Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Moyen Âge/Livre 9/Chapitre 1

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Œuvres complètes de J. Michelet
(Histoire de Francep. 229-269).

LIVRE IX


CHAPITRE PREMIER

L’Angleterre, l’État, l’Église. — Azincourt (1415).


Pour comprendre le terrible événement que nous devons raconter, — la captivité, non du roi, mais du royaume même, la France prisonnière, — il y a un fait essentiel qu’il ne faut pas perdre de vue :

En France, les deux autorités, l’Église et l’État, étaient divisées entre elles, et chacune d’elles en soi ;

En Angleterre, l’État et l’Église établie étaient parvenus, sous la maison de Lancastre, à la plus complète union.

Édouard III avait eu l’Église contre lui, et malgré ses victoires, il avait échoué. Henri V eut l’Église pour lui, et il réussit, il devint roi de France[1].

Cette cause n’est pas la seule, mais c’est la principale, et la moins remarquée.

L’Église, étant le plus grand propriétaire de l’Angleterre, y avait aussi la plus grande influence. Au moment où la propriété et la royauté se trouvèrent d’accord, celle-ci acquit une force irrésistible ; elle ne vainquit pas seulement, elle conquit.

L’Église avait besoin de la royauté. Ses prodigieuses richesses la mettaient en péril. Elle avait absorbé la meilleure partie des terres ; sans parler d’une foule de propriétés et de revenus divers, des fondations pieuses, des dîmes, etc., sur les cinquante-trois mille fiefs de chevaliers qui existaient en Angleterre, elle en possédait vingt-huit mille[2]. Cette grande propriété était sans cesse attaquée au Parlement, et elle n’y était pas représentée, défendue en proportion de son importance ; les membres du clergé n’y étaient plus appelés que ad consentiendum[3].

La royauté, de son côté, ne pouvait se passer de l’appui du grand propriétaire du royaume, je veux dire du clergé. Elle avait besoin de son influence, encore plus que de son argent. C’est ce que ne sentirent ni Édouard Ier ni Édouard III, qui toujours le vexèrent pour de petites questions de subsides. C’est ce que sentit admirablement la maison de Lancastre, qui, à son avènement, déclara qu’elle ne demandait à l’Église « que ses prières[4] ».

L’on comprend combien la royauté et la propriété ecclésiastique avaient besoin de s’entendre, si l’on se rappelle que l’édifice tout artificiel de l’Angleterre au moyen âge a porté sur deux fictions : un roi infaillible et inviolable[5], que l’on jugeait pourtant de deux règnes en deux règnes ; d’autre part, une Église non moins inviolable, qui, au fond, n’étant qu’un grand établissement aristocratique et territorial sous prétexte de religion, se voyait toujours à la veille d’être dépouillée, ruinée.

La maison cadette de Lancastre unit pour la première fois les deux intérêts en péril ; elle associa le roi et l’Église. Ce fut sa légitimité, le secret de son prodigieux succès. Il faut indiquer, rapidement du moins, la longue, oblique et souterraine route par où elle chemina.

Le cadet hait l’aîné, c’est la règle[6], mais nulle part plus respectueusement qu’en Angleterre, plus sournoisement[7]. Aujourd’hui il va chercher fortune, le monde lui est ouvert, l’industrie, la mer, les Indes ; au moyen âge, il restait souvent, rampait devant l’aîné, conspirait[8].

Les fils cadets d’Édouard III, Clarence, Lancastre, York, Glocester, titrés de noms sonores et vides, avaient vu avec désespoir l’aîné, l’héritier, régner déjà, du vivant de leur père, comme duc d’Aquitaine. Il fallait que ces cadets périssent, ou régnassent aussi. Clarence alla aux aventures en Italie, et il y mourut. Glocester troubla l’Angleterre, jusqu’à ce que son neveu le fît étrangler. Lancastre se fit appeler roi de Castille, envahit l’Espagne et échoua ; puis la France, et il échoua encore[9]. Alors il se retourna du côté de l’Angleterre.

Le moment était favorable pour lui. Le mécontentement était au comble. Depuis les victoires de Créci et de Poitiers, l’Angleterre s’était méconnue ; ce peuple laborieux, distrait une fois de sa tâche naturelle, l’accumulation de la richesse et le progrès des garanties, était sorti de son caractère ; il ne rêvait que conquêtes, tributs de l’étranger, exemption d’impôts. Le riche fonds de mauvaise humeur dont la nature les a doués, fermentait à merveille. Ils s’en prenaient au roi, aux grands, à tous ceux qui faisaient la guerre en France ; c’étaient des traîtres, des lâches. Les cockneys de Londres, dans leur arrière-boutique, trouvaient fort mal qu’on ne leur gagnât pas tous les jours des batailles de Poitiers. « Ô richesse, richesse, dit une ballade anglaise, réveille-toi donc, reviens dans ce pays[10] ! » Cette tendre invocation à l’argent était le cri national.

La France ne rapportant plus rien, il fallut bien que, dans leur idée fixe de ne rien payer, ils regardassent où ils prendraient. Tous les yeux se tournèrent vers l’Église. Mais l’Église aussi avait son principe immuable, le premier article de son credo : De ne rien donner. À toute demande, elle répondait froidement : « L’Église est trop pauvre. »

Cette pauvre Église ne donnant rien, on songeait à lui enlever tout. L’homme du roi, Wicleff[11], y poussait ; les lollards aussi, par en bas, obscurément et dans le peuple. Lancastre en fit d’abord autant ; c’était alors le grand chemin de la popularité.

J’ai dit ailleurs comment les choses tournèrent, comment ce grand mouvement entraînant le peuple, et jusqu’aux serfs, toute propriété se trouva en péril, non plus seulement la propriété ecclésiastique ; comment le jeune Richard II dispersa les serfs, en leur promettant qu’ils seraient affranchis. Lorsque ceux-ci furent désarmés, et qu’on les pendait par centaines, le roi déclara pourtant que si les prélats, les lords et les communes confirmaient l’affranchissement, il le sanctionnerait. À quoi ils répondirent unanimement : « Plutôt mourir tous en un jour[12]. » Richard n’insista pas ; mais l’audacieuse et révolutionnaire parole qui lui était échappée, ne fut jamais oubliée des propriétaires, des maîtres de serfs, barons, évêques, abbés. Dès ce jour, Richard dut périr. Dès lors aussi, Lancastre dut être le candidat de l’aristocratie et de l’Église.

Il semble qu’il ait préparé patiemment son succès. Des bruits furent semés, qui le désignaient. Une fois, c’était un prisonnier français qui aurait dit : « Ah ! si vous aviez pour roi le duc de Lancastre, les Français n’oseraient plus infester vos côtes. » On faisait circuler d’abbaye en abbaye, et partout, au moyen des frères, une chronique qui attribuait au duc je ne sais quel droit de succession à la couronne, du chef d’un fils d’Édouard Ier. Un carme accusa hardiment le duc de Lancastre de conspirer la mort de Richard ; Lancastre nia, obtint que son accusateur serait provisoirement remis à la garde de lord Holland, et, la veille du jour où l’imputation devait être examinée, le carme fut trouvé mort.

Richard travailla lui-même pour Lancastre. Il s’entoura de petites gens, il fatigua les propriétaires d’emprunts, de vexations ; enfin, il commit le grand crime qui a perdu tant de rois d’Angleterre[13] : il se maria en France. Il n’y avait qu’un point difficile pour Lancastre et son fils Derby, c’était de se décider entre les deux partis, entre l’Église établie et les novateurs. Richard rendit à Derby le service de l’exiler ; c’était le dispenser de choisir. De loin, il devint la pensée de tous ; chacun le désira, le croyant pour soi.

La chose mûre, l’archevêque de Cantorbéry alla chercher Derby en France[14]. Celui-ci débarqua, déclarant humblement qu’il ne réclamait rien que le bien de son père. On a vu comment il se trouva forcé de régner. Alors il prit son parti nettement. Au grand étonnement des novateurs, parmi lesquels il avait été élevé à Oxford, Henri IV se déclara le champion de l’Église établie : « Mes prédécesseurs, dit-il aux prélats, vous appelaient pour vous demander de l’argent. Moi, je viens vous voir pour réclamer vos prières. Je maintiendrai les libertés de l’Église ; je détruirai, selon mon pouvoir, les hérésies et les hérétiques[15]. »

Il y eut un compromis amical entre le roi et l’Église. Elle le sacra, l’oignit. Lui, il lui livra ses ennemis. Les adversaires des prêtres furent livrés aux prêtres, pour être jugés, brûlés[16]. Tout le monde y trouvait son compte. Les biens des lollards étaient confisqués ; un tiers revenait au juge ecclésiastique, un tiers au roi. Le dernier tiers était donné aux communes où l’on trouverait des hérétiques ; c’était un moyen ingénieux de prévenir leur résistance, de les allécher à la délation[17].

