Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 13

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 56-64).


Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

Mercredi, premier mars.

Je prends la plume pour vous expliquer les motifs qui engagent si ardemment mes amis dans les intérêts de M Solmes.

Je n’éclaircirais pas bien cette matière, si je ne retournais un peu sur mes pas, au risque de vous répéter quelques circonstances dont je vous ai déjà informée. Regardez cette lettre, si vous voulez, comme une espèce de supplément à celles du 15 et du 20 janvier dernier. Dans ces deux lettres, dont j’ai conservé des extraits, je vous ai fait une peinture de la haine implacable de mon frère et de ma sœur pour M Lovelace, et des moyens qu’ils avoient employés, de ceux du moins qui étoient venus à ma connaissance, pour le ruiner dans l’estime de mes autres amis. Je vous ai raconté qu’après avoir pris à son égard des manières très-froides, qui ne pouvaient passer néanmoins pour une offense directe, ils s’étoient emportés tout d’un coup à la violence et à des insultes personnelles, qui avoient produit à la fin la malheureuse rencontre que vous savez, entre mon frère et lui.

Il faut vous dire à présent que dans la dernière conversation que j’ai eue avec ma tante, j’ai découvert que cet emportement soudain, de la part de mon frère et de ma sœur, avait une cause plus puissante qu’une ancienne antipathie de collège, et qu’un amour méprisé. C’était la crainte que mes oncles ne pensassent à suivre en ma faveur l’exemple de mon grand-père ; crainte fondée, à ce qu’il semble, sur une conversation entre mes oncles, et mon frère et ma sœur, que ma tante m’a communiquée en confidence, comme un argument capable de me faire accepter les grandes offres de M Solmes, en me représentant que ma complaisance allait renverser les vues de mon frère et de ma sœur, et m’établir pour jamais dans les bonnes graces de mon père et de mes deux oncles.

Je vous rapporterai en gros cette confidence de ma tante, après une ou deux observations, que je crois moins nécessaires pour vous, qui nous connaissez tous si parfaitement, que pour mettre de l’ordre et une suite raisonnable dans mon récit.

Je vous ai entretenue plus d’une fois du projet favori de quelques personnes de notre famille, qui est de former ce qu’on appelle une maison  ; dessein qui n’a rien de révoltant d’aucun des deux côtés, particulièrement de celui de ma mère. Ce sont des idées qui naissent assez ordinairement dans les familles opulentes, auxquelles leurs richesses même font sentir qu’il leur manque un rang et des titres.

Mes oncles avoient étendu cette vue à chacun des trois enfans de mon père, dans la persuasion que, renonçant eux-mêmes au mariage, nous pouvions être tous trois assez bien partagés et mariés assez avantageusement pour faire, par nous-mêmes ou par notre postérité, une figure distinguée dans notre pays. D’un autre côté, mon frère, en qualité de fils unique, s’était imaginé que deux filles pouvaient être fort bien pourvues, chacune avec douze ou quinze mille livres sterling ; et que tout le bien réel de la famille, c’est-à-dire, celui de mon grand-père, de mon père, et de mes deux oncles, avec leurs acquisitions personnelles, et l’espérance qu’il avait du côté de sa marraine, pouvaient lui composer une fortune assez noble, et lui donner assez de crédit, pour l’élever à la dignité de pair. Il ne fallait pas moins pour satisfaire son ambition.

Avec cette idée de lui-même, il commença de bonne heure à se donner de grands airs. On lui entendait dire que son grand-père et ses oncles étoient ses intendans : que jamais personne n’avait été dans une plus belle situation que la sienne : que les filles ne sont qu’un embarras, un attirail dans une famille. Cette basse expression était si souvent dans sa bouche, et toujours prononcée avec tant de suffisance, que ma sœur, qui semble regarder aujourd’hui une sœur cadette comme un embarras , me proposait alors de nous liguer, pour notre commun intérêt, contre les vues rapaces de mon frère ; c’est le nom qu’elle leur donnait : tandis que j’aimais mieux regarder des libertés de cette nature ou comme autant de plaisanteries passagères, que je voyais même avec plaisir dans un jeune homme qui n’était pas naturellement de bonne humeur, ou comme un foible qui ne méritait que de la raillerie.

