Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 33

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 148-151).


Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

mardi, 16 mars. Après avoir trouvé si peu de faveur auprès de ma famille, j’ai pris une résolution qui vous surprendra. Ce n’est rien moins que d’écrire à M Solmes même. Ma lettre est partie, et je viens de recevoir la réponse. Il faut qu’on l’ait aidé, car j’ai vu un autre de ses écrits, dont le style était assez pauvre et l’orthographe misérable. Pour l’adresse, je la crois de lui ; et vous le reconnaîtrez à cette marque. Je mets sous mon enveloppe une lettre que j’ai reçue de mon frère ; à l’occasion de celle que j’ai écrite à M Solmes. Je m’étais figuré qu’il n’était pas impossible de faire perdre à cet homme-là ses vaines espérances, et que cette voie était la plus sûre. Elle méritait du moins d’être tentée. Mais vous verrez que rien ne me réussit. Mon frère a trop bien pris ses mesures. à M Solmes.

mercredi, 15 mars. Monsieur, vous serez surpris de recevoir une lettre de moi, et le sujet ne vous paraîtra pas moins extraordinaire. Mais, je me crois justifiée par la nécessité de ma situation, sans avoir besoin d’autre apologie. Lorsque vous avez commencé à vous lier avec la famille de mon père, vous avez trouvé la personne qui vous écrit, dans une condition fort heureuse, chérie des parens les plus tendres et les plus indulgens, favorisée de l’affection de ses oncles, honorée de l’estime de tout le monde. Que la scène est changée ! Il vous a plu de jeter sur moi un œil de faveur. Vous vous êtes adressée à mes amis. Vos propositions ont été approuvées d’eux ; approuvées sans ma participation comme si mon goût et mon bonheur devaient être comptés pour rien. Ceux qui ont droit d’attendre de moi tous les devoirs d’une obéissance raisonnable, ont insisté sur une soumission sans réserve. Je n’ai pas eu le bonheur de penser comme eux, et c’est la première fois que mes sentimens ont été différens des leurs. Je les ai suppliés de me traiter avec un peu d’indulgence ! Dans un point si important pour le bonheur de ma vie ; mais, hélas ! Sans succès. Alors je me suis crue obligée, par l’honnêteté naturelle, de vous expliquer ce que je pense, et de vous déclarer même que mes affections sont engagées. Cependant je vois avec autant de chagrin que d’étonnement, que vous avez persisté dans vos vues, et que vous y persistez encore. L’effet en est si triste pour moi, que je ne puis trouver de plaisir à vous le représenter. Le libre accès que vous avez dans toute ma famille ne vous en a que trop informé ; trop pour l’honneur de votre propre générosité, et pour ma réputation. Je suis traitée, par rapport à vous, comme je ne l’avais jamais été, comme on ne m’a jamais cru digne de l’être ; et l’on fait dépendre ma grace d’une condition dure, impossible, qui est de préférer, à tous les autres hommes, un homme à qui mon cœur refuse cette préférence. Dans la douleur d’une infortune que je ne dois attribuer qu’à vous et à votre cruelle persévérance, je vous écris, monsieur, pour vous redemander la paix de l’esprit, que vous m’avez dérobée ; pour vous demander l’affection de tant de chers amis, dont vous m’avez privée ; et, si vous avez ce fond de générosité qui doit distinguer un galant homme, pour vous conjurer de finir une recherche qui expose à tant de disgrâces une personne que vous faites profession d’estimer. Si vous avez un peu de considération pour moi, comme mes amis veulent me le persuader, et comme vous le déclarez vous-même, n’est-ce pas à vous seul qu’elle se rapporte ? Et peut-elle être de quelque mérite aux yeux de celle qui en est le malheureux objet, lorsqu’elle produit des effets si pernicieux pour son repos ? Vous devez même sentir que vous vous trompez sur ce point ; car un homme prudent peut-il vouloir épouser une femme qui n’a point un cœur à lui donner, une femme qui ne saurait l’estimer, et qui ne peut faire par conséquent qu’une fort mauvaise femme ? Quelle cruauté n’y aurait-il pas à rendre mauvaise une femme qui ferait toute sa gloire d’être bonne ? Si je suis capable de quelque discernement, nos caractères et nos inclinations se ressemblent fort peu. Vous serez moins heureux avec moi qu’avec toute autre personne de mon sexe. Le traitement que j’essuie, et l’opiniâtreté, puisqu’on lui donne ce nom, avec laquelle j’y résiste, doivent suffire pour vous en convaincre, quand je n’aurais pas une aussi bonne raison à donner, que l’impossibilité de recevoir un mari que je ne puis estimer. Ainsi, monsieur, si vous ne vous sentez pas assez de générosité pour sacrifier quelque chose en ma faveur, souffrez que, pour l’amour de vous-même et de votre propre bonheur, je vous demande la grâce de renoncer à moi et de placer vos affections dans quelque sujet qui le mérite mieux. Pourquoi voudriez-vous me rendre misérable sans être plus heureux ? Vous pouvez dire à ma famille que, n’ayant aucun espoir, si vous avez la complaisance d’employer ce terme, de faire impression sur mon esprit (réellement, monsieur, il n’y a point de vérité qui soit plus certaine), vous êtes résolu de ne plus penser à moi, et de tourner vos vues d’un autre côté. En vous rendant à ma prière, vous acquerrez des droits sur ma reconnaissance, qui m’obligeront d’être toute ma vie, votre très-humble servante, Clarisse Harlove. à Miss Clarisse Harlove, de la part de son très-humble esclave.