Les prélats, les barons, n’avaient mis leur homme sur le trône que pour régner eux-mêmes. Cette royauté qu’ils lui avaient donnée en gros, ils la lui reprirent en détail. Non contents de faire les lois, ils s’emparèrent indirectement de l’administration. Ils finirent par nommer au roi une sorte de conseil de tutelle, sans lequel il ne pouvait rien faire[18]. Il regretta alors d’avoir livré les lollards ; il essaya de soustraire aux prêtres le jugement des gens de ce parti. Il songeait, comme Richard II, à chercher un appui chez l’étranger ; il voulait marier son fils en France.

Mais son fils même n’était pas sûr. On a remarqué, non sans apparence de raison, qu’en Angleterre les aînés aiment moins leurs pères[19] ; avant d’être fils, ils sont héritiers. Le fils de Lancastre était d’autant plus impatient de porter la couronne à son tour, qu’il avait, par une victoire, raffermi cette couronne sur la tête de son père. Lui aussi, il traitait avec les Français[20], mais à part et pour son compte.

Ce jeune Henri plaisait au peuple. C’était une svelte et élégante figure, comme on les trouve volontiers dans les nobles familles anglaises. C’était un infatigable fox-hunter, si leste qu’il pouvait, disait-on, chasser le daim à pied. Il avait fait longtemps les petites et rudes guerres des Galles, la chasse aux hommes.

Il se lia aux mécontents, se faufila parmi les lollards, courant leurs réunions nocturnes, dans les champs[21], dans les hôtelleries. Il se fit l’ami de leur chef, du brave et dangereux Oldcastle, celui même que Shakespeare, ennemi des sectaires de tout âge[22], a malicieusement transformé dans l’ignoble Falstaff. Le père n’ignorait rien. Mais, enfermer son fils, c’eût été se déclarer contre les lollards, dont il voulait justement se rapprocher à cette époque. Cependant, ce roi, malade, lépreux, chaque jour plus solitaire et plus irritable, pouvait être jeté par ses craintes dans quelque résolution violente. Son fils cherchait à le rassurer par une affectation de vices et de désordres, par des folies de jeunesse, adroitement calculées. On dit qu’un jour il se présenta devant son père couvert d’un habit de satin tout percé d’œillets, où les aiguilles tenaient encore par leur fil ; il s’agenouilla devant lui, lui présenta un poignard pour qu’il l’en perçât, s’il pouvait avoir quelque défiance d’un jeune fol, si ridiculement habillé.

Quoi qu’il en soit de cette histoire, le roi ne put s’empêcher de faire comme s’il se fiait à lui. Pour lui donner patience, il consentit à ce qu’il entrât au conseil. Mais ce n’était pas encore assez. Le jour de sa mort, comme il ouvrait les yeux après une courte léthargie, il vit l’héritier qui mettait la main sur la couronne, posée (selon l’usage) sur un coussin près du lit du roi. Il l’arrêta, avec cette froide et triste parole : « Beau fils, quel droit y avez-vous ? Votre père n’y eut pas droit[23]. »

Dans les derniers temps qui précédèrent son avènement, Henri V avait tenu une conduite double, qui donnait de l’espoir aux deux partis. D’un côté, il resta étroitement lié avec Oldcastle[24], avec les lollards. De l’autre, il se déclara l’ami de l’Église établie, et c’est sans doute comme tel qu’il finit par présider le conseil. À peine roi, il cessa de ménager les lollards ; il rompit avec ses amis. Il devint l’homme de l’Église, le prince selon le cœur de Dieu ; il prit la gravité ecclésiastique, « au point, dit le moine historien, qu’il eût servi d’exemple aux prêtres même[25] ».

D’abord, il accorda des lois terribles aux seigneurs laïques et ecclésiastiques, ordonnant aux justices de paix de poursuivre les serviteurs et gens de travail, qui fuyaient de comté en comté[26]. Une inquisition régulière fut organisée contre l’hérésie. Le chancelier, le trésorier, les juges, etc., devaient, en entrant en charge, jurer de faire toute diligence pour rechercher et détruire les hérétiques. En même temps le primat d’Angleterre enjoignait aux évêques et archidiacres de s’enquérir au moins deux fois par an des personnes suspectes d’hérésie, d’exiger dans chaque commune que trois hommes respectables déclarassent sous serment s’ils connaissaient des hérétiques, des gens qui différassent des autres dans leurs vie et habitudes, des gens qui tolérassent ou reçussent les suspects, des gens qui possédassent des livres dangereux en langue anglaise, etc.

Le roi, s’associant aux sévérités de l’Église, abandonna lui-même son vieil ami Oldcastle à l’archevêque de Cantorbéry[27]. Des processions eurent lieu par ordre du roi, pour chanter les litanies avant les exécutions.

L’Église frappait, et elle tremblait. Les lollards avaient affiché qu’ils étaient cent mille en armes. Ils devaient se réunir au champ de Saint-Gilles, le lendemain de l’Épiphanie. Le roi y alla de nuit et les attendit avec des troupes ; mais ils n’acceptèrent pas la bataille.

Ce champion de l’Église n’avait pas seulement contre lui les ennemis de l’Église ; il avait les siens encore, comme Lancastre, comme usurpateur. Les uns s’obstinaient à croire que Richard II n’était pas mort. Les autres disaient que l’héritier légitime était le comte de March ; et ils disaient vrai. Scrop lui-même, le principal conseiller d’Henri, le confident, l’homme du cœur, conspira avec deux autres en faveur du comte de March.

À cette fermentation intérieure, il n’y avait qu’un remède, la guerre. Le 16 avril 1415, Henri avait annoncé au Parlement qu’il ferait une descente en France. Le 29, il ordonna à tous les seigneurs de se tenir prêts. Le 28 mai, prétendant une invasion imminente des Français, il écrivit à l’archevêque de Cantorbéry et aux autres prélats, d’organiser les gens d’Église pour la défense du royaume[28]. Trois semaines après, il ordonna aux chevaliers et écuyers de passer en revue les hommes capables de porter les armes, de les diviser par compagnies. L’affaire de Scrop le retardait, mais il complétait ses préparatifs[29]. Il animait le peuple contre les Français, en faisant courir le bruit que c’étaient eux qui payaient des traîtres, qui avaient gagné Scrop, pour déchirer, ruiner le pays[30].

Henri envoya en France deux ambassades coup sur coup, disant qu’il était roi de France, mais qu’il voulait bien attendre la mort du roi, et en attendant épouser sa fille, avec toutes les provinces cédées par le traité de Bretigni ; c’était une terrible dot ; mais il lui fallait encore la Normandie, c’est-à-dire le moyen de prendre le reste. Une grande ambassade[31] vint en réponse lui offrir, au lieu de la Normandie, le Limousin, en portant la dot de la princesse jusqu’à 850.000 écus d’or. Alors le roi d’Angleterre demanda que cette somme fût payée comptant. Cette vaine négociation dura trois mois (13 avril-28 juillet), autant que les préparatifs d’Henri. Tout étant prêt, il fit donner des présents considérables aux ambassadeurs et les renvoya, leur disant qu’il allait les suivre.

Tout le monde en Angleterre avait besoin de la guerre. Le roi en avait besoin. La branche aînée avait eu ses batailles de Créci et de Poitiers. La cadette ne pouvait se légitimer que par une bataille.

L’Église en avait besoin, d’abord pour détacher des lollards une foule de gens misérables qui n’étaient lollards que faute d’être soldats. Ensuite, tandis qu’on pillerait la France, on ne songerait pas à piller l’Église ; la terrible question de sécularisation serait ajournée.

Quoi de plus digne aussi de la respectable Église d’Angleterre et qui pût lui faire plus d’honneur, que de réformer cette France schismatique, de la châtier fraternellement, de lui faire sentir la verge de Dieu ? Ce jeune roi si dévoué, si pieux, ce David de l’Église établie, était visiblement l’instrument prédestiné d’une si belle justice.

Tout était difficile avant cette résolution ; tout devint facile. Henri, sûr de sa force, essaya de calmer les haines en faisant réparation au passé. Il enterra honorablement Richard II. Les partis se turent. Le Parlement unanime vota pour l’expédition une somme inouïe. Le roi réunit six mille hommes d’armes, vingt-quatre mille archers, la plus forte armée que les Anglais eussent eue depuis plus de cinquante ans[32].