Mais lorsque le testament de mon grand-père, dont j’ignorais les dispositions comme eux avant qu’il fût ouvert, eût coupé une branche des espérances de mon frère, il marqua beaucoup d’indisposition pour moi. Et personne, au fond, n’en parut content. Quoique je fusse aimée de tout le monde, comme j’étais la dernière des trois enfans, père, oncles, frère, sœur, tous se crurent maltraités sur le point du droit et de l’autorité. Qui n’est pas jaloux de son autorité ? Mon père même ne put supporter de me voir établie dans une sorte d’indépendance ; car ils convenoient tous que telle était la force du testament par rapport au legs qui me regarde, que j’étais même dispensée de rendre aucun compte.

Cependant, pour aller au-devant de toutes les jalousies, j’abandonnai, comme vous savez, à l’économie de mon père, non-seulement la terre, mais encore une somme considérable qui m’était léguée. C’était la moitié de l’argent comptant que mon grand-père s’était trouvé à sa mort, et dont il laissa l’autre moitié à ma sœur. Je me bornai à la petite somme qu’on avait toujours eu la bonté de m’accorder pour mes menus plaisirs, sans désirer qu’elle fût augmentée, et je me flattai que cette conduite m’avait mise à couvert de l’envie ; mais comme elle fit croître pour moi l’amitié de mes oncles et la bonté de mon père, mon frère et ma sœur ne cessèrent pas de me rendre sourdement, dans l’occasion, toutes sortes de mauvais offices ; et la cause en est claire aujourd’hui. à la vérité, j’y faisais peu d’attention, parce que je me reposais sur l’idée que mon devoir était rempli, et j’attribuais ces petits travers à la pétulance qu’on leur reproche à tous deux.

L’acquisition de mon frère ayant bientôt succédé, ce fut un changement de scène qui nous rendit tous fort heureux. Il alla prendre possession des biens qu’on lui laissait ; et son absence, sur-tout pour une si bonne cause, augmenta notre bonheur. Elle fut suivie de la proposition de milord M pour ma sœur. Autre surcroît de félicité pour un tems. Je vous ai raconté dans quel excès de bonne humeur ma sœur fut pendant quelques jours.

Vous savez comment cette affaire s’évanouit. Vous savez ce qui vint à la place.

Mon frère arriva d’écosse, et la paix fut bientôt troublée. Bella, comme je me souviens de vous l’avoir fait observer, eut l’occasion de dire hautement qu’elle avait refusé M Lovelace par mépris pour ses mœurs. Cette déclaration porta mon frère à s’unir avec elle dans une même cause. Ils entreprirent tous deux de rabaisser M Lovelace et même sa famille, qui ne mérite assurément que du respect ; et leurs discours donnèrent naissance à la conversation où je veux vous conduire, entre mes oncles et eux. Je vais vous en expliquer les circonstances, après avoir remarqué qu’elle précéda la rencontre, et qu’elle suivit presque immédiatement les informations qu’on se procura sur les affaires de M Lovelace, et qui furent moins désavantageuses que mon frère et ma sœur ne l’avoient espéré, ou qu’ils ne s’y étoient attendus.

Ils s’étoient emportés contre lui avec leur violence ordinaire, lorsque mon oncle Antonin, qui les avait écoutés patiemment, déclara " qu’à son avis ce jeune homme s’était comporté en galant homme, et sa nièce Clary avec prudence ; et qu’on ne pouvait désirer, comme il l’avait dit souvent, une alliance plus honorable pour la famille, puisque M Lovelace jouissait d’un fort bon patrimoine, en biens clairs et nets, suivant le témoignage même d’un ennemi : que d’ailleurs il ne paroissait pas qu’il fût aussi méchant qu’on l’avait représenté ; qu’il y avait à la vérité de la dissipation à lui reprocher, mais qu’il était dans la vivacité de l’âge ; que c’était un homme de sens ; et qu’il fallait compter que sa nièce ne voudrait pas de lui, si elle n’avait de bonnes raisons de le croire déjà réformé, ou disposé à la réformation par son exemple". Ensuite (je parle d’après ma tante), pour donner une preuve de la générosité de son caractère, qui marquait assez, leur dit-il, qu’il n’était pas méchant par nature, et qu’il avait dans l’ame, eut-il la bonté d’ajouter, un fond de ressemblance avec moi ; il leur raconta qu’un jour, lui ayant représenté lui-même, sur ce qu’il avait entendu de milord M, qu’il pouvait tirer de son bien trois ou quatre cens livres sterlings de plus, chaque année, sa réponse avait été " que ses fermiers le payaient fort bien ; que dans sa famille c’était une maxime dont il ne s’écarterait jamais, de ne pas trop rançonner les anciens fermiers ou leurs descendans, et qu’il se faisait un plaisir de leur voir de l’embonpoint, des habits propres, et l’air content".

