Histoire de Louis XVI, par M. Droz

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HISTOIRE
DE LOUIS XVI.
PAR M. DROZ.[1]

Dans un écrit récent où l’on ne sait ce qu’on doit le plus admirer de l’écrivain ou de l’homme d’état, de la profondeur de la pensée ou de la mâle beauté des formes, dans cette biographie politique, image vivante de Washington, simple et grande comme lui, M. Guizot a dit : « Il y a des évènemens que la Providence n’admet pas les contemporains à comprendre, si grands, si complexes qu’ils surpassent long-temps l’esprit de l’homme, et que, même en éclatant, ils demeurent long-temps obscurs dans ces profondeurs où se préparent les coups qui décident des destinées du monde. Telle a été la révolution française. Qui l’a mesurée ? De qui n’a-t-elle pas trompé cent fois l’opinion et l’attente, amis ou adversaires, enthousiastes ou détracteurs ? Quand l’ame et la société humaine sont à ce point remuées et soulevées, il en sort des choses qu’aucune imagination n’avait connues, qu’aucun dessein ne saurait embrasser. »

Washington lui-même, accoutumé à résoudre les questions politiques les plus délicates, éloigné du choc des partis, désintéressé dans la lutte, animé pour la France d’une bienveillance reconnaissante, Washington n’osait pas porter un jugement sur la révolution française, en prédire la marche, en prévoir l’issue. L’évènement lui paraissait si extraordinaire à son début, si merveilleux dans ses progrès, et tellement gros de prodigieuses conséquences, que ce grand homme demeurait comme perdu dans la contemplation. « Ceci, disait-il, est un océan sans limites d’où l’on ne voit plus de terre. »

Ce que Washington ne discernait pas pouvait-il être aperçu par les hommes qu’aveuglait l’orage de la révolution ? par ceux qu’elle rejetait violemment hors de son sein, ou qu’elle emportait dans ses impétueux tourbillons ?

Sans doute, une révolution avait été prévue depuis long-temps et annoncée dans leurs écrits par quelques esprits d’élite. On se rappelle, entre autres, les paroles prophétiques de J.-J. Rousseau dans une note de l’Émile. Mais il y a loin de cette vue anticipée et générale d’une grande crise à l’exacte appréciation de l’évènement qui vient d’éclater. Celui qui prévoit la tempête pourrait-il en tracer la marche, en calculer la violence, en compter les ravages ?

La révolution de 1789 devait être une énigme, un problème trop complexe, non-seulement pour ceux des contemporains qu’elle avait frappés dans ses terribles explosions, mais aussi pour ceux qui, plus heureux et plus habiles, n’avaient vu les éclats de la tempête que du rivage. C’est en vain qu’au premier retour d’un peu de calme ils se flattaient de pouvoir donner une description sincère et complète de cette immense catastrophe. Ils ne pouvaient pas en embrasser toute l’étendue, en apprécier d’une manière équitable les résultats, en prévoir les suites.

Les causes d’erreur étaient inévitables et diverses. Les uns, sous l’impression durable d’une profonde erreur et d’une invincible rancune, voyaient l’abîme toujours ouvert, toujours prêt à tout engloutir ; ils désespéraient de la société, et n’avaient pour elle que d’amers reproches et de funestes prédictions. Pour les autres, au contraire, c’était là l’erreur la plus commune, la révolution était désormais un fait accompli. Combien de fois ces optimistes n’ont-ils pas vu l’abîme des révolutions (c’est ainsi qu’ils parlaient) se fermer depuis la chute de Robespierre ! Non-seulement sous le consulat, mais déjà sous le directoire, l’ordre public aurait, à les entendre, retrouvé toute sa puissance, et brillé de tout son éclat ; la France aurait joui d’un gouvernement régulier qui lui assurait tous les avantages de la révolution. C’est ainsi que jugeaient la révolution ceux qui, en admettant son principe et sa légitimité, blâmaient cependant ses écarts et déploraient ses excès. Je ne parle pas de ces optimistes pour qui, soit légèreté d’esprit, soit flexibilité de conscience, les jours néfastes de la révolution n’avaient été que de fatales nécessités ou des accidens fugitifs dont il n’était pas plus raisonnable de faire grand bruit que des orages de l’été ou des avalanches des Alpes ; encore moins veux-je parler de ceux pour qui la révolution, avec ses proscriptions et son maximum, ses principes de nivellement et ses formes grossières, n’était que l’état régulier, le desideratum de la société.