Cette armée, au lieu de s’amuser autour de Calais, aborda directement à Harfleur, à l’entrée de la Seine. Le point était bien choisi. Harfleur, devenu ville anglaise, eût été bien autre chose que Calais. Il eût tenu la Seine ouverte ; les Anglais pouvaient dès lors entrer, sortir, pénétrer jusqu’à Rouen et prendre la Normandie, jusqu’à Paris, prendre la France peut-être.

L’expédition avait été bien conçue, très bien préparée. Le roi s’était assuré de la neutralité de Jean-sans-Peur ; il avait loué ou acheté huit cents embarcations en Zélande et en Hollande, pays soumis à l’influence du duc de Bourgogne, et qui d’ailleurs ont toujours prêté volontiers des vaisseaux à qui payait bien[33]. Il emporta beaucoup de vivres, dans la supposition que le pays n’en fournirait pas.

D’autre part, l’Église d’Angleterre, de concert avec les communes, n’oublia rien pour sanctifier l’entreprise ; jeûnes, prières, processions, pèlerinages[34]. Au moment même de l’embarquement on brûla encore un hérétique. Le roi prit part à tout dévotement. Il emmena bon nombre de prêtres, particulièrement l’évêque de Norwich, qui lui fut donné pour principal conseiller.

Le passage ne fut pas disputé, la France n’avait pas un vaisseau[35] ; la descente ne le fut pas non plus, les populations de la côte n’étaient pas en état de combattre cette grande armée. Mais elles se montrèrent très hostiles ; le duc de Normandie, c’est le premier titre que prit Henri V, fut mal reçu dans son duché ; les villes, les châteaux se gardèrent ; les Anglais n’osaient s’écarter, ils n’étaient maîtres que de la plage malsaine que couvrait leur camp.

N’oublions pas que notre malheureux pays n’avait plus de gouvernement. Les deux partis ayant reflué au nord, au midi, le centre était vide ; Paris était las, comme après les grands efforts, le roi fol, le dauphin malade, le duc de Berri presque octogénaire. Cependant ils envoyèrent le maréchal de Boucicaut à Rouen, puis ils y amenèrent le roi, pour réunir la noblesse de l’Île-de-France, de la Normandie et de la Picardie. Les gentilshommes de cette dernière province reçurent ordre contraire du duc de Bourgogne[36] ; les uns obéirent au roi, les autres au duc ; quelques-uns se joignirent même aux Anglais.

Harfleur fut vaillamment défendu, opiniâtrement attaqué. Une brave noblesse s’y était jetée. Le siège traîna ; les Anglais souffrirent infiniment sur cette côte humide. Leurs vivres s’étaient gâtés. On était en septembre, au temps des fruits ; ils se jetèrent dessus avidement. La dyssenterie se mit dans l’armée et emporta les hommes par milliers, non seulement les soldats, mais les nobles, écuyers, chevaliers, les plus grands seigneurs, l’évêque même de Norwich. Le jour de la mort de ce prélat, l’armée anglaise, par respect, interrompit les travaux du siège.

Harfleur n’était pas secouru. Un convoi de poudre envoyé de Rouen fut pris en chemin. Une autre tentative ne fut pas plus heureuse ; des seigneurs avaient réuni jusqu’à six mille hommes pour surprendre le camp anglais ; leur impétuosité fit tout manquer, ils se découvrirent avant le moment favorable.

Cependant ceux qui défendaient Harfleur n’en pouvaient plus de fatigue. Les Anglais ayant ouvert une large brèche, les assiégés avaient élevé des palissades derrière. On leur brûla cet immense ouvrage, qui fut trois jours à se consumer. L’Anglais employait un moyen infaillible de les mettre à bout : c’était de tirer jour et nuit ; ils ne dormaient plus.

Ne voyant venir aucun secours, ils finirent par demander deux jours pour savoir si l’on viendrait à leur aide. « Ce n’est pas assez de deux jours, dit l’Anglais ; vous en aurez quatre. » Il prit des otages, pour être sûr qu’ils tiendraient leur parole. Il fit bien, car le secours n’étant pas venu au jour dit, la garnison eût voulu se battre encore. Quelques-uns même, plutôt que de se rendre, se réfugièrent dans les tours de la côte, et là ils tinrent dix jours de plus.

Le siège avait duré un mois. Mais ce mois avait été plus meurtrier que toute l’année qu’Édouard III resta campé devant Calais. Les gens d’Harfleur avaient, comme ceux de Calais, tout à craindre des vainqueurs. Un prêtre anglais qui suivait l’expédition nous apprend, avec une satisfaction visible, par quels délais on prolongea l’inquiétude et l’humiliation de ces braves gens : « On les amena dans une tente, et ils se mirent à genoux, mais ils ne virent pas le roi ; puis dans une tente où ils s’agenouillèrent longtemps, mais ils ne virent pas le roi. En troisième lieu, on les introduisit dans une tente intérieure, et le roi ne se montra pas encore. Enfin, on les conduisit au lieu où le roi siégeait. Là ils furent longtemps à genoux, et notre roi ne leur accorda pas un regard, sinon lorsqu’ils eurent été très longtemps agenouillés. Alors le roi les regarda, et fit signe au comte de Dorset de recevoir les clefs de la ville. Les Français furent relevés et rassurés[37]. »

Le roi d’Angleterre, avec ses capitaines, son clergé, son armée, fit son entrée dans la ville. À la porte, il descendit de cheval et se fit ôter sa chaussure ; il alla, pieds nus, à l’église paroissiale « regrâcier son Créateur de sa bonne fortune ». La ville n’en fut pas mieux traitée ; une bonne partie des bourgeois furent mis à rançon tout comme les gens de guerre ; tous les habitants furent chassés de la ville, les femmes même et les enfants ; on leur laissa cinq sols et leurs jupes[38].

Les vainqueurs, au bout de cette guerre de cinq semaines, étaient déjà bien découragés. Des trente mille hommes qui étaient partis, il en restait vingt mille ; et il en fallut renvoyer encore cinq mille, qui étaient blessés, malades ou trop fatigués. Mais, quoique la prise d’Harfleur fût un grand et important résultat, le roi, qui l’avait achetée par la perte de tant de soldats, de tant de personnages éminents, ne pouvait se présenter devant le pays en deuil, s’il ne relevait les esprits par quelque chose de chevaleresque et de hardi. D’abord il défia le dauphin à combattre corps à corps. Puis, pour constater que la France n’osait combattre, il déclara que d’Harfleur il irait, à travers champs, jusqu’à la ville de Calais[39].

La chose était hardie, elle n’était pas téméraire. On connaissait les divisions de la noblesse française, les défiances qui l’empêchaient de se réunir en armes. Si elle n’était pas venue à temps, pendant tout un grand mois, pour défendre le poste qui couvrait la Seine et tout le royaume, il y avait à parier qu’elle laisserait bien aux Anglais les huit jours qu’il leur fallait pour arriver à Calais selon le calcul d’Henri.

Il lui restait deux mille hommes d’armes, treize mille archers, une armée leste, robuste ; c’étaient ceux qui avaient résisté. Il leur fit prendre des vivres pour huit jours. D’ailleurs, une fois sorti de Normandie, il y avait à parier que les capitaines du duc de Bourgogne en Picardie, en Artois, aideraient à nourrir cette armée, ce qui arriva. C’était le mois d’octobre, les vendanges se faisaient ; le vin ne manquerait pas ; avec du vin, le soldat anglais pouvait aller au bout du monde.

L’essentiel était de ne pas soulever les populations sur sa route, de ne pas armer les paysans par des désordres. Le roi fit exécuter à la lettre les belles ordonnances de Richard II sur la discipline[40] : Défense du viol et du pillage d’église, sous peine de la potence ; défense de crier havoc (pille !), sous peine d’avoir la tête coupée ; même peine contre celui qui vole un marchand ou vivandier ; obéir au capitaine, loger au logis marqué, sous peine d’être emprisonné et de perdre son cheval, etc.

L’armée anglaise partit d’Harfleur le 8 octobre. Elle traversa le pays de Caux. Tout était hostile. Arques tira sur les Anglais ; mais quand ils eurent fait la menace de brûler tout le voisinage, la ville fournit la seule chose qu’on lui demandait, du pain et du vin. Eu fit une furieuse sortie ; même menace, même concession ; du pain, du vin, rien de plus.

