Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 31

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 130-136).


M Lovelace à M Belford.

lundi 13 mars. C’est en vain que tu me presses, toi et tes camarades, de retourner à la ville aussi long-temps que cette fière beauté me tiendra dans l’incertitude. Si j’ai gagné jusqu’à présent un peu de terrein, je n’en ai l’obligation qu’à son inquiétude pour la sûreté de ceux que j’ai mille raisons de haïr. écris donc, me dis-tu, si tu ne veux pas venir. à la vérité, je puis écrire, et je le puis sans m’embarrasser si j’ai de la matière ou non pour mes lettres. Ce que tu vas lire en sera la preuve. Le frère de ma déesse m’a suscité, comme je te l’ai raconté au château de M, un nouveau concurrent, le moins dangereux homme du monde par la figure et les qualités, mais le plus redoutable par ses offres. Cet homme a captivé, par ses propositions, les ames de tous les Harloves. Les ames ! Ai-je dit. Toute cette famille est sans ame, à l’exception de celle qui m’a charmé. Mais cette ame incomparable est actuellement renfermée et maltraitée par un père, le plus sombre et le plus absolu de tous les hommes, à l’instigation d’un frère le plus arrogant et le plus présomptueux. Tu connais leur caractère ; ainsi je n’en souillerai pas mon papier. Mais connais-tu rien de si détestable que d’être amoureux de la fille, de la sœur et de la nièce d’une famille que je dois éternellement mépriser ? Et, ce qui me fait donner au diable, de sentir croître ma passion, je ne dirai pas par le mépris, par l’orgueil, par l’insolence d’une beauté adorée, mais par des difficultés qui ne paroissent venir que de sa vertu. Je suis puni de n’être pas un adroit pécheur, un hypocrite, de n’avoir aucun égard pour ma réputation, de permettre à la médisance d’ouvrir la bouche contre moi. Mais l’hypocrisie m’est elle donc nécessaire, à moi qui suis en possession de tout emporter au moment que je parais, et aux conditions qu’il me plaît d’imposer ; à moi qui n’ai jamais inspiré de crainte, sans un mêlange sensible d’amour prédominant ? Le poëte a dit " que la vertu n’est qu’un rôle de théatre, et que celui qui paroît vertueux montre moins son naturel que son art ". Fort bien ; mais il me semble que je suis forcé à la pratique de cet art, si je veux réussir auprès d’une femme qui mérite véritablement de l’admiration. Au fond, pourquoi recourir à l’art ? Ne puis-je me réformer ? Je n’ai qu’un vice. Qu’en dis-tu, Belford ? Si quelque mortel connaît mon cœur, c’est toi seul. Tu le connais… autant du moins que je le connais moi-même. Mais c’est un trompeur abominable, car il en a mille fois imposé à son maître. Son maître ? C’est ce que je ne suis plus. J’ai cessé de l’être, depuis le moment où j’ai vu, pour la première fois, cette femme angélique. J’y étais préparé, néanmoins, par la peinture qu’on m’avait faite de son caractère ; car, tout éloigné qu’on est de la vertu, il faudrait être un enragé pour ne pas l’admirer dans autrui. La visite que je rendis à la pauvre Arabelle ne fut, comme je te l’ai dit, qu’une erreur de l’oncle, qui prit une sœur pour l’autre, et qui, au lieu de m’introduire auprès d’une divinité que j’avais entendu vanter au retour de mes voyages, ne me fit voir qu’une très-simple mortelle. Je ne laissai pas d’avoir assez de peine à me dégager, tant je trouvai de facilité et d’empressement dans cette sœur. Ma crainte était de rompre avec une famille de qui j’espérais recevoir une déesse. Je me suis vanté d’avoir aimé une fois dans ma vie, et je crois qu’effectivement c’était de l’amour. Je parle de ma première jeunesse, et de cette coquette de qualité, dont tu sais que