Les hommes qui se trompaient ainsi sur le cours et la fin de la révolution, ceux qui prenaient chacune de ses phases pour son terme, n’étaient pas sans excuses. Les grandes révolutions sont comme ces immenses fleuves du sol africain dont les géographes ne peuvent se faire une juste idée, n’en connaissant pas à la fois la source, les embouchures et le cours tout entier.

La révolution de 1789 n’était accomplie ni par l’établissement du directoire, ni sous le consulat, ni au temps de l’empire, pas même par la restauration. Les lois de l’histoire nous apprennent que, lorsqu’une rénovation sociale, arrivée à sa maturité, éclate avec ces terribles et soudains efforts qui mettent l’état en révolution, ce que le pays veut d’abord c’est uniquement cette juste mesure de réformes et d’innovations qu’une plus haute civilisation ou qu’un trop grand abaissement de l’ancien ordre de choses ont rendu nécessaires. Ce n’est que plus tard que le choc violent des intérêts opiniâtres, aveugles, et l’exaltation orgueilleuse des hommes puissans dont on a voulu contester les droits et disputer la victoire, jettent le pays loin du but. La révolution, se ruant alors sur ses adversaires, s’emporte et s’égare : les crises se multiplient, s’aggravent, se succèdent avec une effrayante rapidité ; tout devient possible, les transitions les plus brusques, les plus étonnantes mutations. La licence et la tyrannie, le crime le plus odieux et le dévouement le plus sublime, la grandeur et la bassesse, l’enthousiasme et le dédain pour les mêmes choses, pour les mêmes principes, l’activité et l’énergie, l’épuisement et la fatigue, donnent à la société des apparences inattendues et diverses. À quelques jours de distance, le pays semble profondément changé, les hommes et les choses ne sont plus reconnaissables, et c’est alors que l’observateur, surpris, confondu, se persuade, en voyant la révolution reprendre haleine, qu’elle s’est arrêtée à mille lieues du but primitif.

Il se trompe cependant, il prend une déviation accidentelle pour un changement de direction, et une halte pour le terme de la carrière.

Ainsi, c’était une erreur d’imaginer que la révolution après Robespierre se reposerait dans la république. La France n’a jamais été républicaine. C’est son génie éminemment unitaire et monarchique qui, de bonne heure, sapait en-deçà du Rhin la république féodale, et qui n’a jamais permis à la république municipale de s’établir et de briller en-deçà des Alpes. Qui pourrait le regretter en comparant l’état présent de la France à celui de l’Allemagne, de l’Italie, même de la Suisse ? La république de 1792 n’a été qu’un accident, une explosion de colère, furor brevis. Il y avait déjà quelques tendances monarchiques, même dans la constitution de l’an III et dans ces fêtes et ces splendeurs un peu théâtrales, passablement burlesques, des cinq proconsuls du Luxembourg.

C’était une erreur plus manifeste encore, si manifeste qu’elle ne pouvait être involontaire, que de ne pas voir une monarchie dans le consulat.

Mais la monarchie du consulat, comme la monarchie de l’empire, n’était pas l’ordre nouveau que la France voulait et que la révolution de 1789 avait eu le dessein et la mission d’établir. Ce que la France avait voulu, c’était dans l’ordre social l’égalité civile, dans l’ordre politique l’alliance de la monarchie avec la liberté, la participation du pays au gouvernement du pays, la monarchie représentative.

