Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 17

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 76-85).



Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

Ma mère, à son retour, qui a suivi immédiatement le dîner, a eu la bonté de me dire qu’au milieu des questions de mon père sur ma soumission volontaire, (car il me semble que le doute ne tombe que sur la manière) elle a trouvé le moyen de lui insinuer que, dans un point si essentiel, elle aurait souhaité de laisser à une fille qu’elle a tant de raison d’aimer (ce sont ses obligeantes expressions) la liberté de déclarer tout ce qu’elle a dans le cœur, afin que son obéissance en soit plus libre. Elle lui a fait entendre aussi que, lorsqu’il est monté à ma chambre, elle écoutait mes raisons, et qu’elle croyait avoir découvert que je prendrais plus volontiers le parti de renoncer au mariage.

Elle m’a dit que mon père avait répondu d’un ton irrité : qu’elle se garde bien de me donner sujet de soupçonner ici quelque préférence. Mais si c’est seulement pour soulager son cœur, sans s’opposer à mes volontés, vous pouvez l’écouter. Ainsi, Clarisse, a repris ma mère, je suis revenue dans cette disposition ; si vous ne recommencez pas à m’apprendre par votre obstination, comment je dois vous traiter.

En vérité, madame, vous avez rendu justice à mes sentimens, lorsque vous avez dit que je n’ai aucune inclination pour le mariage ; je me flatte de n’avoir pas été assez inutile dans la maison de mon père pour faire souhaiter… laissons votre mérite à part, Clary ; vous avez rempli le devoir d’une bonne fille. Vous m’avez soulagée dans mes soins domestiques ; mais ne m’en causez pas à présent plus que vous ne m’en avez épargné. Vous avez trouvé une abondante récompense dans la réputation d’habileté et d’intelligence que cette conduite vous a procurée. Mais tous les secours qu’on a reçus de vous, touchent maintenant à leur fin. Si vous vous mariez, cette fin sera naturelle, et désirable même, si vous vous mariez pour faire plaisir à votre famille, parce que vous en aurez vous-même une, où vos talens pourront s’employer. Si les choses tournent autrement, il n’y aura pas moins une fin ; mais qui ne sera pas naturelle. Vous m’entendez, ma fille.

Je me suis mise à pleurer.

J’ai déjà fait chercher une femme de charge pour cette maison : votre bonne Norton me conviendrait beaucoup. Mais je suppose que vous avez jeté les yeux sur cette digne femme : si vous le désirez, on en conviendra dans les articles.

Mais pourquoi, très-chère madame, pourquoi me précipiter dans l’état du mariage, moi, qui suis la plus jeune, et qui suis fort éloignée d’y avoir la moindre inclination ? Vous allez me demander, sans doute, pourquoi l’on n’a pas pensé à votre sœur pour M Solmes. J’espère, madame, que vous ne vous offenseriez pas de cette question.

Je pourrais vous renvoyer à votre père, pour la réponse. M Solmes a ses raisons pour vous préférer.

Et j’ai les miennes aussi, madame, pour ne le pouvoir souffrir.

Cette vivacité à m’interrompre n’est pas supportable. Je sors, et je vais envoyer votre père, si je ne puis rien obtenir de vous.

Madame, j’aimerais mieux mourir que de… elle m’a mis la main sur la bouche. Clarisse, gardez-vous qu’il vous échappe rien de décisif. Si vous me persuadez une fois que vous êtes inflexible, j’ai fini.

Mes larmes ont recommencé à couler de dépit. Voilà, voilà l’ouvrage de mon frère, l’effet de ses vues intéressées… point de réflexions sur votre frère. Il n’a que l’honneur de la famille à cœur.

Je ne suis pas plus capable que mon frère, de faire déshonneur à la famille.

J’en suis persuadée. Mais vous conviendrez que votre père et vos oncles en doivent juger mieux que vous.