j’ai fait vœu de punir la perfidie, sur autant de femmes qu’il pourra m’en tomber entre les mains. Je crois que, pour m’acquiter de ce vœu, j’ai déjà sacrifié dans divers climats, plus d’une hécatombe à ma vengeance. Mais, en me rapelant ce que j’étais alors, et le comparant à ce que je me trouve aujourd’hui, je suis obligé de reconnaître que je n’avais jamais été véritablement amoureux. Comment s’est-il donc fait, me demanderas-tu, qu’après avoir eu tant de ressentiment de me voir trompé, je n’aie pas laissé de conserver le goût de la galanterie ? Je vais te l’apprendre autant que je pourrai m’en souvenir car c’est parler de fort loin. Ma foi ! Cela est venu… attends, il ne m’est pas trop aisé de te le dire ; cela est venu, je crois, d’un goût violent pour la nouveauté. Ces diables de poëtes, avec leurs descriptions célestes, m’échauffèrent autant l’imagination que la divine Clarisse m’enflamme aujourd’hui le cœur. Ils m’inspirèrent l’envie de créer des déesses. Je ne pensai qu’à faire l’essai de ma nouvelle verve, par des sonnets, des élégies, des madrigaux. Il me fallut une Iris, une Cloris, une Sylvie, comme aux plus célèbres. Il fallut donner à mon Cupidon des ailes, des traits, des flammes, et tout l’attirail poétique. Il fallut me faire un fantôme de beauté, la placer où d’autres ne se seraient jamais avisés d’en trouver ; et souvent je me suis vu dans l’embarras pour un sujet, lorsque ma déesse de nouvelle création avait été moins cruelle qu’il ne convenait au ton plaintif de mon sonnet ou de mon élégie. D’ailleurs, il entrait une autre sorte de vanité dans ma passion ; je me voyais bien reçu des femmes en général : jeune et vain, comme j’étais alors, je me sentais flatté d’une espèce de tyrannie que j’exerçais sur leur sexe, en faisant tomber sur l’une ou sur l’autre un choix qui ne manquait pas de faire vingt jalouses : c’est un plaisir dont je puis t’assurer que j’ai joui mille fois. J’ai vu, avec plus de satisfaction que tu ne le saurais croire, l’indignation briller dans les yeux d’une rivale. J’ai vu monter la rougeur sur plus d’un visage. J’ai vu briser de dépit plus d’un éventail ; avec des réflexions peut-être sur la liberté que se donnait une autre femme de souffrir tête à tête un jeune folâtre, qui ne pouvait, après tout, leur faire à toutes la même grâce à la fois. En un mot, Belfort, c’était l’orgueil, comme je le reconnais aujourd’hui, qui m’avait excité, plus que l’amour, à me signaler par mes ravages, après la perte de ma conquête. Je m’en étais cru aimé, autant du moins que je croyais l’aimer. Ma vanité me persuadait même qu’elle n’avait pu s’en défendre. Ce choix était approuvé de tous mes amis, qui ne souhaitaient que de me voir bien enchaîné, parce qu’ils se sont défiés, de bonne heure, de mes principes de galanterie. Ils remarquaient que toutes les femmes du bel air, celles qui aiment la danse, le chant, la musique, étoient passionnées pour ma compagnie. En effet, connais-tu quelqu’un, (la vanité va me saisir, si je n’y prends garde) ; mais parle naturellement, Belfort, nommerais-tu quelqu’un qui danse, qui chante, qui touche toutes sortes d’instrumens d’aussi bonne grâce que ton ami ? Mon intention n’est pas de donner dans l’hypocrisie, jusqu’à m’aveugler sur des qualités que tout le monde me reconnaît. Loin de moi les déguisemens étudiés de l’amour-propre, les fausses affectations d’humilité, et tous les petits artifices par lesquels on surprend l’estime des sots. Ma vanité sera toujours ouverte pour les qualités dont je n’ai l’obligation qu’à moi-même, telles que mes manières, mon langage, mon air, ma contenance ferme, mon goût d’ajustement. Je puis faire gloire