Nous en appelons aux souvenirs des partisans les plus dévoués, des admirateurs les plus sincères de Napoléon. Qu’ils disent si l’opinion générale, si leur propre conscience, n’avaient pas toujours besoin de lui pardonner quelque chose dont il fallait l’excuser par la grandeur de ses exploits, l’éclat de sa gloire et le rang de la France impériale dans le monde. Bien malheureux serait celui qui ne concevrait pas l’admiration, l’enthousiasme, le dévouement, même excessif, pour un grand homme, pour un génie qui n’a peut-être pas de supérieur dans l’histoire, pour celui qui avait élevé à une si prodigieuse hauteur la puissance française, pour celui que connaissent et vénèrent l’Arabe du désert, le sauvage de l’Amérique, l’Australasien et l’Indou. Mais toujours est-il qu’il y avait au fond des cœurs une pensée qu’il n’avait pas satisfaite, une pensée sur laquelle ses admirateurs les plus dévoués cherchaient à s’étourdir, une pensée que dans l’intimité on osait avouer, et dont l’accomplissement, disait-on, était réservé à d’autres temps, aux jours de la vieillesse du conquérant, lorsque son système serait fortement assis en Europe, au plus tard à son successeur. Napoléon est si habile et si grand, et la France lui doit tant de gloire et de puissance, qu’elle doit se résigner à son empire. La politique et la reconnaissance le lui commandent. Les règles communes ne sont pas faites pour les génies extraordinaires. C’est ainsi qu’on parlait. Et cette pensée non satisfaite, ce droit blessé, ce devoir non accompli, c’était la liberté politique, la libre participation du pays au gouvernement du pays, la monarchie représentative, ce que la France voulait en 1789 et qu’elle n’a jamais oublié. Manet alta mente repostum, cela est vrai des pensées nationales plus encore que des pensées individuelles. L’individu est mobile, faible, mortel ; il manque souvent de foi dans lui-même et n’accomplit pas sa propre destinée par défaut de persévérance et de courage. Il est si facile de tomber dans le découragement et de s’arrêter lorsqu’on sait que la mort n’est jamais qu’à quelques pas de distance ! Il est si peu d’hommes qui comprennent nettement que la mort elle-même n’est qu’une phase de la vie ! Mais les nations ne connaissent guère ces faiblesses de l’individu ; elles ne meurent pas, elles ne vieillissent pas ; le dire, c’est abuser de la métaphore. Sans doute, composées d’êtres libres et responsables, les nations aussi s’égarent, se corrompent et s’affaissent, comme elles peuvent s’éclairer, grandir, s’épurer. Mais tant qu’un principe nouveau, pénétrant jusqu’aux entrailles du corps social, n’en a pas profondément modifié la substance et fait du pays autre chose que ce qu’il était auparavant, ses tendances restent les mêmes ; la nation a son idée fixe comme un individu, mais elle a de plus une ferme espérance et une perpétuelle jeunesse.

C’était le cas de la France sous le consulat et sous l’empire. Par des raisons qu’on a dites mille fois, il prit fantaisie à la France d’aller dans tous les champs clos de l’Europe gagner des couronnes pour la famille de Bonaparte. Mais quoi qu’on pense de ces guerres de géans, ce grand poème écrit à la pointe de l’épée n’était cependant qu’un long épisode du grand poème de la révolution. La grande armée, la nouvelle noblesse, les majorats, les décorations, tout l’attirail impérial, ne touchaient pas au fond des choses. C’était une couche superposée, et nullement une modification de la France. La France voulait toujours ce qu’elle avait voulu en 1789. Napoléon ne l’ignorait pas, et, comme il ne croyait point à la force d’un peuple libre, il s’écriait avec douleur : « Après moi les Cosaques ! » La France, mieux avisée, a répondu : « Après l’égalité et la gloire, la liberté ! » Et il en est ainsi.

À la restauration, le cycle paraissait accompli par l’octroi de la charte, qui fondait et organisait la monarchie représentative. C’était encore une apparence trompeuse. La France ne croyait pas aux promesses constitutionnelles de la vieille dynastie ; la vieille dynastie ne comptait guère sur l’attachement et la fidélité de la France. Ces opinions auraient été fausses, que l’erreur aurait suffi pour empêcher l’alliance de la vieille royauté avec la France nouvelle. Mais en réalité nul ne se trompait. Les Bourbons détestaient la charte, et le pays n’aimait point les Bourbons. Il aurait fallu des trésors de sagesse, des miracles de prudence, pour changer la situation naturelle des choses et des hommes ; sagesse et prudence qu’on ne devait attendre ni des hommes qui n’avaient rien appris et rien oublié, ni du pays qui, lui aussi, n’avait rien oublié, tout en ayant en même temps beaucoup appris. De là cette loi de l’histoire que les faits ont désormais suffisamment confirmée : les restaurations sont impossibles. Entre le pays, que la révolution a fait avancer à pas de géans, et l’émigration nécessairement rancunière et stationnaire, il se creuse un abîme infranchissable et que rien ne peut combler. Au fait, la France n’avait point obtenu ce qu’elle voulait, je veux dire une monarchie représentative, franchement établie et solidement garantie. Le France n’était pas satisfaite, et la révolution continuait. En accusant le pays d’être toujours révolutionnaire, la restauration ne le calomniait point ; mais, pour dire toute la vérité, elle aurait dû reconnaître en même temps que l’esprit révolutionnaire avait été entretenu, malgré la France, par le préambule hautain et impolitique de la charte octroyée, et par le fameux article 14 fatalement illustré et commenté, même avant les ordonnances, par les étranges doctrines de l’émigration et les témérités du pouvoir.

