Histoire de France de M. Michelet

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HISTOIRE DE FRANCE
DE M. MICHELET.[1]

Voici, de toutes les sciences, celle qui naît le plus tôt et se développe le plus lentement : l’histoire. Il faut des siècles entiers à cette fille des vieux empires, à cette fleur des champs de bataille et des ruines, pour la voir grandir et se fortifier, et prendre un jour tout l’ascendant qu’il lui est donné d’avoir. L’origine des nations est toujours enveloppée d’un voile de poésie ; autour de leur berceau on entend résonner ou le chant religieux ou le cri de guerre. Souvent leurs bardes sont en même temps leurs prêtres, et leur histoire se perd dans un mythe, dans une légende poétique et religieuse ; et quelque pierre revêtue de caractères hiéroglyphiques, quelque lourd et grossier monument, voilà tout ce qui nous reste pour constater l’arrivée d’un nouveau peuple dans une contrée, et ses premiers combats, et ses premiers exploits. Puis, une fois le camp bien assis, une fois la tente posée, voici venir la tradition, l’auguste et naïve tradition, qui passe de bouche en bouche, de la mémoire des aïeux à celle des petits enfans, et se lève, et marche, et circule partout où la horde aventureuse pose le pied, tantôt audacieuse et colère comme une troupe de guerriers, tantôt innocente et timide comme la voix de la jeune fille, tantôt pleurant comme Rachel sur ceux qui ne sont plus, tantôt divinisant, comme la loi du Coran, le soldat le plus brave, le héros qui meurt sur le champ de bataille. Ainsi va la tradition, dans les forêts de l’Irlande et les clans de l’Écosse ; ainsi va l’Edda (la grand’mère) dans les terres sauvages de la Scandinavie. Attila l’emmène avec lui jusqu’à Rome, l’implante à Tibur et au Colysée, et les hommes du Nord la font descendre dans les Gaules.

Et puis laissez passer ce torrent fougueux, laissez ce grand orage se calmer, l’esprit se développe, l’effort intellectuel devient plus sensible. L’histoire s’écrit déjà en vue des temps à venir : Grégoire de Tours veut nous dépeindre les mœurs des Francs, et le docte Éginard est fier de nous retracer la vie et les exploits de Karl le Grand. Puis vient le récit continu des faits, Joinville à la suite de saint Louis, et le naïf conteur Froissard ; et dans les abbayes, dans la cellule du bénédictin comme dans celle de l’augustin, on amasse des évènemens, on compile les vieux auteurs, on discute et l’on écrit. Avec toutes ces recherches laborieuses et ce travail d’érudition, l’histoire cependant n’a pas encore fait de grands progrès. C’est, dans les temps de calme, une œuvre embarrassée, traînante, trop lourde de faits et d’érudition. C’est, dans les temps de troubles religieux, comme il en arrivait si souvent au moyen-âge, une œuvre partiale et de peu de bonne foi. L’histoire s’adjoint à la lance et à la hache d’armes ; l’histoire arrive toute couverte de citations antiques, toute cuirassée d’argumens, toute bardée de syllogismes et de dilemmes, l’œil ardent et la tête haute ; toujours prête à se jeter dans la lice pour un mot du credo, pour un article des conciles. On ne comprend pas encore cette manière d’écrire l’histoire, large, majestueuse, faisant généreusement la part de chacun, et tenant d’une main ferme la balance, sans oser jeter injustement un grain de sable dans l’un ou l’autre bassin. Ce n’est pas le travail et le savoir qui manquent aux livres des bénédictins, mais ils n’offrent pas encore ce que nous demandons à l’histoire aujourd’hui, l’ame, le mouvement, la vie. Dans d’autres contrées, en Allemagne par exemple, quand l’étude de l’histoire revient à fleurir au milieu des universités, l’érudition gêne les mouvemens des écrivains ; la connaissance qu’ils ont des temps anciens rabaisse à leurs yeux le tableau des temps modernes. Ils aiment à retracer les révolutions d’Athènes, de Rome, et ils y adjoignent par forme de supplément, comme appendice, l’histoire de leur propre pays. L’image des héros dont ils se sont plu à étudier la vie, flotte sans cesse devant eux, et il faut qu’ils adaptent à leur idée favorite tout ce qu’ils rencontrent dans la lente succession des âges. Pour eux, les hommes de l’empire germanique, chevaliers, soldats, législateurs, ne peuvent être quelque chose que par leur assimilation avec les hommes de Thucydide et de Plutarque. Ils feront de Charlemagne un Alexandre, de Frédéric Barberousse un César, et dépouilleront ces bons électeurs de Saxe, de Bavière, de leurs cottes d’armes et de leurs cuissards, pour les revêtir d’une tunique. Ainsi les théologiens avaient commencé par écrire l’histoire en l’interprétant à leur manière ; les philologues la firent ensuite en la surchargeant du fruit de leurs longues et patientes lectures. Il résulta de leurs travaux une appréciation plus sûre des faits, une critique judicieuse des sources où il fallait puiser ; mais leur force se perdit dans les détails, et l’œuvre d’ensemble échoua. Cependant les arts et la poésie faisaient de merveilleux progrès. Les peuples avaient de grands poètes et n’avaient point encore d’historiens. Dante apparaît long-temps avant Machiavel, Shakspeare avant Robertson, Opitz avant Müller, et quoique venu bien tard, Corneille précède encore Bossuet.