de tout ce que j’ai acquis. Pour mes talens naturels, je n’en prends pas droit de m’estimer davantage. Tu es assez badin pour me dire que je n’en ai pas sujet : et peut-être aurais-tu raison. Mais si je vaux mieux par l’esprit que le commun des hommes, c’est un avantage que je ne me suis pas donné ; et s’énorgueillir d’une chose dont l’abus nous rend coupables, sans qu’il y ait aucun mérite à s’en bien servir, c’est se parer, comme le geai de la fable, d’un plumage emprunté. Mais, pour revenir à ma coquette, je n’avais pu supposer que la première femme qui m’avait donné des chaînes (chaînes de soie d’ailleurs, fort différentes des chaînes de fer que je porte aujourd’hui), m’eût jamais quitté pour un autre homme ; et lorsque je m’étais vu abandonné, j’avais attaché au faux bien que j’avais perdu plus de prix que je ne lui en avais trouvé dans la possession. Aujourd’hui, Belford, j’éprouve toute la force de l’amour. Je ne pense, je ne puis penser, qu’à la divine Clarisse Harlove. Harlove ! Que ce nom détesté me coûte à prononcer ! Mais compte que je lui en ferai prendre un autre, et ce sera celui de l’amour même. Clarisse ! Nom charmant, que je ne puis prononcer sans être attendri jusqu’au fond du cœur. Te serais-tu jamais figuré que moi, qui me suis flatté jusqu’à présent de faire en amour autant de faveur que j’en reçois ; que moi, dis-je, lorsqu’il s’agit de quitter l’honorable carrière du plaisir pour me jeter dans des entraves, je fusse capable de ce fol excès de tendresse ; je ne me le pardonne pas à moi-même ; et laissant les trois premiers vers suivans aux amans langoureux, je trouve les effets que cette fatale passion produit dans mon cœur, bien mieux exprimés par les trois derniers. " l’amour agit différemment, suivant la différence des ames qu’il inspire. Il allume, dans les naturels doux, un feu qui l’est aussi, comme celui de l’encens qui brûle sur l’autel ". " mais les âmes violentes sont la proie des flammes les plus terribles. C’est un feu dont le souffle des passions augmente l’impétuosité, qui monte orgueilleusement, et qui brûle pour la vengeance ". Oui, la vengeance. Car peux-tu penser que, si je n’étais pas retenu par l’opinion que la stupide famille des Harlove ne travaille que pour moi, je supportasse un moment leurs insultes ? Qui me croira jamais capable de me laisser braver comme je le suis, menacer comme je suis menacé, par ceux à qui ma seule vue cause de l’effroi, et sur-tout par ce frère brutal, qui me doit la vie, (une vie, à la vérité, qu’il n’est pas digne de perdre par mes mains), si mon orgueil n’était plus satisfait de savoir que, par l’espion même qu’il entretient pour m’observer, je le joue à mon gré, j’enflamme, je refroidis ses violentes passions autant qu’il convient à mes vues, je l’informe assez de ma conduite et de mes intentions, pour lui faire mettre une aveugle confiance dans cet agent à double face , que je joue lui-même par tous les mouvemens qu’il ne reçoit que de mes volontés ? Voilà, mon ami, ce qui élève mon orgueil au-dessus de mon ressentiment. Par cette machine, dont j’entretiens continuellement les ressorts, je me fais un amusement de les jouer tous. Le vieux matelot d’oncle n’est que mon ambassadeur auprès de la reine mère Howe, pour l’engager à se joindre à la cause des Harlove, dans la vue d’en faire un exemple pour la princesse sa fille, et à les fortifier de son secours pour le soutien d’une autorité qu’ils sont résolus de faire valoir, bien ou mal-à-propos, sans quoi j’aurais peu d’espérance. Quel peut être mon motif ? Me demandes-tu. Le voici, pauvre butord ! Que ma charmante ne puisse trouver de protection hors de ma famille ; car, si je connais bien la sienne, elle sera forcée de prendre la fuite ou de recevoir l’homme qu’elle déteste. Il arrivera donc, si mes mesures sont bien prises, et si mon esprit familier ne me manque pas au besoin, qu’elle viendra tomber entre mes bras, en dépit de tous ses proches, en dépit de son cœur inflexible : qu’elle sera tôt ou tard à moi, sans conditions, sans la réformation promise, peut-être sans qu’il soit besoin d’un long siège, et qu’il dépendra même de moi de la mettre à plus d’une épreuve. Alors je verrai tous les faquins

