Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 5

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 30-32).

Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

20 janvier. Je n’ai pas eu jusqu’aujourd’hui la liberté de continuer mon dessein. Mes nuits et mes matinées n’ont point été à moi. Ma mère s’est trouvée fort mal, et n’a pas voulu d’autres soins que les miens. Je n’ai pas quitté le bord de son lit, car elle l’a gardé depuis ma dernière lettre ; et pendant deux nuits, j’ai eu l’honneur de le partager avec elle. Sa maladie était une violente colique. Les contentions de ces esprits fiers et mâles, la crainte de quelque désastre qui peut arriver de l’animosité qui ne fait qu’augmenter ici contre M Lovelace, et de son caractère intrépide et vindicatif, qui n’est que trop connu, sont des choses qu’elle ne peut supporter. Et puis les fondemens qui lui paroissent jetés avec trop de vraisemblance pour des jalousies et des aigreurs, dans une famille jusqu’à présent si heureuse et si unie, affligent excessivement une ame douce et sensible, qui a toujours sacrifié à la paix sa propre satisfaction. Mon frère et ma sœur, qui étoient rarement d’accord, paroissent tellement unis, et sont si souvent ensemble, ( cabalent

est le terme qui est échappé à ma mère, comme sans y penser) qu’elle tremble pour les conséquences. Ses tendres alarmes tombent peut-être sur moi, parce qu’elle remarque à tout moment qu’ils me regardent avec plus de froideur et de réserve. Cependant, si elle voulait prendre sur elle-même d’employer cette autorité que lui donne la supériorité de ses lumières, toutes ces semences de divisions domestiques pourraient être étouffées dans leur naissance ; sur-tout étant aussi sûre qu’elle peut l’être d’une soumission convenable de ma part, non-seulement parce qu’ils sont mes aînés, mais encore pour l’amour d’une si tendre et si excellente mère. Car si je puis vous dire, ma chère, ce que je ne dirais pas à toute autre au monde, je suis persuadée que si elle avait été d’un caractère à vouloir souffrir moins, elle n’aurait pas été exposée à la dixième partie de ses peines. Ce n’est pas faire l’éloge, me direz-vous, de la générosité de ceux qui sont capables de faire tourner à son propre tourment tant de bonté et de condescendance de sa part. En vérité, je suis quelquefois tentée de croire qu’il est en notre pouvoir de nous faire accorder ce que nous désirons, et respecter autant qu’il nous plaît, en prenant seulement des manières brusques pour déclarer nos volontés. On en est quitte pour être moins aimé ; voilà le pis-aller : et si l’on se trouve en état d’obliger ceux à qui l’on peut avoir à commander, on ne s’appercevra pas même qu’ils nous refusent ce sentiment. Nos flatteurs ne nous reprocheront rien moins que nos fautes. S’il n’y avait pas de vérité dans cette observation, est-il possible que mon frère et ma sœur pussent rendre, jusqu’à leurs torts et leurs emportemens, d’une si grande importance pour toute la famille ? " comment cela sera-t-il pris par mon fils, par mon neveu ? Que dira-t-il là-dessus ? Il faut savoir ce qu’il en pense ". Ce sont des réflexions qui précèdent chaque démarche de ses supérieurs, dont les volontés devraient être une règle pour les siennes. Il peut fort bien se croire en droit d’attendre cette déférence de tout le monde, lorsque mon père, qui est d’ailleurs si absolu, veut bien s’y assujettir constammant, sur-tout depuis que la bonté de sa marraine a mis dans l’indépendance un esprit qui n’a jamais trop connu la soumission. Mais où ces réflexions peuvent-elles me conduire ? Je sais que, de toute notre famille, vous n’aimez que ma mère et moi ; et supérieure au déguisement comme vous l’êtes, vous me le faites sentir plus souvent que je ne le souhaiterois. Dois-je donc augmenter vos dégoûts pour ceux en faveur desquels je voudrais vous voir mieux disposée ? Je parle sur-tout pour mon père ; car, s’il ne peut souffrir la moindre contradiction, il est excusable. Il n’est pas naturellement de mauvaise humeur : et lorsqu’il n’est pas dans la torture de ses accès de goutte, on reconnait aisément dans son air, dans ses manières et dans son entretien, l’homme de naissance et d’éducation. Notre sexe, peut-être, doit s’attendre à souffrir, si j’ose le dire, un peu de rudesse de la part d’un mari, à qui on laisse voir, comme à un amant, la préférence, qu’on lui donne dans son cœur, sur tous les autres hommes. Qu’on fasse passer tant qu’on voudra la générosité pour une vertu des hommes. Mais dans le fond, ma chère, j’ai observé jusqu’aujourd’hui qu’une fois sur dix, on n’en trouve pas dans ce sexe autant que dans le nôtre. à l’égard de mon père, son humeur naturelle a été un peu altérée par sa cruelle maladie, dont les atteintes ont commencé à la fleur de son âge, avec une violence capable de faire perdre à la plus active de toutes les ames, telle qu’était la sienne, tout exercice de ses facultés ; et cela, suivant les apparences, pour le reste de sa vie. Une si triste situation a comme resserré dans lui-même la vivacité de ses esprits, et leur a fait tourner leur pointe contre son propre repos : sans compter qu’une prospérité extraordinaire ne fait qu’ajouter à son impatience ; car ceux, je m’imagine, qui ont le plus de ces biens terrestres en partage, doivent regretter qu’il y en ait quelqu’un qui leur manque.

Mais mon frère ! Quelle excuse peut-on donner à son humeur brusque et hautaine ? Je suis fâchée d’avoir sujet de le dire, mais c’est réellement, ma chère, un jeune homme de mauvais naturel. Il traite quelquefois ma mère… en vérité, il n’est pas respectueux. La fortune ne lui laissant rien à désirer, il a tous les vices de l’ âge, mêlés avec l’ambition de la jeunesse, et il ne jouit de rien que de sa fierté ; j’allais dire aussi de son mauvais cœur. Encore une fois, ma chère, je fortifie votre déjoût pour quelques personnes de notre famille. Je me souviens d’un tems, chère amie, où il a peut-être dépendu de vous de le former à votre gré. Que n’êtes vous devenue ma belle-sœur ? C’eût été alors que, dans une sœur ; j’aurais trouvé une véritable amie. Mais il n’est pas étonnant qu’il n’ait plus de tendresse pour vous, qui preniez plaisir à le piquer au vif ; et cela, trouvez bon que je le dise, avec un dédain trop assorti à sa hauteur ; sa passion qui n’aurait pas manqué en lui d’une chaleur digne de son objet, l’en aurait peut-être rendu digne lui-même.

Mais finissons sur cet article. J’exécuterai mon dessein dans ma première lettre, que je me propose d’écrire immédiatement après le déjeûner. Je remets celle-ci au messager que vous avez envoyé demander des nouvelles de notre santé, avec une inquiétude de mon silence, qui est un témoignage ordinaire de votre amitié.