C’est que l’histoire n’est pas seulement, comme la poésie, un cri d’inspiration, un élan spontané de l’âme ; il lui faut, pour agir comme nous l’entendons, des conditions nécessaires de temps, de développement intellectuel, de liberté. J’étais un jour allé voir, dans son université d’Iéna, Luden, le célèbre historien allemand, et Luden me disait : « Jeune, je cultivai avec ardeur la poésie ; plus tard, je me livrai sérieusement à l’étude de la philosophie ; et maintenant poésie, philosophie, tout se résume pour moi dans la science de l’histoire. » Ainsi l’histoire est le fruit de la maturité de l’homme, de la maturité des peuples, le plus haut résultat de l’inspiration et de l’étude. Il lui faut la poésie pour lui ouvrir les voies, pour cacher parfois sous des fleurs l’aridité du chemin qu’elle parcourt, pour jeter de l’expression sur les figures qu’elle dessine, du mouvement dans ses drames, de la couleur sur ses tableaux. Il lui faut la philosophie pour la guider à travers le dédale obscur des récits qui se heurtent et des opinions contradictoires, pour l’aider à pénétrer dans les secrets du cœur humain, dans les rouages mystérieux qui font mouvoir une grande nation, pour lui apprendre à condenser les événemens, les faits, et à en tirer la conséquence logique. Donnez à l’histoire ces deux appuis, abandonnez-lui l’espace et laissez-la partir ; ce n’est plus cette chronique crédule et jaseuse, qui s’en va de côté et d’autre, glanant des deux mains sur toutes les routes, et mettant toute son ambition à reproduire tout à la fois et sans ordre les choses disparates qu’elle a glanées. Ce n’est plus ce récit maniéré, maigre et sec, ne touchant que du bout de l’aile à la surface des évènemens, craignant de recourir aux sources, et par bon ton, et par paresse, calquant les mœurs et la physionomie des temps anciens, sur les mœurs et la physionomie du salon où on l’accueille. Ce n’est plus cette histoire froidement érudite, qui se présente à nous, poudrée de la poussière des vieux livres, et chargée de parchemins, qui retrace fidèlement, année par année, et s’il le faut, jour par jour, tout ce qui s’est passé, mais sans sortir de son flegme habituel, sans s’émouvoir, sans répandre sur ses personnages un souffle de vie. Non, c’est l’histoire au regard d’aigle, à la voix prophétique, qui se lève de toute sa hauteur, au milieu des nations, et leur déroule solennellement les choses du passé, les leçons de l’avenir. C’est ce voyageur pressé dont parle Edgar Quinet[2], qui s’en va d’un pas gigantesque, à travers les vieux royaumes et les vieilles villes, interrogeant la poussière des tombeaux, la chute des empires, la poésie des ruines, et tirant de toutes ces investigations, une pensée qui remonte à Dieu, degré par degré, comme l’échelle de Jacob, et s’élance vers l’infini.