Ainsi la révolution de 1830 n’a été ni un accident, ni un fait isolé ; elle n’a été que la continuation et l’achèvement de la grande révolution. Il fallait à la France une monarchie représentative, garantie par une nouvelle dynastie, et une charte qui fût un pacte librement consenti. C’est du jour où la déclaration du 7 août 1830 lui a donné l’une et l’autre, que la révolution a réellement achevé sa carrière. Aussi le pays a-t-il fermé l’oreille aux provocations et repoussé les tentatives de ceux qui prétendaient dépasser le but déjà atteint. Il y a plus, la France, sa grande tâche une fois accomplie, est évidemment entrée dans une carrière nouvelle ; ce n’est plus de son organisation politique qu’elle se préoccupe ; avec le monde entier, elle aspire à un plus haut degré et à une forme nouvelle de développement moral et de prospérité matérielle.

Ce n’est donc qu’aujourd’hui que la révolution de 1789 est entrée dans le domaine de l’histoire. Aujourd’hui seulement on peut dire : Elle a été ; on peut aujourd’hui l’embrasser tout entière, remonter à ses sources et en suivre le cours dans toutes ses sinuosités et dans tous ses détours. Aujourd’hui seulement il devient possible de l’envisager sans émotion et de la juger avec impartialité. L’historien n’est plus un combattant. Il a sans doute ses principes, ses tendances, ses préférences ; mais il est moins enclin qu’il n’aurait été, il y a quelques années, à faire de l’histoire un moyen de guerre, à l’offrir aux lecteurs de son opinion comme un bouclier ou comme une arme offensive. Pouvait-il en être autrement lorsque la révolution était encore menacée dans son principe, incertaine dans ses résultats ? Aurait-on pu désirer qu’il en fût autrement en présence du danger, en face de l’ennemi, lorsqu’il importait avant tout à la liberté, au progrès, à la dignité du pays, d’atteindre le but dont la révolution n’était que le moyen, de garantir à la France les résultats d’un long travail, d’une élaboration séculaire ?

La restauration vit paraître, peut-être est-il plus exact de dire qu’elle fit naître deux ouvrages historiques qui sont dans les mains de tout le monde. Ce que tout le monde ne sait pas, ce que les deux écrivains ont négligé de rappeler au public, c’est que ces deux livres, d’une si rare maturité de talent, étaient l’ouvrage de deux jeunes hommes qui n’avaient pas encore atteint ou accompli leur vingt-cinquième année. Et cependant on retrouve dans le livre de M. Mignet cette pensée ferme, cet esprit de généralisation et de synthèse, ces formes nettes et arrêtées qui paraissent le partage de l’âge mûr et d’une longue expérience. Il est beau, à vingt-cinq ans, de rappeler Salluste. M. Thiers, avec sa manière plus libre, plus large, paraît jouer avec les difficultés du sujet. Évidemment l’œuvre se modifiait à mesure que l’artiste, avec son esprit vif et perçant, voyait ces immenses catastrophes se développer devant ses yeux, et tous ces hommes si ardens, si puissans, si dévoués, si coupables, retracer à son imagination brillante et fidèle le drame de la révolution. M. Mignet nous a donné dans deux volumes ce qui paraissait alors l’histoire complète de la révolution, de 1789 à 1814. M. Thiers, après avoir renfermé dans un seul volume l’histoire des préliminaires de la révolution et de l’assemblée constituante, n’a pas dépassé dans le dixième la chute du directoire, le coup d’état de brumaire. Les deux écrivains ont obéi chacun aux lois de leur nature. M. Mignet ne pouvait pas ne pas publier un tout complet, uniforme, harmonique ; à cette condition seulement son esprit pouvait être satisfait ; tout annonçait en lui une vie de méditation et de travail, un homme de cabinet, un écrivain. Dans M. Thiers, on pouvait pressentir l’homme d’action et de tribune, mêlé aux affaires de la vie, maniant les hommes, faisant un livre pour faire quelque chose, et le faisant bien parce qu’il est des talens qui peuvent tout faire. Jamais deux amis intimes, travaillant au même sujet, en même temps, dans la même ville, n’ont donné le jour à deux ouvrages plus individuels, plus indépendans, plus divers.

M. Mignet, dans son amour de la symétrie et de la synthèse, laisse peu aux variétés et aux écarts de la liberté humaine ; pour lui, les diverses phases de la révolution ont été presque obligées ; avec les causes qui l’ont amenée, et les passions qu’elle a employées ou soulevées, la révolution ne pouvait avoir une autre marche ni une autre issue. En retraçant les préliminaires de la révolution, M. Mignet a voulu montrer qu’il n’a pas été plus possible de l’éviter que de la conduire.