très-chère miss, votre lettre a produit sur moi un effet tout contraire à celui que vous paroissiez en attendre. En me faisant l’honneur de m’apprendre votre disposition, elle m’a convaincu plus que jamais de l’excellence de votre caractère. Donnez à ma recherche le nom d’intérêt propre, ou tout autre nom, je suis résolu d’y persister ; et je m’estimerai heureux, si, à force de patience, de persévérance et de respect, ferme et inaltérable, je puis surmonter enfin les difficultés. Comme vos bons parens, vos oncles et vos autres amis, m’ont donné parole que vous n’aurez jamais M Lovelace, s’ils peuvent l’empêcher, et que je suppose qu’il n’y en a point d’autres dans mon chemin : j’attendrai patiemment la fin de cette affaire. Je vous en demande pardon, miss ; mais vouloir que je renonce à la possession d’un trésor inestimable, pour rendre un autre heureux, et pour lui faciliter les moyens de me supplanter, c’est comme si quelqu’un venait me prier d’être assez généreux pour lui donner toutes mes richesses, parce qu’elles seraient nécessaires à son bonheur. Je vous demande pardon encore une fois, chère miss ; mais je suis résolu de persévérer, quoique je sois bien fâché que vous en ayez quelque chose à souffrir, comme vous me faites l’honneur de me le dire. Avant le bonheur de vous voir, je n’avais pas encore vu de femme que j’eusse pu aimer ; et tandis qu’il me restera de l’espérance, et que vous ne serez point à quelque homme plus heureux, je dois être et serai votre fidèle et obéissant admirateur, Roger Solmes. M James Harlove, à Miss Clarisse.

la belle imagination, d’écrire à M Solmes pour lui persuader de renoncer à ses prétentions sur vous ! De toutes les jolies idées romanesques qui vous sont passées par la tête, c’est assurément une des plus extraordinaires. Mais pour ne rien dire de ce qui nous a tous remplis d’indignation contre vous (j’entends l’aveu que vous faites de votre prévention en faveur d’un infame, et votre impertinence sur mon compte et sur celui de vos oncles, dont l’un, mon enfant, vous a poussé une botte assez vive,) comment pouvez-vous attribuer à M Solmes le traitement qui vous arrache des plaintes si amères ? Vous savez fort bien, petite folle que vous êtes, que c’est votre passion pour Lovelace qui vous attire toutes vos peines, et qu’il n’aurait pas fallu vous attendre à moins, quand M Solmes ne vous aurait pas fait l’honneur de penser à vous. Comme vous ne pouvez nier cette vérité, considérez, jolie petite causeuse (si votre cœur malade vous permet de considérer quelque chose,) quelle belle apparence vos plaintes et vos accusations ont à nos yeux. De quel droit, s’il vous plaît, demandez-vous à M Solmes le rétablissement de ce que vous nommez votre ancien bonheur (bonheur de nom ; car, si vous aviez cette idée de notre amitié, vous souhaiteriez qu’elle vous fût rendue, lorsque ce rétablissement dépend de vous). Ainsi, miss l’eveillée, retranchez les figures pathétiques, si vous n’avez pas l’habileté de les placer mieux. Prenez pour principe, que, soit que vous ayez M Solmes ou non, vous n’aurez jamais les délices de votre cœur, ce vil libertin de Lovelace, si votre père et votre mère, vos oncles et moi, nous pouvons l’empêcher. Non, ange tombé, vous ne nous donnerez point un fils, un neveu, et un frère de cette espèce, en vous donnant à vous-même un si infame débauché pour mari. Ainsi faites taire là-dessus votre cœur, et n’y tournez plus vos pensées, si vous vous proposez d’obtenir jamais le pardon et les bonnes grâces de votre famille, sur-tout, de celui qui ne cesse point encore de se dire, votre frère, James Harlove. p s. je connais la ruse de vos lettres. Si vous m’envoyez une réponse à celle-ci, je vous la renverrai sans l’ouvrir, parce que je ne veux point disputer sur des points si clairs. Une fois pour toutes, j’ai voulu vous redresser sur M Solmes, que je crois fort blâmable de penser à vous.