Aucune époque peut-être n’a présenté, d’une manière aussi complète que celle-ci, les conditions que nous demandons pour remplir le cadre de l’histoire. Nous avons assez de faits à retracer, assez de révolutions à dépeindre, assez de siècles à faire passer comme d’imposans témoins, l’un après l’autre, sous nos yeux. Dans les livres sacrés, nous trouvons les images grandioses, le ton harmonieux et les idées sublimes dans leur simplicité. Dans les écrivains antiques, nous avons un guide et presque toujours un modèle. Le moyen-âge nous offre ses trésors d’érudition ; les sources nous sont connues, il n’y a qu’à y recourir ; nous sommes assez loin des discussions théologiques des premiers temps de l’église, pour ne pas y prendre ce qu’elles ont de faux et d’outré, et de la critique des encyclopédistes, pour échapper à leur scepticisme. Nous pouvons nous placer à l’écart de l’esprit de parti, et juger, d’après les besoins de l’époque, d’après les faits, non point d’après d’inflexibles prévisions, la lutte des papes avec la puissance civile, la lutte des rois et des grands avec le peuple, Grégoire vii et l’empereur Henri iv, Louis-le-Gros et les communes, Luther et Léon x, Henri viii et Philippe ii, Louis xiv et l’édit de Nantes, voire même Robespierre et la Gironde. Nous pouvons, sans nous faire accuser de partialité, dire la nécessité des monastères, et sans adopter le rigoureux système de Bossuet, comprendre ce qu’il a de grand et d’élevé.

Ce qui prouve que notre époque est éminemment appropriée aux besoins et aux exigences de l’histoire, c’est cette quantité de belles et larges œuvres historiques auxquelles elle a donné naissance. Voyez les brillans essais, les jets hardis, les données profondes de M. Guizot ; voyez les recherches si savantes et si consciencieuses de M. Augustin Thierry, cet Homère de l’histoire ; voyez le livre de M. Thiers et celui de M. Mignet, et les études pleines de savoir et de poésies de M. de Chateaubriand, et les ouvrages de M. de Sismondi, que l’on prendrait pour une œuvre de bénédictin, à leur richesse de texte, à leur prodigalité d’érudition. Voyez tout ce qu’ont fait MM. Lacretelle, Monteil, Capefigue, Lémontey, en s’attachant aux diverses phases de notre monarchie, en la prenant par règne et par grandes masses. Voyez cette œuvre de M. Michelet, cette nouvelle histoire de France, pour nous qui n’avons point encore d’histoire de France. M. Michelet a vu blanchir ses cheveux sous la fatigue des veilles et du poids du travail. Jeune, il s’est dévoué de toute son âme à la science, et il n’a pas songé que cette science, rude jouteuse, le ferait plus d’une fois chanceler sur l’arène. Et moi aussi, dit-il dans son livre, j’ai voulu accomplir ma croisade en faveur de mon pays[3]. Une belle et noble croisade, où il s’en est allé en soldat courageux, supportant sans se plaindre la longueur de la marche et la chaleur du jour, souvent seul sur la route, ayant à lutter contre l’indifférence, cette implacable ennemie des grandes pensées, souvent triste malgré lui, cherchant en vain à se reprendre aux croyances qui l’entraînent de loin, et regardant d’un œil vif et pensif, et peut-être mêlé de quelques larmes, les lieux qu’il a quittés, l’humble foyer où il pouvait poser sa tête en paix et s’endormir comme les autres dans le plaisir et l’insouciance ! Puis, le voici revenu de ses courses aventureuses. Sa croisade est finie, à nous d’en profiter. Si le voyageur arrive, comme Colomb, avec un rameau d’arbre des nouvelles contrées qu’il a découvertes, n’irez-vous pas le recevoir et lui faire accueil ? Si le messager accourt de loin, tout épuisé comme l’Athénien pour vous annoncer la bonne nouvelle, oh ! ne lui tendrez-vous pas la main ? Ainsi vient le jeune historien. Aidez-lui donc. Et si parfois, à travers son chant de victoire, il laisse échapper un son plaintif ; si, au milieu de ces belles pages, où il a pris à tâche de retracer le progrès moral et intellectuel de notre pays, il lui arrive d’inscrire ce mot αναγϰη (anangkê), c’est que la lassitude est venue le saisir au cœur. Aidez-lui donc.