Sortis enfin de la Normandie, les Anglais arrivèrent le 13 à Abbeville, comptant passer la Somme à la Blanche-Tache, au lieu même où Édouard III avait forcé le passage avant la bataille de Créci. Henri V apprit que le gué était gardé. Des bruits terribles circulaient sur la prodigieuse armée que les Français rassemblaient ; le défi chevaleresque du roi d’Angleterre avait provoqué la furie française[41] ; le duc de Lorraine, à lui seul, amenait, disait-on, cinquante mille hommes[42]. Le fait est que, quelque diligence que mit la noblesse, celle surtout du parti d’Orléans, à se rassembler, elle était loin de l’être encore. On crut utile de tromper Henri V, de lui persuader que le passage était impossible. Les Français ne craignaient rien tant que de le voir échapper impunément. Un Gascon, qui appartenait au connétable d’Albret, fut pris, peut-être se fit prendre ; mené au roi d’Angleterre, il affirma que le passage était gardé et infranchissable. « S’il n’en est ainsi, dit-il, coupez-moi la tête. » On croit lire la scène où le Gascon Montluc entraîna le roi et le conseil, et le décida à permettre la bataille de Cérisoles.

Retourner à travers les populations hostiles de la Normandie, c’était une honte, un danger ; forcer le passage du gué était difficile, mais peut-être encore possible. Lefebvre de Saint-Remy dit lui-même que les Français étaient loin d’être prêts. Le troisième parti, c’était de s’engager dans les terres, en remontant la Somme jusqu’à ce qu’on trouvât un passage. Ce parti eût été le plus hasardeux des trois, si les Anglais n’eussent eu intelligence dans le pays. Mais il ne faut pas perdre de vue que, depuis 1406, la Picardie était sous l’influence du duc de Bourgogne ; qu’il y avait nombre de vassaux, que les capitaines des villes devaient craindre de lui déplaire, et qu’il venait de leur défendre d’armer contre les Anglais. Ceux-ci, venus sur les vaisseaux de Hollande et de Zélande, avaient dans leurs rangs des gens du Hainaut ; des Picards s’y joignirent, et peut-être les guidèrent[43].

L’armée, peu instruite des facilités qu’elle trouverait dans cette entreprise si téméraire en apparence, s’éloigna de la mer avec inquiétude. Les Anglais étaient partis le 9 d’Harfleur ; le 13, ils commencèrent à remonter la Somme. Le 14, ils envoyèrent un détachement pour essayer le passage de Pont-de-Remy ; mais ce détachement fut repoussé ; le 15, ils trouvèrent que le passage de Pont-Audemer était gardé aussi. Huit jours étaient écoulés au 17, depuis le départ d’Harfleur, mais au lieu d’être à Calais, ils se trouvaient près d’Amiens. Les plus fermes commençaient à porter la tête basse ; ils se recommandaient de tout leur cœur à saint Georges et à la sainte Vierge. Après tout, les vivres ne manquaient pas. Ils trouvaient à chaque station du pain et du vin ; à Boves, qui était au duc de Bourgogne, le vin les attendait en telle quantité que le roi craignit qu’ils ne s’enivrassent.

Près de Nesles, les paysans refusèrent les vivres et s’enfuirent. La Providence secourut encore les Anglais. Un homme du pays vint dire[44] qu’en traversant un marais, ils trouveraient un gué dans la rivière. C’était un passage long, dangereux, auquel on ne passait guère. Le roi avait ordonné au capitaine de Saint-Quentin de détruire le gué, et même d’y planter des pieux, mais il n’en avait rien fait.

Les Anglais ne perdirent pas un moment. Pour faciliter le passage, ils abattirent les maisons voisines, jetèrent sur l’eau des portes, des fenêtres, des échelles, tout ce qu’ils trouvaient. Il leur fallut tout un jour ; les Français avaient une belle occasion de les attaquer dans ce long passage.

Ce fut seulement le lendemain, dimanche 20 octobre, que le roi d’Angleterre reçut enfin le défi du duc d’Orléans, du duc de Bourbon et du connétable d’Albret. Ces princes n’avaient pas perdu de temps, mais ils avaient trouvé tous les obstacles que pouvait rencontrer un parti qui se portait seul pour défenseur du royaume. En un mois, ils avaient entraîné jusqu’à Abbeville toute la noblesse du Midi, du Centre. Ils avaient forcé l’indécision du conseil royal et les peurs du duc de Berri. Ce vieux duc voulait d’abord que les partis d’Orléans et de Bourgogne envoyassent chacun cinq cents lances seulement[45] ; mais ceux d’Orléans vinrent tous. Ensuite se souvenant de Poitiers, où il s’était sauvé jadis, il voulait qu’on évitât la bataille, que du moins le roi et le dauphin se gardassent bien d’y aller. Il obtint ce dernier point ; mais la bataille fut décidée. Sur trente-cinq conseillers, il s’en trouva cinq contre, trente pour. C’était au fond le sentiment national ; il fallait, dût-on être battu, faire preuve de cœur, ne pas laisser l’Anglais s’en aller rire à nos dépens après cette longue promenade. Nombre de gentilshommes des Pays-Bas voulurent nous servir de seconds dans ce grand duel. Ceux du Hainaut, du Brabant, de Zélande, de Hollande même si éloignés, et que la chose ne touchait en rien, vinrent combattre dans nos rangs, malgré le duc de Bourgogne.

D’Abbeville, l’armée des princes avait de son côté remonté la Somme jusqu’à Péronne, pour disputer le passage. Sachant qu’Henri était passé, ils lui envoyèrent demander, selon les us de la chevalerie, jour et lieu pour la bataille, et quelle route il voulait tenir. L’Anglais répondit, avec une simplicité digne, qu’il allait droit à Calais, qu’il n’entrait dans aucune ville, qu’ainsi on le trouverait toujours en plein champ, à la grâce de Dieu. À quoi il ajouta : « Nous engageons nos ennemis à ne pas nous fermer la route et à éviter l’effusion du sang chrétien. »

De l’autre côté de la Somme, les Anglais se virent vraiment en pays ennemi. Le pain manqua ; ils ne mangèrent pendant huit jours que de la viande, des œufs, du beurre, enfin ce qu’ils purent trouver. Les princes avaient dévasté la campagne, rompu les routes. L’armée anglaise fut obligée, pour les logements, de se diviser entre plusieurs villages. C’était encore une occasion pour les Français : ils n’en profitèrent pas. Préoccupés uniquement de faire une belle bataille, ils laissaient l’ennemi venir tout à son aise. Ils s’assemblaient plus loin, près du château d’Azincourt, dans un lieu où la route de Calais se resserrant entre Azincourt et Tramecourt, le roi serait obligé, pour passer, de livrer bataille.

Le jeudi 24 octobre, les Anglais ayant passé Blangy[46] apprirent que les Français étaient tout près et crurent qu’ils allaient attaquer. Les gens d’armes descendirent de cheval, et tous, se mettant à genoux, levant les mains au ciel, prièrent Dieu de les prendre en sa garde. Cependant il n’y eut rien encore ; le connétable n’était pas arrivé à l’armée française. Les Anglais allèrent loger à Maisoncelle, se rapprochant d’Azincourt. Henri V se débarrassa de ses prisonniers. « Si vos maîtres survivent, dit-il, vous vous représenterez à Calais. »

Enfin ils découvrirent l’immense armée française, ses feux, ses bannières. Il y avait, au jugement du témoin oculaire, quatorze mille hommes d’armes, en tout peut-être cinquante mille hommes ; trois fois plus que n’en comptaient les Anglais[47]. Ceux-ci avaient onze ou douze mille hommes, de quinze mille qu’ils avaient emmenés d’Harfleur ; dix mille au moins, sur ce nombre, étaient des archers.

Le premier qui vint avertir le roi, le Gallois[48] David Gam, comme on lui demandait ce que les Français pouvaient avoir d’hommes, répondit avec le ton léger et vantard des Gallois : « Assez pour être tués, assez pour être pris, assez pour fuir[49]. » Un Anglais, sir Walter Hungerford, ne put s’empêcher d’observer qu’il n’eût pas été inutile de faire venir dix mille bons archers de plus ; il y en avait tant en Angleterre qui n’auraient pas mieux demandé. Mais le roi dit sévèrement : « Par le nom de Notre-Seigneur, je ne voudrais pas un homme de plus. Le nombre que nous avons, c’est le nombre qu’il a voulu ; ces gens placent leur confiance dans leur multitude, et moi dans Celui qui fit vaincre si souvent Judas Macchabée. »

Les Anglais, ayant encore une nuit à eux, l’employèrent utilement à se préparer, à soigner l’âme et le corps, autant qu’il se pouvait. D’abord ils roulèrent les bannières, de peur de la pluie, mirent bas et plièrent les belles cottes d’armes qu’ils avaient endossées pour combattre. Puis, afin de passer confortablement cette froide nuit d’octobre, ils ouvrirent leurs malles et mirent sous eux de la paille qu’ils envoyaient chercher aux villages voisins. Les hommes d’armes remettaient des aiguillettes à leurs armures, les archers des cordes neuves aux arcs. Ils avaient depuis plusieurs jours taillé, aiguisé les pieux qu’ils plantaient ordinairement devant eux pour arrêter la gendarmerie. Tout en préparant la victoire, ces braves gens songeaient au salut ; ils se mettaient en règle du côté de Dieu et de la conscience. Ils se confessaient à la hâte, ceux du moins que les prêtres pouvaient expédier. Tout cela se faisait sans bruit, tout bas. Le roi avait ordonné le silence, sous peine, pour les gentlemen, de perdre leur cheval, et pour les autres l’oreille droite.

