le roi n’ait plus de rapport avec leurs hommes. Les nobles de Bourgogne se chargent de punir eux-mêmes leurs officiers. La Champagne et le Vermandois interdisent au roi de faire assigner les vassaux inférieurs.

Les provinces les plus éloignées l’une de l’autre, le Périgord, Nîmes et la Champagne, s’accordent pour se plaindre de ce que le roi veut taxer les censiers des nobles.

Amiens voudrait que les baillis ne fissent ni emprisonnement, ni saisie, qu’après condamnation. Bourgogne, Amiens, Champagne, demandent unanimement le rétablissement du gage de bataille, du combat judiciaire.

Le roi n’acquerra plus ni fief, ni avouerie, sur les terres des seigneurs, en Bourgogne, Tours et Nevers, non plus qu’en Champagne (sauf les cas de succession ou de confiscation).

Le jeune roi octroie et signe tout. Il y a seulement trois points où il hésite et veut ajourner. Les seigneurs de Bourgogne réclament contre le roi la juridiction sur les rivières, les chemins et les lieux consacrés. Ceux de Champagne doutent que le roi ait le droit de les mener à la guerre hors de leur province. Ceux d’Amiens, avec la violence picarde, requièrent sans détour que tous les gentilshommes puissent guerroyer les uns aux autres, ne donner trêves, mais chevaucher, aller, venir et estre à arme en guerre et forfaire les uns aux autres… À ces demandes insolentes et absurdes, le roi répond seulement : « Nous ferons voir les registres de Monseigneur saint Loys et bailler ausdits nobles deus bonnes personnes, tiels comme il nous nommerons de nostre conseil, pour savoir et enquérir diligemment la vérité dudit article… »

La réponse était assez adroite. Ils demandaient tous qu’on revînt aux bonnes coutumes de saint Louis ; ils oubliaient que saint Louis s’était efforcé d’empêcher les guerres privées. Mais par ce nom de saint Louis ils n’entendaient autre chose que la vieille indépendance féodale, le contraire du gouvernement quasi-légal, vénal et tracassier de Philippe-le-Bel.

Les grands détruisaient pièce à pièce tout ce gouvernement du feu roi. Mais ils ne le croyaient pas mort tant qu’ils n’avaient pas fait périr son alter ego, son maire du palais, Enguerrand de Marigni, qui dans les dernières années avait été coadjuteur et recteur du royaume, qui s’était laissé dresser une statue au Palais à côté de celle du roi. Son vrai nom était Le Portier ; mais il acheta avec une terre le nom de Marigni. Ce Normand, personnage gracieux et cauteleux[45], mais apparemment non moins silencieux que son maître, n’a point laissé d’acte ; il semble qu’il n’ait écrit ni parlé. Il fit condamner les Templiers par son frère qu’il avait fait tout exprès archevêque de Sens. Il eut sans doute la part principale aux affaires du roi avec les papes ; mais il s’y prit si bien qu’il passa pour avoir laissé Clément V échapper de Poitiers[46]. Le pape lui en sut gré probablement ; et d’autre part, il put faire croire au roi que le pape lui serait plus utile à Avignon, dans une apparente indépendance, que dans une captivité qui eût révolté le monde chrétien.

Ce fut au Temple, au lieu même où Marigni avait installé son maître pour dépouiller les Templiers, que le jeune roi Louis vint entendre l’accusation solennelle portée contre Marigni[47]. L’accusateur était le frère de Philippe-le-Bel, ce violent Charles-de-Valois, homme remuant et médiocre qui se portait pour chef des barons. Né si près du trône de France, il avait couru toute la chrétienté pour en trouver un autre, tandis qu’un petit chevalier de Normandie régnait à côté de Philippe-le-Bel. Il ne faut pas s’étonner s’il était enragé d’envie.

Il n’eut pas été difficile à Marigni de se défendre, si l’on eût voulu l’entendre. Il n’avait rien fait, sinon d’être la pensée, la conscience de Philippe-le-Bel. C’était pour le jeune roi comme s’il eût jugé l’âme de son père. Aussi voulait-il seulement éloigner Marigni, le reléguer dans l’île de Chypre, et le rappeler plus tard. Pour le perdre, il fallut que Charles-de-Valois eût recours à la grande accusation du temps, dont personne ne se tirait. On découvrit, ou l’on supposa, que la femme ou la sœur de Marigni, pour provoquer sa délivrance, ou maléfîcier le roi, avait fait faire par un Jacques de Lor certaines petites figures : « Ledit Jacques, jeté en prison, se pend de désespoir, et ensuite sa femme et les sœurs d’Enguerrand sont mises en prison ; et Enguerrand lui-même, jugé en présence des chevaliers, est pendu à Paris au gibet des voleurs. Cependant il ne reconnut rien des susdits maléfices, et dit seulement que pour les exactions et les altérations de monnaie il n’en avait point été le seul auteur… C’est pourquoi sa mort, dont beaucoup ne conçurent point entièrement les causes, fut matière à grande admiration et stupeur. »

« Pierre de Latilly, évêque de Châlons, soupçonné de la mort du roi de France Philippe et de son prédécesseur, fut par ordre du roi retenu en prison au nom de l’archevêque de Reims. Raoul de Presles, avocat général (advocatus præcipuus) au parlement, également suspect et retenu pour semblable soupçon, fut enfermé dans la prison de Sainte-Geneviève à Paris, et torturé par divers supplices. Comme on ne pouvait arracher de sa bouche aucun aveu sur les crimes dont on le chargeait, quoiqu’il eût enduré les tourments plus divers et les plus douloureux, on finit par le laisser aller ; grande partie de ses biens tant meubles qu’immeubles ayant été ou donnés, ou perdus, ou pillés[48]. »

Ce n’était rien d’avoir pendu Marigni, emprisonné Raoul de Presles, ruiné Nogaret, comme ils firent plus tard. Le légiste était plus vivace que les barons ne supposaient. Marigni renaît à chaque règne, et toujours on le tue en vain. Le vieux système, ébranlé par secousses, écrase chaque fois un ennemi. Il n’en est pas plus fort. Toute l’histoire de ce temps est dans le combat à mort du légiste et du baron.