M. Thiers, esprit moins théorique et nullement systématique, cherche moins à savoir si les évènemens étaient fatalement nécessaires, qu’à les bien comprendre, et à en bien démêler les causes et les nuances. L’un est plus l’historien des choses, de leur enchaînement, de leurs résultats ; l’autre des hommes, de leurs passions, de leur influence.

Mais ils écrivaient l’un et l’autre sous l’empire des mêmes principes, des mêmes opinions, des mêmes passions politiques. L’un et l’autre regardaient la révolution comme une nécessité dans son principe, comme un immense progrès par ses résultats. Et tout en regrettant les résistances qu’elle eut à vaincre, et la lutte sanglante qui s’ensuivit, l’un et l’autre n’auraient voulu, à aucun prix, que la révolution n’eût pas eu lieu, convaincus que ses excès passagers étaient largement rachetés par ses bienfaits durables.

Enfin, ils écrivaient l’un et l’autre comme des hommes sur un champ de bataille, persuadés qu’il y avait de nouveaux combats à soutenir, d’autres victoires à remporter. La liberté, disait M. Thiers, en terminant son travail, n’est pas venue, elle viendra ; ce qui explique ces paroles de son début : J’ai tâché d’apaiser en moi tout sentiment de haine. Ce n’était pas M. Thiers qui pouvait tomber dans l’erreur vulgaire de croire la révolution accomplie avant que la pensée motrice en fût réalisée. M. Mignet terminait également en signalant, en Europe, la guerre de la sainte-alliance contre les peuples, en France, le gouvernement d’un parti contre la charte, mouvement rétrograde, disait-il, qui doit avoir son cours et son terme.

C’est après la crise de 1830 que les esprits sérieux ont pu regarder la révolution comme un fait complet, achevé. On peut aujourd’hui en écrire l’histoire sans les inquiétudes d’une lutte toujours indécise, sans les ressentimens de la défaite ou les enivremens de la victoire. Et voici en effet un écrivain des plus distingués, et un ami sincère d’une liberté régulière, qui nous apporte le fruit de ses longues et patientes recherches, et d’un travail soigné et consciencieux.

M. Droz aurait pu aujourd’hui concevoir la période de 1789 à 1830 comme un tout, comme un problème posé et pleinement résolu. Ce vaste thème n’aurait pas été au-dessus de ses forces, je le dis avec une pleine conviction, et j’ajoute avec la même franchise que je ne l’aurais pas dit avant la publication des deux volumes que j’ai sous les yeux. M. Droz avait fait paraître des ouvrages dignes d’estime ; mais les sujets qu’il avait traités ne lui avaient pas donné l’occasion de nous montrer des études aussi profondes, des vues si élevées, un jugement si ferme, un sens politique si exquis et si juste. Empressons-nous d’ajouter que si M. Droz n’a publié son Histoire de Louis XVI qu’en 1839, il avait formé le projet de l’écrire déjà en 1811, et qu’il s’était dès-lors journellement occupé des recherches qu’elle rendait nécessaires. Mais au lieu d’embrasser la période entière, M. Droz a préféré se renfermer dans des limites beaucoup plus étroites. Il s’est placé à un certain point de vue, partiel, incomplet en apparence, et qui cependant présente à l’œil de l’observateur attentif un tout, un ensemble qui renferme pour les peuples un haut enseignement historique. Qu’on nous permette d’expliquer notre pensée.

M. Droz laisse dans les affaires de la vie une large part à la liberté humaine. Il croit aux résolutions de l’homme plus qu’à la force des choses, et ne voudrait point, par une sorte de fatalisme historique, décharger les nations et les gouvernemens de toute responsabilité morale. Cette question : la révolution française pouvait-elle être prévenue et dirigée ? M. Droz la suppose résolue affirmativement dans tous les esprits. Ce n’est pas même une question à ses yeux ; aussi a-t-il intitulé son livre : Histoire du règne de Louis XVI pendant les années où l’on pouvait prévenir ou diriger la révolution française. Dès-lors la révolution, qu’en fait on n’avait pas prévenue, se partage, pour M. Droz, en deux périodes distinctes : celle où la révolution pouvait être dirigée et accomplie sans bouleversemens, et celle où, échappant désormais à toute direction sage et mesurée, elle se trouvait livrée à la violence des partis ; en d’autres termes la révolution légale et la révolution par coups d’état, la révolution que les pouvoirs établis reçoivent dans leur sein en se modifiant, et la révolution qui les envahit et les renverse ; la révolution qui, en associant la monarchie aux libertés publiques, la consolide, et celle qui, la proclamant ennemie implacable du peuple, l’attaque, la foule aux pieds et l’anéantit.