Du côté des Français, c’était autre chose. On s’occupait à faire des chevaliers. Partout de grands feux qui montraient tout à l’ennemi ; un bruit confus de gens qui criaient, s’appelaient, un vacarme de valets et de pages. Beaucoup de gentilshommes passèrent la nuit dans leurs lourdes armures, à cheval, sans doute pour ne pas les salir dans la boue ; boue profonde, pluie froide ; ils étaient morfondus. Encore, s’il y avait eu de la musique[50]… Les chevaux même étaient tristes ; pas un ne hennissait… À ce fâcheux augure, joignez les souvenirs ; Azincourt n’est pas loin de Créci.

Le matin du 25 octobre 1415, jour de saint Crépin et saint Crépinien, le roi d’Angleterre entendit, selon sa coutume, trois messes[51], tout armé, tête nue. Puis il se fit mettre en tête un magnifique bassinet où se trouvait une couronne d’or, cerclée, fermée, impériale. Il monta un petit cheval gris, sans éperons, fit avancer son armée sur un champ de jeunes blés verts, où le terrain était moins défoncé par la pluie, toute l’armée en un corps, au centre les quelques lances qu’il avait, flanquées de masses d’archers ; puis il alla tout le long au pas, disant quelques paroles brèves : « Vous avez bonne cause, je ne suis venu que pour demander mon droit… Souvenez-vous que vous êtes de la vieille Angleterre ; que vos parents, vos femmes et vos enfants vous attendent là-bas ; il faut avoir un beau retour. Les rois d’Angleterre ont toujours fait de belle besogne en France… Gardez l’honneur de la Couronne ; gardez-vous vous-mêmes. Les Français disent qu’ils feront couper trois doigts de la main à tous les archers. »

Le terrain était en si mauvais état que personne ne se souciait d’attaquer. Le roi d’Angleterre fit parler aux Français. Il offrait de renoncer au titre de roi de France et de rendre Harfleur, pourvu qu’on lui donnât la Guyenne, un peu arrondie, le Ponthieu, une fille du roi et huit cent mille écus. Ce parlementage entre les deux armées ne diminua pas, comme on eût pu le croire, la fermeté anglaise ; pendant ce temps, les archers assuraient leurs pieux.

Les deux armées faisaient un étrange contraste. Du côté des Français, trois escadrons énormes, comme trois forêts de lances, qui, dans cette plaine étroite, se succédaient à la file et s’étiraient en profondeur ; au front, le connétable, les princes, les ducs d’Orléans, de Bar et d’Alençon, les comtes de Nevers, d’Eu, de Richemont, de Vendôme, une foule de seigneurs, une iris éblouissante d’armures émaillées, d’écussons, de bannières, les chevaux bizarrement déguisés dans l’acier et dans l’or. Les Français avaient aussi des archers, des gens des communes[52] : mais où les mettre ? Les places étaient comptées, personne n’eût donné la sienne[53] ; ces gens auraient fait tache en si noble assemblée. Il y avait des canons, mais il ne paraît pas qu’on s’en soit servi ; probablement il n’y eut pas non plus de place pour eux.

L’armée anglaise n’était pas belle. Les archers n’avaient pas d’armure, souvent pas de souliers ; ils étaient pauvrement coiffés de cuir bouilli, d’osier même avec une croisure de fer ; les cognées et les haches, pendues à leur ceinture, leur donnaient un air de charpentiers. Plusieurs de ces bons ouvriers avaient baissé leurs chausses, pour être à l’aise et bien travailler, pour bander l’arc d’abord[54], puis pour manier la hache, quand ils pourraient sortir de leur enceinte de pieux, et charpenter ces masses immobiles.

Un fait bizarre, incroyable, et pourtant certain, c’est qu’en effet l’armée française ne put bouger, ni pour combattre, ni pour fuir. L’arrière-garde seule échappa.

Au moment décisif, lorsque le vieux Thomas de Herpinghem, ayant rangé l’armée anglaise, jeta son bâton en l’air en disant : « Now strike[55] ! », lorsque les Anglais eurent répondu par un formidable cri de dix mille hommes, l’armée française resta encore immobile à leur grand étonnement. Chevaux et chevaliers, tous parurent enchantés, ou morts dans leurs armures. Dans la réalité, c’est que ces grands chevaux de combat, sous la charge de leur pesant cavalier, de leur vaste caparaçon de fer, s’étaient profondément enfoncés des quatre pieds dans les terres fortes ; ils y étaient parfaitement établis, et ils ne s’en dépêtrèrent que pour avancer quelque peu au pas.

Tel est l’aveu des historiens du parti anglais, aveu modeste qui fait honneur à leur probité.

Lefebvre, Jean de Vaurin et Walsingham[56] disent expressément que le champ n’était qu’une boue visqueuse. « La place estoit molle et effondrée des chevaux, en telle manière que à grant peine se pouvoient ravoir hors de la terre, tant elle estoit molle. »

« D’autre part, dit encore Lefebvre, les Franchois estoient si chargés de harnois qu’ils ne pouvoient aller avant. Premièrement, estoient chargés de cottes d’acier, longues, passants les genoux et moult pesantes, et pardessous harnois de jambes, et pardessus blancs harnois, et de plus bachinets de caruail… Ils étoient si pressés l’un de l’autre, qu’ils ne pouvoient lever leurs bras pour férir les ennemis, sinon aucuns qui estoient au front. »

Un autre historien du parti anglais nous apprend que les Français étaient rangés sur une profondeur de trente-deux hommes, tandis que les Anglais n’avaient que quatre rangs[57]. Cette profondeur énorme des Français ne leur servait à rien ; leurs trente-deux rangs étaient tous, ou presque tous, de cavaliers ; la plupart, loin de pouvoir agir, ne voyaient même pas l’action ; les Anglais agirent tous. Des cinquante mille Français, deux ou trois mille seulement purent combattre les onze mille Anglais, ou du moins l’auraient pu, si leurs chevaux s’étaient tirés de la boue.

Les archers anglais, pour réveiller ces inertes masses, leur dardèrent, avec une extrême roideur, dix mille traits au visage. Les cavaliers de fer baissèrent la tête, autrement les traits auraient pénétré par les visières des casques. Alors des deux ailes, de Tramecourt, d’Azincourt, s’ébranlèrent lourdement à grand renfort d’éperons, deux escadrons français ; ils étaient conduits par deux excellents hommes d’armes, messire Clignet de Brabant, et messire Guillaume de Saveuse. Le premier escadron, venant de Tramecourt, fut inopinément criblé en flanc par un corps d’archers cachés dans le bois[58] ; ni l’un ni l’autre escadron n’arriva.

De douze cents hommes qui exécutaient cette charge, il n’y en avait plus cent vingt, quand ils vinrent heurter aux pieux des Anglais. La plupart avaient chu en route, hommes et chevaux, en pleine boue. Et plût au ciel que tous eussent tombé ; mais les autres, dont les chevaux étaient blessés, ne purent plus gouverner ces bêtes furieuses, qui revinrent se ruer sur les rangs français. L’avant-garde, bien loin de pouvoir s’ouvrir pour les laisser passer, était, comme on l’a vu, serrée à ne pas se mouvoir. On peut juger des accidents terribles qui eurent lieu dans cette masse compacte, les chevaux s’effrayant, reculant, s’étouffant, jetant leurs cavaliers, ou les froissant dans leurs armures entre le fer et le fer.

Alors survinrent les Anglais. Laissant leur enceinte de pieux, jetant arcs et flèches, ils vinrent, fort à leur aise, avec les haches, les cognées, les lourdes épées et les massues plombées[59], démolir cette montagne d’hommes et de chevaux confondus. Avec le temps, ils vinrent à bout de nettoyer l’avant-garde, et entrèrent, leur roi en tête, dans la seconde bataille.

