Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 47

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 208-210).


Miss Howe, à Miss Clarisse Harlove.

jeudi 23, à dix heures du matin. L’envie me prend de différer, ou peut-être d’abandonner tout-à-fait plusieurs observations que je m’étais proposées sur d’autres endroits de vos lettres, pour vous informer que M Hickman, dans son dernier voyage à Londres, eut l’occasion de se procurer quelques éclaircissemens, sur la vie que M Lovelace y mène lorsqu’il y fait quelque séjour. Il se trouva au cocotier , avec deux de ses intimes amis, l’un qui se nomme Belton , l’autre Mowbray  ; tous deux fort libres dans leur langage, et l’air déterminé. Mais le maître du logis semblait leur marquer beaucoup de respect, et dit à Hickman, qui s’informa de leur caractère, que c’étoient deux personnes d’honneur. Ils commencèrent d’eux-mêmes à parler de M Lovelace ; et quelques autres jeunes gens leur ayant demandé quand ils l’attendaient à la ville : aujourd’hui même, répondirent-ils. La conversation continua sur ses louanges. M Hickman s’y mêla naturellement, et leur dit qu’il avait entendu parler de M Lovelace comme d’un gentilhomme de mérite. Dites l’homme du monde qui en a le plus, lui répondit l’un d’eux, et comptez, monsieur, que c’est le peindre en deux mots. Ils s’étendirent plus particulièrement sur ses bonnes qualités, dont ils paroissaient prendre beaucoup de plaisir à s’entretenir. Mais ils ne dirent pas un mot de ses mœurs. remarquez cela, ma chère, dans le style de votre oncle. M Hickman leur dit qu’il avait la réputation d’être fort bien dans l’estime des femmes ; et souriant, pour témoigner qu’il n’en avait pas plus mauvaise idée de lui, il ajouta qu’il poussait, disait-on, ses bonnes fortunes aussi loin qu’elles pouvaient aller. Fort-bien, M Hickman ! Ai-je dit moi-même en l’écoutant. Tout grave et tout réservé que tu parais, il me semble que leur langage t’est familier. Mais je me suis bien gardée de lui communiquer ma réflexion, parce que je cherche depuis long-temps à trouver en défaut le Caton de ma mère. à la vérité, ce que j’en puis penser jusqu’à présent, c’est qu’il a des mœurs réglées, ou beaucoup d’adresse à les déguiser. Sans doute, répondit l’un d’eux, en assaisonnant sa réponse d’un jurement des plus énergiques ; eh ! Qui ne ferait pas de même à sa place ? J’en conviens, reprit le puritain de ma mère ; mais on assure qu’il est en traité sérieux avec une des plus belles personnes d’Angleterre. Il y étoit, répondit M Belton. Que le diable emporte la belle ! (l’infame brutal !) elle lui faisait perdre tout son tems. Mais sa famille devait être… (M Hickman n’a pas voulu me répéter l’imprécation, qui était tout ce qu’il y a d’horrible) et pourra payer cher le traitement qu’elle a fait à un homme de sa naissance et de son mérite. Peut-être l’ont-ils cru trop dissipé, répliqua M Hickman ; et j’entends parler d’eux, comme d’une famille fort rangée. Rangée ? A repris l’un ; c’est en parler avec honnêteté. Le diable a donc perdu son temps ? Qu’il m’enlève, si j’en ai jamais entendu dire tant de bien, depuis que j’étais au collège ! Et puis, c’est une famille obscure. Voilà comme on vous traite, ma chère. Ce sont les amis de M Lovelace. Avez-vous la bonté de le remarquer ? M Hickman m’a dit bonnement que cette réponse l’avait décontenancé. Je l’ai regardé, là-dessus, entre deux yeux, et d’un air qu’il comprend à merveille. Il m’a fait le plaisir de se décontenancer encore une fois. Ne vous souvenez-vous pas, ma chère, de la bouche de qui je crois avoir entendu à l’occasion d’un jeune homme destiné pour la robe, qui rougissait facilement lorsqu’il se trouvait dans une compagnie trop libre, que " c’était un assez mauvais signe ; qu’il donnait lieu de penser que ses mœurs n’étoient pas à l’épreuve, et que ses bons sentimens venaient plutôt du hasard de l’éducation, que de son choix et de ses propres principes ? " c’est une jeune personne qui tenait ce langage. Et ne vous rappelez-vous pas aussi la leçon qu’elle donna au même jeune homme " de faire front au vice, et de mettre sa gloire dans toutes sortes de compagnies, à se déclarer pour la vertu : qu’il était naturel d’éviter ou d’abandonner ce qui cause de la honte ; cas peu glorieux, si c’était le sien. Elle ajouta que le vice est lâche, et ne manquerait pas de cacher sa tête lorsqu’il aurait en face un ennemi tel que la vertu, accompagné de présence d’esprit et du sentiment de sa propre intégrité. " cette jeune personne, vous vous en souvenez, mettait sa doctrine dans la bouche d’un habile prédicateur, nommé le docteur Lewin, et gardait toujours la même modestie lorsqu’elle ne voulait pas qu’on prît d’elle toute l’opinion qu’elle mérite dans un âge si peu avancé. Pour conclusion, M Hickman, en se remettant pour la seconde fois, convint que, sur-tout ce qu’il avait appris à Londres, il ne pouvait se former une idée avantageuse des mœurs de M Lovelace. Cependant ses deux intimes parlaient de quelque changement, et d’une fort bonne résolution qu’il avait prise depuis peu, et qu’ils louaient beaucoup ; celle de ne jamais faire de défi, et de n’en jamais refuser . En un mot, ils parlaient de lui comme d’un très-brave homme, et du plus aimable compagnon du monde, qui devait faire quelque jour une figure distinguée dans son pays, parce qu’il n’y avait rien dont il ne fût capable, etc. Je crains que ce dernier trait ne soit que trop vrai. C’est, ma chère, tout ce que M Hickman a pu recueillir ; et c’en est assez pour déterminer une ame telle que la vôtre, si elle ne l’est déjà. Cependant, il faut dire aussi que, s’il y a quelque femme au monde qui soit capable de le rappeler de ses égaremens, c’est vous. Le récit que vous m’avez fait de votre dernière entrevue m’en donne même quelque espérance. Je trouve du moins de la justice et de la raison dans tous les discours qu’il vous a tenus : et si vous devez être un jour sa femme… mais brisons là-dessus ; car après tout, il ne peut jamais être digne de vous.