Nous devions déjà à M. Michelet des ouvrages essentiels, dont nul de nous, sans doute, n’a perdu le souvenir. Nous lui devions, entre autres, l’interprétation des œuvres de Vico, une histoire romaine neuve et hardie, et une belle introduction à l’histoire universelle. Mais toutes ses œuvres antérieures ne semblaient être pour lui qu’un prélude à celle qu’il devait essayer aujourd’hui ; çà et là, on voit toujours percer son idée dominante, son désir d’écrire une histoire de France. Ne vous étonnez pas qu’il s’en aille chercher si loin des matériaux ; son ardent patriotisme lui fait tout ramener à son point de départ, à la France. Ce ne serait pas trop, dit-il dans un de ses livres, de l’histoire du monde pour expliquer la France ; et pour cet édifice de prédilection, il a long-temps entassé pierre sur pierre, et demandé à tous les peuples, à tous les âges, des secours et des matériaux.

Les deux premiers volumes de son histoire ont paru. Le premier est tout entier consacré aux invasions des barbares, à la formation des races, et au règne de la race mérovingienne. C’est là l’époque encore embrouillée et indécise de notre histoire, malgré les recherches lumineuses de MM. Guizot, Augustin Thierry et Sismondi. M. Michelet ne s’avance à travers ces obscures sinuosités qu’en s’appuyant sur un amas de textes et de citations, et il lui faut toute sa jeune et riche imagination pour dissimuler ce qu’il y a parfois d’aride dans la nomenclature des peuples barbares, et de confus dans leurs marches et leurs rencontres. Une longue discussion a été engagée sur cette partie du livre par un critique plein d’érudition. J’avoue franchement en face de lui mon ignorance, et je n’essaierai pas de reprendre la discussion sur le terrain où il l’a placée. Je ferai cependant observer qu’il impute à M. Michelet, en la lui reprochant, une assertion sur les maires du palais, que M. Michelet réfute lui-même. Je dirai encore que toutes les observations de M. Michelet sur la race germaine me semblent justes et bien fondées. En admettant que l’élément de la race germaine soit venu se fondre dans celui de la race franque, M. Michelet ne fait, à ce qu’il me semble, aucun tort à l’Allemagne. Il lui donne seulement le caractère qu’elle a encore aujourd’hui, caractère essentiellement multiforme, malléable, modeste, timide même, si ce n’est dans les grandes occasions, où il se relève avec énergie, mais d’ordinaire défiant de lui-même, et toujours porté à l’admiration et au dévouement pour les autres. M. Michelet ne peut vouloir médire de l’Allemagne ; il l’aime, il la comprend. Voici le tableau qu’il en traçait, il y a quatre ans : j’ose soutenir qu’on n’a jamais rien écrit de plus poétique et de plus vrai sur ce pays.

« Au centre s’étend l’indécise Allemagne. Comme l’Oder, comme le Wahal, ces fleuves vagues qui la limitent si mal à l’orient et à l’occident, l’Allemagne aussi a changé cent fois ses rivages, et vers la Pologne et vers la France. Qu’on suive, si l’on peut, dans la Prusse et dans la Silésie, dans la Suisse, la Lorraine, les Pays-Bas, les capricieuses sinuosités que décrit la langue germanique. Quant au peuple, nous le retrouvons partout. L’Allemagne a donné ses Suèves à la Suisse et à la Suède, à l’Espagne ses Goths, ses Lombards à la Lombardie, ses Anglo-Saxons à l’Angleterre, ses Francs à la France. Elle a nommé et renouvelé toutes les populations de l’Europe. Langue et peuple, l’élément fécond a partout coulé et pénétré.

« Aujourd’hui même que le temps des grandes migrations est passé, l’Allemand sort volontiers de son pays ; il y reçoit volontiers l’étranger. C’est le plus hospitalier des hommes. Entrez sous ce toit pointu, dans cette maison de bois bariolée ; asseyez-vous hardiment près du feu ; ne craignez rien, vous obligez votre hôte. Telle est la partialité des Allemands pour l’étranger. L’Autrichien, le Souabe, si maltraités par nos soldats, pleuraient souvent au départ des Français. Dans telle cabane enfumée, vous trouverez tous les journaux de la France. L’Allemand sympathise avec le monde ; il aime, il adopte les modes, les idées des autres peuples, sauf à en médire.

