Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Tome 2 - Éclaircissements

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Œuvres complètes de J. Michelet
(Histoire de France, édition 1893p. 473-508).

ÉCLAIRCISSEMENTS


LUTTE DES MENDIANTS ET DE L’UNIVERSITÉ. —

SAINT THOMAS. — DOUTES DE SAINT LOUIS. — LA PASSION, COMME

PRINCIPE D’ART AU MOYEN AGE.


L’éternel combat de la grâce et de la loi fut encore combattu au temps de saint Louis, entre l’Université et les Ordres Mendiants. Voici l’histoire de l’Université : au douzième siècle, elle se détache de son berceau, de l’école du parvis Notre-Dame, elle lutte contre l’évêque de Paris ; au treizième, elle guerroie contre les Mendiants agents du pape ; au quatorzième contre le pape lui-même. Ce corps formait une rude et forte démagogie, où quinze ou vingt mille jeunes gens de toute nation se formaient aux exercices dialectiques, cité sauvage dans la cité qu’ils troublaient de leurs violences et scandalisaient de leurs mœurs[1]. C’était là toutefois depuis quelque temps la grande gymnastique intellectuelle du monde. Dans le treizième siècle seulement, il en sortit sept papes[2] et une foule de cardinaux et d’évêques. Les plus illustres étrangers, l’Espagnol Raymond Lulle et l’Italien Dante, venaient à trente et quarante ans s’asseoir au pied de la chaire de Duns Scot. Ils tenaient à honneur d’avoir disputé à Paris. Pétrarque fut aussi fier de la couronne que lui décerna notre Université que de celle du Capitole. Au seizième siècle, encore, lorsque Ramus rendait quelque vie à l’Université en attendant la Saint-Barthélemy, nos écoles de la rue du Fouarre furent visitées de Torquato Tasso. Pur raisonnement toutefois, vaine logique, subtile et stérile chicane[3], nos artistes (les dialecticiens de l’Université se donnaient ce nom) devaient être bientôt primés.

Les vrais artistes du peuple au treizième siècle, orateurs, comédiens, mimes, bateleurs enthousiastes, c’étaient les Mendiants. Ceux-ci parlaient d’amour et au nom de l’amour. Ils avaient repris le texte de saint Augustin : « Aimez et faites ce que vous voudrez. » La logique, qui avait eu de si grands effets au temps d’Abailard, ne suffisait plus. Le monde, fatigué dans ce rude sentier, eût mieux aimer se reposer avec saint François et saint Bonaventure sous les mystiques ombrages du Cantique des Cantiques, ou rêver avec un autre saint Jean une foi nouvelle et un nouvel Évangile.

Ce titre formidable : Introduction à l’Évangile éternel, fut mis en effet en tête d’un livre par Jean de Parme[4], général des Franciscains. Déjà l’abbé Joachim de Flores, le maître des mystiques, avait annoncé que la fin des temps était venue. Jean professa que, de même que l’ancien Testament avait cédé la place au nouveau, celui-ci avait aussi fait son temps ; que l’Évangile ne suffisait pas à la perfection, qu’il avait encore six ans à vivre, mais qu’alors un Évangile plus durable allait commencer, un Évangile d’intelligence et d’esprit ; jusque-là l’Église n’avait que la lettre[5].

Ces doctrines, communes à un grand nombre de Franciscains, furent acceptées aussi par plusieurs religieux de l’ordre de Saint-Dominique. C’est alors que l’Université éclata. Le plus distingué de ses docteurs était un esprit fin et dur, un Franc-Comtois, un homme du Jura, Guillaume de Saint-Amour. Le portrait de cet intrépide champion de l’Université s’est vu longtemps sur une vitre de la Sorbonne[6]. Il publia contre les Mendiants une suite de pamphlets éloquents et spirituels, où il s’efforçait de les confondre avec les Béghards et autres hérétiques, dont les prédicateurs étaient de même vagabonds et mendiants : Discours sur le publicain et le pharisien ; Question sur la mesure de l’aumône et sur le mendiant valide ; Traité sur les périls prédits à l’Église pour les derniers temps, etc. Sa force est dans l’Écriture, qu’il possède et dont il fait un usage admirable ; ajoutez le piquant d’une satire, qui s’exprime à demi-mot. Il est trop visible que l’auteur a un autre motif que l’intérêt de l’Église. Il y avait entre les Universitaires et les Mendiants concurrence littéraire et jalousie de métier. Les Mendiants avaient obtenu une chaire à Paris, en 1230, époque où l’Université, blessée de la dureté de la régente, se retira à Orléans et à Angers. Ils l’avaient gardée cette chaire, et l’Université se trouvait en lutte avec deux ordres, dont le savant était Albert-le-Grand et le logicien saint Thomas[7].

Ce grand procès fut débattu à Anagni par-devant le pape. Guillaume de Saint-Amour eut pour adversaire le dominicain Albert-le-Grand, archevêque de Mayence, et saint Bonaventure, général des Franciscains[8]. Saint Thomas recueillit de mémoire toute la discussion, et en fit un livre. Le pape condamna Guillaume de Saint-Amour, mais en même temps il censura le livre de Jean de Parme, frappant également les raisonneurs et les mystiques, les partisans de la lettre et ceux de l’esprit[9].

Ce milieu si difficile à tenir, où l’Église essaya de s’établir et de s’arrêter sans glisser à droite ni à gauche, il fut cherché par saint Thomas. Venu à la fin du moyen âge, comme Aristote à la fin du monde grec, il fut l’Aristote du christianisme, en dressa la législation, essayant d’accorder la logique et la foi pour la suppression de toute hérésie. Le colossal monument qu’il a élevé ravit le siècle en admiration. Albert-le-Grand déclara que saint Thomas avait fixé la règle qui durerait jusqu’à la consommation des temps[10]. Cet homme extraordinaire fut absorbé par cette tâche terrible, rien autre ne s’est placé dans sa vie ; vie toute abstraite, dont les seuls événements sont des idées. Dès l’âge de cinq ans, il prit en main l’Écriture, et ne cessa plus de méditer. Il était du pays de l’idéalisme, du pays où fleurirent l’école de Pythagore et l’école d’Élée, du pays de Bruno et de Vico. Aux écoles, ses camarades l’appelaient le grand bœuf muet de Sicile[11]. Il ne sortait de ce silence que pour dicter, et quand le sommeil fermait les yeux du corps, ceux de l’âme restaient ouverts, et il continuait de dicter encore. Un jour, étant sur mer, il ne s’aperçut pas d’une horrible tempête ; une autre fois, sa préoccupation était si forte, qu’il ne lâcha point une chandelle allumée qui brûlait dans ses doigts. Saisi du danger de l’Église, il y rêvait toujours et même à la table de saint Louis. Il lui arriva un jour de frapper un grand coup sur la table, et de s’écrier : « Voici un argument invincible contre les Manichéens. » Le roi ordonna qu’à l’instant cet argument fût écrit. Dans sa lutte avec le manichéisme, saint Thomas était soutenu par saint Augustin ; mais dans la question de la grâce, il s’écarte visiblement de ce docteur ; il fait part au libre arbitre. Théologien de l’Église, il fallait qu’il soutînt l’édifice de la hiérarchie et du gouvernement ecclésiastiques. Or, si l’on n’admet le libre arbitre, l’homme est incapable d’obéissance, il n’y a plus de gouvernement possible. Et pourtant s’écarter de saint Augustin, c’était ouvrir une large porte à celui qui voudrait entrer en ennemi dans l’Église. C’est par cette porte qu’est entré Luther.

Tel est donc l’aspect du monde au treizième siècle. Au sommet, le grand bœuf muet de Sicile, ruminant la question. Ici, l’homme et la liberté ; là, Dieu, la grâce, la prescience divine, la fatalité ; à droite, l’observation qui proteste de la liberté humaine ; à gauche, la logique qui pousse invinciblement au fatalisme. L’observation distingue, la logique identifie ; si on laisse faire celle-ci, elle résoudra l’homme en Dieu, Dieu en la nature ; elle immobilisera l’univers en une indivisible unité, où se perdent la liberté, la moralité, la vie pratique elle-même. Aussi le législateur ecclésiastique se roidit sur la pente, combattant par le bon sens sa propre logique, qui l’eût emporté. Il s’arrêta, ce ferme génie, sur le tranchant du rasoir entre les deux abîmes, dont il mesurait la profondeur. Solennelle figure de l’Église, il tint la balance, chercha l’équilibre et mourut à la peine. Le monde qui le vit d’en bas, distinguant, raisonnant, calculant dans une région supérieure, n’a pas su tous les combats qui purent avoir lieu au fond de cette abstraite existence.

Au-dessous de cette région sublime, battaient le vent et l’orage. Au-dessous de l’ange il y avait l’homme, la morale sous la métaphysique, sous saint Thomas saint Louis. En celui-ci, le treizième siècle a sa Passion : Passion de nature exquise, intime, profonde, que les siècles antérieurs avaient à peine soupçonnée. Je parle du premier déchirement que le doute naissant fit dans les âmes ; quand toute l’harmonie du moyen âge se troubla, quand le grand édifice dans lequel on s’était établi commença à branler, quand les saints criant contre les saints, le droit se dressant contre le droit, les âmes les plus dociles se virent condamnées à juger, à examiner elles-mêmes. Le pieux roi de France, qui ne demandait qu’à se soumettre et croire, fut de bonne heure forcé de lutter, de douter, de choisir. Il lui fallut, humble qu’il était et défiant de soi, résister d’abord à sa mère ; puis se porter pour arbitre entre le pape et l’empereur, juger le juge spirituel de la chrétienté, rappeler à la modération celui qu’il eût voulu pouvoir prendre pour règle de sainteté. Les Mendiants l’avaient ensuite attiré par leur mysticisme ; il entra dans le tiers-ordre de Saint-François, il prit parti contre l’Université. Toutefois le livre de Jean de Parme, accepté d’un grand nombre de Franciscains, dut lui donner d’étranges défiances. On aperçoit dans les questions naïves qu’il adressait à Joinville toute l’inquiétude qui l’agitait. L’homme auquel le saint roi se confiait peut être pris pour le type de l’honnête homme au treizième siècle. C’est un curieux dialogue entre le mondain loyal et sincère, et l’âme pieuse et candide, qui s’avance d’un pas dans le doute, puis recule, et s’obstine dans la foi.