Il est vrai que, moi-même, je lui ai entendu raconter quelque chose d’approchant, et que je ne lui ai jamais vu le visage plus satisfait que dans cette occasion, excepté néanmoins dans celle qui avait amené le récit dont je parle. La voici. Un malheureux fermier vint demander à mon oncle Antonin quelque diminution, en présence de M Lovelace. Lorsqu’il fut sorti, sans avoir rien obtenu, M Lovelace plaida si bien sa cause, que l’homme fut rappelé, et que sa demande lui fut accordée. M Lovelace le suivit secrètement, et lui fit présent de deux guinées, comme un secours pressant ; parce que cet homme avait déclaré, entre ses plaintes, qu’il ne possédait pas actuellement cinq schellings. à son retour, après avoir beaucoup loué mon oncle, il lui raconta, sans aucun air d’ostentation, qu’étant un jour dans ses terres, il avait remarqué à l’église un vieux fermier et sa femme en habits fort pauvres, et que, leur ayant fait le lendemain diverses questions là-dessus, parce qu’il savait que leur marché était fort bon, il avait appris d’eux qu’ils avoient fait quelques entreprises qui leur avoient mal réussi ; ce qui les avait mis tellement en arrière, qu’ils n’auraient pas été en état de payer sa rente s’ils s’étoient donné des habits plus propres. Il leur avait demandé de combien de temps ils croyaient avoir besoin pour rétablir leurs affaires. Peut-être deux ou trois ans, lui avait dit le fermier. Hé bien, leur dit-il, je vous fais une diminution de cinq guinées par an, pendant l’espace de sept années, à condition que vous mettrez cette somme sur vous et sur votre femme, pour paraître le dimanche à l’église, comme il convient à mes fermiers : en même tems, prenez ce que je vous donne ici (portant la main à sa poche et tirant cinq guinées) pour vous mettre présentement en meilleur ordre ; et que je vous voie dimanche prochain à l’église, la main de l’un dans celle de l’autre, comme d’honnêtes et fidèles moitiés : après quoi je vous retiens tous deux, pour dîner le même jour avec moi.

Quoique ce récit me plût beaucoup, parce que j’y trouvai assurément un témoignage de générosité, et tout à la fois de prudence, puisque, suivant la remarque de mon oncle, la valeur annuelle de la ferme n’était pas diminuée ; cependant, ma chère, je ne sentis point de battemens de cœur , ni de chaleur au visage. Non, en vérité, je n’en sentis point. Seulement, je ne pus m’empêcher de dire en moi-même : " si le ciel me destinait cet homme, il ne s’opposerait point à bien des choses auxquelles je prends tant de plaisir. Je dis aussi : quelle pitié qu’un tel homme ne soit pas universellement bon" !

Pardonnez-moi cette digression.

Mon oncle ajouta, suivant le récit de ma tante " qu’outre son patrimoine, il était l’héritier immédiat de plusieurs fortunes brillantes ; que, pendant le traité pour sa nièce Arabelle, milord M s’était expliqué sur ce que lui-même et ses deux belles-sœurs étoient résolus de faire en sa faveur, pour le mettre en état de soutenir un titre qui devait s’éteindre à la mort de milord, mais qu’on espérait de lui procurer, ou peut-être un plus considérable encore, qui était celui du père de ces deux dames, éteint depuis quelque temps faute d’héritiers mâles : que c’était dans cette vue qu’on désirait si ardemment de le voir marié : que, ne voyant point où M Lovelace pourrait trouver mieux lui-même, il croyait véritablement qu’il y avait assez de biens dans notre famille pour former trois maisons considérables : que, pour lui, il ne faisait pas difficulté d’avouer qu’il souhaitait d’autant plus cette alliance, qu’avec la naissance et les richesses de M Lovelace, il y avait la plus forte apparence que sa nièce Clarisse se verrait un jour pairesse de la Grande-Bretagne ; et que, dans une si belle espérance (voici, ma chère, le trait mortifiant), il ne croirait rien faire de mal à propos, s’il contribuait par ses dispositions au support de cette dignité".

Il paraît que mon oncle Jules, loin de désapprouver son frère, déclara " qu’il ne voyait qu’une objection contre l’alliance de M Lovelace, qui était ses mœurs ; d’autant plus que mon père pouvait faire les avantages qu’il voudrait à Miss Bella et à mon frère, et que mon frère était actuellement en possession d’un gros bien, par la donation et le testament de sa marraine Lovell ".