Je lui ai offert alors de vivre perpétuellement dans le célibat, ou de ne me marier jamais qu’avec la pleine approbation de tous mes proches. Si je voulais marquer du respect et de l’obéissance, c’était en prenant leur volonté pour règle, et non la mienne.

J’ai répondu que je ne croyais pas avoir mérité, par ma conduite, que mon obéissance fût mise à des épreuves de cette nature.

Oui, m’a-t-elle dit avec bonté, il n’y avait point de reproche à faire à ma conduite. Mais je n’avais jamais essuyé d’épreuve ; et puisque le tems en était venu, elle espérait que ma vertu ne commencerait point à s’affoiblir. Dans la jeunesse de leurs enfans, les parens prennent plaisir à tout ce qu’ils leur voient faire. Vous avez toujours paru d’un fort bon naturel. Mais jusqu’à présent, nous avons plutôt eu de la complaisance pour vous, que vous n’en avez eu pour nous. L’âge nubile, où vous êtes arrivée, est le temps de l’épreuve ; d’autant plus que votre grand-père vous a mise dans une sorte d’indépendance, en vous préférant à ceux qui avoient des droits avant vous, sur la terre qu’il vous a laissée. Madame, mon grand-père savait, comme il l’a marqué expressément dans ses dernières dispositions, que mon père pouvait dédommager abondamment ma sœur. Il a même témoigné qu’il le désiroit. Je n’ai rien fait au-delà de mon devoir, pour me procurer des faveurs extraordinaires, et ses libéralités sont plutôt une marque de son affection qu’un avantage pour moi ; car ai-je jamais cherché ou désiré l’indépendance ? Quand je serais reine de l’univers, toute ma grandeur ne me dispenserait pas du respect que je dois à mon père et à vous. Aux yeux du monde entier, je ferais ma gloire de recevoir à genoux vos bénédictions ; et loin… je me fais une peine de vous interrompre, Clary, quoique cette attention vous manque souvent pour moi. Vous êtes jeune, Clary ; vous n’avez jamais été contrariée. Mais, avec toutes ces ostentations de respect, je voudrois un peu plus de déférence pour votre mère lorsqu’elle vous parle.

Pardon, madame ; et de grâce, un peu de patience, dans une occasion si extraordinaire. S’il y avait moins de chaleur dans mes discours, on supposerait que je n’ai que des objections de jeune fille, contre un homme qui me sera toujours insupportable.

Clarisse Harlove !

Chère, chère madame, permettez que je m’explique, cette fois seulement. Il est dur, extrêmement dur, de n’avoir pas la liberté d’entrer dans la cause commune, parce que je ne dois pas parler sans ménagement d’une personne qui me regarde comme un obstacle à son ambition, et qui me traite en esclave ?

Où vous égarez-vous, Clary ?

Ma très-chère mère, le devoir ne me permet pas de supposer mon père assez arbitraire pour m’autoriser jamais à faire valoir cette raison auprès de vous.

Quoi donc ? Clary… ô jeune fille ! Un peu de patience, ma très-chère mère ; vous avez promis de m’entendre avec patience. La figure n’est rien dans un homme, parce qu’on me suppose de la raison. Ainsi je serai dégoutée par les yeux, et je ne serai pas convaincue par la raison.

ô jeune, jeune fille !

Ainsi les bonnes qualités qu’on m’attribue feront ma punition, et je deviendrai la femme d’un monstre… vous m’étonnez, Clary ! Est-ce vous qui tenez ce langage ?

Cet homme, madame, est un monstre à mes yeux, ame et figure. Et pour motif de souffrir ce traitement, on m’allegue que je suis indifférente pour tous les autres hommes ! Dans d’autres tems néanmoins, et dans d’autres vues, on m’a cru de la prévention en faveur d’un homme contre les mœurs duquel il y a de justes objections. Je me trouve confinée, comme si l’on appréhendait de la plus imprudente de toutes les créatures, qu’elle ne prît la fuite avec cet homme, et qu’elle ne couvrît sa famille de honte. ô ma très-chère mère ! Quelle patience serait à l’épreuve d’un tel traitement ? à présent, Clary, je suppose que vous m’accorderez la liberté de parler. Il me semble que je vous ai entendue avec assez de patience. Si j’avais pu croire… mais je vais tout réduire sous un point de vue fort court. Votre mère, Clarisse, vous donne un exemple de cette patience que vous lui demandez si hardiment, sans en avoir beaucoup pour elle.