Chaque avènement se présente comme une restauration des bons vieux us de saint Louis, comme une expiation du règne passé. Le nouveau roi, compagnon et ami des princes et des barons, commence comme premier baron, comme bon et rude justicier, à faire pendre les meilleurs serviteurs de son prédécesseur. Une grande potence est dressée ; le peuple y suit de ses huées l’homme du peuple, l’homme du roi, le pauvre roi roturier qui porte à chaque règne les péchés de la royauté. Après saint Louis, le barbier La Brosse ; après Philippe-le-Bel, Marigni ; après Philippe-le-Long, Gérard Guecte ; après Charles-le-Bel, le trésorier Remy… Il meurt illégalement, mais non injustement. Il meurt souillé des violences d’un système imparfait où le mal domine encore le bien. Mais en mourant, il laisse à la royauté qui le frappe ses instruments de puissance, au peuple qui le maudit des institutions d’ordre et de paix.

Peu d’années s’étaient écoulées que le corps de Marigni fut respectueusement descendu de Montfaucon et reçut la sépulture chrétienne. Louis-Hutin légua dix mille livres aux fils de Marigni. Charles-de-Valois, dans sa dernière maladie, crut devoir, pour le bien de son âme, réhabiliter sa victime. Il fit distribuer de grandes aumônes, en recommandant de dire aux pauvres : « Priez Dieu pour monseigneur Enguerrand de Marigni, et pour monseigneur Charles-de-Valois. »

La meilleure vengeance de Marigni, c’est que la royauté, si forte sous lui, tomba après lui dans la plus déplorable faiblesse. Louis-Hutin, ayant besoin d’argent pour la guerre de Flandre, traita comme d’égal à égal avec la ville de Paris. Les nobles de Champagne et de Picardie se hâtèrent de profiter du droit de guerre privée qu’ils venaient de reconquérir, et firent la guerre à la comtesse d’Artois, sans s’inquiéter du jugement du roi qui lui avait adjugé ce fief. Tous les barons s’étaient remis à battre monnaie. Charles-de-Valois, l’oncle du roi, leur en donnait l’exemple. Mais au lieu d’en frapper seulement pour leurs terres, conformément aux ordonnances de Philippe-le-Hardi et Philippe-le-Bel, ils faisaient la fausse monnaie en grand et lui donnaient cours par tout le royaume.

Il fallut bien alors que le roi se réveillât et revînt au gouvernement de Marigni et de Philippe-le-Bel. Il décria les monnaies des barons (19 novembre 1315) et ordonna qu’elles n’auraient cours que chez eux[49]. Il fixa les rapports de la monnaie royale avec treize monnaies différentes que trente et un évêques ou barons avaient droit de frapper sur leurs terres. Quatre-vingts seigneurs avaient eu ce droit du temps de saint Louis.

Le jeune roi féodal humanisé par le besoin d’argent ne dédaigna pas de traiter avec les serfs et avec les juifs. La fameuse ordonnance de Louis-Hutin, pour l’affranchissement des serfs de ses domaines, est entièrement conforme à celle de Philippe-le-Bel pour le Valois, que nous avons citée. « Comme selon le droit de nature chacun doit naistre franc ; et par aucuns usages et coustumes, qui de grant ancienneté ont esté introduites et gardées jusques cy en nostre royaume et par avanture pour le meffet de leurs prédécesseurs, moult de personnes de nostre commun pueple, soient encheües en lien de servitudes et de diverses conditions, qui moult nous desplaît : Nous considérants que nostre royaume est dit, et nommé le royaume des Francs, et voullants que la chose en vérité soit accordant au nom, et que la condition des gents amende de nous et la venüe de nostre nouvel gouvernement ; par délibération de nostre grant conseil avons ordené et ordenons, que generaument, par tout nostre royaume, de tant comme il peut appartenir à nous et à nos successeurs, telles servitudes soient ramenées à franchises, et à tous ceus qui de origine, ou ancienneté, ou de nouvel par mariage, ou par residence de lieus de serve condition, sont encheües, ou pourraient enchoir ou lien de servitudes, franchise soit donnée à bonnes et convenables conditions[50]. »

Il est curieux de voir le fils de Philippe-le-Bel vanter aux serfs la liberté. Mais c’est peine perdue. Le marchand a beau enfler la voix et grossir le mérite de sa marchandise, les pauvres serfs n’en veulent pas. Ils étaient trop pauvres, trop humbles, trop courbés vers la terre. S’ils avaient enfoui dans cette terre quelque mauvaise pièce de monnaie, ils n’avaient garde de l’en tirer pour acheter un parchemin. En vain le roi se fâche de les voir méconnaître une telle grâce. Il finit par ordonner aux commissaires chargés de l’affranchissement d’estimer les biens des serfs qui aimeraient mieux « demeurer en la chetivité de servitude », et les taxent « si suffisamment et si grandement, comme la condition et richesse des personnes pourront bonnement souffrir et la nécessité de nostre guerre le requiert ».

C’est toutefois un grand spectacle de voir prononcer du haut du trône la proclamation du droit imprescriptible de tout homme à la liberté. Les serfs n’achètent pas, mais ils se souviendront et de cette leçon royale, et du dangereux appel qu’elle contient contre les seigneurs[51].


Le règne court et obscur de Philippe-le-Long n’est guère moins important pour le droit public de la France que celui même de Philippe-le-Bel.

D’abord son avènement à la couronne tranche une grande question. Louis-Hutin laissant sa femme enceinte, son frère Philippe est régent et curateur au ventre. L’enfant meurt en naissant, Philippe se fait roi au préjudice d’une fille de son frère. La chose semblait d’autant plus surprenante que Philippe-le-Bel avait soutenu le droit des femmes dans les successions de Franche-Comté et d’Artois. Les barons auraient voulu que les filles fussent exclues des fiefs et qu’elles succédassent à la couronne de France ; leur chef, Charles-de-Valois, favorisait sa petite-nièce contre Philippe son neveu[52].