Le roi faisait manger à sa table Robert de Sorbon et Joinville : « Quant le roi estoit en joie, si me disoit : Seneschal, or me dites les raisons pourquoy preudomme vaut mieux que beguin (dévot). Lors si encommençoit la noise de moy et de maistre Robert. Quant nous avions grant pièce desputé, si rendoit sa sentence et disoit ainsi : « Maistre Robert, je vourroie avoir le nom de preudomme, mès que je le feusse, et tout le remenant vous demourast : car preudomme est si grant chose et si bonne chose, que ucis au nommer emplist-il la bouche[12]. »

« Il m’appela une foiz et me dit : Je n’ose parler à vous pour le soutil sens dont vous estes, de chose qui touche à Dieu ; et pour ce ai-je appelé ces frères qui ci sont, que je vous weil faire une demande : la demande fut tele : Seneschal, fit-il, quel chose est Dieu, etc…[13]. »

Saint Louis raconte à Joinville, qu’un chevalier assistant à une discussion entre des moines et des juifs, posa une question à un des docteurs juifs, et sur sa réponse, lui donna sur la tête un coup de son bâton qui le renversa. — « Aussi vous di je, fist li roys, que nul, se il n’est très bon clerc, ne doit desputer à eulz ; mès l’omme lay, quant il ot mesdire de la loy crestienne, ne doit pas défendre la loy crestienne, sinon de l’épée, de quoi il doit donner parmi le ventre dedens, tant comme elle y peut entrer[14]. »

Saint Louis disait à Joinville qu’au moment de la mort, le diable s’efforce d’ébranler la foi de l’agonisant : « Et pour ce se doit on garder et en tele manière deffendre de cest agait (piège), que en die à l’ennemi quand il envoie tele temptacion. Va t’en, doit on dire à l’ennemi : tu ne me tempteras jà à ce que je ne croie fermement touz les articles de la foy, etc…[15] »

« Il disoit que foy et créance estoit une chose où nous devions bien croire fermement, encore n’en feussions nous certeins mez que par oir dire[16]. »

Il raconta à Joinville qu’un docteur en théologie vint trouver un jour l’évêque Guillaume de Paris, et lui exposa en pleurant qu’il ne pouvait « son cœur à hurter à croire au sacrement de l’autel. » L’évêque lui demanda si lorsque le diable lui envoyait cette tentation, il s’y complaisait : le théologien répondit qu’elle le chagrinait fort, et qu’il se ferait hacher plutôt que de rejeter l’Eucharistie. L’évêque alors le consola en lui assurant qu’il avait plus de mérite que celui qui n’a point de doutes[17].


Quelques légers que paraissent ces signes, ils sont graves, ils méritent attention. Lorsque saint Louis lui-même était troublé, combien d’âmes devaient douter et souffrir en silence ! ce qu’il y avait de cruel, de poignant dans cette première défaillance de la foi, c’est qu’on hésitait à se l’avouer. Aujourd’hui nous sommes habitués, endurcis aux tourments du doute, les pointes en sont émoussées. Mais il faut se reporter au premier moment où l’âme, tiède de foi et d’amour, sentit glisser en soi le froid acier. Il y eut déchirement, mais il y eut surtout horreur et surprise. Voulez-vous savoir ce qu’elle éprouva, cette âme candide et croyante ? Rappelez-vous vous-même le moment où la foi vous manqua dans l’amour, où s’éleva en vous le premier doute sur l’objet aimé.

Placer sa vie sur une idée, la suspendre à un amour infini, et voir que cela vous échappe ! Aimer, douter, se sentir haï pour ce doute, sentir que le sol fuit, qu’on s’abîme dans son impiété, dans cet enfer de glace où l’amour divin ne luit jamais… et cependant se raccrocher aux branches qui flottent sur le gouffre, s’efforcer de croire qu’on croit encore, craindre d’avoir peur, et douter de son doute… Mais si le doute est incertain, si la pensée n’est pas sûre de la pensée, cela n’ouvre-t-il pas au doute une région nouvelle, un enfer sous l’enfer !… Voilà la tentation des tentations ; les autres ne sont rien à côté. Celle-ci resta obscure, elle eut honte d’elle-même, jusqu’au quinzième et au seizième siècle. Luther est là-dessus un grand maître ; personne n’a eu une plus horrible expérience de ces tortures de l’âme : « Ah ! si saint Paul vivait aujourd’hui, que je voudrais savoir de lui-même quel genre de tentation il a éprouvé. Ce n’était pas l’aiguillon de la chair, ce n’était point la bonne Thécla, comme le rêvent les papistes… Jérôme et les autres Pères n’ont pas connu les plus hautes tentations ; ils n’en ont senti que de puériles, celles de la chair, qui pourtant ont bien aussi leurs ennuis. Augustin et Ambroise ont eu la leur ; ils ont tremblé devant le glaive… Celle-là, c’est quelque chose de plus haut que le désespoir causé par les péchés… lorsqu’il est dit : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu délaissé ; c’est comme s’il disait : Tu m’es ennemi sans cause. Ou le mot de Job : Je suis juste et innocent. »

Le Christ lui-même a connu cette angoisse du doute, cette nuit de l’âme, où pas une étoile n’apparaît plus sur l’horizon. C’est là le dernier terme de la Passion, le sommet de la croix.

Dans cet abîme est la pensée du moyen âge. Cet âge est contenu tout entier dans le christianisme, le christianisme dans la Passion. La littérature, l’art, les divers développements de l’esprit humain, du troisième siècle au quinzième, tout est suspendu à ce mystère.

Éternel mystère, qui pour avoir eu au moyen âge son idéal au Calvaire, n’en continue pas moins encore. Oui, le Christ est encore sur la croix, et il n’en descendra point. La Passion dure et durera. Le monde a la sienne, et l’humanité dans sa longue vie historique, et chaque cœur d’homme dans ce peu d’instants qu’il bat. A chacun sa croix et ses stigmates.

Toutes les âmes héroïques, qui osèrent de grandes choses pour le genre humain, ont connu ces épreuves. Toutes ont approché plus ou moins de cet idéal de douleur. C’est dans un tel moment que Brutus s’écriait : « Vertu, tu n’es qu’un nom. » C’est alors que Grégoire VII disait : « J’ai suivi la justice et fui l’iniquité. Voilà pourquoi je meurs dans l’exil. »

Mais d’être délaissé de Dieu, d’être abandonné à soi, à sa force, à l’idée du devoir contre le choc du monde, c’était là une redoutable grandeur. C’était là apprendre le vrai mot de l’homme, c’était goûter cette divine amertume du fruit de la science, dont il était dit au commencement du monde : « Vous saurez que vous êtes des dieux, vous deviendrez des dieux. »

Voilà tout le mystère du moyen âge, le secret de ses larmes intarissables, et son génie profond. Larmes précieuses, elles ont coulé en limpides légendes, en merveilleux poèmes, et s’amoncelant vers le ciel, elles se sont cristallisées en gigantesques cathédrales qui voulaient monter au Seigneur !

Assis au bord de ce grand fleuve poétique du moyen âge, j’y distingue deux sources diverses à la couleur de leurs eaux. Le torrent épique, échappé jadis des profondeurs de la nature païenne, pour traverser l’héroïsme grec et romain, roule mêlé et trouble des eaux du monde confondues. A côté coule plus pur le flot chrétien qui jaillit du pied de la croix.

Deux poésies, deux littératures : l’une chevaleresque, guerrière, amoureuse ; celle-ci est de bonne heure aristocratique ; l’autre religieuse et populaire.

La première aussi est populaire à sa naissance. Elle s’ouvre par la guerre contre les infidèles, par Charlemagne et Roland. Qu’il ait existé chez nous, dès lors et même avant, des poèmes d’origine celtique où les dernières luttes de l’Occident contre les Romains et les Allemands aient été célébrées par les noms de Fingal ou d’Arthur, je le crois volontiers. Mais il ne faudrait pas s’exagérer l’importance du principe indigène, de l’élément celtique. Ce qui est propre à la France, c’est d’avoir peu en propre, d’accueillir tout, de s’approprier tout, d’être la France, et d’être le monde. Notre nationalité est bien puissamment attractive, tout y vient bon gré mal gré ; c’est la nationalité la moins exclusivement nationale, la plus humaine. Le fond indigène a été plusieurs fois submergé, fécondé par les alluvions étrangères. Toutes les poésies du monde ont coulé chez nous en ruisseaux, en torrents. Tandis que des collines de Galles et de Bretagne distillaient les traditions celtiques, comme la pluie murmurante dans les chênes verts de mes Ardennes, la cataracte des romans carlovingiens tombait des Pyrénées. Il n’est pas jusqu’aux monts de la Souabe et de l’Alsace qui ne nous aient versé par l’Ostrasie un flot des Niebelungen. La poésie érudite d’Alexandre et de Troie débordait, malgré les Alpes, du vieux monde classique. Et cependant du lointain Orient, ouvert par la croisade, coulaient vers nous, en fables, en contes, en paraboles, les fleuves retrouvés du paradis.

L’Europe se sut Europe en combattant l’Afrique et l’Asie : de là Homère et Hérodote ; de là nos poèmes carlovingiens, avec les guerres saintes d’Espagne, la victoire de Charles-Martel, et la mort de Roland[18]. La littérature est d’abord la conscience d’une nationalité. Le peuple est unifié en un homme. Roland meurt aux passages solennels des montagnes qui séparent l’Europe de l’africaine Espagne. Comme les Philènes divinisés à Carthage, il consacre de son tombeau la limite de la patrie. Grande comme la lutte, haute comme l’héroïsme, est la tombe du héros, son gigantesque tumulus ; ce sont les Pyrénées elles-mêmes. Mais le héros qui meurt pour la chrétienté est un héros chrétien, un Christ guerrier, barbare ; comme Christ, il est vendu avec ses douze compagnons ; comme Christ, il se voit abandonné, délaissé. De son calvaire pyrénéen, il crie, il sonne de ce cor qu’on entend de Toulouse à Saragosse. Il sonne, et le traître Ganelon de Mayence, et l’insouciant Charlemagne, ne veulent point entendre. Il sonne, et la chrétienté, pour laquelle il meurt, s’obstine à ne pas répondre. Alors il brise son épée, il veut mourir. Mais il ne mourra ni du fer sarrasin, ni de ses propres armes. Il enfle le son accusateur, les veines de son col se gonflent, elles crèvent, son noble sang s’écoule ; il meurt de son indignation, de l’injuste abandon du monde.

Le retentissement de cette grande poésie devait aller s’affaiblissant de bonne heure, comme le son du cor de Roland, à mesure que la croisade, s’éloignant des Pyrénées, fut transférée des montagnes au centre de la Péninsule, à mesure que le démembrement féodal fit oublier l’unité chrétienne et impériale qui domine encore les poèmes carlovingiens. La poésie chevaleresque, éprise de la force individuelle, de l’orgueil héroïque, qui fut l’âme du monde féodal, prit en haine la royauté, la loi, l’unité. La dissolution de l’Empire, la résistance des seigneurs au pouvoir central sous Charles-le-Chauve et les derniers Carlovingiens, fut célébrée dans Gérard de Roussillon, dans les Quatre fils Aymon, galopant à quatre sur un même coursier : pluralité significative. Mais l’idéal ne se pluralise pas ; il est placé dans un seul, dans Renaud, Renaud de Montauban[19], le héros sur sa montagne, sur sa tour ; dans la plaine les assiégeants, roi et peuple, innombrables contre un seul, et à peine rassurés. Le roi, cet homme-peuple, fort par le nombre, et représentant l’idée du nombre, ne peut être compris de cette poésie féodale ; il lui apparaît comme un lâche[20]. Déjà Charlemagne a fait une triste figure dans l’autre cycle. Il a laissé périr Roland. Ici, il poursuit lâchement Renaud, Gérard de Roussillon, il prévaut sur eux par la ruse. Il joue le rôle du légitime et indigne Eurysthée, persécutant Hercule et le soumettant à de rudes travaux.