et toutes les faquines de la famille, ramper à mes pieds. Je leur ferai la loi. Je forcerai ce frère impérieux et sordide de venir plier le genou sur le marche-pied de mon trône. Mes seules alarmes viennent du peu de progrès que je crains d’avoir fait jusqu’à présent dans le cœur de cette charmante pièce de glace. Un si beau teint, sur les plus beaux traits du monde, tant d’éclat dans les yeux, une taille si divine, une santé si florissante, un air si animé, toute la fleur de la première jeunesse, avec un cœur si impénétrable ! Et moi pour amant ! L’heureux, le favorisé Lovelace ! Quel moyen d’y rien comprendre ? Cependant il se trouve des gens, et j’ai parlé à quelques-uns, qui se souviennent de l’avoir vu naître. Norton, qui a été sa nourrice, se vante de lui avoir rendu, dans son enfance, les soins maternels, et d’avoir servi par degrés à son éducation. Ainsi voilà des preuves convaincantes qu’elle n’est pas descendue tout d’un coup du ciel, comme un ange. Comment se peut-il donc qu’elle ait le cœur insensible ? Mais voici l’erreur, et j’appréhende bien qu’elle n’en guérisse jamais. Elle prend l’homme qu’elle appelle son père (il n’y aurait rien à reprocher à sa mère, si elle n’était la femme d’un tel père), elle prend les gens qu’elle appelle ses oncles, le pauvre imbécille qu’elle appelle son frère, et la méprisable espèce de femme qu’elle appelle sa sœur, pour son père, pour ses oncles, pour son frère et sa sœur. à ces titres, elle croit devoir aux uns de la considération, aux autres du respect, avec quelque barbarie qu’elle en soit traitée. Liens sordides ! Misérables préjugés du berceau ! Si la nature en mauvaise humeur, ne lui en avait pas imposé, ou si elle avait eu elle-même des parens à choisir, en aurait-elle un seul de tous ceux qui portent ce nom ? Que mon cœur souffre de la préférence qu’elle leur accorde sur moi, pendant qu’elle est convaincue de l’injustice qu’ils me font ! Convaincue que mon alliance leur ferait honneur à tous, à l’exception d’elle, à qui tout le monde doit de l’honneur, et de qui le sang royal en recevroit. Mais combien ce cœur ne se soulèvera-t-il pas d’indignation si je m’aperçois que, malgré ses persécutions, elle hésite un seul moment à me préférer au misérable qu’elle hait et qu’elle méprise ? Non, elle n’aura jamais la bassesse d’acheter son repos à ce prix. Il est impossible qu’elle donne jamais les mains à des projets formés, à ses dépens, par la malignité et l’intérêt propre. Elle a trop d’élévation pour ne pas les mépriser dans autrui, et trop d’intérêt à les désavouer, de peur qu’on ne la prenne pour une Harlove. De tout ce que tu viens de lire, tu peux recueillir que je ne me hâterai pas de retourner à la ville, puisque je dois commencer par obtenir de la dame de mon cœur, de n’être point sacrifié à un homme tel que Solmes. Malheur à la belle, si, étant quelque jour forcée de tomber sous mon pouvoir (car je désespère qu’elle y vienne jamais volontairement), je trouve de la difficulté à me procurer cette assurance ! Ce qui serre mes chaînes, c’est que son indifférence pour moi ne vient d’aucun goût pour un autre