Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 167

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 44-45).


M Belford à M Lovelace.

à Edgware, jeudi, 4 mai. Je sais que tu es un méchant si abandonné, que te donner les meilleures raisons du monde contre ce que tu as une fois résolu, c’est imiter ce fou qui essayait d’arrêter un ouragan avec son chapeau. Cependant, j’espère encore que le mérite de ta dame aura quelque pouvoir sur toi. Mais, si tu persistes ; si tu veux te venger ; sur ce tendre agneau que tu as séparé d’un troupeau que tu hais, de l’insolence de ceux qui l’avoient en garde ; si tu n’es pas touché par la beauté, par l’esprit, par le savoir, par la modestie et l’innocence, qui brillent avec tant d’éclat dans cette fille charmante ; s’il est décidé qu’elle doive tomber, et tomber par la cruauté de l’homme qu’elle a choisi pour son protecteur, je ne voudrais pas, pour mille mondes, avoir à répondre de ton crime. Sur ma foi ! Lovelace, le sujet me tient au cœur, quoique je n’aie pas eu l’honneur de plaire à la divine Clarisse. Mon inquiétude augmente, lorsque je pense à l’imprécation de son brutal de père, et aux infâmes duretés de toute sa famille. Je serais curieux, néanmoins, si tu t’obstines, de savoir par quels degrés, par quels artifices et quelles inventions tu avanceras dans ton ingrate entreprise ; et je te conjure, cher Lovelace, si tu es homme, de ne pas souffrir que les spécieux démons au milieu desquels tu l’as placée, triomphent d’elle, et de ne pas employer des voies indignes de l’humanité. Si tu n’emploies que la simple séduction ; si tu la rends capable d’une foiblesse, par amour, ou par des artifices dont l’honneur ne soit pas révolté, je la plaindrai moins ; et je conclurai qu’il n’y a point de femme dans le monde qui soit à l’épreuve d’un amant ferme et courageux. Il m’arrive, à ce moment, un messager de la part de mon oncle. J’apprends que son mal a gagné les genoux, et que les chirurgiens lui donnent peu de jours à vivre. Il m’a dépêché aussi-tôt un de ses gens, avec cette fâcheuse déclaration, qu’il m’attend pour lui fermer les yeux. Comme je serai absolument obligé d’envoyer chaque jour à la ville mon valet, ou quelqu’un des siens, pour ses affaires ou pour les miennes, l’un ou l’autre ira régulièrement prendre vos ordres. C’est une charité de m’écrire aussi souvent que vous le pourrez. Quoique je gagne beaucoup à la mort du pauvre homme, je ne saurais dire que ces scènes de mort et de ministre puissent me causer le moindre plaisir : de ministre et de mort , aurais-je dû dire, car c’est l’ordre naturel ; et l’un est ordinairement l’avant-coureur de l’autre. Si je vous trouve de la froideur à m’obliger, je serai porté à croire que ma liberté vous a déplu. Mais je ne vous en avertis pas moins que celui qui n’a pas honte d’un excès, n’a pas droit de se choquer du reproche. Belford.