Cette contradiction apparente entre l’autorité et l’équité, qui n’est ici, après tout, que la haine de la loi, la révolte de l’individuel contre le général, elle est mal soutenue par Renaud, par Gérard, par l’épée féodale. Le roi, quoi qu’ils en disent, est plus légitime ; il représente une idée plus générale, plus divine. Il ne peut être dépossédé que par une idée plus générale encore. Le roi prévaudra sur le baron, et sur le roi le peuple. Cette dernière idée est déjà implicitement dans un drame satirique qui, de l’Asie à la France, a été accueilli, traduit de toute nation ; je parle du dialogue de Salomon et de Morolf. Morolf est un Ésope, un bouffon grossier, un rustre, un vilain ; mais tout vilain qu’il est, il embarrasse par ses subtilités, il humilie sur son trône le bon roi Salomon. Celui-ci, doté à plaisir de tous les dons, beau, riche, tout-puissant, surtout savant et sage, se voit vaincu par ce rustre malin[21]. Contre l’autorité, contre le roi et la loi écrite, l’arme du féodal Renaud, c’est l’épée, c’est la force ; celle du bouffon populaire, tout autrement perçante, c’est le raisonnement et l’ironie.

Le roi doit vaincre le baron, non seulement en puissance, mais en popularité. L’épopée des résistances féodales doit perdre de bonne heure tout caractère populaire, et se confiner dans la sphère bornée de l’aristocratie. Elle doit pâlir surtout dans le Midi, ou la féodalité ne fut jamais qu’une importation odieuse, où domina toujours dans les cités l’existence municipale, reste vivace de l’antiquité.

La pensée commune des deux cycles de Roland et de Renaud, c’est la guerre, l’héroïsme : la guerre extérieure, la guerre intérieure. Mais l’idée de l’héroïsme veut se compléter, elle tend à l’infini. Elle étend son horizon ; l’inconnu poétique qui flottait d’abord aux deux frontières, aux Ardennes, aux Pyrénées, recule vers l’Orient, comme celui des anciens poussa vers l’Occident avec leur Hespérie, de l’Italie à l’Espagne, et de l’Espagne à l’Atlantide. Après les Iliades viennent les Odyssées. La poésie s’en va cherchant aux terres lointaines. — Que cherche-t-elle ? L’infini, la beauté infinie, la conquête infinie. On se souvient alors qu’un Grec, un Romain, ont conquis le monde. Mais l’Occident n’adopte Alexandre et César qu’à condition qu’ils deviennent Occidentaux. On leur confère l’ordre de chevalerie. Alexandre devient un paladin ; les Macédoniens, les Troyens sont aïeux des Français ; les Saxons descendent des soldats de César, les Bretons de Brutus. La parenté des peuples indogermaniques que la science devait démontrer de nos jours, la poésie l’entrevoit dans sa divine prescience.

Cependant le héros n’est pas complet encore. En vain, pour y atteindre, le moyen âge s’est exhaussé sur l’antiquité, en vain pour compléter la conquête du monde, Aristote devenu magicien a conduit par l’air et l’Océan l’Alexandre chevaleresque[22]. L’élément étranger ne suffisant pas, on remonte au vieil élément indigène jusqu’au dolmen celtique, jusqu’au tombeau d’Arthur[23]. Arthur revient, non plus ce petit chef de clan, aussi barbare que les Saxons ses vainqueurs ; non, un Arthur épuré par la chevalerie. Il est bien pâle, il est vrai, ce roi des preux, avec sa reine Geneviève et ses douze paladins autour de la Table-Ronde. Ceux-ci, qu’apportent-ils au monde, après ce long sommeil où la femme assoupit Merlin ? Ils rapportent l’amour de la femme ; la femme, ce symbole de la nature, qui promet la joie infinie, et qui tient le deuil et les pleurs. Qu’ils aillent donc, tristes amants, dans les forêts, à l’aventure, faibles et agités, tournant dans leur interminable épopée, comme dans ce cercle de Dante où flottent les victimes de l’amour au gré d’un vent éternel.

Que servaient ces formes religieuses, ces initiations, cette Table des douze, ces agapes chevaleresques à l’image de la Cène ? Un effort est tenté pour transfigurer tout cela, pour corriger cette poésie mondaine, et l’amener à la pénitence. A côté de la chevalerie profane qui cherchait la femme et la gloire, une autre est érigée. On lui permet à celle-ci les guerres et les courses aventureuses. Mais l’objet est changé. On lui laisse Arthur et ses preux, mais pourvu qu’ils s’amendent. La nouvelle poésie les achemine, dévots pèlerins, au mystérieux Temple où se garde le trésor sacré. Ce trésor, ce n’est point la femme ; ce n’est point la coupe profane de Dschemschid, d’Hypérion, d’Hercule. Celle-ci est la chaste coupe de Joseph et de Salomon, la coupe où Notre-Seigneur fit la Cène, où Joseph d’Arimathie recueillit son précieux sang. La simple vue de cette coupe, où Graal prolonge la vie de Titurel pendant cinq cents années. Les gardiens de la coupe et du temple, les Templistes, doivent rester purs. Ni Arthur, ni Parceval ne sont dignes de la toucher. Pour en avoir approché, l’amoureux Lancelot reste comme sans vie pendant trente-quatre jours. La nouvelle chevalerie du Graal est conférée par des prêtres ; c’est un évêque qui fait Titurel chevalier. Cette poésie sacerdotale place si haut son idéal qu’il en est stérile et impuissant. Elle a beau exalter les vertus du Graal, il reste solitaire ; les enfants de Parceval, de Lancelot et de Gauvin, peuvent seuls en approcher. Et quand on veut enfin réaliser le vrai chevalier, le digne gardien du Graal, on est obligé de prendre un sir Galahad, parfait de tout point, saint dès son vivant, mais fort ignoré. Ce héros obscur, mis au monde tout exprès, n’a pas grande influence.

Telle fut l’impuissance de la poésie chevaleresque. Chaque jour plus sophistique et plus subtile, elle devint la sœur de la scolastique, une scolastique d’amour comme de dévotion. Dans le Midi, où les jongleurs la colportaient en petits poèmes par les cours et les châteaux, elle s’éteignit dans les raffinements de la forme, dans les entraves de la versification la plus artificielle et la plus laborieuse qui fût jamais. Au Nord, elle tomba de l’épopée au roman, du symbole à l’allégorie, c’est-à-dire au vide. Décrépite, elle grimaça encore pendant le quatorzième siècle dans les tristes imitations du triste Roman de la Rose, tandis que par-dessus s’élevait peu à peu la voix de la dérision populaire dans les contes et les fabliaux.

La poésie chevaleresque devait se résigner à mourir. Qu’avait-elle fait de l’humanité pendant tant de siècles ? L’homme qu’elle s’était plu dans sa confiance à prendre simple, ignorant encore, muet comme Parceval, brutal comme Roland et Renaud, elle avait promis de l’amener par les degrés de l’initiation chevaleresque à la dignité de héros chrétien, et elle le laissait faible, découragé, misérable. Du cycle de Roland à celui du Graal, sa tristesse a toujours augmenté. Elle l’a mené errant par les forêts, à la poursuite des géants et des monstres, à la recherche de la femme. Ce sont les courses de l’Hercule antique, et aussi ses faiblesses.

La poésie chevaleresque a peu développé son héros ; elle l’a retenu à l’état d’enfant, comme la mère imprévoyante de Parceval, qui prolonge pour son fils l’imbécillité du premier âge. Aussi la laisse-t-il là, cette mère. De même que Gérard de Roussillon a quitté la chevalerie et s’est fait charbonnier, Renaud de Montauban se fait maçon, et porte des pierres sur son dos pour aider à la construction de la cathédrale de Cologne.

L’épopée chevaleresque, aristocratique, était la poésie de l’amour, de la passion humaine, des prétendus heureux du monde. Le drame ecclésiastique, autrement dit le culte, est la poésie du peuple, la poésie de ceux qui pâtissent, des patients, la Passion divine.

L’église était alors le domicile du peuple. La maison de l’homme, cette misérable masure où il revenait le soir, n’était qu’un abri momentané. Il n’y avait qu’une maison, à vrai dire, la maison de Dieu. Ce n’est pas en vain que l’Église avait droit d’asile[24] ; c’était alors l’asile universel, la vie sociale s’y était réfugiée tout entière. L’homme y priait, la commune y délibérait, la cloche était la voix de la cité. Elle appelait aux travaux des champs[25], aux affaires civiles, quelquefois aux batailles de la liberté. En Italie, c’est dans les églises que le peuple souverain s’assemblait. C’est à Saint-Marc que les députés de l’Europe vinrent demander une flotte pour la quatrième croisade. Le commerce se faisait autour des églises : les pèlerinages étaient des foires. Les marchandises étaient bénites. Les animaux, comme aujourd’hui encore à Naples, étaient amenés à la bénédiction ; l’Église ne la refusait point ; elle laissait approcher ces petits. Naguère, à Paris, les jambons de Pâques étaient vendus au parvis Notre-Dame, et chacun, en les emportant, les faisait bénir. Autrefois, on faisait mieux, on mangeait dans l’église même, et après le repas venait la danse. L’Église se prêtait à ces joies enfantines.

… Pandentemque sinus et tota veste vocantem
Cæruleum in gremium.

Le culte était un dialogue tendre entre Dieu, l’Église et le peuple, exprimant la même pensée. Elle et lui, sur un ton grave et passionné tour à tour, mêlaient la vieille langue sacrée et la langue du peuple. La solennité des prières était rompue, dramatisée de chants pathétiques, comme ce dialogue des Vierges folles et des Vierges sages qui nous a été conservé. Le peuple élevait la voix, non pas le peuple fictif qui parle dans le chœur, mais le vrai peuple venu du dehors, lorsqu’il entrait, innombrable, tumultueux, par tous les vomitoires de la cathédrale, avec sa grande voix confuse, géant enfant, comme le saint Christophe de la légende, brut, ignorant, passionné, mais docile, implorant l’initiation, demandant à porter le Christ sur ses épaules colossales. Il entrait, amenant dans l’église le hideux dragon du péché ; il le traînait, soûlé de victuailles, aux pieds du Sauveur, sous le coup de la prière qui doit l’immoler[26]. Quelquefois aussi, reconnaissant que la bestialité était en lui-même, il exposait dans des extravagances symboliques sa misère, son infirmité. C’est ce qu’on appelait la fête des Fous, fatuorum[27]. Cette imitation de l’orgie païenne, tolérée par le christianisme, comme l’adieu de l’homme à la sensualité qu’il abjurait, se reproduisait aux fêtes de l’enfance du Christ, à la Circoncision, aux Rois, aux Saints-Innocents, et aussi aux jours où l’humanité, sauvée du démon, tombait dans l’ivresse de la joie, à Noël et à Pâques. Le clergé lui-même y prenait part. Ici les chanoines jouaient à la balle dans l’église, là on traînait outrageusement l’odieux hareng du carême[28]. La bête comme l’homme était réhabilitée. L’humble témoin de la naissance du Sauveur, le fidèle animal qui de son haleine le réchauffa tout petit dans la crèche, qui le porta avec sa mère en Égypte, qui l’amena triomphant dans Jérusalem, il avait sa part de la joie[29]. Sobriété, patience, ferme résignation, le moyen âge distinguait en l’âne je ne sais combien de vertus chrétiennes. Pourquoi eût-on rougi de lui ? Le Sauveur n’en avait pas rougi[30]… Quel mal en tout cela ? Tout n’est-il pas permis à l’enfant ? Plus tard, l’Église imposa silence au peuple, l’éloigna, le tint à distance. Mais aux premiers siècles du moyen âge, l’Église s’effarouchait si peu de ces drames populaires qu’elle en reproduisait sur ses murailles les traits les plus hardis. À Rouen[31], un cochon joue du violon ; à Chartres, c’est un âne[32] ; à Essonne, un évêque tient une marotte[33]. Ailleurs, ce sont les images des vices et des péchés sculptés dans la licence d’un pieux cynisme[34]. L’artiste n’a pas reculé devant l’inceste de Loth, ni les infamies de Sodome[35].