C’est peut-être à ce moment que dix-huit gentilshommes français seraient venus fondre sur le roi d’Angleterre. Ils avaient fait vœu, dit-on, de mourir ou de lui abattre sa couronne ; un d’eux en détacha un fleuron ; tous y périrent. Cet on dit ne suffit pas aux historiens ; ils l’ornent encore, ils en font une scène homérique où le roi combat sur le corps de son frère blessé, comme Achille sur celui de Patrocle. Puis, c’est le duc d’Alençon, commandant de l’armée française, qui tue le duc d’York et fend la couronne du roi. Bientôt entouré, il se rend ; Henri lui tend la main ; mais déjà il était tué[60].

Ce qui est plus certain, c’est qu’à ce second moment de la bataille, le duc de Brabant arrivait en hâte. C’était le propre frère du duc de Bourgogne ; il semble être venu là pour laver l’honneur de la famille. Il arrivait bien tard, mais encore à temps pour mourir. Le brave prince avait laissé tous les siens derrière lui, il n’avait pas même vêtu sa cotte d’armes ; au défaut, il prit sa bannière, y fit un trou, y passa la tête, et se jeta à travers les Anglais, qui le tuèrent au moment même.

Restait l’arrière-garde, qui ne tarda pas à se dissiper. Une foule de cavaliers français, démontés, mais relevés par les valets, s’étaient tirés de la bataille et rendus aux Anglais. En ce moment, on vient dire au roi qu’un corps français pille ses bagages, et d’autre part il voit dans l’arrière-garde des Bretons ou Gascons qui faisaient mine de revenir sur lui. Il eut un moment de crainte, surtout voyant les siens embarrassés de tant de prisonniers ; il ordonna à l’instant que chaque homme eût à tuer le sien. Pas un n’obéissait ; ces soldats, sans chausses ni souliers, qui se voyaient en main les plus grands seigneurs de France et croyaient avoir fait fortune, on leur ordonnait de se ruiner… Alors le roi désigna deux cents hommes pour servir de bourreaux. Ce fut, dit l’historien, un spectacle effroyable de voir ces pauvres gens désarmés à qui on venait de donner parole, et qui, de sang-froid furent égorgés, décapités, taillés en pièces !… L’alarme n’était rien. C’étaient des pillards du voisinage, des gens d’Azincourt, qui, malgré le duc de Bourgogne leur maître, avaient profité de l’occasion ; il les en punit sévèrement[61], quoiqu’ils eussent tiré du butin une riche épée pour son fils.

La bataille finie, les archers se hâtèrent de dépouiller les morts, tandis qu’ils étaient encore tièdes. Beaucoup furent tirés vivants de dessous les cadavres, entre autres le duc d’Orléans. Le lendemain, au départ, le vainqueur prit ou tua ce qui pouvait rester en vie[62].

« C’était pitoyable chose à voir, la grant noblesse qui là avoit été occise, lesquels étoient desjà tout nuds comme ceux qui naissent de niens. » Un prêtre anglais n’en fut pas moins touché. « Si cette vue, dit-il, excitait compassion et componction en nous qui étions étrangers et passant par le pays, quel deuil était-ce donc pour les natifs habitants ! Ah ! puisse la nation française venir à paix et union avec l’anglaise, et s’éloigner de ses iniquités et de ses mauvaises voies ! » Puis la dureté prévaut sur la compassion, et il ajoute : « En attendant, que leur faute retombe sur leur tête[63]. »

Les Anglais avaient perdu seize cents hommes, les Français dix mille, presque tous gentilshommes, cent vingt seigneurs ayant bannière. La liste occupe six grandes pages dans Monstrelet. D’abord sept princes (Brabant, Nevers, Albret[64], Alençon, les trois de Bar), puis des seigneurs sans nombre, Dampierre, Vaudemont, Marle, Roussy, Salm, Dammartin, etc., etc., les baillis du Vermandois, de Mâcon, de Sens, de Senlis, de Caen, de Meaux, un brave archevêque, celui de Sens, Montaigu, qui se battit comme un lion.

Le fils du duc de Bourgogne fit à tous les morts qui restaient nus sur le champ de bataille la charité d’une fosse. On mesura vingt-cinq verges carrées de terre, et dans cette fosse énorme l’on descendit tous ceux qui n’avaient pas été enlevés ; de compte fait, cinq mille huit cents hommes. La terre fut bénie, et autour on planta une forte haie d’épines, de crainte des loups[65].

Il n’y eut que quinze cents prisonniers, les vainqueurs ayant tué, comme on a dit, ce qui remuait encore. Ces prisonniers n’étaient rien moins que les ducs d’Orléans et de Bourbon, le comte d’Eu, le comte de Vendôme, le comte de Richemont, le maréchal de Boucicaut, messire Jacques d’Harcourt, messire Jean de Craon, etc. Ce fut toute une colonie française transportée en Angleterre.

Après la bataille de la Meloria, perdue par les Pisans, on disait : « Voulez-vous voir Pise, allez à Gênes. » On eût pu dire après Azincourt : « Voulez-vous voir la France, allez à Londres. »

Ces prisonniers étaient entre les mains des soldats. Le roi fit une bonne affaire ; il les acheta à bas prix, et en tira d’énormes rançons[66]. En attendant ils furent tenus de très près. Henri ne se piqua point d’imiter la courtoisie du Prince Noir.

La veuve d’Henri IV, veuve en premières noces du duc de Bretagne, eut le malheur de revoir à Londres son fils Arthur prisonnier. Dans cette triste entrevue, elle avait mis à sa place une dame qu’Arthur prit pour sa mère. Le cœur maternel en fut brisé. « Malheureux enfant, dit-elle, ne me reconnais-tu donc pas ? » On les sépara. Le roi ne permit pas de communication entre la mère et le fils[67].

Le plus dur pour les prisonniers, ce fut de subir le sermon de ce roi des prêtres[68], d’endurer ses moralités, ses humilités. Immédiatement après la bataille, parmi les cadavres et les blessés, il fit venir Montjoie, le héraut de France, et dit : « Ce n’est pas nous qui avons fait cette occision, c’est Dieu, pour les péchés des Français. » Puis il demanda gravement à qui la victoire devait être attribuée, au roi de France ou à lui ? « À vous, monseigneur », répondit le héraut de France[69].

Prenant ensuite son chemin vers Calais, il ordonna, dans une halte, qu’on envoyât du pain et du vin au duc d’Orléans, et, comme on vint lui dire que le prisonnier ne prenait rien, il y alla, et lui dit : « Beau cousin, comment vous va ? — Bien, monseigneur. — D’où vient que vous ne voulez ni boire ni manger ? — Il est vrai, je jeûne. — Beau cousin, ne prenez souci ; je sais bien que si Dieu m’a fait la grâce de gagner la bataille sur les Français, ce n’est pas que j’en sois digne ; mais c’est, je le crois fermement, qu’il a voulu les punir. Au fait, il n’y a pas à s’en étonner, si ce qu’on m’en raconte est vrai ; on dit que jamais il ne s’est vu tant de désordres, de voluptés, de péchés et de mauvais vices qu’on en voit aujourd’hui en France. C’est pitié de l’ouïr, et horreur pour les écoutants. Si Dieu en est courroucé ce n’est pas merveille[70]. »

Était-il donc bien sûr que l’Angleterre fut chargée de punir la France ? La France était-elle si complètement abandonnée de Dieu, qu’il lui fallût cette discipline anglaise et ces charitables enseignements ?

Un témoin oculaire dit qu’un moment avant la bataille il vit, des rangs anglais, un touchant spectacle dans l’autre armée. Les Français de tous les partis se jetèrent dans les bras les uns des autres et se pardonnèrent ; ils rompirent le pain ensemble. De ce moment, ajoute-t-il, la haine se changea en amour[71].

Je ne vois point que les Anglais se soient réconciliés[72]. Ils se confessèrent ; chacun se mit en règle, sans s’inquiéter des autres.

Cette armée anglaise semble avoir été une honnête armée, rangée, régulière. Ni jeu, ni filles, ni jurements. On voit à peine vraiment de quoi ils se confessaient.

Lesquels moururent en meilleur état ? Desquels aurions-nous voulu être ?… Le fils du duc de Bourgogne, Philippe-le-Bon, que son père empêcha d’aller joindre les Français, disait encore quarante ans après : « Je ne me console point de n’avoir pas été à Azincourt, pour vivre ou mourir[73]. »

L’excellence du caractère français, qui parut si bien à cette triste bataille, est noblement avouée par l’Anglais Walsingham dans une autre circonstance : « Lorsque le duc de Lancastre envahit la Castille, et que ses soldats mouraient de faim, ils demandèrent un sauf-conduit, et passèrent dans le camp des Castillans, où il y avait beaucoup de Français auxiliaires. Ceux-ci furent touchés de la misère des Anglais ; ils les traitèrent avec humanité et ils les nourrirent[74]. » Il n’y a rien à ajouter à un tel fait.