ô ma chère ! Que cette condescendance de ma mère m’a pénétrée dans ce moment ! Plus mille fois que je ne l’aurais été de sa rigueur. Mais elle faisait sans doute attention qu’elle s’était chargée d’un office bien dur, d’un office, j’ose le dire, dont sa propre raison était blessée ; sans quoi, elle n’aurait pas voulu, elle n’aurait jamais pu pousser si loin la patience.

Je dois donc vous dire, a-t-elle continué, en aussi peu de mots que votre père le croit nécessaire, à quoi se réduit toute la question. Vous avez été jusqu’à présent, comme vous savez fort bien le faire valoir, une fille très-respectueuse. Mais quelle raison auriez-vous eue de ne pas l’être ? Jamais enfant n’a été traité avec plus de faveur. Aujourd’hui vous avez le choix, ou de décréditer toutes vos actions passées ; ou, lorsqu’on vous demande la plus grande preuve de ce respect (ayant le cœur libre, comme vous l’avez déclaré), de donner cette preuve, qui couronnera tout, ou, par des vues d’indépendance (car on n’en portera pas d’autre jugement, Clary, quel que soit votre motif) fondées sur un droit que tout homme que vous favoriserez peut réclamer pour vous, ou plutôt pour lui-même, de rompre avec toute votre famille, et de braver un père jaloux de son autorité ; assez inutilement jaloux, je le dis en passant, de celle de son sexe par rapport à moi ; mais infiniment plus jaloux encore de l’autorité de père. Voilà le point, ma fille. Vous savez que votre père s’en est fait un point. En a-t-il jamais abandonné un, lorsqu’il s’est proposé de l’emporter ?

Hélas ! Il n’est que trop vrai, ai-je dit en moi-même : à présent que mon frère a su engager mon père dans son beau systême, il n’a plus besoin de s’embarrasser du succès. Ce n’est plus à ses avides prétentions, c’est à la volonté de mon père que je m’oppose.

Je suis demeurée sans réponse. Je ne vous cacherai pas que mon silence est venu alors d’obstination. Je me sentais le cœur trop plein. Je trouvais qu’il y avait de la dureté dans ma mère à m’abandonner comme elle le déclarait, et à faire sa volonté de l’humeur impérieuse de mon frère.

Mais ce silence a tourné encore moins à mon avantage. Je vois, m’a dit ma mère, que vous êtes convaincue. Ma chère fille, ma chère Clary, c’est à présent que je vous aime du fond du cœur. On ne saura jamais que vous m’ayez rien contesté. Tout retombera sur cette modestie qui a toujours donné tant de lustre à votre caractère. Vous aurez tout le mérite de votre résignation. J’ai cherché ma ressource dans les larmes. Elle a pris la peine de les essuyer. Elle m’a baisé tendrement les joues. Votre père vous attend, et compte de vous voir une contenance plus gaie. Mais ne descendez point ; je lui ferai vos excuses. Tous vos scrupules, comme vous voyez, ont trouvé en moi une indulgence maternelle. Je me réjouis de vous voir convaincue.

C’est véritablement une preuve que votre cœur est libre, comme vous m’en assurez.

Tous ces discours, ma chère, ne touchent-ils pas à la cruauté, dans une mère néanmoins si indulgente ? Je regarderais comme un crime, de supposer ma mère capable d’artifice. Mais elle reçoit le mouvement d’autrui. Elle est obligée d’employer des méthodes pour lesquelles son cœur a naturellement de l’aversion ; et cela, dans la vue de m’épargner d’autres peines, parce qu’elle voit que tous les raisonnemens ne seront point écoutés.