Philippe assembla les États, et gagna sa cause, qui au fond était bonne, par des raisons absurdes. Il allégua en sa faveur la vieille loi allemande des Francs qui excluait les filles de la terre salique. Il soutint que la couronne de France était un trop noble fief pour tomber en quenouille, argument féodal dont l’effet fut pourtant de ruiner la féodalité. Tandis que le progrès de l’équité civile, l’introduction du droit romain, ouvraient les successions aux filles, que les fiefs devenaient féminins et passaient de famille en famille, la couronne ne sortit point de la même maison, immuable au milieu de la mobilité universelle. La maison de France recevait du dehors la femme, l’élément mobile et variable, mais elle conservait dans la série des mâles l’élément fixe de la famille, l’identité du paterfamilias. La femme change de nom et de pénates. L’homme habitant la demeure des aïeux, reproduisant leur nom, est porté à suivre leurs errements. Cette transmission invariable de la couronne dans la ligne masculine a donné plus de suite à la politique de nos rois ; elle a balancé utilement la légèreté de notre oublieuse nation.

En repoussant ainsi le droit des filles au moment même où il triomphait peu à peu dans les fiefs, la couronne prenait ce caractère, de recevoir toujours sans donner jamais. À la même époque, une révocation hardie de toute donation depuis saint Louis[53] semble contenir le principe de l’inaliénabilité du domaine. Malheureusement l’esprit féodal qui reprit force sous les Valois à la faveur des guerres, provoqua de funestes créations d’apanages, et fonda au profit des branches diverses de la famille royale une féodalité princière aussi embarrassante pour Charles VI et Louis XI, que l’autre l’avait été pour Philippe-le-Bel.

Cette succession contestée, cette malveillance des seigneurs, jette Philippe-le-Long dans les voies de Philippe-le-Bel. Il flatte les villes, Paris, l’Université surtout, la grande puissance de Paris. Il se fait jurer fidélité par les nobles, en présence des maîtres de l’Université qui approuvent[54]. Il veut que ses bonnes villes soient garnies d’armeures ; que les bourgeois aient des armes en lieu sûr ; il leur nomme un capitaine en chaque baillie ou contrée (1316, 12 mars). Senlis, Amiens et le Vermandois, Caen, Rouen, Gisors, le Cotentin et le pays de Caux, Orléans, Sens et Troyes sont spécialement désignés.

Philippe-le-Long aurait voulu (dans un but, il est vrai, fiscal) établir l’uniformité de mesures et de monnaies ; mais ce grand pas ne pouvait se faire encore[55].

Il fait quelques efforts pour régulariser un peu la comptabilité. Les receveurs doivent, toute dépense payée, envoyer le reste au Trésor du roi, mais secrètement, et sans que personne sache l’heure ni le jour. Les baillis et sénéchaux doivent venir compter tous les ans à Paris. Les trésoriers compteront deux fois l’année. L’on spécifiera en quelle monnaie se font les payements. Les jugeurs des comptes jugeront de suite… Et le roi saura combien il a à recevoir.

Parmi les règlements de finance, nous trouvons cet article : « Tous gages des chastiaux qui ne sont en frontière, cessent du tout des-ores-en-avant[56]. » Ce mot contient un fait immense. La paix intérieure commence pour la France, au moins jusqu’aux guerres des Anglais.

La garantie de cette paix intérieure, c’est l’organisation d’un fort pouvoir judiciaire. Le parlement se constitue. Une ordonnance détermine dans quelle proportion les clercs et les laïques doivent y entrer ; la majorité est assurée aux laïques. Quant aux conseillers étrangers aux corps et appelés temporairement, Philippe-le-Long répète l’exclusion déjà prononcée, contre les prélats, par Philippe-le-Bel : « Il n’aura nulz Prélaz députez en parlement, car le Roy fait conscience de eus empeschier ou gouvernement de leurs experituautez. »

Si l’on veut savoir avec quelle vigueur agissait le parlement de Paris, il faut lire, dans le continuateur de Nangis, l’histoire de Jordan de Lille, « seigneur gascon fameux par sa haute naissance, mais ignoble par ses brigandages… » Il n’en avait pas moins obtenu la nièce du pape, et par le pape le pardon du roi. Il n’en usa que « pour accumuler les crimes, meurtres et viols, nourrissant des bandes d’assassins, ami des brigands, rebelle au roi. Il aurait peut-être échappé encore. Un homme du roi était venu le trouver ; il le tua du bâton même où il portait les armes du roi, insigne de son ministère. Appelé en jugement, il vint à Paris suivi d’un brillant cortège de comtes et de barons des plus nobles d’Aquitaine… Il n’en fut pas moins jeté dans les prisons du Châtelet, condamné à mort par les Maîtres du parlement, et, la veille de la Trinité, traîné à la queue des chevaux et pendu au commun patibulaire[57]. »

Le parlement qui défend si vigoureusement l’honneur du roi, est lui-même un vrai roi sous le rapport judiciaire. Il porte le costume royal, la longue robe, la pourpre et l’hermine. Ce n’est pas, comme il semble, l’ombre, l’effigie du roi ; c’est plutôt sa pensée, sa volonté constante, immuable et vraiment royale. Le roi veut que la justice suive son cours : « Non contrestant toutes concessions, ordonnances, et lettres royaux à ce contraire. » Ainsi le roi se défie du roi, il se reconnaît mieux en son parlement qu’en lui-même. Il distingue en lui un double caractère ; il se sent roi, et il se sent homme, et le roi ordonne de désobéir à l’homme.

Beaucoup de textes d’ordonnances en ce sens honorent la sagesse des conseillers qui les dictèrent. Le roi cherche à mettre une barrière à sa libéralité. Il exprime la crainte que l’on n’arrache des dons excessifs à sa faiblesse, à son inattention ; que pendant qu’il dort ou repose, le privilège et l’usurpation ne soient que trop bien éveillés[58].