Ces deux périodes, on le voit, sont non-seulement différentes, mais jusqu’à un certain point indépendantes l’une de l’autre. Il existe sans doute entre elles un lien, un lien qui peut être regardé comme un rapport de cause à effet, la seconde phase n’ayant lieu que parce que, dans la première, on n’a pas eu le pouvoir, selon les uns, selon d’autres la volonté de réaliser les vœux légitimes de la révolution. Mais évidemment la seconde partie est dépendante de la première plus que celle-ci ne l’est de la seconde. La première forme un tout qui peut être étudié avec profit, sans qu’on ait besoin de connaître de la seconde autre chose que ses résultats généraux et notoires. C’est ainsi que, sans manquer aux lois de l’unité, on pourrait écrire la biographie d’un homme heureusement doué de la nature, en s’arrêtant au jour où les vices de son éducation, l’impéritie et les mauvaises passions de ses instituteurs l’auraient, malgré ses nobles dispositions et son heureux naturel, jeté dans les plus déplorables excès. On n’écrirait pas l’histoire d’une vie d’égarement et de désordre, mais celle d’une éducation manquée. Le but ne serait pas de mettre en relief et de montrer en détail les funestes résultats de la folie humaine, mais de faire sentir que notre avenir dépend toujours soit de nous-mêmes, soit de la moralité et de l’habileté de ceux qui ont le pouvoir et le droit de nous instruire et de nous diriger. Il y a là un enseignement complet, élevé, un puissant appel à la responsabilité morale de l’homme, un noble commentaire du vieil adage : Principiis obsta, sero medicina paratur.

On peut donc regretter que M. Droz n’ait pas mis la main à une œuvre plus étendue, élevé un plus vaste édifice ; on peut le regretter comme on regrette tout ce qu’un homme habile pourrait faire et ne fait pas. Mais, tel qu’il est, le monument ne laisse rien à désirer, il est complet. Ce n’est pas là une entreprise avortée ou interrompue, un de ces ouvrages qui ne laissent apercevoir qu’une pensée qui n’a pas eu le temps ou les moyens de se réaliser tout entière.

Il est cependant une question qu’on peut élever, c’est celle-ci : Le point de vue de M. Droz est-il heureusement choisi ? lui permettait-il de voir le sujet sous ses faces principales, en plein, d’en pénétrer tous les replis ? le voyait-il d’assez haut ? s’en est-il fait une juste idée ? Au lieu de chercher ses données dans les réalités de la révolution ; n’a-t-il pas écrit sous l’inspiration d’une idée systématique, d’une noble pensée malheureusement démentie par les faits ? En d’autres termes, est-il vrai que la révolution française ait pu être prévenue ou dirigée ?

Ici l’équivoque est facile, car la réponse peut être différente selon le point de vue, général ou particulier, où l’on se place. En effet, que veut-on dire ? Qu’il n’y a jamais eu, qu’il n’y aura jamais de révolution, de rénovation politique ou sociale qui puisse être contenue et dirigée, qui s’accomplisse sans briser, sans réduire en poussière tout ce qui en gêne et en retarde la marche ? Ce serait là une erreur insoutenable, le fatalisme dans l’histoire, la négation du progrès ; il y a plus, ce serait une intolérable contradiction. Car ces grandes rénovations sociales supposent dans les peuples des besoins nouveaux, une civilisation de plus en plus élevée, un progrès, tandis que imaginer des résistances toujours aveugles, des haines toujours implacables, regarder la violence, les proscriptions, le crime, comme des faits à tout jamais inévitables, c’est dire que l’homme moral reste toujours le même, que les nations n’avancent qu’en prospérité matérielle, qu’il n’y aura jamais de progrès pour la raison et la morale publiques, pour le gouvernement des passions humaines. Dans ce cas, nous devrions souscrire aux opinions dédaigneuses de ces esprits frondeurs et chagrins pour qui le progrès n’est qu’un vain mot ; il faudrait croire avec eux que l’humanité, toujours condamnée aux mêmes erreurs, toujours subjuguée par les mêmes passions, tourne incessamment sur elle-même.

