Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 316

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 460-461).


Miss Clarisse Harlove, à Miss Charlote Montaigu.

jeudi, 3 d’août.

Mademoiselle,

je suis vivement pénétrée des témoignages que je reçois de votre estime. Une lettre si obligeante, et des sentimens si généreux, augmentent mes regrets, en me faisant sentir plus vivement que jamais quelle aurait été ma félicité dans une alliance que votre bonté vous fait désirer avec tant de chaleur, et qui, de votre part et de celle de milord, m’aurait également comblée d’honneur et de plaisir. Mais en vérité, mademoiselle, mon coeur rejette sincérement un homme qui, vous appartenant de si près par le sang, a pu se rendre coupable d’une violence préméditée, et qui a maintenant la bassesse de vouloir engager, dans une famille telle que la vôtre, une personne qu’il n’a pas eu honte de ravaler à la plus vile compagnie de son sexe. Souffrez donc, mademoiselle, que, demeurant dans la résolution où je suis, je déclare hautement que je ne me croirais pas digne de tenir rang entre les dames de votre nom, si j’étais capable de justifier par des sermens solemnels, et de sanctifier, comme je le puis dire, de si noirs et de si criminels excès. Cependant vous me permettrez de demander à milord, aux miladis vos tantes, à vous-même, mademoiselle, et à votre sœur, une grâce qui me reste seule à désirer : c’est de joindre votre autorité et vos instances, pour obtenir de M Lovelace qu’il cesse de me chagriner. J’intéresse votre humanité à lui représenter que, si je suis destinée à vivre, il serait cruel de me chasser de la vie par ses persécutions ; car je suis déterminée à ne le voir jamais, si je puis l’éviter : d’autant plus cruel, qu’il sait que je suis sans protection, et que jamais je ne solliciterai personne à lui nuire. Si ma mort n’est pas éloignée, n’y aurait-il pas autant de cruauté à ne pas me laisser mourir en paix, lorsque je lui souhaite moi-même une fin heureuse et tranquille ? Oui, mademoiselle, c’est le vœu que je fais pour lui. Que toutes les prospérités se réunissent pour le bonheur et la durée de votre illustre maison ! Ma reconnaissance n’a que cette voie pour s’exprimer, lorsque mon malheur m’oblige de renoncer à tout autre titre qu’à celui, mademoiselle, de votre très-humble et très-obligée servante,

Cl Harlove.