Ainsi, en 1318, il parle de certains droits féodaux : « … lesquels on nous demande souvent, et sont de plus grande valeur que nous ne croyons, nous devons être avisés, si quelqu’un nous les demande[59] ».

Ailleurs, il recommande aux receveurs de n’avertir personne des recettes extraordinaires, ou « aventures qui nous échoiront, à ce que nous ne puissions être requis de les donner ».

Ces aveux de faiblesse et d’ignorance que les conseillers du roi lui faisaient faire, pour être si naïfs, n’en sont pas moins respectables. Il semble que la royauté nouvelle, devenue tout d’un coup la providence d’un peuple, sente la disproportion de ses moyens et de ses devoirs. Ce contraste se marque d’une manière bizarre dans l’ordonnance de Philippe-le-Long « Sur le gouvernement de son hostel et le bien de son royaume ». Il établit d’abord dans un noble préambule que Messire Dieu a institué les rois sur la terre pour que, bien ordonnés en leurs personnes, ils ordonnent et gouvernent dûment leur royaume. Il annonce ensuite qu’il entend la messe tous les matins, et défend qu’on l’interrompe pendant la messe pour lui présenter des requêtes. Nulle personne ne pourra lui parler à la chapelle, « si ce n’estoit notre confesseur, lequel pourra parler à nous des choses qui toucheront notre conscience ». Il pourvoit ensuite à la garde de sa personne royale : « Que nulle personne mescongnüe, ne garçon de petit estat, ne entre en notre garde-robe, ne mettent main, ne soient à nostre lit faire, et qu’on n’i soffre mettre draps estrangers. » La terreur des empoisonnements et des maléfices est un trait de cette époque.

Après ces détails de ménage, viennent des règlements sur le conseil, le trésor, le domaine, etc. L’État apparaît ici comme un simple apanage royal, le royaume comme un accessoire de l’Hostel[60]. — On sent partout la petite sagesse des gens du roi, cette honnêteté bourgeoise, exacte et scrupuleuse dans le menu, flexible dans le grand. Nul doute que cette ordonnance ne nous donne l’idéal de la royauté selon les gens de robe, le modèle qu’ils présentaient au roi féodal pour en faire un vrai roi comme ils le concevaient.


Ces essais estimables d’ordre et de gouvernement ne changeaient rien aux souffrances du peuple. Sous Louis-Hutin, une horrible mortalité avait enlevé, dit-on, le tiers de la population du Nord[61]. La guerre de Flandre avait épuisé les dernières ressources du pays. En 1320, il fallut bien finir cette guerre. La France avait assez à faire chez elle. L’excès de la misère exaltant les esprits, un grand mouvement avait lieu dans le peuple. Comme au temps de saint Louis, une foule de pauvres gens, de paysans, de bergers ou pastoureaux, comme on les appelait, s’attroupent et disent qu’ils veulent aller outre-mer, que c’est par eux qu’on doit recouvrer la terre sainte. Leurs chefs étaient un prêtre dégradé et un moine apostat. Ils entraînèrent beaucoup de gens simples, jusqu’à des enfants qui fuyaient la maison paternelle. Ils demandaient d’abord ; puis ils prirent. On en arrêta ; mais ils forçaient les prisons, et délivraient les leurs. Au Châtelet, ils jetèrent du haut des degrés le prévôt qui voulait leur défendre les portes ; puis, ils s’allèrent mettre en bataille au Pré-aux-Clercs, et sortirent tranquillement de Paris ; on se garda bien de les en empêcher. Ils s’en allèrent vers le Midi, égorgeant partout les juifs, que les gens du roi tâchaient en vain de défendre. Enfin à Toulouse, on réunit des troupes, on fondit sur les pastoureaux, on les pendit par vingt et par trente ; le reste se dissipa[62].

Ces étranges émigrations du peuple indiquaient moins de fanatisme que de souffrance et de misère. Les seigneurs, ruinés par les mauvaises monnaies, pressurés par l’usure, retombaient sur le paysan. Celui-ci n’en était pas encore au temps de la Jacquerie ; il n’était pas assez osé pour se tourner contre son seigneur. Il fuyait plutôt et massacrait les juifs. Ils étaient si détestés que beaucoup de gens se scandalisèrent de voir les gens du roi prendre leur défense. Les villes commerçantes du Midi les jalousaient cruellement. C’était précisément l’époque où, comme financiers, collecteurs, percepteurs, ils commençaient à régner sur l’Espagne. Aimés des rois pour leur adresse et leur servilité, ils s’enhardissaient chaque jour, jusqu’à prendre le titre de Don. Dès le temps de Louis-le-Débonnaire, l’évêque Agobart avait écrit un traité De insolentia Judæorum. Sous Philippe-Auguste, on avait vu avec étonnement un juif bailli du roi. En 1267, le pape avait été obligé de lancer une bulle contre les chrétiens qui judaïsaient[63].

Philippe-le-Bel les avait chassés ; mais ils étaient rentrés à petit bruit. Louis-Hutin leur avait assuré un séjour de douze ans. Aux termes de son ordonnance, on doit leur rendre leurs privilèges, si on les retrouve ; on leur restituera leurs livres, leurs synagogues, leurs cimetières, sinon le roi les leur payera. Deux auditeurs sont nommés pour connaître des héritages vendus à moitié prix par les juifs dans la précipitation de leur fuite. Le roi s’associe à eux pour le recouvrement de leurs dettes dont il doit avoir les deux tiers[64]. — Les nobles débiteurs qui avaient eu le crédit d’obtenir de Philippe-le-Bel qu’on cesserait de rechercher les créances des juifs se voyaient de nouveau à leur merci. Les écritures des juifs faisant foi en justice, ils pouvaient à leur gré désigner au fisc ses victimes. Le juif, ulcéré par tant d’injures, était à même de se venger au nom du roi.