Loin de nous cette pensée ; et pour en revenir aux réformes sociales et politiques, nous sommes profondément convaincu que le jour arrivera où ces grandes mutations dans la forme et le gouvernement des états s’opéreront sans que la justice et la morale, en applaudissant au résultat, aient en même temps à gémir des moyens qui l’auront amené. Les intérêts seront plus éclairés, les passions moins violentes, les tempéramens et les transactions plus faciles. Le monde réel ne marche jamais que de transaction en transaction. La transaction sera-t-elle prompte ou retardée, sanglante ou non ? Il n’y a jamais d’autre question dans les crises politiques. Le jour où les masses comprendront cette vérité, les luttes seront courtoises, les accommodemens prompts et équitables. C’est l’ignorance qui le plus souvent rend les combats opiniâtres. Quoi qu’en disent les ennemis de l’instruction générale, tout comprendre, c’est peser tous les droits, excuser toutes les faiblesses ; toute lutte acharnée devient alors impossible. On a peut-être moins d’énergie, moins de dévouement, moins d’enthousiasme pour sa cause ; on y apporte plus de raison, plus d’habileté, plus de mesure. L’élan est moins grand, mais le succès est certain, sans regrets, sans complications, sans retours ; et, ce qui plus est, l’avenir ne se trouve pas enchaîné par les souvenirs et la terreur du passé.

Mais si du général on descend au particulier, et du possible au réel, que doit-on penser de la révolution française ? La France de 1789 étant donnée, avec ses prolétaires ignorans et grossiers, ses paysans misérables et opprimés, ses nobles sans aucune expérience politique, pleins la plupart de sottise et de vanité, ses bourgeois si inégalement éclairés et presque tous étrangers au maniement des affaires, une école philosophique tranchante, passionnée, ne tenant aucun compte de l’histoire, des parlemens irrités et ne reconnaissant d’autre liberté que la lutte de la robe avec les ministres, d’énormes abus à réformer, de grands sacrifices à demander, d’antiques possessions à contester, des intérêts très compliqués à concilier, pouvait-on espérer, était-il dans les possibilités humaines qu’il y eût une solution pacifique de l’effrayant problème que la révolution venait de poser ? Je ne le pense pas. Et qui donc aurait pu le résoudre ? ceux qui ne le comprenaient pas du tout ? ceux qui n’en avaient encore qu’une connaissance instinctive et confuse ? c’était le plus grand nombre ; ceux qui le comprenaient, mais voulaient le dépasser ? ou bien ceux qui, tout en voulant se renfermer dans de justes limites, pliaient cependant sous le joug d’une philosophie spéculative et orgueilleuse, ou enfin ceux qui voulaient importer en France, pays, depuis le 4 août 1789, de démocratie et d’égalité civile, non l’imitation, mais le calque des institutions anglaises ? Certes, nous ne voulons, par nos paroles, justifier aucun crime, excuser aucun excès. Il est moralement certain, les mœurs de la Corse étant connues, qu’il s’y commettra cette année un certain nombre d’assassinats. Est-ce à dire que les assassins soient innocens à nos yeux ?

On se tromperait également si on croyait que nous voulons faire à M. Droz un reproche du point de vue où il s’est placé. Ce n’est pas là notre pensée. Au fond, notre manière de voir diffère peu. Nous croyons que les hommes et les choses de 1789 étant donnés, nul ne pouvait gouverner la révolution et en prévenir les écarts. M. Droz ne dit pas précisément le contraire ; mais il reproche avec raison aux hommes leurs erreurs et leurs passions ; il prouve que s’ils avaient été autres qu’ils n’étaient, les choses auraient pu suivre un autre cours, que rien dans les choses elles-mêmes ne s’y opposait invinciblement. C’est, en effet, à nous-mêmes, aux vices de notre éducation, aux dérèglemens de nos passions, aux travers de notre esprit qu’on doit imputer tout ce que les réformes sociales entraînent avec elles de crimes et de malheurs. Les hommes de 1789 n’ont pas fait ce qu’ils devaient, et par là ils n’ont pas évité les maux qui pouvaient être évités. Nous sommes d’accord sur ce point. Seulement M. Droz paraît croire que ces hommes n’ont pas voulu ce qu’ils avaient le pouvoir de faire ; nous, nous penchons à croire que cette puissance leur manquait, parce qu’ils n’avaient pas voulu l’acquérir en éclairant davantage leur esprit, pour arriver ensuite sur la scène du monde avec une intelligence plus développée et des sentimens plus élevés.