Il y avait alors un merveilleux génie dramatique, plein de hardiesse et de bonhomie, souvent empreint d’une puérilité touchante. Personne ne riait en Allemagne quand le nouveau curé, au milieu de sa messe d’installation, allait prendre sa mère par la main et dansait avec elle. Si elle était morte, elle était sauvée sans difficulté ; il mettait sous le chandelier l’âme de sa mère. L’amour de la mère et du fils, de Marie et de Jésus, était pour l’Église une riche source de pathétique. Aujourd’hui encore à Messine, le jour de l’Assomption, la Vierge, portée par toute la ville, cherche son fils comme la Cérès de la Sicile antique cherchait Proserpine ; enfin, quand elle est au moment d’entrer dans la grande place, on lui présente tout à coup l’image du Sauveur ; elle tressaille et recule de surprise, et douze oiseaux qui s’envolent de son sein portent à Dieu l’effusion de la joie maternelle.

A la Pentecôte, des pigeons blancs étaient lâchés dans l’église parmi des langues de feu ; les fleurs pleuvaient, les galeries intérieures étaient illuminées[36]. A d’autres fêtes, l’illumination était au dehors[37]. Qu’on se représente l’effet des lumières sur ces prodigieux monuments, lorsque le clergé, circulant par les rampes aériennes, animait de ses processions fantastiques les masses ténébreuses, passant et repassant le long des balustrades, sous ces ponts dentelés, avec les riches costumes, les cierges et les chants ; lorsque la lumière et la voix tournaient de cercle en cercle, et qu’en bas, dans l’ombre, répondait l’océan du peuple. C’était là pour ce temps le vrai drame, le vrai mystère, la représentation du voyage de l’humanité à travers les trois mondes, cette intuition sublime que Dante reçut de la réalité passagère pour la fixer et l’éterniser dans la Divina Commedia.

Ce colossal théâtre du drame sacré est rentré, après sa longue fête du moyen âge, dans le silence et dans l’ombre. La faible voix qu’on y entend, celle du prêtre, est impuissante à remplir des voûtes dont l’ampleur était faite pour embrasser et contenir le tonnerre de la voix du peuple. Elle est veuve, elle est vide, l’église. Son profond symbolisme, qui parlait alors si haut, il est devenu muet. C’est maintenant un objet de curiosité scientifique, d’explications philosophiques, d’interprétations alexandrines. L’église est un musée gothique que visitent les habiles : ils tournent autour, regardent irrévérencieusement, et louent au lieu de prier. Encore savent-ils bien ce qu’ils louent ? Ce qui trouve grâce devant eux, ce qui leur plaît dans l’église, ce n’est pas l’église elle-même ; ce sera le travail délicat de ses ornements, la frange de son manteau, sa dentelle de pierre, quelque ouvrage laborieux et subtil du gothique en décadence.

Il y a ici quelque chose de grand, quel que soit le sort de telle ou telle religion. L’avenir du christianisme n’y fait rien. Touchons ces pierres avec précaution, marchons légèrement sur ces dalles. Un grand mystère s’est passé ici. Je n’y vois plus que la mort, et je suis tenté de pleurer. Le moyen âge, la France du moyen âge, ont exprimé dans l’architecture leur plus intime pensée. Les cathédrales de Paris, de Saint-Denis, de Reims, en disent plus que de longs récits. La pierre s’anime et se spiritualise sous l’ardente et sévère main de l’artiste. L’artiste en fait jaillir la vie. Il est fort bien nommé au moyen âge : « Le maître des pierres vives », Magister de vivis lapidibus[38].

On sait que l’église chrétienne n’est primitivement que la basilique du tribunal romain. L’Église s’empare du prétoire même où Rome l’a condamnée. Le tribunal s’élargit, s’arrondit et forme le chœur. Cette église, comme la cité romaine, est encore restreinte, exclusive ; elle ne s’ouvre pas à tous. Elle prétend au mystère, elle veut une initiation. Elle aime encore les ténèbres des Catacombes où elle naquit ; elle se creuse de vastes cryptes qui lui rappellent son berceau. Les catéchumènes ne sont pas admis dans l’enceinte sacrée, ils attendent encore à la porte. Le baptistère est au dehors, au dehors le cimetière ; la tour elle-même, l’organe et la voix de l’église, s’élève à côté. La pesante arcade romane scelle de son poids l’église souterraine, ensevelie dans ses mystères. Il en va ainsi tant que le christianisme est en lutte, tant que dure la tempête des invasions, tant que le monde ne croit pas à sa durée. Mais lorsque l’ère fatale de l’an 1000 a passé, lorsque la hiérarchie ecclésiastique se trouve avoir conquis le monde, qu’elle s’est complétée, couronnée, fermée dans le pape, lorsque la chrétienté, enrôlée dans l’armée de la croisade, s’est aperçue de son unité, alors l’Église secoue son étroit vêtement, elle se dilate pour embrasser le monde, elle sort des cryptes ténébreuses. Elle monte, elle soulève ses voûtes, elle les dresse en crêtes hardies, et dans l’arcade romaine reparaît l’ogive orientale.

Voilà un prodigieux entassement, une œuvre d’Encelade. Pour soulever ces rocs à quatre, à cinq cents pieds dans les airs[39], les géants, ce semble, ont sué… Ossa sur Pélion, Olympe sur Ossa… Mais non, ce n’est pas là une œuvre de géants, ce n’est pas un confus amas de choses énormes, une agrégation inorganique… Il y a eu là quelque chose de plus fort que le bras des Titans… Quoi donc ? le souffle de l’esprit. Ce léger souffle qui passa devant la face de Daniel, emportant les royaumes et brisant les empires ; c’est lui encore qui a gonflé les voûtes, qui a soufflé les tours au ciel. Il a pénétré d’une vie puissante et harmonieuse toutes les parties de ce grand corps, il a suscité d’un grain de sénevé la végétation du prodigieux arbre. L’esprit est l’ouvrier de sa demeure. Voyez comme il travaille la figure humaine dans laquelle il est enfermé, comme il imprime la physionomie, comme il en forme et déforme les traits ; il creuse l’œil de méditations, d’expérience et de douleurs, il laboure le front de rides et de pensées, les os mêmes, la puissante charpente du corps, il la plie et la courbe au mouvement de la vie intérieure. De même, il fut l’artisan de son enveloppe de pierre, il la façonna à son usage, il la marqua au dehors, au dedans de la diversité de ses pensées ; il y dit son histoire, il prit bien garde que rien n’y manquât de la longue vie qu’il avait vécue ; il y grava tous ses souvenirs, toutes ses espérances, tous ses regrets, tous ses amours. Il y mit, sur cette froide pierre, son rêve, sa pensée intime. Dès qu’une fois il eut échappé des catacombes, de la crypte mystérieuse où le monde païen l’avait tenu[40], il la lança au ciel cette crypte ; d’autant plus profondément elle descendit, d’autant plus haut elle monta ; la flèche flamboyante échappa comme le profond soupir d’une poitrine oppressée depuis mille ans. Et si puissante était la respiration, si fortement battait ce cœur du genre humain, qu’il fit jour de toutes parts dans son enveloppe ; elle éclata d’amour pour recevoir le regard de Dieu. Regardez l’orbite amaigri et profond de la croisée gothique, de cet œil ogival[41], quand il fait effort pour s’ouvrir, au douzième siècle. Cet œil de la croisée gothique est le signe par lequel se classe la nouvelle architecture. L’art ancien, adorateur de la matière, se classait par l’appui matériel du temple, par la colonne, colonne toscane, dorique, ionique. L’art moderne, fils de l’âme et de l’esprit, a pour principe, non la forme, mais la physionomie, mais l’œil ; non la colonne, mais la croisée ; non le plein, mais le vide. Au douzième et au treizième siècle, la croisée, enfoncée dans la profondeur des murs, comme le solitaire de la Thébaïde dans une grotte de granit, est toute retirée en soi ; elle médite et rêve. Peu à peu elle avance du dedans au dehors ; elle arrive à la superficie extérieure du mur. Elle rayonne en belles roses mystiques, triomphantes de la gloire céleste. Mais le quatorzième siècle est à peine passé que ces roses s’altèrent ; elles se changent en figures flamboyantes ; sont-ce des flammes, des cœurs ou des larmes ? Tout cela peut-être à la fois.

Même progrès dans l’agrandissement successif de l’Église. L’esprit, quoi qu’il fasse, est toujours mal à l’aise dans sa demeure ; il a beau l’étendre[42], la varier, la parer, il n’y peut tenir, il étouffe. Non, tant belle soyez-vous, merveilleuse cathédrale, avec vos tours, vos saints, vos fleurs de pierre, vos forêts de marbre, vos grands christs dans leurs auréoles d’or, vous ne pouvez me contenir. Il faut qu’autour de l’église nous bâtissions de petites églises, qu’elle rayonne de chapelles[43]. Au delà de l’autel, dressons un autel, un sanctuaire derrière le sanctuaire ; cachons derrière le chœur la chapelle de la Vierge ; il me semble que là nous respirerons mieux ; là il y aura des genoux de femme pour que l’homme y pose sa tête qu’il ne peut plus soutenir, un voluptueux repos par delà la croix, l’amour par delà la mort… Mais que cette chapelle est petite encore, comme ces murs font obstacle !… Faudra-t-il donc que le sanctuaire échappe du sanctuaire, que l’arche se replace sous les tentes, sous le pavillon du ciel ?

Le miracle, c’est que cette végétation passionnée de l’esprit, qui semblait devoir lancer au hasard le caprice de ses jets luxurieux, elle se développa dans une loi régulière. Elle dompta son exubérante fécondité au nombre, au rythme d’une géométrie savante. La géométrie et l’art, le vrai et le beau se rencontrèrent. C’est ainsi qu’on a calculé dans les derniers temps que la courbe la plus propre à faire une voûte solide était justement celle que Michel-Ange avait choisie comme la plus belle, pour le dôme de Saint-Pierre.

Cette géométrie de la beauté éclate dans le type de l’architecture gothique, dans la cathédrale de Cologne[44] ; c’est un corps régulier qui a crû dans la proportion qui lui était propre, avec la régularité des cristaux. La croix de l’église normale est strictement déduite de la figure par laquelle Euclide construit le triangle équilatéral[45]. Ce triangle, principe de l’ogive normale, peut s’inscrire à l’arc des voûtes ; il tient ainsi l’ogive également éloignée et de la disgracieuse maigreur des fenêtres aiguës du Nord, et du lourd aplatissement des arcades byzantines. Le nombre dix et le nombre douze, avec leurs subdiviseurs et leurs multiples, dominent tout l’édifice. Dix est le nombre humain, celui des doigts ; douze le nombre divin, le nombre astronomique ; ajoutez-y sept, en l’honneur des sept planètes. Dans les tours[46] et dans tout l’édifice, les parties inférieures dérivent du carré et se subdivisent en octogone ; les supérieures, dominées par le triangle, s’exfolient en hexagone, en dodécagone[47]. La colonne a dans le rapport de son diamètre à la hauteur les proportions de l’ordre dorique[48]. La hauteur égale à la largeur de l’arcade, conformément au principe de Vitruve et de Pline. Ainsi dans ce type de l’architecture gothique subsistent les traditions de l’antiquité.