La vieille haine étant ainsi irritée, enragée par la crainte, on était prêt à tout faire contre eux. Au milieu des grandes mortalités produites par la misère, le bruit se répand tout à coup que les juifs et les lépreux ont empoisonné les fontaines. Le sire de Parthenay écrit au roi qu’un grand lépreux, saisi dans sa terre, avoue qu’un riche juif lui a donné de l’argent et remis certaines drogues. Ces drogues se composaient de sang humain, d’urine, à quoi on ajoutait le corps du Christ ; le tout séché et broyé, mis en un sachet avec un poids, était jeté dans les fontaines ou les puits. Déjà, en Gascogne, plusieurs lépreux avaient été provisoirement brûlés. Le roi, effrayé du nouveau mouvement qui se préparait, revint précipitamment de Poitou en France, ordonnant que les lépreux fussent partout arrêtés.

Personne ne doutait de cet horrible accord entre les lépreux et les juifs. « Nous-mêmes, dit le chroniqueur du temps, en Poitou, dans un bourg de notre vasselage, nous avons de nos yeux vu un de ces sachets. Une lépreuse qui passait, craignant d’être prise, jeta derrière elle un chiffon lié qui fut aussitôt porté en justice, et l’on y trouva une tête de couleuvre, des pattes de crapaud et comme des cheveux de femme enduits d’une liqueur noire et puante, chose horrible à voir et à sentir. Le tout, mis dans un grand feu, ne put brûler, preuve sûre que c’était un violent poison… Il y eut bien des discours, bien des opinions. La plus probable, c’est que le roi des Maures de Grenade, se voyant avec douleur si souvent battu, imagina de s’en venger en machinant avec les juifs la perte des chrétiens. Mais les juifs, trop suspects eux-mêmes, s’adressèrent aux lépreux… Ceux-ci, le diable aidant, furent persuadés par les juifs. Les principaux lépreux tinrent quatre conciles, pour ainsi parler, et le diable, par les juifs, leur fit entendre que, puisque les lépreux étaient réputés personnes si abjectes et comptés pour rien, il serait bon de faire en sorte que tous les chrétiens mourussent ou devinssent lépreux. Cela leur plut à tous ; chacun, de retour, le redit aux autres… Un grand nombre, leurrés par de fausses promesses de royaumes, comtés et autres biens temporels, disaient et croyaient fermement que la chose se ferait ainsi[65]. »

La vengeance du roi de Grenade est évidemment fabuleuse. La culpabilité des juifs est improbable : ils étaient alors favorisés du roi, et l’usure leur fournissait une vengeance plus utile. Quant aux lépreux, le récit n’est pas si étrange que l’ont jugé les historiens modernes. De coupables folies pouvaient fort bien tomber dans l’esprit de ces tristes solitaires. L’accusation était du moins spécieuse. Les juifs et les lépreux avaient un trait commun aux yeux du peuple, leur saleté, leur vie à part. La maison du lépreux n’était pas moins mystérieuse et mal famée que celle du juif. L’esprit ombrageux de ces temps s’effarouchait de tout mystère, comme un enfant qui a peur la nuit et qui frappe d’autant plus fort ce qui lui tombe sous la main.

L’institution des léproseries, ladreries, maladreries, ce sale résidu des croisades, était mal vue, mal voulue, tout comme l’ordre du Temple, depuis qu’il n’y avait plus rien à faire pour la terre sainte. Les lépreux eux-mêmes, désormais sans doute négligés, avaient dû perdre la résignation religieuse qui, dans les siècles précédents, leur faisait prendre en bonne part la mort anticipée à laquelle on les condamnait ici-bas.

Les rituels pour la séquestration des lépreux différaient peu des offices des morts. Sur deux tréteaux devant l’autel, on tendait un drap noir, le lépreux dressé se tenait dessous agenouillé et y entendait dévotement la messe. Le prêtre, prenant un peu de terre dans son manteau, en jetait sur l’un des pieds du lépreux[66]. Puis il le mettait hors de l’église, s’il ne faisait trop fort temps de pluie ; il le menait à sa maisonnette au milieu des champs, et lui faisait les défenses : « Je te défends que tu n’entres en l’église… ne en compagnie de gens. Je te défends que tu ne voises hors de ta maison sans ton habit de ladre, etc. » Et ensuite : « Recevez cet habit, et le vestez en signe d’humilité… Prenez ces gants… Recevez cette cliquette en signe qu’il vous est défendu de parler aux personnes, etc. Vous ne vous fâcherez point pour être ainsi séparé des autres… Et quant à vos petites nécessités, les gens de bien y pourvoyront, et Dieu ne vous délaissera… » On lit encore dans un vieux rituel des lépreux ces tristes paroles : « Quand il avendra que le mesel sera trespassé de ce monde, il doit être enterré en la maisonnette, et non pas au cimetière[67]. »

D’abord on avait douté si les femmes pouvaient suivre leurs maris devenus lépreux, ou rester dans le siècle et se remarier. L’Église décida que le mariage était indissoluble ; elle donna à ces infortunés cette immense consolation. Mais alors que devenait la mort simulée ? que signifiait le linceul ? Ils vivaient, ils aimaient, ils se perpétuaient, ils formaient un peuple… Peuple misérable, il est vrai, envieux, et pourtant envié… Oisifs et inutiles, ils semblaient une charge, soit qu’ils mendiassent, soit qu’ils jouissent des riches fondations du siècle précédent.

On les crut volontiers coupables. Le roi ordonna que ceux qui seraient convaincus fussent brûlés, sauf les lépreuses enceintes, dont on attendrait l’accouchement ; les autres lépreux devaient être enfermés dans les léproseries.