homme. Mais gardez-vous bien, charmante personne, gardez-vous, ô la plus relevée et la plus aimable des femmes ! De vous rabaisser par le moindre signe de préférence en faveur de l’indigne rival que vos sordides parens n’ont suscité qu’en haine de moi… tu diras, Belford, que j’extravague ; tu auras raison. Que je sois abymé si je ne l’aime jusqu’à l’extravagance ! Autrement, pourrais-je souffrir les continuels outrages de son implacable famille ? Autrement, pourrais-je digérer l’humiliation de passer ma vie, je ne dis pas, autour de la maison de son orgueilleux père, mais autour de la palissade de son parc et des murs de son jardin, séparé d’elle néanmoins par un mille de distance, et sans aucun espoir de découvrir du moins le bord de son ombre ? Autrement, me croirais-je payé, avantageusement payé, lorsqu’après avoir erré pendant quatre, cinq et six nuits, par des routes désertes et des enclos couverts de bruyères, je trouve quelques froides lignes, qui aboutissent à me déclarer qu’elle fait plus de cas du plus indigne sujet de son indigne famille, que de moi, et qu’elle ne m’écrit que pour m’engager à souffrir des insultes dont la seule idée me trouble le sang ? Logé, pendant ce tems-là, dans un misérable cabaret du voisinage, déguisé, comme si j’étais fait pour y vivre nourri et meublé, comme je me souviens de l’avoir été dans mon voyage de Westphalie. Il est heureux, crois-moi, que la nécessité de cet humble esclavage ne vienne point de sa hauteur et de sa tyrannie, et qu’elle y soit assujettie la première. Mais jamais héros de roman (à l’exception des géans et des dragons qu’ils avoient à combattre) fût-il appelé à de plus rudes épreuves ? Naissance, fortune, grandeur future de mon côté. Un misérable pour rival ! Ne faut-il pas que je sois déplorablement amoureux pour surmonter tant de difficultés, et braver tant de mépris ? Par ma foi ! J’ai honte de moi-même. Moi, d’ailleurs, qui par des obligations précédentes, me rends coupable d’un parjure, si je suis fidèle à quelque femme au monde. Cependant, pourquoi rougirais-je de mes humiliations ? N’est-il pas glorieux d’aimer celle qu’on ne peut voir sans l’aimer, ou sans la chercher, ou sans lui rendre ces deux tributs ensemble ? la cause de l’amour, suivant Dryden, ne saurait être assignée. Il ne faut pas la chercher dans un visage ; elle est dans l’idée de celui qui aime. mais s’il eût été contemporain de ma Clarisse, il aurait avoué son erreur ; et prenant ensemble figure, esprit et conduite, il aurait reconnu la justice de la voix universelle en faveur de ce chef d’ œuvre de la nature. Je te crois curieux de savoir si je ne chasse pas quelque autre proie, et s’il est possible, pour un cœur aussi bannal que le mien, de se borner si long-temps au même objet. Pauvre Belford ! Tu ne connais pas cette charmante créature, si tu peux me faire de telles questions, ou tu t’imagines me connaître mieux que tu ne fais. Tout ce qu’il y a d’excellent dans ce sexe, s’est réuni pour composer Clarisse Harlove. Jusqu’à ce que le mariage, ou d’autres intimités de la même nature, me l’aient fait trouver moins parfaite que les substances angéliques, il est impossible que je m’occupe d’une autre femme : et puis, pour un esprit tel que le mien, il y a dans cette affaire tant d’autres aiguillons que ceux de l’amour ? Un si beau champ pour l’intrigue et les stratagêmes, dont tu sais que je fais mes délices ? Comptes-tu pour rien la fin qui doit couronner mes peines ? Devenir maître d’une fille telle que Clarisse, en dépit de ses implacables surveillans, en dépit d’une prudence et d’une réserve que je n’ai jamais trouvées dans aucune femme ! Quel triomphe ! Quel