Je vais descendre, a-t-elle repris, et chercher quelque moyen d’excuser votre retardement, comme j’ai fait avant le dîner ; car je juge qu’il vous restera quelques petites répugnances à surmonter. Je vous les passe, aussi bien qu’un peu de froideur. Vous ne descendrez point si vous ne voulez pas descendre. Seulement, ma chère, ne faites pas déshonneur à mon récit lorsque vous paraîtrez au souper ; et sur tout, prenez vos manières ordinaires pour votre frère et votre sœur, car la conduite que vous tiendrez avec eux rendra témoignage à votre soumission. C’est un conseil d’amie, comme vous voyez, plutôt qu’un ordre de mère. Adieu donc, mon amour. Et paroissant prête à sortir, elle m’a donné encore un baiser.

ô ma chère mère ! Me suis-je écriée, ne m’accablez pas de votre haine ; mais vous ne sauriez croire que je puisse jamais penser à cet homme-là. Elle a pris un visage irrité, comme si mon exclamation eût été fort contraire à son attente. Elle m’a menacée de m’envoyer à mon père et à mes oncles. Elle m’a fait remarquer, je puis dire avec bonté, que, si je supposais à mon frère et à ma sœur des vues qui les portassent à me mettre mal dans l’esprit de mes oncles, je prenais le chemin de les seconder. Elle m’a dit qu’elle n’avait pas attendu si long-temps à représenter tout ce qui pouvait être opposé aux dispositions présentes, parce qu’elle avait prévu qu’ayant refusé plusieurs partis qu’elle trouvait préférables elle-même du côté de la personne, j’aurais peu de penchant pour M Solmes ; que, si ses objections avoient pu prévaloir, je n’en aurais jamais entendu parler : quelle apparence donc que je pusse obtenir ce qui lui avait été refusé ? Que c’était également mon bien (puisqu’il dépendait de me conserver l’affection de tout le monde) et son propre repos, qu’elle se proposait d’assurer dans la commission qu’elle avait acceptée ; que mon père allait s’enflammer de colère en apprenant mon refus ? Que mes deux oncles étoient si convaincus de la sagesse de leurs mesures pour leur projet favori d’agrandir la famille, qu’ils ne paroissaient pas moins déterminés que mon père ; que mon oncle et ma tante Hervey étoient du même sentiment ; qu’au fond il serait bien étrange qu’un père, une mère, des oncles, une tante, réunis dans la même volonté, n’eussent pas le pouvoir de diriger mon choix ; qu’apparemment le grand motif de mon aversion était l’avantage même qui devait revenir à la famille ; qu’elle pouvait m’assurer que personne n’expliquerait autrement mon refus ; que toute l’inclination que je pouvais témoigner pour le célibat, tandis qu’un homme si odieux à tout le monde demeurerait à marier, et tournerait autour de moi (c’est son expression) ne pouvait être d’aucun poids sur personne ; que, M Lovelace fût-il un ange, je devais comprendre que mon père, ayant résolu que je ne l’aurai point, ne souffrira jamais que sa volonté soit disputée, sur-tout dans l’opinion où l’on était que j’entretenais des correspondances avec lui ; enfin que c’était cette persuasion, jointe à celle que Miss Howe favorisait notre commerce, qui m’avait attiré des défenses dont elle voulait bien m’avouer qu’elle avait quelque regret.

J’ai répondu à chaque article avec une force à laquelle je suis sûre qu’elle se serait rendue, si elle avait eu la liberté de suivre son propre jugement. Ensuite je me suis emportée amèrement contre les loix humiliantes qu’on m’a imposées. Ces défenses, m’a-t-elle dit, devaient me faire juger combien la résolution de mon père était sérieuse. Il dépendait de moi de les faire lever, et le mal n’était pas encore sans remède. Mais si mon obstination ne finissait pas, je ne devais m’en prendre qu’à moi-même de tout ce qui pouvait arriver.