Quant aux juifs, on les brûla sans distinction, surtout dans le Midi. « À Chinon, on creusa en un jour une grande fosse, on y mit du feu copieusement, et on en brûla cent soixante, hommes et femmes, pêle-mêle. Beaucoup d’eux et d’elles, chantant et comme à des noces, sautaient dans la fosse. Mainte veuve y fit jeter son enfant avant elle, de peur qu’on ne l’enlevât pour le baptiser. À Paris, on brûla seulement les coupables. Les autres furent bannis à toujours, quelques-uns plus riches réservés jusqu’à ce qu’on connût leurs créances et qu’on pût les affecter au fisc royal avec le reste de leurs biens. Il y eut pour le roi environ cent cinquante mille livres. »

« On assure qu’à Vitry quarante juifs, en la prison du roi, voyant bien qu’ils allaient mourir, et ne voulant pas tomber dans les mains des incirconcis, s’accordèrent unanimement à se faire tuer par un de leurs vieillards qui passait pour une bonne et sainte personne, et qu’ils appelaient leur père. Il n’y consentit pas, à moins qu’on ne lui adjoignît un jeune homme. Tous les autres étant morts, les deux restant, chacun voulait mourir de la main de l’autre. Le vieillard l’emporta, et obtint à force de prières que le jeune le tuerait. Alors le jeune, se voyant seul, ramassa l’or et l’argent qu’il trouva sur les morts, se fit une corde avec des habits, et se laissa glisser du haut de la tour. Mais la corde était trop courte, le poids de l’or trop lourd, il se cassa la jambe, fut pris, avoua et mourut ignominieusement[68]. »

Philippe-le-Long ne profita pas de la dépouille des lépreux et des juifs plus longtemps que son père n’avait fait de celle des Templiers. La même année 1321, au mois d’août, la fièvre le prit, sans que les médecins pussent deviner la cause du mal ; il languit cinq mois et mourut. « Quelques-uns doutent s’il ne fut pas frappé ainsi à cause des malédictions de son peuple, pour tant d’extorsions inouïes, sans parler de celles qu’il préparait. Pendant sa maladie, les exactions se ralentirent, sans cesser entièrement. »


Son frère Charles lui succéda, sans plus se soucier des droits de la fille de Philippe que Philippe n’avait eu égard à ceux de la fille de Louis.

L’époque de Charles-le-Bel est aussi pauvre de faits pour la France qu’elle est riche pour l’Allemagne, l’Angleterre et la Flandre. Les Flamands emprisonnent leur comte. Les Allemands se partagent entre Frédéric d’Autriche et Louis de Bavière, qui fait son rival prisonnier à Mulhdorf. Dans ce déchirement universel, la France semble forte par cela seul qu’elle est une. Charles-le-Bel intervient en faveur du comte de Flandre. Il entreprend, avec l’aide du pape, de se faire empereur. Sa sœur Isabeau se fait effectivement reine d’Angleterre par le meurtre d’Édouard II.

Terrible histoire que celle des enfants de Philippe-le-Bel ! Le fils aîné fait mourir sa femme. La fille fait mourir son mari.

Le roi d’Angleterre, Édouard II, né parmi les victoires de son père et promis aux Gallois pour réaliser leur Arthur, n’en était pas moins toujours battu. En France, il laissait entamer la Guyenne et promettait de venir rendre hommage. En Angleterre, il était malmené par Robert Bruce ; mais il le poursuivait en cour de Rome. Il avait demandé au pape s’il ne pouvait, sans péché, se frotter d’une huile merveilleuse qui donnait du courage. Sa femme le méprisait. Mais il n’aimait pas les femmes ; il se consolait plutôt de ses mésaventures avec de beaux jeunes gens. La reine, par représailles, s’était livrée au baron Mortimer. Les barons, qui détestaient les mignons du roi, lui tuèrent d’abord son brillant Gaveston, hardi Gascon, beau cavalier, qui s’amusait dans les tournois à jeter par terre les plus graves lords, les plus nobles seigneurs. Spencer, qui succéda à Gaveston, ne fut pas moins haï.

L’Angleterre se trouvant désarmée par ces discordes, le roi de France profita du moment et s’empara de l’Agénois[69]. Isabeau vint en France avec son jeune fils pour réclamer, disait-elle. Mais c’est contre son mari qu’elle réclama. Charles-le-Bel, ne voulant pas s’embarquer en son nom dans une affaire aussi hasardeuse qu’une invasion de l’Angleterre, défendit à ses chevaliers de prendre le parti de la reine[70]. Il fit même croire qu’il voulait l’arrêter et la renvoyer à son mari. En vrai fils de Philippe-le-Bel, il ne lui donna pas d’armée, mais de l’argent pour en avoir une. Cet argent fut prêté par les Bardi, banquiers florentins. D’autre part, le roi de France envoyait des troupes en Guyenne pour réprimer, disait-il, quelques aventuriers gascons.

Le comte de Hainaut donna sa fille en mariage au jeune fils d’Isabeau, et le frère du comte se chargea de conduire la petite troupe qu’elle avait levée. De grandes forces n’auraient pu que nuire, en alarmant les Anglais. Édouard était désarmé, livré d’avance. Il envoya sa flotte contre elle ; mais la flotte n’avait garde de la rencontrer. Il dépêcha Robert de Watteville avec des troupes, qui se réunirent à elle. Il implora les gens de Londres ; ceux-ci répondirent prudemment « qu’ils avaient privilège de ne point sortir en bataille ; qu’ils ne recevraient pas d’étrangers, mais bien volontiers le roi, la reine et le prince royal. » Non moins prudemment les gens d’Église accueillaient la reine à son arrivée. L’archevêque de Cantorbéry prêcha sur ce texte : « La voix du peuple est la voix de Dieu. » L’évêque d’Hereford sur cet autre : « C’est au chef que j’ai mal, Caput meum doleo[71]. » Enfin l’évêque d’Oxford prit le texte de la Genèse : « Je mettrai inimitié entre toi et la femme, et elle t’écrasera la tête. » Prophétie homicide qui se vérifia.