« Le caractère de cette race qui devait se mêler à tant d’autres, c’est la facile abnégation de soi. Le vassal se donne au seigneur ; l’étudiant, l’artisan, à leurs corporations. Dans ces associations, le but intéressé est en seconde ligne ; l’essentiel, ce sont les réunions amicales, les services mutuels, et ces rites, ces symboles, ces initiations qui constituent pour les associés une religion de leur choix. La table commune est un autel où l’Allemand immole l’égoïsme ; l’homme y livre son cœur à l’homme, sa dignité et sa raison à la sensualité. Risibles et touchans mystères de la vieille Allemagne, baptême de la bierre, symbolisme sacré des forgerons et des maçons, graves initiations des tonneliers, des charpentiers ; il reste bien peu de tout cela, mais dans ce qui subsiste, on retrouve cet esprit sympathique et désintéressé.

« Rien d’étonnant, si c’est en Allemagne que nous voyons, pour la première fois, l’homme se faire l’homme d’un autre, mettre ses mains dans les siennes et jurer de mourir pour lui. Ce dévouement sans intérêt, sans condition, dont se rient les peuples du midi, a pourtant fait la grandeur de la race germanique. C’est par là que les vieilles bandes de conquérans de l’empire, groupées chacune autour d’un chef, ont fondé les monarchies modernes. Ils lui donnaient leur vie, à ce chef de leur choix, ils lui donnaient leur gloire même. Dans les vieux chants germaniques, tous les exploits de la nation sont rapportés à quelques héros. Le chef concentre en soi l’honneur du peuple dont il devient le type colossal. La force, la beauté, la grandeur, tous les nobles faits d’armes s’accumulent en Siegfried, en Dietrich, en Frédéric Barberousse, en Rodolphe de Hapsbourg. Leurs fidèles compagnons ne se sont rien réservé[4]. »

Le système historique de M. Michelet repose essentiellement sur une idée de spiritualisme, en ce sens qu’il tend à anéantir l’intérêt individuel des divisions de races et de provinces, les barrières locales, pour tout ramener à l’intérêt général, à l’ensemble des masses, à un principe constant de fusion et d’unité. Nous ne pouvons mieux expliquer son idée principale, qu’en le laissant lui, même parler.

« Diminuer, dit-il, sans la détruire, la vie locale, particulière, au profit de la vie générale et commune, c’est le problème de la sociabilité humaine. Le genre humain approche chaque jour plus près de la solution de ce problème. La formation des monarchies, des empires, ce sont les degrés par où il arrive. L’empire romain a été un premier pas ; le christianisme, un second. Charlemagne et les croisades, Louis xiv et la révolution, l’empire français qui en est sorti, voilà de nouveaux progrès dans cette route. Le peuple le mieux centralisé est aussi celui qui, par son exemple et par l’énergie de son action, a le plus avancé la centralisation du monde.

« Cette unification de la France, cet anéantissement de l’esprit provincial, est considéré fréquemment comme le simple résultat de la conquête des provinces. La conquête peut attacher ensemble, enchaîner les parties hostiles, mais jamais les unir. La conquête et la guerre n’ont fait qu’ouvrir les provinces aux provinces ; elles ont donné aux populations isolées l’occasion de se connaître ; la vive et rapide sympathie du génie gallique, son instinct social, ont fait le reste. Chose bizarre ! ces provinces diverses de climats, de mœurs et de langages, se sont comprises, se sont aimées ; toutes se sont senties solidaires. Le Gascon s’est inquiété de la Flandre, le Bourguignon a joui ou souffert de ce qui se faisait aux Pyrénées ; le Breton, assis aux rivages de l’Océan, a senti les coups qui se donnaient sur le Rhin.