J’ai soupiré, j’ai pleuré, j’ai gardé le silence. Irai-je assurer votre père, Clary, que ces défenses sont aussi peu nécessaires que je l’ai cru ; que vous connaissez votre devoir, et que vous ne vous opposerez point à ses volontés ? Qu’en dites-vous, mon amour ?

ô madame ! Que puis-je répondre à des questions qui me font adorer votre indulgence ? Il est bien vrai, madame, que je connais mon devoir. Personne au monde n’a plus d’inclination à le remplir. Mais permettezmoi de dire que je dois demeurer soumise à ces cruelles défenses, si elles ne peuvent être levées qu’à ce prix.

Ma chère mère m’a donné les noms d’opiniâtre et de perverse. Elle a fait deux ou trois tours dans la chambre, d’un air irrité ; et se tournant vers moi : votre cœur libre ! Clarisse. Comment pouvez-vous prétendre que votre cœur est libre ? Une antipathie si extraordinaire pour une personne, doit venir d’une prévention extraordinaire pour une autre. Répondez-moi, et ne déguisez pas la vérité : continuez-vous d’entretenir quelque correspondance avec M Lovelace ? Très-chère-madame, lui ai-je dit, vous connaissez mes motifs. Pour prévenir de nouveaux malheurs, j’ai répondu à ses lettres. Le temps des craintes n’est point encore passé.

J’avoue, Clary, quoique je ne fusse pas bien aise à présent qu’on le sût, que, dans un autre tems, j’ai cru qu’un peu d’adoucissement étoit convenable entre des esprits de cette violence. Je ne désespérais pas encore d’une sorte d’accommodement, par la médiation de milord M et de ses deux sœurs. Mais comme ils jugent à propos tous trois d’entrer dans les ressentimens de leur neveu ; que leur neveu prend le parti de nous braver tous ; et qu’on nous offre d’un autre côté des conditions que nous n’aurions pas osé demander, qui empêcheront probablement que le bien de votre grand-père ne sorte de la famille, et qui peuvent y en faire entrer encore un plus considérable ; je ne vois pas que la continuation de votre correspondance puisse ou doive être permise : ainsi je vous la défends, autant que vous faites cas de mes bonnes grâces.

De grâce, madame, apprenez-moi seulement comment je puis la rompre, avec sûreté pour mon frère et mes oncles. C’est tout ce que je souhaite au monde. Plût au ciel que l’homme pour lequel on a tant de haine, n’eût pas à faire valoir, pour pretexte, qu’il a été traité avec trop de violence, dans le temps qu’il ne demandait que la paix et la réconciliation ! J’aurais toujours été libre de rompre tout à fait avec lui. Les mauvaises mœurs qu’on lui attribue m’en auraient fourni à tout moment l’occasion. Mais depuis que mes oncles et mon frère ne gardent plus de mesures ; depuis qu’il est informé des vues présentes, et que, si je ne suis pas trompée, il n’y a plus que sa considération pour moi qui l’empêche de se ressentir du traitement qu’il reçoit, lui et sa famille ; que puis-je faire ? Voudriez-vous, madame, le pousser à quelque résolution désespérée ?

Nous aurons la protection des loix, ma fille. La magistrature offensée fera valoir ses propres droits.

Mais, madame ; ne peut-il pas arriver auparavant quelque affreux désastre ? Les loix ne font pas valoir leurs droits, s’ils n’ont été violés. Vous avez fait des offres, Clary, si l’on voulait se relâcher. êtes-vous résolue, de bonne foi, de rompre à cette condition toute correspondance avec M Lovelace ? Expliquez-vous là-dessus. Oui, madame, j’y suis résolue et j’exécuterai cette résolution. Je ferai plus : je vous remettrai toutes les lettres qui ont été écrites de part et d’autre. Vous verrez que je ne lui ai pas donné d’encouragement qui ne soit conforme à mon devoir ; et lorsque vous les aurez lues, il vous sera plus facile de me prescrire, à cette condition, le moyen de rompre entièrement avec lui. Je vous prends au mot, Clarisse. Donnez-moi ses lettres et les copies des vôtres. Je compte, madame, que vous saurez seule que j’écris, et ce que j’écris.