Cependant la reine s’avançait avec son fils et sa petite troupe. Elle venait comme une femme malheureuse qui veut seulement éloigner de son mari les mauvais conseillers qui le perdent. C’était grande pitié de la voir si dolente et si éplorée. Tout le monde était pour elle. Elle eut bientôt entre ses mains Édouard et Spencer. On lui amena ce Spencer qu’elle haïssait tant ; elle en rassasia ses yeux. Puis, devant le palais, sous les croisées de la reine, on lui fit subir, avant la mort, d’obscènes mutilations.

Pour le moment, elle n’osait pas en faire plus. Elle avait peur, elle tâtait le peuple, elle ménageait son mari. Elle pleurait, et tout en pleurant elle agissait. Mais rien ne semblait se faire par elle, tout par justice et régulièrement. Édouard était resté en possession de la couronne royale ; cela arrêtait tout. Trois comtes, deux barons, deux évêques et le procureur du parlement, Guillaume Trussel, vinrent au château de Kenilworth, faire entendre au prisonnier que s’il ne se dépêchait de livrer la couronne, il n’y gagnerait rien, qu’il risquerait plutôt de faire perdre le trône à son fils, que le peuple pourrait fort bien choisir un roi hors de la famille royale. Édouard pleura, s’évanouit et finit par livrer la couronne. Alors le procureur dressa et prononça la formule, qu’on a gardée comme bon précédent : « Moi Guillaume Trussel, procureur du parlement, au nom de tous les hommes d’Angleterre, je te reprends l’hommage que je t’avais fait, à toi, Édouard. De ce temps en avant, je te défie, je te prive de tout pouvoir royal. Désormais, je ne t’obéis plus comme à un roi. »

Édouard croyait au moins vivre ; on n’avait pas encore tué de roi. Sa femme le flattait toujours. Elle lui écrivait des choses tendres, elle lui envoyait de beaux habits. Cependant un roi déposé est bien embarrassant. D’un moment à l’autre il pouvait être tiré de prison. Dans leur anxiété, Isabeau et Mortimer demandèrent avis à l’évêque d’Hereford. Ils n’en tirèrent qu’une parole équivoque : Edwardum occidere nolite timere bonum est. C’était répondre sans répondre. Selon que la virgule était placée ici ou là, on pouvait lire dans ce douteux oracle la mort ou la vie. Ils lurent la mort. La reine se mourait de peur tant que son mari était en vie. On envoya à la prison un nouveau gouverneur, John Maltravers ; nom sinistre, mais l’homme était pire.

Maltravers fit longuement goûter au prisonnier les affres de la mort ; il s’en joua pendant quelques jours, peut-être dans l’espoir qu’il se tuerait lui-même. On lui faisait la barbe à l’eau froide, on le couronnait de foin ; enfin, comme il s’obstinait à vivre, ils lui jetèrent sur le dos une lourde porte, pesèrent dessus, et l’empalèrent avec une broche toute rouge. Le fer était mis, dit-on, dans un tuyau de corne, de manière à tuer sans laisser trace. Le cadavre fut exposé aux regards du peuple, honorablement enterré, et une messe fondée. Il n’y avait nulle marque de blessure, mais les cris avaient été entendus ; la contraction de la face dénonçait l’horrible invention des assassins[72].

Charles-le-Bel ne profita pas de cette révolution. Lui-même il mourut presque en même temps qu’Édouard, ne laissant qu’une fille. Un cousin succéda. Toute cette belle famille de princes qui avaient siégé près de leur père au concile de Vienne était éteinte, conformément à ce qu’on racontait des malédictions de Boniface.

  1. Voy. la mort du président Minart.
  2. Rien de plus fréquent dans les hagiographes que cette lutte pour l’âme convertie, ou plutôt ce procès simulé où le Diable vient malgré lui rendre témoignage à la puissance du repentir. App. 103.
  3. « Agnei, lucifugi, etc. » (M. Psellus.) Cet auteur byzantin est du onzième siècle. (Edid. Gaulminus, 1615, in-12.) — Bodin, dans son livre De Præstigiis, imprimé à Bale en 1578, a dressé l’inventaire de la monarchie diabolique avec les noms et surnoms de 72 princes et de 7.405.926 diables.
  4. La sorcellerie naît surtout des misères de ce temps si manichéen. Des monastères elle avait passé dans les campagnes. Voir, sur le Diable, l'An mil, tome II ; sur les sorcières, Renaissance, Introduction ; sur le sabbat au moyen âge, Henri IV et Richelieu, ch. xvii et xviii. Le sabbat au moyen âge est une révolte nocturne de serfs contre le Dieu du prêtre et du seigneur. (1860.)
  5. Plusieurs furent accusés d’en avoir vendu en bouteilles. « Plût à Dieu, dit sérieusement Leloyer, que cette denrée fût moins commune dans le commerce ! »
  6. Mém. de Luther.
  7. La dénonciation avait été d’autant mieux accueillie que Guichard passait pour être fils d’un démon, d’un incube. (Archives, section hist., J. 433.)
  8. Marguerite, fille du duc de Bourgogne ; Jeanne et Blanche, filles du comte de Bourgogne (Franche-Comté). « Mulierculis… adhuc ætate juvenculis. » (Contin. G. de Nangis.)
  9. « Pluribus locis et temporibus sacrosanctis ».
  10. Jean de Meung Clopinel, qui, dit-on, par ordre de Philippe-le-Bel, allongea de dix-huit mille vers le trop long Roman de la Rose, exprime brutalement ce qu’il pense des dames de ce siècle. On conte que ces dames, pour venger leur réputation d’honneur et de modestie, attendirent le poète, verges en main, et qu’elles voulaient le fouetter. Il aurait échappé en demandant pour grâce unique que la plus outragée frappât la première. App. 104.
  11. Elle fut, dit brutalement le moine historien, engrossée par son geôlier ou par d’autres. — D’après ce qu’on sait des princes de ce temps, on croirait aisément que la pauvre créature, dont la première faiblesse n’était pas bien prouvée, fut mise à la discrétion d’un homme chargé de l’avilir. App. 105.
  12. App. 106.
  13. À sa mort, il demeura quelque temps comme abandonné. App. 107.
  14. À côté de Monaldeschi.
  15. App. 108.
  16. App. 109.
  17. C’est l’auteur du Roman de la Rose, Jean de Meung, qui lui avait traduit ces livres. — La confiance que lui accordait le roi ne l’avait pas empêché de tracer dans le Roman de la Rose ce rude tableau de la royauté primitive :

    Ung grant villain entre eulx esleurent,
    Le plus corsu de quanqu’ils furent,
    Le plus ossu, te le greigneur,
    Et le firent prince et seigneur.
    Cil jura que droit leur tiendroit,
    Se chacun en droit soy luy livre
    Des biens dont il se puisse vivre…
    De là vint le commencement
    Aux roys et princes terriens
    Selon les livres anciens.