Quoi qu’il en soit, nous rendons grace à M. Droz du plan qu’il a adopté, du point de vue où il a placé son lecteur. C’est un service rendu à la morale publique et à la cause sacrée du progrès. Il importe de prouver aux ennemis de la liberté qu’en voulant l’étouffer, ils l’irritent et la rendent furieuse ; à ses amis, qu’elle peut toujours être maîtresse d’elle-même, modérer son action, vaincre, non sans effort, mais sans colère ; que la violence la déshonore, que les emportemens la tuent. Il importe de persuader aux peuples que le crime n’est jamais une nécessité, et que les révolutions légitimes dans leur principe, mais excessives ou iniques dans leurs moyens, n’ont pu atteindre qu’après de longs circuits le but qu’elles avaient sous la main. Il importe également de faire voir aux hommes du vieux temps qu’une résistance opiniâtre, absolue, est aussi mal fondée dans ses prétentions, que funeste à eux-mêmes par ses conséquences.

Le livre de M. Droz est un haut enseignement, d’autant plus opportun qu’il paraît dans un moment où les peuples se montrent d’eux-mêmes disposés à entrer dans la noble carrière qu’il leur signale. Tout enseignement a besoin, pour être efficace, de trouver des ames suffisamment préparées. On n’éclaire profondément que les esprits qui aperçoivent déjà quelques lueurs.

La révolution de 1830 n’a pas été souillée d’un seul crime. La Suisse a vu, à la même époque, des cantons travailler, au milieu des révolutions dont ils étaient entourés, à la réforme de leurs institutions politiques, sans commotion aucune, par l’accord du gouvernement et du peuple. Enfin l’Angleterre donne au monde le spectacle d’une magnifique expérience. Dominée par le privilége dans la famille, dans l’état, dans l’église, l’Angleterre, si riche, si éclairée, si libre, doit nécessairement naturaliser chez elle le principe de la civilisation moderne, l’égalité civile. Mais c’est là pour les Anglais une révolution tout entière, une profonde révolution, inévitable cependant ; le canal de la Manche ne peut pas fermer à l’esprit moderne l’entrée de la Grande-Bretagne.

Cette grande révolution, l’Angleterre l’a déjà commencée par les voies légales, et la poursuit tous les jours. L’émancipation des catholiques et le bill de réforme en ont été jusqu’ici les deux faits les plus considérables. La résistance est grande, la lutte fort vive ; mais, à l’exception de quelques émeutes de prolétaires, sans appui sérieux dans le pays, tout se passe dans l’enceinte du parlement, et dans les limites que la constitution impose aux partis. L’Angleterre pourra-t-elle accomplir sa tâche difficile, contenir et diriger jusqu’au bout, dans les voies légales, une révolution qui doit modifier de si grands intérêts, et pénétrer jusqu’au cœur de si puissantes institutions ? Nul ne le sait ; mais il n’est pas d’ami de la liberté et du progrès qui ne fasse des vœux pour l’accomplissement d’un fait qui serait une admirable leçon de sagesse et un témoignage irrécusable de la haute civilisation de l’Europe.

M. Droz a placé le terme de la première période de la révolution au 21 septembre 1789, au jour où l’assemblée constituante compléta, par un dernier décret sur le veto suspensif, son travail sur les bases principales de l’acte constitutionnel. Les deux chambres et le veto absolu avaient été rejetés, bien que Mirabeau lui-même eût soutenu le veto illimité ; Mounier, Lally-Tollendal, Clermont-Tonnerre et Bergasse donnèrent leur démission de membres du comité de constitution. Les hommes qui pouvaient se flatter de diriger la révolution étaient vaincus. La révolution qui, selon M. Droz, aurait pu être mesurée, prudente, allait bientôt, furibonde, échevelée, franchir toutes les bornes. « L’assemblée, dit M. Droz, en rejetant le premier projet de constitution, fit voir aux esprits éclairés qu’on ne pouvait plus opposer une digue au torrent. »

Au surplus, M. Droz n’a pas seulement retracé l’histoire de la première période de la révolution, mais l’histoire du règne de Louis XVI jusqu’au mois d’octobre 1789, en la faisant précéder d’une introduction de plus de cent pages qui remonte à Louis XIV et qui est digne d’être proposée comme modèle, tant elle est substantielle, lucide, instructive, également éloignée de la pauvreté et de l’exubérance, de la pompe prétentieuse de l’histoire soi-disant philosophique et de la sécheresse des compilateurs.

« Peut-être, dit M. Droz, donnerai-je plus tard une suite à cet ouvrage. » Nous sommes convaincu qu’il n’est pas une personne ayant lu l’Histoire de Louis XVI, qui ne se réunisse à nous pour demander à M. Droz l’accomplissement de cette quasi-promesse.


Rossi.
  1. vol. in-8o, librairie de Renouard, rue de Tournon, 6.