L’arcade jetée d’un pilier à l’antre est large de cinquante pieds. Ce nombre se répète dans tout l’édifice. C’est la mesure de la hauteur des colonnes. Les bas-côtés ont la moitié de la largeur de l’arcade, la façade en a le triple. La longueur totale de l’édifice a trois fois la largeur totale, autrement dit neuf fois la largeur de l’arcade. La largeur du tout est égale à la longueur du chœur et de la nef[49], égale à la hauteur du milieu de la voûte[50]. La longueur est à la hauteur comme deux est à cinq. Enfin l’arcade, les bas-côtés, se reproduisent au dehors dans les contre-forts et les arcs-boutants qui soutiennent l’édifice. Le nombre sept, le nombre des sept dons du Saint-Esprit, des sept sacrements, est aussi celui des chapelles du chœur ; deux fois sept, celui des colonnes qui le soutiennent.

Cette prédilection pour les nombres mystiques se retrouve dans toutes les églises. Celle de Reims a 7 entrées ; celle de Reims et de Chartres 7 chapelles autour du chœur. Le chœur de Notre-Dame de Paris a 7 arcades. La croisée est longue de 144 pieds (16 fois 9), large de 42 (6 fois 7) ; c’est aussi la largeur d’une des tours, et le diamètre d’une des grandes roses ; les tours de la même église ont 204 pieds (17 fois 12). On y compte 297 colonnes (297 : 3 = 99, qui, divisé par 3 = 33, qui, divisé par 3 = 11), et 45 chapelles (5 × 9). Le clocher qui en surmontait la croisée avait 104 pieds comme la voûte principale. Notre-Dame de Reims a dans son œuvre 408 pieds (: 2 donne 204, hauteur des tours de Notre-Dame de Paris ; 204 : 17 = 12)[51]. Chartres 396 pieds (: 6 = 66, qui divisé par 2 = 33 = 3 × 11). Les nefs de Saint-Ouen de Rouen et des cathédrales de Strasbourg et de Chartres sont toutes les trois de longueur égale (244 pieds). La Sainte-Chapelle de Paris est haute de 110 pieds (110 : 10 = 11), longue de 110, large de 27 (3e puissance de 3)[52].


A qui appartenait cette science des nombres, cette mathématique sacrée ? Au clergé seul ? On l’a cru d’abord. Mais des travaux récents (Vitet, Église de Noyon, etc.) ont établi ce fait très important, que l’architecture ogivale, celle qu’on dit improprement gothique, est due tout entière aux laïques, au génie mystique des maçons. L’architecture romane, celle des prêtres, finit au douzième siècle.

Les maçons, cette vaste et obscure association partout répandue, eurent leurs loges principales à Cologne et à Strasbourg. Leur signe aussi ancien que la Germanie, c’était le marteau de Thor. Du marteau païen, sanctifié dans leurs mains chrétiennes, ils continuaient par le monde le grand ouvrage du Temple nouveau, renouvelé du Temple de Salomon. Avec quel soin ils ont travaillé, obscurs qu’ils étaient et perdus dans l’association, avec quelle abnégation d’eux-mêmes, il faut, pour le savoir, parcourir les parties les plus reculées, les plus inaccessibles des cathédrales. Élevez-vous dans ces déserts aériens, aux dernières pointes de ces flèches où le couvreur ne se hasarde qu’en tremblant, vous rencontrerez souvent, solitaires sous l’œil de Dieu, aux coups du vent éternel, quelque ouvrage délicat, quelque chef-d’œuvre d’art et de sculpture, où le pieux ouvrier a usé sa vie. Pas un nom, pas un signe, une lettre : il eût cru voler sa gloire à Dieu. Il a travaillé pour Dieu seul, pour le remède de son âme. Un nom qu’ils ont pourtant conservé par une gracieuse préférence, c’est celui d’une vierge qui travailla pour Notre-Dame de Strasbourg ; une partie des sculptures qui couronnent la prodigieuse flèche, y fut placée par sa faible main[53]. Ainsi dans la légende, le roc que tous les efforts des hommes n’avaient pu ébranler, roule sous le pied d’un enfant[54]. C’est aussi une vierge que la patronne des maçons, sainte Catherine, qu’on voit avec roue géométrique, sa rose mystérieuse, sur le plan de la cathédrale de Cologne. Une autre vierge, sainte Barbe, s’y appuie sur sa tour, percée d’une trinité de fenêtres.

Sorti du libre élan mystique, le gothique, comme on l’a dit sans le comprendre, est le genre libre. Je dis libre, et non arbitraire. S’il s’en fût tenu au même type[55], s’il fût resté assujetti par l’harmonie géométrique, il eût péri de langueur. En diverses parties de l’Allemagne, en France, en Angleterre, moins dominé par le calcul et l’idéalisme religieux, il a reçu davantage l’empreinte variée de l’histoire. Nos artistes ont marqué nos églises de leur ardente personnalité[56] ; on lit leur nom sur les murs de Notre-Dame de Paris, sur les tombeaux de Rouen[57], sur les pierres tumulaires et les méandres de l’église de Reims[58]. L’inquiétude du nom et de la gloire, la rivalité des efforts poussa ces artistes à des actes désespérés. A Caen, à Rouen, on retrouve l’histoire de Dédale tuant son neveu par envie. Vous voyez dans une église de cette dernière ville, sur la même pierre, les figures hostiles et menaçantes d’Alexandre de Berneval et de son disciple poignardé par lui. Leurs chiens, couchés à leurs pieds, se menacent encore. L’infortuné jeune homme, dans la tristesse d’un destin inaccompli, porte sur sa poitrine l’incomparable rose où il eut le malheur de surpasser son maître[59].

Comment compter nos belles églises du treizième siècle ? Je voulais du moins parler de Notre-Dame de Paris[60]. Mais quelqu’un a marqué ce monument d’une telle griffe de lion, que personne désormais ne se hasardera d’y toucher. C’est sa chose désormais, c’est son fief, c’est le majorat de Quasimodo. Il a bâti, à côté de la vieille cathédrale, une cathédrale de poésie, aussi ferme que les fondements de l’autre, aussi haute que ses tours. Si je regardais cette église, ce serait, comme livre d’histoire, comme le grand registre des destinées de la monarchie. On sait que son portail, autrefois chargé des images de tous les rois de France, est l’œuvre de Philippe-Auguste ; le portail sud-est de saint Louis[61], le septentrional de Philippe-le-Bel[62] ; celui-ci fut fondé de la dépouille des Templiers, pour détourner sans doute la malédiction de Jacques Molay[63]. Ce portail funèbre a dans sa porte rouge le monument de Jean-sans-Peur[64], l’assassin du duc d’Orléans. La grande et lourde église, toute fleurdelisée, appartient à l’histoire plus qu’à la religion. Elle a peu d’élan, peu de ce mouvement d’ascension si frappant dans les églises de Strasbourg et de Cologne. Les bandes longitudinales qui coupent Notre-Dame de Paris, arrêtent l’élan ; ce sont plutôt les lignes d’un livre. Cela raconte au lieu de prier.

Notre-Dame de Paris est l’église de la monarchie ; Notre-Dame de Reims, celle du sacre. Celle-ci est achevée, contre l’ordinaire des cathédrales. Riche, transparente, pimpante dans sa coquetterie colossale, elle semble attendre une fête ; elle n’en est que plus triste, la fête ne revient plus. Chargée et surchargée de sculptures, couverte plus qu’aucune autre des emblèmes du sacerdoce, elle symbolise l’alliance du roi et du prêtre. Sur les rampes extérieures de la croisée batifolent les diables, ils se laissent glisser aux pentes rapides, ils font la moue à la ville, tandis qu’au pied du Clocher-à-l’Ange le peuple est pilorié.

Saint-Denis est l’église des tombeaux ; non pas une sombre et triste nécropole païenne, mais glorieuse et triomphante, toute brillante de foi et d’espoir, large et sans ombre, comme l’âme de saint Louis qui l’a bâtie ; simple au dehors, belle au dedans ; élancée et légère, comme pour moins peser sur les morts. La nef s’élève au chœur par un escalier qui semble attendre le cortège des générations qui doivent monter, descendre, avec la dépouille des rois.

A l’époque où nous sommes parvenus, l’architecture gothique avait atteint sa plénitude, elle était dans la beauté sévère de la virginité, moment court, moment adorable, où rien ne peut rester ici-bas. Au moment de la beauté pure, il en succède un autre que nous connaissons bien aussi. Vous savez, cette seconde jeunesse, quand la vie a déjà pesé, quand la science du bien et du mal perce dans un triste sourire, qu’un pénétrant regard s’échappe des longues paupières ; alors ce n’est pas trop de toutes les fêtes pour donner le change aux troubles du cœur. C’est le temps de la parure et des riches ornements. Telle fut l’église gothique à ce second âge ; elle porta dans sa parure une délicieuse coquetterie. Riches croisées coiffées de triangles imposants[65], charmants tabernacles appendus aux portes, aux tours, comme des chatons de diamants, fine et transparente dentelle de pierre filée au fuseau des fées ; elle alla ainsi de plus en plus ornée et triomphante, à mesure qu’au dedans le mal augmentait. Vous avez beau faire, souffrante beauté, le bracelet flotte autour d’un bras amaigri ; vous savez trop, la pensée vous brûle, vous languissez d’amour impuissant.

L’art s’enfonça chaque jour davantage dans cet amaigrissement. Il s’acharna sur la pierre, s’en prit à elle de la vie qui tarissait, il la creusa, la fouilla, l’amincit, la subtilisa. L’architecture devint la sœur de la scolastique. Elle divisa et subdivisa. Son procédé fut aristotélique, sa méthode celle de saint Thomas. Ce fut comme une série de syllogismes de pierre qui n’atteignaient pas leur conclusion. On trouve de la froideur dans ces raffinements du gothique, dans les subtilités de la scolastique, dans la scolastique d’amour des troubadours et de Pétrarque. C’est ne pas savoir ce que c’est que la passion, combien elle est ingénieuse, opiniâtre, acharnée, subtile et aiguë dans ses poursuites ardentes. Altérée de l’infini dont elle a entrevu la fugitive lueur, elle donne aux sens une vivacité extraordinaire, elle devient un verre grossissant, qui distingue et exagère les moindres détails. Elle le poursuit, cet infini, dans l’imperceptible bulle d’air où flotte un rayon du ciel, elle le cherche dans l’épaisseur d’un beau cheveu blond, dans la dernière fibre d’un cœur palpitant. Divise, divise, scalpel acéré, tu peux percer, déchirer, tu peux fendre le cheveu et trancher l’atome, tu n’y trouveras pas ton Dieu.