    Rom. de la Rose, v. 1064. App. 110.
  18. « En celle année s’esmeut gran’dissension en les Recteur, maistres et escholiers de l’Université de Paris, et le prévost dudit lieu, parce que ledit prévost avoit fait pendre un clerc de ladite Université. Adonc cessa la lecture de toutes facultez, jusques à tant que ledit prévost l’amenda et répara grandement l’offense, et entre autres choses fut condamné ledit prévost à le dépendre et le baiser. Et convint que ledit prévost allast en Avignon vers le pape, pour soy faire absoudre. » 1285. (Nicolas Gilles.)
  19. App. 111.
  20. Ord., I, 502. Le roi déclare qu’il n’y aura pas de professeurs de théologie.
  21. Aux collèges de Navarre et de Montaigu, il faut ajouter le collège d’Harcourt (1280) ; la Maison du cardinal (1303) ; le collège de Bayeux (1308). — 1314, collège de Laon ; 1317, collège de Narbonne ; 1319, collège de Tréguier ; 1317-1321, collège de Cornouailles ; 1326, collège du Plessis, collège des Écossais ; 1329, collège de Marmoutiers ; 1332, un nouveau collège de Narbonne, fondé en exécution du testament de Jeanne de Bourgogne ; 1334, collège des Lombards ; 1334, collège de Tours ; 1336, collège de Lisieux ; 1337, collège d’Autun, etc.
  22. Mons acutus, dentes acuti, ingenium acutum.
  23. App. 112.
  24. App. 113.
  25. Ord., I, 329.
  26. Olim Parliamenti.
  27. App. 114.
  28. App. 115.
  29. App. 116.
  30. App. 117.
  31. App. 118.
  32. App. 119.
  33. App. 120.
  34. « Signifiez à tous, par cri général, sans faire mention de prélats ni de barons, c’est à savoir que toutes manières de gens apportent la moitié de leur vaissellement d’argent blanc ». (Ord., I, 317.)
  35. L’irritation semble avoir été grande contre les prêtres ; le roi est obligé de défendre aux Normands de crier : « Haro sur les clercs ! » (Ord., I, 318.) App. 121.
  36. Ord., fin 1302.
  37. Le roi déclare qu’en réformation de son royaume, il prend les églises sous sa protection et entend les faire jouir de leurs franchises ou privilèges comme au temps de son aïeul saint Louis. En conséquence, s’il lui arrive de prononcer quelque saisie sur un prêtre, son bailli ne devra y procéder qu’après mûre enquête, et la saisie ne dépassera jamais le taux de l’amende. On recherchera par tout le royaume les bonnes coutumes qui existaient au temps de saint Louis pour les rétablir. Si les prélats ou barons ont au parlement quelque affaire, ils seront traités honnêtement, expédiés promptement. (Ord., I, 357.)
  38. App. 122.
  39. Nul doute que le parlement ne remonte plus haut. On en trouve la première trace dans l’ordonnance dite testament de Philippe-Auguste (1190). Si pourtant l’on considère l’importance toute nouvelle que le parlement prit sous Philippe-le-Bel, on ne s’étonnera pas que la plupart des historiens l’en aient nommé le fondateur. App. 123.
  40. App. 124.
  41. App. 125.
  42. Ord., ann. 1311.
  43. Boulainvilliers.
  44. Voyez comme le Continuateur de Nangis change de langage tout à coup, comme il devient hardi, comme il élève la voix. Fol. 69-70. App. 126.
  45. « Gratiosus, cautus et sapiens. » (Cont. G. de Nangis.)
  46. Ses ennemis l’en accusèrent. — On disait encore qu’il avait, pour de l’argent, procuré une trêve au comte de Flandre.
  47. Les modernes ont ajouté beaucoup de circonstances sur la rupture de Charles-de-Valois et de Marigni, un démenti, un soufflet, etc.
  48. App. 127.
  49. App. 128.
  50. Ord., I, p. 583.
  51. App. 129.
  52. « N’étant revenu à Paris qu’un mois après la mort de Louis X, il trouva son oncle, le comte de Valois, à la tête d’un parti prêt à lui disputer la régence. La bourgeoisie de Paris prit les armes sous la conduite de Gaucher de Châtillon, et chassa les soldats du comte de Valois, qui s’étaient déjà emparés du Louvre. » (Félibien.)
  53. App. 130.
  54. Cont. G. de Nang.
  55. App. 131.
  56. App. 132.
  57. Contin. G. de Nang.
  58. App. 133.
  59. App. 134.
  60. App. 135.
  61. Cont. G. de Nang.
  62. App. 136.
  63. App. 137.
  64. Ord., I, p. 595.
  65. App. 138.
  66. App. 139.
  67. Ce n’était point cependant un signe de réprobation. Mort au monde, il semblait avoir fait son purgatoire ici-bas ; et en quelques lieux on célébrait sur lui l’office du confesseur : « Os justi meditabitur sapientiam. »
  68. App. 140.
  69. App. 141.
  70. App. 142.
  71. Il concluait que le seul moyen de guérir le corps était de lui couper la tête.
  72. App. 143.