« Ainsi s’est formé l’esprit général, universel de la contrée. L’esprit local a disparu chaque jour : l’influence du sol, du climat, de la race, a cédé à l’action sociale et politique. La fatalité des lieux a été vaincue, l’homme a échappé à la tyrannie des circonstances matérielles. Le Français du nord a goûté le midi, s’est animé à son soleil ; le méridional a pris quelque chose de la ténacité, du sérieux, de la réflexion du nord. La société, la liberté, ont dompté la nature ; l’histoire a effacé la géographie. Dans cette transformation merveilleuse, l’esprit a triomphé de la matière, le général du particulier, et l’idée du réel. L’homme individuel est matérialiste ; il s’attache volontiers à l’intérêt local et privé ; la société humaine est spiritualiste ; elle tend à s’affranchir sans cesse des misères de l’existence locale, à atteindre la haute et abstraite unité de la patrie[5]. »

C’est surtout dans le second volume de son histoire, que M. Michelet a développé cette tendance à l’unité ; et pour la rendre plus sensible, il commence par nous dépeindre l’état de nos provinces aux premiers temps de la monarchie, au temps où elles étaient encore séparées l’une de l’autre, retranchées fortement dans leur individualité. Il nous les dépeint avec toutes leurs différences de nature, de climat, de dialecte, de caractère, avec leurs mœurs superstitieuses, leurs habitudes, leurs vieilles légendes, et leurs guerres continues, et leurs sentimens de haine, ou tout au moins de défiance et de rivalité l’une envers l’autre. C’est un large et pittoresque tableau. L’auteur a su trouver des couleurs pour indiquer toutes ces oppositions de localité et de physionomie : et la Bretagne avec sa manière de vivre et ses coutumes rustiques, et la Bourgogne avec ses abbayes et ses coteaux fertiles, et le midi avec son ardeur de tempérament et sa vivacité d’esprit, et toutes ces provinces de l’est et du nord, du centre et des extrémités, éveillées comme par une voix magique, semblent être sorties du vieux tombeau où elles dormaient, pour revêtir encore leurs anciens costumes et revivre debout devant nous.

J’aurais voulu seulement que l’auteur, pendant qu’il avait sa baguette de fée à la main, ne passât pas si rapidement sur certains pays, sur la Franche-Comté, par exemple. N’y avait-il point d’autres notions à nous rapporter sur cette province, tour à tour si fortement marquée du sceau de la puissance romaine et du mystique cachet du moyen âge ? N’y avait-il rien de plus à nous dire de cette ville de Besançon, dont l’histoire commence à Jules César, et se termine à Louis xiv, en passant par le gouvernement de Philippe ii et les auto-da-fé du duc d’Albe ? de cette ville libre comme Nuremberg, placée sous la protection de l’empire comme Strasbourg, reine par son archevêché comme Mayence, et gouvernée par des bourgeois comme les villes qui achetèrent leur affranchissement de Louis-le-Gros[6] ? À une demi-lieue de là, vous verriez la chapelle de saint Ferréol et de saint Ferjeux qui implantèrent la religion chrétienne en Séquanie, et s’en allèrent jusque là-bas, au lieu où ils sont enterrés, portant leurs têtes sur leurs mains, après qu’on les eut martyrisés ; à quelques lieues plus loin, Luxeuil, la retraite de saint Colomban, et en s’avançant vers le nord, en pénétrant dans nos montagnes, on retrouverait sous le toit du chalet, les mœurs hospitalières, la franchise, les coutumes et la religion des anciens Suisses ; tandis qu’un peu plus bas, Salins, Poligny, Nozeroy, Pontarlier, jadis villes seigneuriales, maintenant pauvres petites villes, vous offriraient encore un souvenir de leurs vieilles gloires, un reste de leurs vieilles croyances.