Point de condition avec votre mère. Assurément on peut se fier à ma prudence.

Après lui avoir demandé pardon, je l’ai priée de prendre elle même la clef d’un tiroir particulier de mon secrétaire, où toutes ces lettres étoient rassemblées, pour s’assurer encore plus que je n’avais rien de réservé pour ma mère. Elle y a consenti. Elle a pris les lettres et les copies des miennes, avec la complaisance de me dire que, puisque je les lui abandonnais sans condition, elle promettait de me les rendre et de ne les communiquer à personne. Elle est sortie pour les lire, dans le dessein de revenir après cette lecture.

Vous avez lu vous-même, ma chère, toutes ces lettres et toutes mes réponses, jusqu’à mon retour de chez vous. Vous êtes convenue qu’elles ne contiennent rien dont il puisse se vanter. J’en ai reçu trois autres depuis, par la voie particulière dont je vous ai informée ; et je n’ai pas encore répondu à la dernière.

Dans ces trois nouvelles lettres, comme dans celles que je vous ai montrées, après avoir exprimé, dans les termes les plus ardens, une passion qu’il prétend sincère, et fait une peinture fort vive des indignités qu’il a essuyées, des bravades que mon frère fait contre lui dans toutes les assemblées, des menaces et de l’air d’hostilité de mes oncles dans tous les lieux où ils paroissent, enfin des méthodes qu’ils emploient pour le diffamer, il déclare " que son honneur et celui de sa famille, qui se trouve mêlé dans les réflexions qu’on fait sur lui à l’occasion d’une malheureuse affaire qu’il n’a pas dépendu de lui d’éviter, ne lui permettent pas de souffrir des indignités qui augmentent de jour en jour ; que mes inclinations, si elles ne lui sont pas favorables, ne pouvant être et n’étant point pour un homme tel que Solmes, il en est plus intéressé à se ressentir de la conduite de mon frère, qui déclare à tout le monde sa haine et sa malice, et qui fait gloire de l’intention qu’il a de le mortifier en soutenant la recherche de ce Solmes ; qu’il lui est impossible de ne pas croire son honneur engagé à rompre des mesures qui n’ont pas d’autre objet que lui, quand il n’y serait pas porté par un motif encore plus puissant ; et que je dois lui pardonner s’il entre là-dessus en conférence avec Solmes. Il insiste avec force sur la proposition qu’il a renouvelée si souvent, que je lui permette de rendre, avec milord M une visite à mes oncles, et même à mon père et à ma mère, promettant de s’armer de patience, s’il ne reçoit pas quelque nouvel outrage que l’honneur ne lui permette pas absolument de supporter " : ce que je suis bien éloignée, pour le dire en passant, de pouvoir lui garantir.

Dans ma réponse, je lui déclare absolument, comme je lui rappelle que je l’ai fait plusieurs fois, " qu’il ne doit attendre aucune faveur de moi sans l’approbation de mes amis ; que je suis sûre qu’il n’obtiendra jamais, d’aucun d’eux, leur consentement pour une visite ; qu’il n’y a point d’homme au monde pour lequel je sois capable de séparer mes intérêts de ceux de ma famille ; que je ne crois pas lui être fort obligée de la modération que je demande entre des esprits trop faciles à s’irriter ; que c’est ne lui demander rien à quoi la prudence, la justice et les loix ne l’obligent, que, s’il fonde là-dessus quelque espérance qui me regarde, il se trompe lui-même ; que mon inclination, comme je l’en ai souvent assuré, ne me porte point à changer d’état ; que je ne puis me permettre plus long-temps cette correspondance clandestine avec lui : c’est une voie basse, lui dis-je, contraire au devoir, et qui porte un caractère de légèreté inexcusable : qu’il ne doit pas s’attendre par conséquent que je sois disposée à la continuer ".