Si j’avais eu plutôt toutes ces lumières, j’aurais été moins surprise d’un grand nombre de circonstances qui me paroissaient inexplicables dans la conduite que mon frère et ma sœur ont tenue avec moi, et j’aurais été plus sur mes gardes que je ne m’y suis crue obligée.

Vous pouvez vous figurer aisément quelle impression ces discours firent alors sur mon frère. Il ne fut pas content, comme vous vous en doutez bien, d’entendre deux de ses intendans , qui lui tenaient ce langage.

Dès ses premières années, il a trouvé le secret de se faire craindre et comme respecter de toute la famille, par la violence de son humeur. Mon père lui-même, long-temps avant que son acquisition eût encore augmenté son arrogance, s’y prêtait fort souvent, par indulgence pour un fils unique, qu’il regardait comme le soutien de sa famille. Il ne doit pas être fort porté à se corriger d’un défaut qui lui a procuré tant de considération.

Voyez, ma sœur, dit-il alors à Bella, d’un ton passionné, et sans faire attention à la présence de mes oncles, voyez où nous en sommes. Il ne nous reste qu’à prendre garde à nous. Cette petite sirène pourrait bien nous supplanter dans le cœur de nos oncles, comme dans celui de notre grand-père.

C’est depuis ce tems-là, comme je le vois clairement aujourd’hui en rapprochant toutes les circonstances, que mon frère et ma sœur ont commencé à se conduire avec moi, tantôt comme avec une personne qu’ils trouvaient dans leur chemin, tantôt comme avec une fille mal née à laquelle ils supposent de l’amour pour leurs ennemis communs, et qu’ils ont commencé à vivre ensemble, comme n’ayant plus qu’un même intérêt, dans la résolution d’employer toutes leurs forces pour rompre le projet d’une alliance qui les obligerait vraisemblablement à resserrer leurs propres vues.

Mais comment pouvaient-ils se promettre d’y réussir, après la déclaration de mes deux oncles ?

Mon frère en trouva le moyen. Ma sœur, comme j’ai dit, ne vit plus que par ses yeux. Cette union produisit bientôt de la mésintelligence dans le reste de la famille. M Lovelace fut vu plus froidement de jour en jour. Comme il n’était pas homme à se rebuter de leurs grimaces, les affronts personnels succédèrent ; ensuite les défis, qui aboutirent à la malheureuse rencontre. Cet évènement acheva de tout rompre. Aujourd’hui, si je n’entre dans toutes leurs vues, on se propose de me contester l’héritage de mon grand-père ; et moi, qui n’ai jamais pensé à tirer le moindre avantage de l’indépendance où l’on "m’a mise, je dois être aussi dépendante de la volonté de mon père, qu’une fille qui ne sait pas ce qui lui est bon". C’est à présent le langage de la famille.

Mais si je me rends à leurs volontés, combien ne prétendent-ils pas que nous serons tous heureux ? Que de présens, que de bijoux ne dois-je pas recevoir de chacun de mes amis ? Et puis la fortune de M Solmes est si considérable, et ses offres si avantageuses, que j’aurai toujours le moyen de m’élever au dessus d’eux, quand les intentions de ceux qui veulent me favoriser demeureraient sans effet. Dans cette vue, on me trouve à présent un mérite et des qualités qui seront d’elles-mêmes un équivalent pour les grands avantages qu’il doit me faire, et qui mettront les obligations de son côté, comme ils feront profession de m’en avoir beaucoup du leur. On m’assure que c’est la manière dont il pense lui-même ; ce qui signifie qu’il doit être aussi abject à ses propres yeux, qu’à ceux de mes chers parens. Ces charmantes vues une fois remplies, que de richesses, que de splendeur dans toute notre famille ! Et moi, quels droits n’aurai-je pas sur leur reconnaissance ? Et pour faire tant d’heureux à la fois, que m’en coûtera-t-il ? Un seul acte de devoir, conforme à mon caractère et à mes principes ; du moins si je suis cette fille respectueuse et cette généreuse sœur pour laquelle j’ai toujours voulu passer.

Voilà le côté brillant qu’on présente à mon père et à mes oncles, pour captiver leur esprit. Mais j’appréhende bien que le dessein de mon frère et de ma sœur ne soit de me perdre absolument auprès d’eux. S’ils avoient d’autres intentions, n’auraient-ils pas employé, lorsque je suis revenue de chez vous, tout autre moyen que celui de la crainte, pour me faire entrer dans leurs mesures ? C’est une méthode qu’ils n’ont pas cessé de suivre depuis.