En poussant chaque jour plus avant cette ardente poursuite, ce que l’homme rencontra, ce fut l’homme même. La partie humaine et naturelle du christianisme se développa de plus en plus et envahit l’Église. La végétation gothique, lassée de monter en vain, s’étendit sur la terre et donna ses fleurs. Quelles fleurs ? des images de l’homme, des représentations peintes et sculptées du christianisme, des saints, des apôtres. La peinture et la sculpture, les arts matérialistes qui reproduisent le fini, étouffèrent peu à peu l’architecture[66] ; celle-ci, l’art abstrait, infini, silencieux, ne put tenir contre ses sœurs plus vives et plus parlantes. La figure humaine varia, peupla la sainte nudité des murs. Sous prétexte de piété, l’homme mit partout son image ; elle entra comme Christ, comme apôtre ou prophète ; puis en son propre nom, humblement couchée sur les tombeaux ; qui eût refusé l’asile du temple à ces pauvres morts ? Ils se contentèrent d’abord d’une simple dalle, où l’image était gravée ; puis la dalle se souleva, la tombe s’enfla, l’image devint une statue ; puis la tombe fut un mausolée, un catafalque de pierre qui emplit l’église, que dis-je ? ce fut une chapelle, une église elle-même. Dieu, resserré dans sa maison, fut heureux de garder lui-même une chapelle[67].

La puissante colonne grecque, également groupée, porte à son aise un léger fronton ; le faible porte sur le fort ; cela est logique et humain. L’art gothique est surnaturel, surhumain. Il est né de la croyance au miraculeux, au poétique, à l’absurde. Ceci n’est pas une dérision ; j’emprunte le mot de saint Augustin : Credo quia absurdum. La maison divine, par cela qu’elle est divine, n’a pas besoin de fortes colonnes ; si elle accepte un appui matériel, c’est pure condescendance ; il lui suffisait du souffle de Dieu. Ces appuis, elle les réduira à rien, s’il est possible. Elle aimera à placer des masses énormes sur de fines colonnettes. Le miracle est évident. Là est pour l’architecture gothique le principe de vie : c’est l’architecture du miracle. Mais c’est aussi son principe de mort. Le jour où l’amour manquera, l’étrangeté, la bizarrerie des formes, ressortiront à loisir, et le sentiment du beau sera choqué, tout aussi bien que la logique[68].

L’art au service d’une religion de la mort, d’une morale qui prescrit l’annihilation de la chair, doit rencontrer et chérir le laid. La laideur volontaire est un sacrifice, la laideur naturelle une occasion d’humilité. La pénitence est laide, le vice plus laid. Le dieu du péché, le hideux dragon, le diable, est dans l’église, vaincu, humilié ; mais enfin il y est. Le génie grec divinise souvent la bête ; les lions de Rome, les coursiers du Parthénon sont restés des dieux. Le gothique bestialise l’homme, pour le faire rougir de lui-même, avant de le diviniser. Voilà la laideur chrétienne. Où est la beauté chrétienne ? Elle est dans cette tragique image de macérations et de douleur, dans ce pathétique regard, dans ces bras ouverts pour embrasser le monde. Beauté effrayante, laideur adorable que nos vieux peintres n’ont pas craint d’offrir à l’âme sanctifiée.

Dans tout le gothique, sculpture, architecture, il y avait, avouons-le, quelque chose de complexe, de vieux, de pénible. La masse énorme de l’église s’appuie sur d’innombrables contre-forts[69], laborieusement dressée et soutenue, comme le Christ sur la croix. On fatigue à la voir entourée d’étais innombrables qui donnent l’idée d’une vieille maison qui menace, ou d’un bâtiment inachevé.

Oui, la maison menaçait, elle ne pouvait s’achever. Cet art, attaquable dans sa forme, défaillait aussi dans son principe social. La société d’où il est sorti, était trop inégale et trop injuste. Le régime des castes, si peu atténué qu’il était par le christianisme[70], subsistait encore. L’Église sortie du peuple eut, de bonne heure, peur du peuple ; elle s’en éloigna, elle fit alliance avec la féodalité, sa vieille ennemie, puis avec la royauté victorieuse de la féodalité. Elle s’associa aux tristes victoires de la royauté sur les communes qu’elle-même avait aidées à leur naissance. La cathédrale de Reims porte au pied d’un de ses clochers l’image des bourgeois du quinzième siècle, punis d’avoir résisté à l’établissement d’un impôt[71]. Cette figure du peuple pilorié est un stigmate pour l’Église elle-même. La voix des suppliciés s’élevait avec les chants. Dieu acceptait-il volontiers un tel hommage ? Je ne sais ; mais il semble que des églises bâties par corvées, élevées des dîmes d’un peuple affamé, toutes blasonnées de l’orgueil des évêques et des seigneurs, toutes remplies de leurs insolents tombeaux, devaient chaque jour moins lui plaire. Sous ces pierres il y avait trop de pleurs.

Le moyen âge ne pouvait suffire au genre humain. Il ne pouvait soutenir sa prétention orgueilleuse d’être le dernier mot du monde, la consommation. Le temple devait s’élargir. L’humanité devait reconnaître le Christ en soi-même. Cette intuition mystique d’un Christ éternel, renouvelé sans cesse dans l’humanité, elle se représente partout au moyen âge, confuse, il est vrai, et obscure, mais chaque jour acquérant un nouveau degré de clarté. Elle y est spontanée et populaire, étrangère, souvent contraire à l’influence ecclésiastique. Le peuple, tout en obéissant au prêtre, distingue fort bien du prêtre le saint, le Christ de Dieu. Il cultive d’âge en âge, il élève, il épure cet idéal dans la réalité historique. Ce Christ de douceur et de patience, il apparaît dans Louis-le-Débonnaire conspué par les évêques ; dans le bon roi Robert, excommunié par le pape ; dans Godefroi de Bouillon, homme de guerre et gibelin, mais qui meurt vierge à Jérusalem, simple baron du Saint-Sépulcre. L’idéal grandit encore dans Thomas de Kenterbury, délaissé de l’Église et mourant pour elle. Il atteint un nouveau degré de pureté en saint Louis, roi prêtre et roi homme. Tout à l’heure l’idéal généralisé va s’étendre dans le peuple ; il va se réaliser au quinzième siècle, non seulement dans l’homme du peuple, mais dans la femme, dans Jeanne-la-Pucelle. Celle-ci, en qui le peuple meurt pour le peuple, sera la dernière figure du Christ au moyen âge.

Cette transfiguration du genre humain qui reconnut l’image de son Dieu en soi, qui généralisa ce qui avait été individuel, qui fixa dans un présent éternel ce qu’on avait cru temporaire et passé, qui mit sur la terre un ciel, elle fut la rédemption du monde moderne, mais elle parut la mort du christianisme et de l’art chrétien. Satan poussa sur l’église inachevée un rire d’immense dérision ; ce rire est dans les grotesques du quinzième et du seizième siècle. Il crut avoir vaincu ; il n’a jamais pu apprendre, l’insensé, que son triomphe apparent n’est jamais qu’un moyen. Il ne vit point que Dieu n’est pas moins Dieu, pour s’être fait humanité ; que le temple n’est pas détruit, pour être devenu grand comme le monde.

En attendant, il faut que le vieux monde passe, que la trace du moyen âge achève de s’effacer, que nous voyions mourir tout ce que nous aimions, ce qui nous allaita tout petit, ce qui fut notre père et notre mère, ce qui nous chantait si doucement dans le berceau. C’est en vain que la vieille église gothique élève toujours au ciel ses tours suppliantes, en vain que ses vitraux pleurent, en vain que ses saints font pénitence dans leurs niches de pierre… « Quand le torrent des grandes eaux déborderait, elles n’arriveront pas jusqu’au Seigneur… » Ce monde condamné s’en ira avec le monde romain, le monde grec, le monde oriental. Il mettra sa dépouille à côté de leur dépouille. Dieu lui accorde tout au plus, comme à Ézéchias, un tour de cadran. (1833.)



J’ai tiré ce volume, en grande partie, des Archives nationales. Un mot seulement sur ces Archives, sur les fonctions qui ont fait à l’auteur un devoir d’approfondir l’histoire de nos antiquités, sur le paisible théâtre de ses travaux, sur le lieu qui les a inspirés. Son livre, c’est sa vie.

Le noyau des Archives est le Trésor des chartes et la collection des registres du Parlement. Le Trésor des chartes, et la partie de beaucoup la plus considérable des Archives (section historique domaniale et topographique, législative et administrative), occupent au Marais le triple hôtel de Clisson, Guise et Soubise ; antiquité dans l’antiquité, histoire dans l’histoire. Une tour du quatorzième siècle garde l’entrée de la royale colonnade du palais des Soubise. On s’explique en entrant la fière devise des Rohan, leurs aïeux : « Roi ne puis, prince ne daigne, Rohan suis. »

Le Trésor des chartes contient dans ses registres la suite des actes du gouvernement depuis le treizième siècle, dans ses chartes, les actes diplomatiques du moyen âge, entre autres ceux qui ont amené la réunion des diverses provinces, les titres d’acquisition de la monarchie, ce qui constituait, comme on le disait, les droits du roi. C’était le vieil arsenal dans lequel nos rois prenaient des armes pour battre en brèche la féodalité. Fixé à Paris par Philippe-Auguste, ce dépôt fut confié tantôt au garde des sceaux, tantôt à un simple clerc du roi, à un chanoine de la Sainte-Chapelle, en dernier lieu au procureur général. Parmi ces trésoriers des chartes, il faut citer un Budé, deux de Thou[72]. Les destinées de ce précieux dépôt ne furent autres que celles de la monarchie. Chaque fois que l’autorité royale prit plus de nerf et de ressort, on s’inquiéta du Trésor des chartes ; véritable trésor, en effet, où l’on trouvait des titres à exploiter, où l’on pêchait des terres, des châteaux, mainte fois des provinces. Les fils de Philippe-le-Bel, cette génération avide, firent faire le premier inventaire. Charles V, bon clerc et vrai prud’homme, quand la France, après les guerres des Anglais, se cherchait elle-même, visita le Trésor et s’affligea de la confusion qui s’y était mise (1371) ; le trésor était comme la France. Sous Louis XI, nouvel inventaire, autre sous Charles VIII. Sous Henri III, le désordre est au comble. De savants hommes y aident : Brisson et du Tillet, qui travaillent pour le roi, emportent et dissipent les pièces. Du Tillet écrivait alors son grand ouvrage de la France ancienne, dont il a imprimé diverses parties. Mais cet inventaire des droits de la monarchie ne fut fait que sous Richelieu. Personne ne sut comme lui enrichir et exploiter les Archives : par toute la France il rasait les châteaux et il rassemblait les titres ; ce fut un grand et admirable collecteur d’antiquités en ce genre. Les limiers qu’il employa à cette chasse de diplomatique, les Du Puy, les Godefroi, les Galand, les Marca, poursuivirent infatigablement son œuvre, réunissant, cataloguant, interprétant. Un des principaux fruits de ce travail est le livre des Droits du roy, de Pierre Du Puy. C’est un savant et curieux livre, étonnant d’érudition et de servilisme intrépide. Vous verrez là que nos rois sont légitimes souverains de l’Angleterre, qu’ils ont toujours possédé la Bretagne ; que la Lorraine, dépendance originaire du royaume français d’Austrasie et de Lotharingie, n’a passé aux empereurs que par usurpation, etc. Une telle érudition était précieuse pour le ministre déterminé à compléter la centralisation de la France. Du Puy allait, fouillant les archives, trouvant des titres inconnus, colorant les acquisitions plus ou moins légitimes ; l’archiviste conquérant marchait devant les armées. Ainsi quand on voulut mettre la main sur la Lorraine, Du Puy fut envoyé aux archives des Trois-Évêchés ; puis le duc fut sommé de montrer ses titres. Le Languedoc fut de même défié par Galand de prouver par écrit son droit de franc-aleu, de propriété libre. On alléguait en vain les droits anciens, la tradition, la possession immémoriale ; nos archivistes voulaient des écrits.