à cette lettre, il répond, dans sa dernière, " que si je suis déterminée à rompre toute correspondance avec lui, il en doit conclure que c’est dans la vue de devenir la femme d’un homme qu’aucune femme bien née ne regardera jamais comme un parti supportable ; et que, dans cette supposition, je dois lui pardonner, s’il déclare qu’il ne sera jamais capable de consentir à la perte absolue d’une personne dans laquelle il a mis toutes ses espérances de bonheur, ni de soutenir avec patience l’insolent triomphe de mon frère ; mais qu’il ne pense point à menacer la vie de personne, ou sa propre vie : qu’il remet à prendre ses résolutions lorsqu’il y sera forcé par un si terrible évènement ; que, s’il apprend qu’on dispose de moi avec mon consentement, il s’efforcera sans doute de se soumettre à sa destinée ; mais que, si la violence y est employée, il ne sera pas capable de répondre des suites ". Mon dessein est de vous envoyer ces lettres dans quelques jours. Je les mettrais aujourd’hui sous mon enveloppe ; mais il peut arriver qu’après me les avoir rendues, ma mère souhaite de les lire encore une fois. Vous verrez, ma chère, comment il s’efforce de m’engager à la continuation de cette correspondance.

Ma mère est revenue après une heure d’absence. Prenez vos lettres, Clary. Je n’ai rien à vous reprocher du côté de la discrétion dans les termes. J’y trouve même une sorte de dignité, et rien qui ne soit dans l’exacte bienséance. Et vous vous êtes ressentie, comme vous le deviez, de ses invectives et de ses menaces. Mais, après une haine si déclarée d’une part, et des bravades si peu ménagées de l’autre, pouvez-vous penser que ce parti vous convienne ?… pouvez-vous penser qu’il soit à propos d’encourager les vues d’un homme qui s’est battu en duel avec votre frère, quelles que soient sa fortune et ses protestations ?

Non, madame, et vous aurez la bonté d’observer que je le lui ai dit à lui-même. Mais à présent, madame, toute la correspondance est devant vos yeux, et je vous demande vos ordres sur la conduite que je dois tenir dans une situation si désagréable.

Je vous ferai un aveu, Clary ; mais je vous recommande, autant que vous seriez fâchée que je doutasse de la générosité de votre cœur, de n’en prendre aucun avantage. Je suis si satisfaite de la manière libre et confiante avec laquelle vous m’avez offert vos clefs, et de la prudence que j’ai remarquée dans vos lettres, que, si je pouvais faire entrer tout le monde, ou votre père seulement, dans mon opinion, j’abandonnerais volontiers tout le reste à votre discrétion, en me réservant à l’avenir la conduite de vos lettres et le soin de vous faire rompre cette correspondance aussi-tôt qu’il sera possible. Mais, comme il ne faut rien espérer de ce côté là, et que votre père ne serait pas traitable, s’il venait à découvrir que vous avez quelque relation avec M Lovelace, ou que vous en avez eu depuis qu’il vous l’a défendu, je vous défends aussi de continuer cette liberté. Cependant il faut convenir que le cas est difficile. Je vous demande ce que vous en pensez vous-même. Votre cœur est libre, dites-vous. De votre propre aveu, les circonstances ne permettent pas de regarder comme un parti convenable, un homme pour lequel nous avons tous tant d’aversion. Qu’avez-vous donc à proposer, Clary ? Voyons, quelles sont là-dessus vos idées ?