En même tems, l’ordre est donné à tous les domestiques de témoigner à M Solmes le plus profond respect. Le généreux M Solmes est un nom que la plupart commencent à lui donner. Mais ces ordres ne sont-ils pas un aveu tacite qu’on ne le croit pas propre à s’attirer du respect par lui-même ? Dans toutes ses visites, il est non-seulement aressé des maîtres, mais révéré comme une idole par tout ce qu’il y a de gens au service de la maison ; et le noble établissement est un mot qui court de bouche en bouche, et qui se répète comme par échos.

Quelle honte, de trouver de la noblesse dans les offres d’un homme dont l’ame est assez basse pour avouer qu’il hait sa propre famille, et assez méchante pour former le dessein de ravir de justes espérances à tous ses proches, qui n’ont que trop besoin de son secours, dans la vue non-seulement de mettre tous ses biens sur ma tête ; mais, si je meurs sans enfans, et s’il n’en a pas d’un autre mariage, de les abandonner à une famille qui en regorge déjà ! Car telles sont en effet ses offres. Quand je n’aurais pas d’autres raisons de le mépriser, en faudrait-il davantage que cette cruelle injustice qu’il fait à sa famille ? Un homme de rien ! Je ne crains pas de le dire ; car il n’était pas né pour les immenses richesses qu’il possède : et croyez-vous que je ne fusse pas aussi coupable de les accepter, qu’il l’est de me les offrir, si je pouvais gagner sur moi de les partager avec lui, ou si l’attente d’une reversion encore plus criminelle était capable d’influer sur mon choix ? Soyez persuadée que ce n’est pas un médiocre sujet d’affliction pour moi, que mes amis aient pu trouver dans leurs principes, de quoi justifier des offres de cette nature.

Mais c’est la seule méthode qu’on croie capable de rebuter M Lovelace et de répondre à toutes les vues qu’on a sur chacun de nous. On est persuadé que je ne tiendrai pas contre les avantages qui doivent revenir à la famille, de mon mariage avec M Solmes, depuis qu’on a découvert à présent de la possibilité (qu’un esprit aussi avide que celui de mon frère change aisément en probabilité) à faire revenir la terre de mon grand-père, avec des biens plus considérables encore du côté de cet homme là. On insiste sur divers exemples de ces reversions dans des cas beaucoup plus éloignés ; et ma sœur cite le vieux proverbe, qu’ il est toujours bon d’avoir quelque rapport à une grosse succession : pendant que Solmes, souriant sans doute en lui-même de ses espérances, tout éloignées qu’elles sont, obtient toute leur assistance par de simples offres, et se promet de joindre à son propre bien celui qui m’attire tant d’envie ; d’autant plus que, par sa situation entre deux de ses terres, il paraît valoir pour lui le double de ce qu’il vaudrait pour un autre. Comptez qu’à ses yeux ce motif a plus de force que le mérite d’une femme.

Il me semble, ma chère, que voilà les principales raisons qui engagent avec tant de chaleur mes parens dans ses intérêts. Permettez ici que je déplore encore une fois les principes de ma famille, qui donnent à toutes ces raisons une force à laquelle il me sera bien difficile de résister.

Mais, de quelque manière que l’affaire puisse tourner entre Solmes et moi, il demeure vrai du moins que mon frère a réussi dans toutes ses vues ; c’est-à-dire, premièrement, qu’il a déterminé mon père à faire sa propre cause de la sienne, et à exiger mon consentement comme un acte de devoir.

Ma mère n’a jamais entrepris de s’opposer à la volonté de mon père, lorsqu’il a déclaré une fois ses résolutions.

Mes oncles, qui sont, vous me permettrez de le dire, de vieux garçons impérieux, absolus, enflés de leurs richesses, quoique d’ailleurs les plus honnêtes gens du monde, portent fort haut l’idée qu’ils ont des devoirs d’un enfant, et de l’obéissance d’une femme. La facilité de ma mère les a confirmés dans la seconde de ces deux idées, et sert à fortifier la première.

Ma tante Hervey, qui n’est pas des plus heureuses dans son mariage, et qui a peut-être quelques petites obligations à la famille, s’est laissée gagner, et n’aura pas la hardiesse d’ouvrir la bouche en ma faveur contre la volonté déterminée de mon père et de mes oncles. Je regarde même son silence et celui de ma mère, sur un point si contraire à leur premier jugement, comme une preuve trop forte que mon père est absolument décidé.