Ce magasin de procès politiques, ce dépôt de tant de droits douteux, notre Trésor des chartes était environné d’un formidable mystère. Il fallait une lettre de cachet au trésorier des chartes pour avoir droit de le consulter, et cette charge de trésorier finit par être réunie à celle de procureur général au Parlement de Paris. M. d’Aguesseau provoqua le bannissement à trente lieues de Paris contre un homme qui était parvenu à se procurer quelques copies de pièces déposées au Trésor des chartes et qui en faisait trafic[73].

La confiscation monarchique avait fait le Trésor des chartes ; la confiscation révolutionnaire a fait nos archives telles que nous les avons aujourd’hui. Au vieux Trésor des chartes, prescrit désormais, sont venus se joindre ses frères, les trésors de Saint-Denis, de Saint-Germain-des-Prés et de tant d’autres monastères. Les vénérables et fragiles papyri, qui portent encore les noms de Childebert, de Clotaire, sont sortis de leur asile ecclésiastique et sont venus comparaître à cette grande revue des morts. Dans cette concentration violente et rapide de tant de titres, beaucoup périrent, beaucoup furent détruits : les parchemins eurent aussi leur tribunal révolutionnaire sous le titre de Bureau du triage des titres. La confiscation révolutionnaire ne s’appuyant pas sur l’autorité des textes, des titres écrits, comme la confiscation monarchique, n’avait que faire de ces parchemins. Son titre unique était le Contrat social, comme le Coran pour celui qui brûla la bibliothèque d’Alexandrie.

Si la Révolution servit peu la science par l’examen et la critique des monuments, elle la servit beaucoup par l’immense concentration qu’elle opéra. Elle secoua vivement toute cette poussière : monastères, châteaux, dépôts de tout genre, elle vida tout, versa tout sur le plancher, réunit tout. Le dépôt du Louvre, par exemple, était comble de papiers, les fenêtres mêmes étaient obstruées, tandis que l’archiviste louait plusieurs pièces à l’Académie. Si l’on voulait faire des recherches, il fallait de la chandelle en plein midi. La Révolution, une fois pour toutes, y porta le jour.

Les Du Puy, les Marca de cette seconde époque (je parle seulement de la science) furent deux députés de la Convention : MM. Camus et Daunou. M. Camus, gallican comme son prédécesseur Du Puy, servit la république avec la même passion que Du Puy la monarchie. M. Daunou, successeur de M. Camus, fut, à proprement parler, le fondateur des Archives, et à cette époque les archives de France devenaient celles du monde. Cette prodigieuse classification lui appartient. C’était alors un glorieux temps pour les Archives. Pendant que M. Daru ouvrait, pour la première fois, les mystérieux dépôts de Venise, M. Daunou recevait les dépouilles du Vatican. D’autre part du Nord et du Midi, arrivaient à l’hôtel Soubise les archives d’Allemagne, d’Espagne et de Belgique ; deux de nos collègues étaient allés chercher celles de Hollande.

Aujourd’hui les Archives de la France ne sont plus celles de l’Europe. On distingue encore sur les portes de nos salles la trace des inscriptions qui nous rappellent nos pertes : Bulles, Daterie, etc. Toutefois, il nous reste encore environ cent cinquante mille cartons. Quoique les provinces refusent de laisser réunir leurs archives, quoique même plusieurs ministères continuent de garder les leurs, l’encombrement finira par les décider à se dessaisir. Nous vaincrons, car nous sommes la mort, nous en avons l’attraction puissante ; toute révolution se fait à notre profit. Il nous suffit d’attendre : « Patiens, quia æternus. »

Nous recevons tôt ou tard les vaincus et les vainqueurs. Nous avons la monarchie bel et bien enclose de l’alpha à l’oméga ; la charte de Childebert à côté du testament de Louis XVI ; nous avons la République dans notre armoire de fer, clefs de la Bastille[74], minute des Droits de l’homme, urne des députés, et la grande machine républicaine, le coin des assignats. Il n’y a pas jusqu’au pontificat qui ne nous ait laissé quelque chose ; le pape nous a repris ses archives, mais nous avons gardé par représailles les brancards sur lesquels il fut porté au sacre de l’empereur. A côté de ces jouets sanglants de la Providence, est placé l’immuable étalon des mesures que chaque année l’on vient consulter. La température est invariable aux Archives.

Pour moi, lorsque j’entrai la première fois dans ces catacombes manuscrites, dans cette admirable nécropole des monuments nationaux, j’aurais dit volontiers, comme cet Allemand entrant au monastère de Saint-Vannes : « Voici l’habitation que j’ai choisie et mon repos aux siècles des siècles ! »

Toutefois je ne tardai pas à m’apercevoir, dans le silence apparent de ces galeries, qu’il y avait un mouvement, un murmure qui n’était pas de la mort. Ces papiers, ces parchemins laissés là depuis longtemps ne demandaient pas mieux que de revenir au jour. Ces papiers ne sont pas des papiers, mais des vies d’hommes, de provinces, de peuples. D’abord, les familles et les fiefs, blasonnés dans leur poussière, réclamaient contre l’oubli. Les provinces se soulevaient, alléguant qu’à tort la centralisation avait cru les anéantir. Les ordonnances de nos rois prétendaient n’avoir pas été effacées par la multitude des lois modernes. Si on eût voulu les écouter tous, comme disait ce fossoyeur au champ de bataille, il n’y en aurait pas eu un de mort. Tous vivaient et parlaient, ils entouraient l’auteur d’une armée à cent langues que faisait taire rudement la grande voie de la République et de l’Empire.

Doucement, messieurs les morts, procédons par ordre, s’il vous plaît. Tous, vous avez droit sur l’histoire. L’individuel est beau comme individuel, le général comme général ; le Fief a raison, la Monarchie davantage, encore plus la République !… La province doit revivre ; l’ancienne diversité de la France sera caractérisée par une forte géographie. Elle doit reparaître, mais à condition de permettre que, la diversité s’effaçant peu à peu, l’identification du pays succède à son tour. Revive la monarchie, revive la France ! Qu’un grand essai de classification serve une fois de fil en ce chaos. Une telle systématisation servira, quoique imparfaite. Dût la tête s’emboîter mal aux épaules, la jambe s’agencer mal à la cuisse, c’est quelque chose de revivre.

Et à mesure que je soufflais sur leur poussière, je les voyais se soulever. Ils tiraient du sépulcre qui la main, qui la tête, comme dans le Jugement dernier de Michel-Ange, ou dans la Danse des morts. Cette danse galvanique qu’ils menaient autour de moi, j’ai essayé de la reproduire en ce livre. Quelques-uns peut-être ne trouveront cela ni beau ni vrai ; ils seront choqués surtout de la dureté des oppositions provinciales que j’ai signalées. Il me suffit de faire observer aux critiques qu’il peut fort bien se faire qu’ils ne reconnaissent point leurs aïeux, que nous avons entre tous les peuples, nous autres Français, ce don que souhaitait un ancien, le don d’oublier. Les chants de Roland et de Renaud, etc., ont certainement été populaires ; les fabliaux leur ont succédé ; et tout cela était déjà si loin au seizième siècle, que Joachim Du Bellay dit en propres termes : « Il n’y a, dans notre vieille littérature, que le Roman de la Rose. » Du temps de Du Bellay, la France a été Rabelais, plus tard Voltaire. Rabelais est maintenant dans le domaine de l’érudition. Voltaire est déjà moins lu. Ainsi va ce peuple se transformant et s’oubliant lui-même.

La France une et identifiée aujourd’hui peut fort bien renier cette vieille France hétérogène que j’ai décrite. Le Gascon ne voudra pas reconnaître la Gascogne, ni le Provençal la Provence. A quoi je répondrai qu’il n’y a plus ni Provence, ni Gascogne, mais une France. Je la donne aujourd’hui, cette France, dans la diversité de ses vieilles originalités de provinces. Les derniers volumes de cette histoire la présenteront dans son unité (1833).

  1. Jacques de Vitri : « Meretrices publicæ ubique cleros transeuntes quasi per violentiam pertrahebant. In una autem et eadem domo scholæ erant superius, prostibula inferius. »
  2. L’antipape Anaclet, Innocent II, Célestin II (disciple d’Abailard), Adrien IV, Alexandre III, Urbain III et Innocent III.
  3. Pierre-le-Chantre et d’autres écrivains contemporains rapportent le trait suivant : « En 1171, maître Silo, professeur de philosophie, pria un de ses disciples mourant de revenir lui faire part de l’état où il se trouverait dans l’autre monde. Quelques jours après sa mort, l’écolier lui apparut revêtu d’une chape toute couverte de thèses, « de sophismatibus descripta et flamma ignis tota confecta. » Il lui dit qu’il venait du purgatoire, et que cette chape lui pesait plus qu’une tour : « Et est mihi data ut eam portem pro gloria quam in sophismatibus habui. » En même temps il laissa tomber une goutte de sa sueur sur la main du maître ; elle la perça d’outre en outre. Le lendemain Silo dit à ses écoliers :

    Linquo coax ranis, cras corvis, vanaque vanis ;
    Ad logicen pergo, quæ mortis non timet ergo,


    et il alla s’enfermer dans un monastère de Cîteaux. » (Bulæus.)