Quoi qu’il en soit de ce regret un peu vaniteux de Franc-Comtois, c’est un heureux point de départ, dans l’histoire de notre civilisation, que cette division des provinces ; après avoir vu comment elles se trouvaient différentes l’une de l’autre, on apprécie bien mieux cette force de cohésion qui les a rapprochées, ces grandes mêlées du moyen âge où elles devaient se rencontrer et souvent se heurter ; on apprend à reconnaître cette espèce de frottement où elles ont effacé successivement ce qu’elles avaient de trop âpre, de trop saillant, pour pouvoir ensuite s’allier et se rejoindre, et former un ensemble compacte et homogène. Le tableau y perd cependant de son point de vue pittoresque. L’artiste et le poète trouveront peut-être de la monotonie dans cette vaste uniformité, l’artiste et le poète, amoureux des contrastes, des images naïves, des scènes de localité vives et nettement tranchées, regretteront encore ces temps lointains où le génie de la civilisation n’avait pas étendu sur toutes les têtes son froid niveau, ces temps de tournois et de prières, de dévouemens sublimes et de frivolités charmantes. Beau temps où l’on courait, avec la même bonne foi et le même enthousiasme, des jeux du préau aux fêtes de la cathédrale, des séances du puy d’amour au camp du banneret ; où chaque village avait ses miracles et son saint, chaque château sa noble dame et son ménestrel, où la prière et la poésie s’élevaient de toutes parts comme un parfum d’encens, pour se répandre sur la route du pélerin, dans la chaumière du paysan et sous les toits à créneaux du guerrier ! Beau temps où l’on croyait encore à la fée Mélusine et à l’enchanteur Merlin, où la plus humble villageoise de la Bretagne savait par cœur les merveilleuses histoires du roi Arthur et de Lancelot du Lac, bien mieux que ne les racontent les chroniques ; où, quand on était sage, on voyait se lever au mois de mai les trois soleils de la Trinité ; où, quand on regardait le soir une étoile filer, on ne manquait pas de faire le signe de la croix pour l’ame qui sortait du purgatoire ; où l’air, la terre et les flots étaient occupés par une foule d’êtres mystérieux : dans les airs, les sylphes, enfans de l’Orient ; dans les bois et les prés, les lutins souvent gardiens de troupeaux, souvent hôtes de la maison ; dans les montagnes, les nains qui veillent sur des monceaux d’or, et des grottes pleines de rubis[7] ; dans les eaux, les jeunes filles, sœurs des syrènes, qui chantent d’une voix mélodieuse, et attirent le passant dans leurs bras[8].

Mais le regard du philosophe perce au-delà de ces traditions poétiques, de ces riantes coutumes, au-delà de ces balcons dentelés des châteaux, et de ces rosaces à jour des cathédrales. Sur cette tige aux nombreux rameaux, sur cet arbre fécond du moyen âge, dit Herder, nous avons vu éclore les fleurs de la chevalerie. Vienne l’orage, ces fleurs tomberont pour faire place à des fruits plus beaux[9].

Il faut savoir gré à M. Michelet d’avoir si bien rendu la vive et touchante expression de la physionomie du moyen-âge, tout en prenant cette époque sous un point de vue aussi philosophique. Il lui faut savoir gré de nous avoir dépeint avec tant de grâce, et ces tours féodales qui ne sont plus, et ces hautes flèches d’église qui manquent maintenant à l’humble foi des paysans et au nid de l’hirondelle, et ces mœurs de nos pères qui s’effacent chaque jour de plus en plus, et cette naïveté des vieux dialectes qui se perd dans la science du dialecte général. Il a surtout recueilli scrupuleusement les légendes de l’abbaye, les traditions de la chaumière, et c’est encore un travail dont nous avons à le louer. Les légendes expriment souvent, de la manière la plus vraie et la plus sensible, le caractère et le génie d’un peuple. Voyez les légendes d’Irlande et celles du midi, le trou de saint Patrice et l’histoire du château de Lusignan. Quel changement de couleur ! quelle différence d’idées ! D’autres fois, les mêmes légendes appartiennent à plusieurs époques, à plusieurs contrées ; elles changent de style et se modifient selon le temps et le lieu, mais le fond reste le même, et en les suivant de phase en phase, d’échelon en échelon, on arrive peut-être à faire des rapprochemens très curieux. Nous en citerons, entre autres, un exemple. Dans la description de la Bretagne, M. Michelet parle de ces pierres de Loc-Maria, que les fées apportèrent, dit-on, dans leurs tabliers. La même tradition se retrouve dans les Pyrénées et dans les îles du Nord. Un géant d’une force prodigieuse qui habitait une de ces îles, ennuyé d’être obligé de se mettre à l’eau toutes les fois qu’il voulait se rendre sur la terre ferme, résolut de se frayer une route plus commode. Pour cela, il se fit faire un tablier de cuir d’une largeur immense, l’attacha à sa ceinture, le remplit de pierres, et descendit dans l’eau. Mais le tablier se rompit, et il en tomba une montagne. Il répara la brèche de son mieux, et s’en alla plus loin ; mais à quelque distance, le tablier cède encore. Nouvelle crevasse, nouvelle montagne. Cette fois il s’en forma treize d’un coup. À la fin, irrité de ses deux mésaventures, le géant jette dans l’eau tout ce que contenait encore son tablier, et voilà d’où vient la presqu’île de Drigge.