triomphe sur tout le sexe ! D’ailleurs, n’ai-je pas une vengeance à satisfaire ; une vengeance, que la politique me fait tenir en bride, mais pour éclater dans l’occasion avec plus de furie. Conçois-tu qu’il y ait place pour une seule pensée qui ne soit d’elle, et qui ne lui soit dévouée ? Les avis que je reçois à ce moment, me donnent lieu de croire que j’aurai besoin ici de toi. Ainsi, tiens-toi prêt à partir au premier avis. Que Belton, Mowbray et Tourville se tiennent prêts aussi. Je médite quelque moyen de faire voyager James Harlove pour lui former un peu l’esprit et les manières. Jamais sot campagnard n’en eut plus de besoin. N’ai-je pas dit je médite ? Ma foi ! Le moyen est déjà trouvé. Il ne manque que de le mettre à exécution, sans qu’on puisse me soupçonner d’y avoir eu part. C’est une résolution prise. J’aurai du moins le frère, si je n’ai pas la sœur. Mais quel que puisse être le succès de cette entreprise, la carrière paraît ouverte à présent pour de glorieux attentats. On a formé depuis quelque temps une ligue qui me menace. Les oncles et le neveu, qui ne sortaient auparavant qu’avec un seul laquais, doivent en prendre deux, et ce double train doit être doublement armé, lorsque les maîtres hasarderont leurs têtes hors de leurs maisons. Cet appareil de guerre marque une haine déclarée contre moi, et une ferme résolution en faveur de Solmes. Je crois qu’il faut attribuer ces nouveaux ordres à une visite que je fis hier à leur église ; lieu propre néanmoins pour commencer une réconciliation, si les chefs de la famille étoient chrétiens , et s’ils se proposoient quelque chose dans leurs prières. Mon espérance était de recevoir une invitation, ou de trouver du moins quelque prétexte pour les accompagner à leur retour, et de me procurer ainsi l’occasion de voir ma déesse ; car je m’imaginais qu’ils n’oseraient pas refuser les devoirs communs de la civilité. Mais il semble qu’à ma vue la terreur les ait saisis et qu’ils n’aient pu s’en rendre maîtres. Je remarquai certainement du trouble sur leurs visages, et qu’ils s’attendaient tous à quelque événement extraordinaire : ils ne se seraient pas trompés, si j’avais été plus sûr du cœur de leur fille. Cependant je ne pense pas à leur nuire ; pas même à blesser un cheveu de leurs têtes stupides. Vous aurez vos instructions par écrit, si l’occasion le demande. Mais après tout, je me figure qu’il suffira de vous montrer avec moi. Qu’on me trouve quatre hommes d’aussi bonne mine : un air aussi fier que celui de Mowbray, aussi vif, aussi mutin que celui de Belton ; aussi agréable et aussi pimpant que celui de Tourville ; aussi mâle et aussi militaire que le tien. Et moi votre chef. Où sont les ennemis que nous ne fassions pas trembler ? Enfans ! Il faut que chacun vienne accompagné d’un ou deux de ces valets choisis depuis long-temps pour leurs qualités semblables à celles des maîtres. Tu vois, ami, que j’ai écrit comme tu le désires ; écrit sur quelque chose, sur rien ; sur la vengeance que j’aime ; sur l’amour que je hais, parce qu’il est mon maître ; le diable sait sur quoi ; car, en jetant les yeux sur ma lettre, je suis étonnée de sa longueur. Qu’elle fût communiquée à personne, c’est à quoi je ne consentirais pas pour la rançon d’un roi. Mais tu m’as dit qu’il me suffisait de t’écrire pour te donner du plaisir. Prends-en donc. Je t’ordonne d’en prendre à me lire. Si ce n’est pas pour l’écrivain, ni pour ce qu’il t’écrit, que ce soit pour faire honneur à ta parole ; sur quoi, finissant en style royal, (car n’y a-t-il pas de l’apparence que, dans la grande affaire que j’entreprends, je serai ton roi et ton empereur) ? Je te dis gravement, adieu