Le traitement qu’on a fait à la digne Madame Norton en est une confirmation fort triste. Connoissez-vous une femme dont la vertu mérite plus de considération ? Ils lui rendent tous cette justice ; mais, comme il lui manque d’être riche, pour donner un juste poids à son opinion sur un point contre lequel elle s’est déclarée, et qu’ils ont résolu d’emporter, on lui a interdit ici les visites ; et même toute correspondance avec moi, comme j’en suis informée d’aujourd’hui.

Haine pour Lovelace, agrandissement de famille, et ce grand motif de l’autorité paternelle ! Combien de forces réunies ! Lorsque chacune de ces considérations en particulier suffirait pour emporter la balance.

Mon frère et ma sœur triomphent. Ils m’ont abattue ; c’est leur expression, qu’Hannah dit avoir entendue. Ils ont raison de le dire, (quoique je ne croie pas m’être jamais élévée trop insolemment) car mon frère peut à présent me forcer de suivre ses volontés, pour le malheur de ma vie ; et me rendre ainsi l’instrument de sa vengeance contre M Lovelace, ou me perdre dans l’esprit de toute ma famille, si je refuse d’obéir.

On s’étonnera que des courtisans emploient l’intrigue et les complots pour s’entre-détruire ? Lorsque, dans le sein d’une maison particulière, trois personnes, les seules qui puissent avoir quelque chose à démêler ensemble, et dont l’une se flatte d’être assez supérieure à toutes sortes de bassesses, ne peuvent pas vivre plus unies.

Ce qui me cause à présent le plus d’inquiétude, c’est la tranquillité de ma mère, qui me paraît fort en danger. Comment le mari d’une telle femme, qui est lui-même un excellent homme : (mais cette qualité d’homme a de si étranges prérogatives) ! Comment, dis-je, peut-il être si absolu, si obstiné à l’égard d’une personne qui a jeté dans la famille des richesses, dont ils connaissent tous si bien le prix, que cette raison seule devrait leur inspirer plus de considération pour elle ? Ils la respectent à la vérité ; mais je suis fâchée de dire qu’elle achète ce respect par ses complaisances. Cependant un mérite aussi distingué que le sien, devrait lui attirer de la vénération ; et sa prudence mériterait que tout fût confié à son gouvernement.

Mais où s’égare ma plume ? Comment une fille perverse ose-t-elle parler avec cette liberté, de ceux à qui elle doit tant de respect, et pour lesquels elle n’en a pas moins qu’elle ne doit ? Malheureuse situation, que celle qui l’oblige d’exposer leurs défauts pour sa propre défense ! Vous qui savez combien j’aime et je respecte ma mère, vous devez juger quel est mon tourment, de me trouver forcée de rejeter un systême dans lequel elle s’est engagée. Cependant je le dois. M’y soumettre est une chose impossible ; et si je ne veux m’exposer à voir croître les difficultés, il faut que je déclare promptement mon opposition, puisque je viens d’apprendre qu’aujourd’hui même on a consulté les avocats sur les articles. Auriez-vous jamais pu vous le persuader ?

Si j’étais née d’une famille catholique romaine, combien ne serais-je pas plus heureuse de n’avoir à craindre que la retraite perpétuelle d’un couvent, qui répondrait parfaitement à toutes leurs vues ? Que je regrette aussi qu’une certaine personne ait été méprisée par une autre ! Tout aurait été conclu avant que le retour de mon frère pût y apporter de l’opposition. J’aurais aujourd’hui une sœur que je n’ai plus, et deux frères, tous deux aspirans à ce qu’il y a de plus relevé, titrés tous deux peut-être ; quoique je n’eusse jamais estimé, dans l’un et l’autre, que ce qui est plus noble et plus précieux que tous les titres.

Mais que l’amour propre de mon frère est gouverné par des espérances éloignées ! à quelle distance étend-il ses vues ? Des vues qui peuvent être anéanties par le moindre accident, tel, par exemple, qu’une fièvre, dont il porte toujours la semence prête à germer dans un tempérament aussi impétueux que le sien, ou tel que le coup provoqué des armes d’un ennemi.

Cette lettre devient trop longue. Avec quelque liberté que je puisse m’expliquer sur la conduite de mes amis, je compte de votre part sur une interprétation favorable ; et je ne suis pas moins sûre que vous ne communiquerez à personne les endroits où je paraîtrais dénoncer trop librement certains caractères ; ce qui pourrait m’exposer au reproche d’oublier quelquefois le devoir ou la décence.