Dans une autre série de recherches et de descriptions, nous retrouvons M. Michelet avec la même fidélité et le même coloris. C’est un admirable morceau que son histoire d’Abailard, son exposé de l’état de la science à cette époque, son récit des croisades et sa vie de saint François, et ses considérations sur le mysticisme en France et en Allemagne sous le règne de Louis ix.

Si je ne me trompe, les défauts que la critique est en droit de reprocher à M. Michelet tiennent à la nature même de sa science et de ses hautes qualités d’écrivain. C’est une surabondance de chaleur et de vie. Son style étonne, éblouit, fascine. Il oublie trop souvent qu’en sa qualité d’historien, il doit nous instruire ; et au lieu de nous exposer gravement et succinctement les faits, il semble prendre plaisir à nous entraîner à travers une suite de tableaux merveilleux qu’il attache les uns après les autres, sans les avoir quelquefois complètement achevés. Il monte un cheval fougueux comme celui de Mazeppa, et ce cheval l’emporte à travers les torrens et les plaines, hors du regard de ceux qui cherchent à le suivre. À le voir parfois venir à nous avec ses paroles symboliques, on le dirait, comme la sybille, tout plein encore du dieu qu’il a consulté, tout enivré des grandes choses qu’il a vues. En abaissant son vol, en domptant sévèrement l’essor de son imagination, M. Michelet nous donnerait une œuvre moins brillante sans doute, mais plus calme, plus reposée, plus conforme peut-être au besoin de la majorité des lecteurs.

Nous ajouterons à cela que tout en adoptant et en admirant sincèrement le principe de progrès unitaire sur lequel M. Michelet fait reposer son édifice, nous craignons qu’il ne se laisse trop séduire par l’attrait et la moralité même de ce principe, et qu’il n’en vienne à disposer, par une tendance naturelle et sans le vouloir, les événemens de manière à donner plus de force et de rationalisme à son principe. Nous ne pouvons cependant lui objecter en ceci aucun fait ; nous ne pouvons pas, nous qui le connaissons, avant tout, homme d’une si grande bonne foi, le placer dans la classe de ces historiens inflexibles qui veulent tout ranger à leur point de vue, et tout ramener à leur système. Nous l’avons toujours trouvé en garde contre de pareilles interprétations, et si parfois, en lisant son livre, nous nous surprenions à douter, de fortes et irrécusables citations venaient aussitôt nous convaincre de sa scrupule fidélité. C’est donc seulement un conseil que nous lui donnons, un écueil que nous lui faisons de nouveau entrevoir.


X. Marmier.
  1. Tom. i et ii, chez Hachette, libraire, rue Pierre-Sarrazin.
  2. Introduction aux idées de Herder.
  3. Histoire de France, tom. ii.
  4. Introduction à l’Histoire universelle. En citant ce passage de l’Introduction, je ne veux pas oublier de dire qu’elle a été traduite en allemand, avec beaucoup de talent, par M. J. Gehring, qui a joint en outre à sa traduction quelques notes intéressantes sur la philosophie de l’histoire, et sur la manière dont elle est comprise en France.
  5. Histoire de France, tom. ii, pag. 128.
  6. C’était, pour me servir d’une expression de Wordsworth, une cité vierge, libre et brillante : She was a maiden city, bright and free.
  7. Goëthe, Erlkonig, der Fischer.
  8. Voir Grimm, Alte deutsche Sagen. Büsching, Volkssagen.
  9. Herder. Philosophie der Geschichte, trad. de M. H. Klimrath.