J’y ajouterais pourtant volontiers des vers charmants, pleins de bonté et de douceur d’âme[75], que le duc d’Orléans, prisonnier vingt-cinq ans en Angleterre, adresse en partant à une famille anglaise qui l’avait gardé[76]. Sa captivité dura presque autant que sa vie. Tant que les Anglais purent croire qu’il avait chance d’arriver au trône, ils ne voulurent jamais lui permettre de se racheter. Placé d’abord dans le château de Windsor avec ses compagnons, il en fut bientôt séparé pour être renfermé dans la prison de Pomfret ; sombre et sinistre prison, qui n’avait pas coutume de rendre ceux qu’elle recevait ; témoin Richard II.

Il y passa de longues années, traité honorablement[77], sévèrement, sans compagnie, sans distraction ; tout au plus la chasse au faucon[78], chasse de dames, qui se faisait ordinairement à pied, et presque sans changer de place. C’était un triste amusement dans ce pays d’ennui et de brouillard, où il ne faut pas moins que toutes les agitations de la vie sociale et les plus violents exercices, pour faire oublier la monotonie d’un sol sans accident, d’un climat sans saison, d’un ciel sans soleil.

Mais les Anglais eurent beau faire, il y eut toujours un rayon du soleil de France dans cette tour de Pomfret. Les chansons les plus françaises que nous ayons y furent écrites par Charles d’Orléans. Notre Béranger du quinzième siècle[79], tenu si longtemps en cage, n’en chanta que mieux.

C’est un Béranger un peu faible, peut-être, mais sans amertume, sans vulgarité, toujours bienveillant, aimable, gracieux ; une douce gaieté qui ne passe jamais le sourire ; et ce sourire est près des larmes[80]. On dirait que c’est pour cela que ces pièces sont si petites ; souvent il s’arrête à temps, sentant les larmes venir… Viennent-elles, elles ne durent guère, pas plus qu’une ondée d’avril.

Le plus souvent c’est, en effet, un chant d’avril et d’alouette[81]. La voix n’est ni forte, ni soutenue, ni profondément passionnée[82]. C’est l’alouette, rien de plus[83]. Ce n’est pas le rossignol.

Telle fut en général notre primitive et naturelle France, un peu légère peut-être pour le sérieux d’aujourd’hui. Telle elle fut en poésie comme elle est en vins, en femmes. Ceux de nos vins que le monde aime et recherche comme français ne sont, il est vrai, qu’un souffle, mais c’est un souffle d’esprit. La beauté française, non plus, n’est pas facile à bien saisir ; ce n’est ni le beau sang anglais, ni la régularité italienne ; quoi donc ? le mouvement, la grâce, le je ne sais quoi, tous les jolis riens.

Autre temps, autre poésie. N’importe ; celle-là subsiste ; rien, en ce genre, ne l’a surpassée. Naguère encore, lorsque ces chants étaient oubliés eux-mêmes, il a suffi, pour nous ravir, d’une faible imitation, d’un infidèle et lointain écho[84].

Quelque blasés que vous soyez par tant de livres et d’événements, quelque préoccupés des profondes littératures des nations étrangères, de leur puissante musique, gardez, Français d’aujourd’hui, gardez toujours bon souvenir à ces aimables poésies, à ces doux chants de vos pères dans lesquels ils ont exprimé leurs joies, leurs amours, à ces chants qui touchèrent le cœur de vos mères et dont vous-mêmes êtes nés…


Je me suis écarté, ce semble ; mais je devais ceci au poète, au prisonnier. Je devais, après cet immense malheur, dire aussi que les vaincus étaient moins dignes de mépris que les vainqueurs ne l’ont cru… Peut-être encore, au milieu de cette docile imitation des mœurs et des idées anglaises qui gagne chaque jour[85], peut-être est-ce chose utile de réclamer en faveur de la vieille France, qui s’en est allée… Où est-elle, cette France du moyen âge et de la Renaissance, de Charles d’Orléans, de Froissart ?… Villon se le demandait déjà en vers plus mélancoliques qu’on n’eût attendu d’un si joyeux enfant de Paris :

« Dites-moi en quel pays
« Est Flora, la belle Romaine ?
« Où est la très sage Héloïs ?…
« La reine Blanche, comme un lis,
« Qui chantoit à voix de Sirène ?
« … Et Jeanne, la bonne Lorraine
« Qu’Anglais brûlèrent à Rouen ?
.............
« Où sont-ils, Vierge souveraine ?
— « Mais où sont les neiges d’antan ? »