  4. Le pape avait écrit à l’évêque de Paris de faire détruire ce livre sans bruit. Mais l’Université, déjà en querelle avec les Ordres Mendiants, le fit brûler publiquement au parvis Notre-Dame. Jean de Parme se démit du généralat ; saint Bonaventure, qui lui succéda, commença une enquête contre lui, et fit jeter en prison deux de ses adhérents. L’un y passa dix-huit ans, l’autre y mourut.
  5. Hermann Cornerus.
  6. Ce portrait a été gravé en tête de ses œuvres. (Constance, 1732, in-4o.)
  7. MM. Jourdain et Hauréau ont démontré sur quel terrain peu solide nos deux grands scolastiques ont cheminé (1860). — Voir Renaissance, Introd.
  8. App. 138.
  9. Il condamna publiquement Guillaume de Saint-Amour, et Jean de Parme avec moins d’éclat. (Bulæus.)
  10. App. 139.
  11. Ce mot est significatif pour qui a présente la figure rêveuse et monumentale des grands bœufs de l’Italie du sud.
  12. Joinville.
  13. Joinville. Il demanda ensuite à Joinville lequel il aimerait mieux d’avoir commis un péché mortel ou d’être lépreux. Joinville répond qu’il aimerait mieux avoir fait trente péchés mortels. — « Et quand les frères s’en furent partis, il m’appela tout seul, et me fit seoir à ses piez, et me dit : « Comment me deistes vous hier ce ? » Et je li dis que encore li disoie-je, et il me dit : « Vous deistes comme hastiz musarz ; car nulle si laide mezelerie n’est comme d’estre en péché mortel, etc. »
  14. Id. « En la doctrine que il lessa au roi Phelipe, son fiuz… il y avoit une clause contenue, qui est tele : « Fai à ton pooir les bougres et les autres mal genz chacier de ton royaume, si que la terre soit de ce bien purgée. » (Le Confesseur.)
  15. Joinville.
  16. Id. — Villani. « On vint un jour lui dire que la figure du Christ avait apparu dans une hostie : « Que ceux qui doutent aillent le voir ; pour moi, je le vois dans mon cœur. »
  17. Joinville.
  18. Voy. sur la Chanson de Roland, par Génin, Renaissance, Introd.
  19. Alban, Alp., mont.
  20. App. 140.
  21. Le Dit Marcoul et Salomon, no 7218, et fonds de Notre-Dame N., no 2.
  22. Voy. le poème d’Alexandre, par Lambert-le-Court et Alexandre de Paris, né à Bernay.
  23. App. 141.
  24. Ainsi à Paris, Saint-Jacques-la-Boucherie et Sainte-Geneviève, etc. L’abbé Lebeuf a remarqué sur la façade de cette dernière église un énorme anneau de fer où passaient leur bras ceux qui venaient demander asile. — C’était encore dans l’église qu’on venait déposer les malades, en particulier ceux qui étaient atteints du mal des ardents.
  25. La cloche d’argent, à Reims, sonnait le 1er mars, pour annoncer la reprise des travaux agricoles.
  26. Voy. App. 33.
  27. Le légat, Pierre de Capoue, défendit en 1198 la célébration de cette fête dans le diocèse de Paris. Mais elle ne cessa guère en France que vers 1444. On la trouve en Angleterre en 1530. — En 1671, les enfants de chœur de la Sainte-Chapelle prétendaient encore commander le jour des Saints-Innocents, et occupaient les premières stalles, avec la chape et le bâton cantoral. — A Bayeux, le jour des Innocents, les enfants de chœur, ayant à leur tête un petit évêque qui faisait l’office, occupaient les stalles hautes et les chanoines les basses.
  28. Voy. App. 36.
  29. A Beauvais, à Autun, etc., on célébrait la fête de l’Ane. — Ducange : « In fine missæ sacerdos versus ad populum vice : Ite, missa est, ter hinhannabit ; populos vero vice : Deo gratias, ter respondebit : Hinham, hinham, hinham. » App. 142.
  30. Nostri nec pœnitet illas,
    Nec te pœniteat pecoris, divine poeta.
    Nec te pœniteat pecoris, divine poe(Virg.)

  31. Au portail septentrional de la cathédrale (portail des Libraires).
  32. Sur un contrefort du clocher vieux.
  33. A l’église de Saint-Guenault, des rats rongent le globe du monde. — Aristote n’échappe pas à ce rire universel. À Rouen, il est représenté courbé, les mains à terre, et portant une femme sur son dos.
  34. Voy. les stalles de Notre-Dame de Rouen, de Notre-Dame d’Amiens, de Saint-Guenault d’Essonne, etc. Dans l’église de l’Épine, petit village près Châlon, il se trouve des sculptures très remarquables, mais aussi très obscènes. Saint Bernard écrit vers 1125, à Guillaume de Saint-Thierry : « À quoi bon tous ces monstres grotesques en peinture ou en bosse qu’on met dans les cloîtres à la vue des gens qui pleurent leurs péchés ? À quoi sert cette belle difformité, ou cette beauté difforme ? Que signifient ces singes immondes, ces lions furieux, ces centaures monstrueux ? »
  35. C’était le sujet d’un bas-relief extérieur de la cathédrale de Reims, que l’on a fait effacer.
  36. A la Sainte-Chapelle on voyait descendre de la voûte la figure d’un ange tenant un biberon d’argent, avec lequel il envoyait de l’eau sur les mains du célébrant. — A Reims, le jour de la Dédicace, on plaçait un cierge allumé entre chaque arcade.
  37. « Sur la galerie de la Vierge, à Notre-Dame de Paris, était une Vierge et deux anges portant des chandeliers ; après Laudes de la Sexagésime, le chevecier y mettait deux cierges. » (Gilbert.) — Dans certaines églises, le prêtre représentait au portail l’Ascension de Notre-Seigneur. — Quelquefois même le clergé devait être obligé d’accomplir la cérémonie dans les parties les plus élevées de l’église ; par exemple, lorsqu’on scellait des reliques sous la flèche, comme on l’avait fait à celle de Notre-Dame de Paris.
  38. Surnom d’un des architectes que Ludovic Sforza fit venir d’Allemagne pour fermer les voûtes de la cathédrale de Milan. (Gaet. Franchetti.)
  39. Cette hauteur de cinq cents pieds semblerait avoir été l’idéal auquel aspirait l’architecture allemande. Ainsi les tours de la cathédrale de Cologne devaient, d’après les plans qui subsistent encore, s’élever à cinq cents pieds allemands (quatre cent quarante-trois pieds de Paris) ; la flèche de Strasbourg est haute de cinq cents pieds de Strasbourg (quatre cent quarante-cinq pieds de Paris).
  40. A peine pourrait-on citer quelques exemples de cryptes postérieures au douzième siècle. (Caumont.) C’est au douzième et au treizième siècle qu’a lieu le grand élan de l’architecture ogivale.
  41. On donne pour racine au mot ogive le mot allemand aug, œil ; les angles curvilignes ressemblent aux coins de l’œil. (Gilbert.)
  42. Au treizième siècle, le chœur devint plus long qu’il n’était comparativement à la nef. On prolongea les collatéraux autour du sanctuaire, et ils furent toujours bordés de chapelles.
  43. Ce fut surtout au onzième siècle qu’on employa généralement cette disposition.
  44. App. 143.
  45. Nous empruntons cette observation, et généralement tous les détails qui suivent, à la description de la cathédrale de Cologne, par Boisserée (franç. et allem.), 1823.
  46. Les églises métropolitaines avaient des tours ; les églises inférieures, seulement des clochers. Ainsi la hiérarchie se conservait jusque dans la forme extérieure de l’église.
  47. De plus, le chœur est terminé par cinq côtés d’un dodécagone, et chaque chapelle par trois côtés d’un octogone.
  48. Ce rapport est celui de 1 à 6, et de 1 à 7.
  49. Le porche, le carré de la transversale, les chapelles avec le bas-côté qui les sépare du chœur, sont chacun égaux à la largeur de l’arcade principale, et en somme égaux à la largeur totale. La largeur de la transversale, ou croisée, est, avec sa longueur totale, dans le rapport de 2 à 5, et avec la largeur du chœur et de la nef, dans le rapport de 2 à 3.
  50. La hauteur des voûtes latérales égale de la largeur totale, c’est-à-dire 2 fois  ou 60 pieds. — Pour la voûte du milieu, la largeur dans l’œuvre est à la hauteur dans le rapport de 2 à 7, et pour les voûtes latérales, dans le rapport de 1 à 3. A l’extérieur, la largeur principale de l’église égale la hauteur totale. La longueur est à la hauteur dans le rapport de 2 à 5. Même rapport entre la hauteur de chaque étage et celle de l’ensemble.
  51. La longueur extérieure est de 438 p. 8 p. ; 438 est divisible par 3, par 2, par 4, par 12 ; divisé par 12, il donne 365,5, le nombre des jours de l’année plus une fraction, ce qui est un degré encore d’exactitude. — Il y a 36 piliers-butants extérieurs, 34 intérieurs. — L’arcade du milieu est large de 35 pieds ; 35 statues, 21 arcades latérales.
  52. Nous sommes revenus sur ce point de vue dans l’Introduction du volume sur la Renaissance.
  53. Sabine de Steinbach, fille d’Erwin de Steinbach qui commença les tours en 1277. (1833.) Il est établi maintenant que la flèche est de 1439. (1860.)
  54. C’est la légende du Mont Saint-Michel.
  55. La voûte du chœur est seule achevée ; elle a deux cents pieds de hauteur. M. Boisserée a ajouté à sa Description un projet de restauration et d’achèvement, d’après les plans primitifs des architectes qui ont été retrouvés, il y a peu années.
  56. On voit Ingelramme diriger les travaux à Notre-Dame de Rouen, et construire le Bec en 1214 ; Robert de Luzarche bâtir, en 1220, la cathédrale d’Amiens ; Pierre de Montereau, l’abbaye de Long-Pont, en 1227 ; Hugues Lebergier, Saint-Nicaise de Reims, en 1229 ; Jean Chelle, le portail latéral sud de Notre-Dame, en 1257, etc.
  57. Le tombeau de Marcdargent à Saint-Ouen.
  58. App. 144.
  59. Berneval acheva, vers le commencement du quinzième siècle, la croisée de Saint-Ouen, et fit en 1439 la rose du midi. Son élève fit celle du nord, et surpassa son maître. Berneval le tua, et fut pendu.
  60. Alexandre III posa la première pierre de Notre-Dame de Paris, en 1163. La façade principale fut achevée au plus tard en 1223. La nef est également du commencement du treizième siècle.
  61. Il fut commencé en 1257.
  62. Il fut commencé en 1312 ou 1313.
  63. C’est au Parvis Notre-Dame qu’on le brûla.
  64. 1404-19.
  65. Ces triangles sont l’ornement de prédilection du quatorzième siècle. On les ajouta alors à beaucoup de portes et de croisées du treizième. Voyez celles de Notre-Dame de Paris.
  66. La peinture sur vitres commence au onzième siècle. App. 145.
  67. Le croirait-on, Dieu n’a pas eu un seul temple, un seul autel, une seule image du premier au douzième siècle ? Il s’agit, bien entendu, de Dieu le Père, du Créateur. Le moindre moine qui passait saint avait son culte, sa fête, son église. Dieu apparaît pour la première fois à côté du Fils au commencement du treizième siècle et ne siège à la première place qu’en 1360. Voy. Renaissance, Introduction. (1860.)
  68. L’architecture tomba de la poésie au roman, du merveilleux à l’absurde, lorsqu’elle adopta les culs-de-lampe au quinzième siècle, lorsque les formes pyramidales dirigèrent leurs pointes de haut en bas. Voir les clochers de Saint-Pierre de Caen, qui semblent prêts à vous écraser.
  69. Ces béquilles architecturales exigent un continuel raccommodage. Ces cathédrales sont d’immenses décorations qu’on ne soutient debout que par des efforts constamment renouvelés. Elles durent parce qu’elles changent pièce à pièce. C’est le vaisseau de Thésée. Voy. Renaissance, Introduction. (1860.)
  70. Qui a supprimé l’esclavage ? Personne, car il dure encore. Le christianisme a-t-il transformé l’esclave en serf à la chute de l’empire romain ? Non, puisque le servage existait dans l’empire même sous le nom de colonat. Les chrétiens eurent des esclaves tant que cette forme de travail resta la plus productive. Ils en ont encore dans les colonies. Le christianisme prêche la résignation à l’esclave et est l’allié du maître. Voy. Renaissance, Introduction. (1860.)
  71. Ce sont huit figures de taille gigantesque servant de cariatides. L’un des bourgeois tient une bourse d’où il tire de l’argent, un autre porte des marques de flétrissure ; d’autres, percés de coups, présentent des rôles d’impôts lacérés.
  72. Voir la notice de Du Puy, sur l’Histoire du Trésor des chartes, manuscrit in-4o de la bibliothèque du Roi ; imprimé à la fin de son livre sur les Droits du Roy. (1655.) Voy. aussi Bonamy, dans les Mémoires de l’Académie des Inscriptions.
  73. Voir les lettres originales de d’Aguesseau, en tête d’une copie de l’inventaire du Trésor des chartes, à la Bibliothèque du Roi, fonds de Clairambault.
  74. Ces divers objets ont été déposés aux Archives en vertu des décrets de nos Assemblées républicaines.