J’ai compris que c’était une nouvelle épreuve, et j’ai répondu sans hésiter : voici, madame, ce que je propose humblement ; que vous me permettiez d’écrire à M Lovelace (car je n’ai pas fait de réponse à sa dernière lettre) qu’il n’a rien à démêler entre mon père et moi ; que je ne lui demande point de conseil, que je n’en ai pas besoin ; mais que, puisqu’il s’attribue quelque droit de s’inquiéter de mes affaires, parce que les intentions de mon frère, et ses vues pour M Solmes lui déplaisent, je veux bien l’assurer, sans lui donner aucune raison d’expliquer cette bonté en sa faveur, que je ne serai jamais à cet homme là. S’il m’est permis de lui donner cette assurance, et qu’en conséquence les prétentions de M Solmes cessent d’être encouragées ; que M Lovelace soit satisfait ou mécontent, je n’irai pas plus loin : je ne lui écrirai jamais une ligne de plus, et je ne le verrai jamais, si je puis éviter de le voir : les excuses ne me manqueront pas, sans être obligée de compromettre ma famille ".

Ah, mon amour ! Mais que deviendront les offres de M Solmes ? Tout le monde en est charmé. Il fait même espérer à votre frère des échanges de terres ; ou du moins, qu’il nous facilitera de nouvelles acquisitions au nord. Car vous savez que les vues de la famille demandent l’accroissement de nos biens dans ce canton. Votre frère, en un mot, a formé un plan qui éblouit tout le monde. Une famille si riche dans toutes ses branches, et qui tourne ses vues à l’honneur, doit voir, avec beaucoup de plaisir, le chemin ouvert pour figurer un jour avec les principales du royaume.

Et pour assurer le succès de ces vues, pour faire réussir le plan de mon frère, je dois être sacrifiée, madame, à un homme que je ne puis supporter ! ô ma chère maman ! Sauvez-moi, sauvez-moi, si vous le pouvez, du plus grand de tous les maux ! J’aimerais mieux être enterrée toute vive ; oui, je l’aimerais mieux, que d’être jamais à cet homme là.

Elle m’a grondée de ma véhémence ; mais elle m’a dit, avec une bonté extrême, qu’elle hasarderait d’en parler à mon oncle Harlove ; que s’il promettait de la seconder, elle en parlerait à mon père, et que j’aurais de ses nouvelles demain matin. Elle est descendue pour le thé, après m’avoir promis d’excuser ce soir mon absence à l’heure du souper ; et j’ai pris aussi tôt la plume, pour vous faire ce détail. Mais n’est-il pas cruel pour moi, je le répète, d’être obligée de résister à la volonté d’une si bonne mère ? Pourquoi, me suis-je dit bien des fois à moi-même, pourquoi est-il question d’un homme tel que ce Solmes, le seul au monde, assurément, qui pût tant offrir et mériter si peu ?

Hélas ! Son mérite. Ne faut-il pas, ma chère, qu’il ait le plus vil de tous les caractères ? Tout le monde lui reproche une sordide avarice ! Insensé d’avoir l’ame si basse ! Tandis que la différence de réputation entre un homme généreux et un misérable, ne coûte pas, dans une année, cent pistoles bien employées.

Combien ne vous êtes-vous pas fait d’honneur à moindre prix ? Et quelle facilité n’a-t-il pas eue d’acquérir de la réputation à bon marché, lui qui a succédé aux biens immenses d’un aussi méprisable personnage que sir Olivier ? Cependant il a pris une conduite qui lui fait appliquer l’expression commune, que sir Olivier ne sera jamais mort, tandis que M Solmes sera vivant . En général, le monde, avec toute la malignité qu’on lui attribue, est plus juste qu’on ne le suppose dans l’opinion qu’il accorde ; et ceux qui se plaignent le plus de sa censure, trouveraient peut-être l’injustice de leur côté, s’ils jetaient plus souvent les yeux sur eux-mêmes.

Mon cœur se sent un peu soulagé, par l’espérance que j’ai dans les bons offices de ma mère, et je me livre à mon goût pour la morale. Mais c’est aussi le vôtre, et vous m’avez recommandé de ne jamais rejeter ces réflexions lorsqu’elles se présentent à ma plume. Quand je serais moins tranquille, il me semble que lorsqu’on est assise pour écrire, ce serait marquer trop d’amour pour soi même, et se borner trop à ses propres intérêts, que de ne pas remplir sans examen les désirs d’une amie.