  1. Du moins roi de la France du Nord. Il n’eut pas le titre de roi, étant mort avant Charles VI, mais il le laissa à son fils.
  2. App. 158.
  3. Ils finirent par n’y plus aller. (Hallam.)
  4. Turner. Wilkins.
  5. Les Anglais ont porté dans le droit politique ce génie de fiction que les Romains n’avaient montré que dans le droit civil. M. Allen, dans son livre sur la Prérogative royale, a résumé les prodigieux tours de force au moyen desquels se jouait cette bizarre comédie, chacun faisant semblant de confondre le roi et la royauté, l’homme faillible et l’idée infaillible. De temps en temps la patience échappait, la confusion cessait et l’abstraction se faisait d’une manière sanglante ; si le roi ne périssait (comme Édouard II, Richard II, Henri VI et Charles Ier), il était renversé, ou tout au moins humilié, réduit à l’impuissance (Henri II, Jean, Henri III, Jacques II).
  6. Bien entendu, là où il y a privilège pour l’aîné.
  7. Ceci est moins vrai depuis que l’Angleterre a créé une immense propriété mobilière, qui se partage selon l’équité. La propriété territoriale reste assujettie aux lois du moyen âge. — Au reste, le droit d’aînesse est dans les mœurs, dans les idées même du peuple. J’ai cité à ce sujet une anecdote très curieuse (t. Ier, à la fin du livre Ier). — Dès que le père s’enrichit, sa première pensée est : Faire un ainé. À quoi réplique tout bas la pensée du cadet : Être indépendant, avoir une honnête suffisance (to be independent, to have a competence). Ces deux mots sont le dialogue tacite de la famille anglaise. App. 159.
  8. Rapprocher l’histoire des trois Glocester du frère du Prince Noir, du frère d’Henri V et du frère d’Édouard IV.
  9. En 1373.
  10. « Awake, wealth, and walk in this region… » (Turner.) — La foi des Anglais dans la toute-puissance de l’argent est naïvement exprimée dans les dernières paroles du cardinal Winchester ; il disait en mourant : « Comment est-il donc possible que je meure, étant si riche ? Quoi ! l’argent ne peut donc rien à cela ? » (Ibid.)
  11. Lewis. Richard II prit Wicleff pour son chapelain. Voy. dans Walsingham la grande scène où Wicleff est soutenu par les princes et les grands contre l’évêque et le peuple de Londres.
  12. Turner.
  13. Henri II, Jean, Édouard II, Richard II, Henri VI, Charles Ier.
  14. Il avait été banni par Richard II, et son temporel confisqué.
  15. Henri IV, intimement uni aux évêques d’Angleterre, commença son règne par leur donner des armes contre les trois genres d’ennemis qu’ils avaient à craindre : 1o contre le pape, contre l’invasion du clergé étranger ; 2o contre les moines (les moines achetaient des bulles du pape pour se dispenser de payer la dîme aux évêques) ; 3o contre les hérétiques. (Statutes of the Realm.)
  16. Les diocésains peuvent faire arrêter ceux qui prêchent ou enseignent sans leur autorisation et les faire brûler en lieu apparent et élevé : « In eminenti loco comburi faciant. » — « And them before the people in an high place do to be burnt. » (Ibid.)
  17. Turner. En 1430 il n’en était plus ainsi ; tout revenait au roi.
  18. Ces conditions étaient plus humiliantes qu’aucune de celles qui avaient été imposées à Richard II. Il devait prendre seize conseillers, se laisser guider uniquement par leurs avis, etc.
  19. « Le droit de primogéniture met de la rudesse dans les rapports du père au fils aîné. Celui-ci s’habitue à se considérer comme indépendant ; ce qu’il reçoit de ses parents est à ses yeux une dette plus qu’un bienfait. La mort d’un père, celle d’un frère aîné, dont on attend l’héritage, sont sur la scène anglaise l’objet de plaisanteries que l’on applaudit et qui chez nous révolteraient le public. » (Mme de Staël.) — Je ne puis m’empêcher de rapprocher de ceci le mot de l’historien romain dans son tableau des proscriptions : « Il y eut beaucoup de fidélité dans les épouses, assez dans les affranchis, quelque peu chez les esclaves, aucune dans les fils ; tant, l’espoir une fois conçu, il est difficile d’attendre ! » (Velleius Paterculus.)
  20. Le fils négociait avec le parti de Bourgogne, tandis que le père se rapprochait du parti d’Orléans.
  21. C’était comme nos écoles buissonnières du seizième siècle.
  22. Il est dit toutefois dans Henri V que Falstaff parlait « contre la prostituée de Babylone ». App. 160
  23. Le roi lui demanda pourquoi il emportait sa couronne, et le prince lui dit : « Monseigneur, voici en présence ceux qui m’avoient donné à entendre que vous estiez trépassé ; et pour ce que je suis votre fils aîné… » (Monstrelet.)
  24. Tellement que l’archevêque de Cantorbéry hésitait à l’attaquer, le croyant encore ami du roi. (Walsingham.)
  25. « Repente mutatus est in virum alterum… cujus mores et gestus omni conditioni, tam religiosorum quam laicorum, in exempla fuere. » (Walsingham.)
  26. Statutes of the Realm.
  27. L’examen d’Oldcastle par l’archevêque est très curieux dans l’histoire du moine Walsingham ; il est impossible de tuer avec plus de sensibilité ; le juge s’attendrit, il pleure ; on le plaindrait volontiers plus que la victime. App. 161.
  28. App. 162.
  29. App. 163.
  30. Walsingham y croit. Mais Turner voit très bien que ce n’était qu’un faux bruit.
  31. Jamais le roi de France n’avait envoyé à celui d’Angleterre une ambassade aussi solennelle ; il y avait douze ambassadeurs, et leur suite se composait de cinq cent quatre-vingt-douze personnes. (Rymer.)
  32. Outre les canonniers, ouvriers, etc. Quinze cents bâtiments de transport. App. 164.
  33. Sous Charles VI, sous Louis XIII, etc.
  34. Les scrupules d’Henri allèrent jusqu’à refuser le service d’un gentleman qui lui amenait vingt hommes, mais qui avait été moine, et n’était rentré dans la vie séculière qu’au moyen d’une dispense du pape. Ces dispenses étaient le sujet d’une guerre continuelle entre Rome et l’Église d’Angleterre.
  35. Le roi n’en avait pas ; mais plusieurs villes, telles que La Rochelle, Dieppe, etc., en avaient un assez grand nombre.
  36. Le serviteur des ducs de Bourgogne, qui depuis fut leur héraut d’armes, sous le nom de Toison d’Or, avoue ceci expressément : « Y allèrent à puissance de gens, jà soit (quoique) le duc de Bourgogne mandât par ses lettres patentes, que ils ne bougeassent, et que ne servissent ni partissent de leurs hostels, jusques à tant qu’il leur fist sçavoir ». (Lefebvre de Saint-Remy.)
  37. App. 165.
  38. App. 166.
  39. App. 167.
  40. Règlement de 1386. Voy. Sir Nicolas.
  41. La noblesse était animée par la honte d’avoir laissé prendre Harfleur. Le Religieux exprime ici avec une extrême amertume le sentiment national : « La noblesse, dit-il, en fut moquée, sifflée, chansonnée tout le jour chez les nations étrangères. Avoir sans résistance laissé le royaume perdre son meilleur et son plus utile port, avoir laissé prendre honteusement ceux qui s’étaient si bien défendus ! »
  42. App. 168.
  43. App. 169.
  44. App. 170.
  45. App. 171.
  46. « Comme il fut dit au roy d’Angleterre que il avoit passé son logis, il s’arrêta et dit : « Jà Dieu ne plaise, entendu que j’ai la cotte d’armes vestue, que je dois retourner arrière. » Et passa outre ». (Lefebvre.)
  47. App. 172.
  48. Henri avait des Gallois et des Portugais. On a vu déjà qu’il avait des gens du Hainaut.
  49. Powel. Turner.
  50. Lefebvre de Saint-Remy.
  51. « Car il avoit coustume d’en oyr chascun jour, trois l’une après l’autre. » (Jehan de Vaurin, ms.)
  52. Quatre mille archers, sans compter de nombreuses milices. Les Parisiens avaient offert six mille hommes armés ; on n’en voulut pas. Un chevalier dit à cette occasion : « Qu’avons-nous besoin de ces ouvriers ? nous sommes déjà trois fois plus nombreux que les Anglais. » Le Religieux remarque qu’on fit la même faute à Courtrai, à Poitiers et à Nicopolis, et il ajoute des réflexions hardies pour le temps.
  53. Tous, dit le Religieux, voulaient être à l’avant-garde : « Cum singuli anti-guardiam poscerent conducendam… essetque inde exorta verbalis controversia, tandem tamen unanimiter (proh dolor !) concluserunt ut omnes in prima fronte locarentur. » — C’est ainsi que le grand-père de Mirabeau nous apprend qu’au pont de Cassano les officiers furent au moment de tirer l’épée les uns contre les autres, tous voulant être les premiers au combat. (Mémoires des Mirabeau.)
  54. Les archers anglais poussaient l’arc avec le bras gauche, ceux de France tiraient la corde avec le bras droit ; chez ceux-ci c’était le bras gauche, chez ceux-là le bras droit qui restait immobile. M. Gilpin attribue à cette différence de procédé celle d’expression dans les deux langues : tirer de l’arc, en français ; bander l’arc, en anglais.
  55. « Maintenant, frappe ! » (Monstrelet.)
  56. Les fantassins même avaient peine à marcher : « Propter soli mollitiem… per campum lutosum. » (Walsingham.)
  57. Titus Livius.
  58. Monstrelet. — Quelques-uns disaient aussi que le roi d’Angleterre avait envoyé des archers derrière l’armée française ; mais les témoins oculaires affirment le contraire.
  59. App. 173.
  60. App. 174.
  61. C’est justement de l’historien bourguignon que nous tenons ce détail. (Monstrelet.)
  62. App. 175.
  63. « Let his grief be turned upon his head. » (Ms., Sir Nicolas.)
  64. Le connétable fut très heureux en cela ; sa mort répondit à ceux qui l’accusaient de trahir. App. 176.
  65. App. 177.
  66. Le Religieux.
  67. Mémoire d’Artus III.
  68. « Princeps presbyterorum. » (Walsingham.)
  69. Monstrelet.
  70. Lefebvre de Saint-Remy.
  71. Idem.
  72. Et pourtant il s’en fallait bien qu’ils fussent de même parti, il y avait certainement des partisans de Mortimer et des partisans de Lancastre, des lollards et des orthodoxes.
  73. « Et ce… j’ai ouï dire au comte de Charolois, depuis que il avoit atteint l’âge de soixante-sept ans. » (Lefebvre de Saint-Remy.)
  74. App. 178.
  75. App. 179.
  76. Mon très bon hôte et ma très doulce hôtesse…
  77. App. 180.
  78. Il y avait d’autres poètes parmi les prisonniers d’Azincourt, entre autres le maréchal Boucicaut.
  79. App. 181.
  80. App. 182.
  81. César, qui était poète aussi, et qui avait tant d’esprit, appela sa légion gauloise l’alouette (alauda), la chanteuse…
  82. Il y a pourtant un vif mouvement de passion dans les vers suivants :

    Dieu ! qu’il la fait bon regarder,
    La gracieuse, bonne et belle !
    ...........
    Qui se pourroit d’elle lasser ?
    Tous jours sa beauté renouvelle.
    Dieu ! qu’il la fait bon regarder,
    La gracieuse, bonne et belle !
    Par deçà, ni delà la mer,
    Ne scays dame ni demoyselle
    Qui soit en tout bien parfait telle.
    C’est un songe que d’y penser !
    Dieu ! qu’il la fait bon regarder.

    (Charles d’Orléans.)App. 183.
  83. App. 184.
  84. Peu m’importe de savoir l’auteur des vers de Clotilde de Surville ; il me suffit de savoir que Lamartine, très jeune, les avait retenus par cœur. Personne n’ignore maintenant que le second volume est l’ouvrage de l’ingénieux Nodier.
  85. Perlin s’en plaignait déjà au seizième siècle : « Il me desplaît que ces vilains estans en leur pays nous crachent à la face, et eulx estans à la France, on les honore et révère comme petits dieux. » (1558.)