Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 55

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 231-234).


Miss Howe, à Miss Clarisse Harlove.

samedi, 25 de mars. Quel conseil puis-je vous donner, ma noble amie ? Votre mérite fait votre crime. Il vous est aussi impossible de changer de naturel, qu’à ceux qui vous persécutent. N’attribuez vos malheurs qu’à l’immense disparité qui est entre vous et eux. Que demandez-vous d’eux ? Ne soutiennent-ils pas leur caractere ? Et à l’égard de qui ? D’une étrangère : car, en vérité, vous ne leur appartenez pas. Ils se reposent sur deux points ; sur leur propre impénétrabilité , (que je lui donnerais volontiers son vrai nom, si je l’osais !) et sur les égards dont ils vous connaissent incapable de manquer pour vous-même, joints à vos craintes du côté de Lovelace, dont ils vous croient persuadée que le caractère vous décréditerait, si vous aviez recours à lui pour vous délivrer de vos peines. Ils savent aussi que le ressentiment et l’inflexibilité ne vous sont pas naturels ; que les agitations qu’ils ont excitées dans votre ame auront le sort de tous les mouvemens extraordinaires, qui est de s’appaiser bientôt ; et qu’une fois mariée, vous ne songerez plus qu’à vous consoler de votre situation. Mais comptez que le fils et la fille aînée de votre père se proposent entr’eux de vous rendre malheureuse pour toute votre vie ; quand vous épouseriez l’homme qu’ils ont en vue pour vous, et qui a déjà une liaison plus intime avec eux que vous n’en pourriez jamais avoir avec une telle moitié. Ne voyez-vous pas avec quel soin ils communiquent à une ame si étroite tout ce qu’ils savent de votre juste aversion pour lui ? à l’égard de sa persévérance, ceux qui en seraient surpris le connaissent mal. Il n’a pas le moindre sentiment de délicatesse. S’il prend jamais une femme, soyez sûre que l’ame n’entrera pour rien dans ses vues. Comment chercherait-il une ame ? Il n’en a point. Chacun ne cherche-t-il pas son semblable ? Et comment connaîtrait-il le prix de ce qui le surpasse, lorsque par la supposition même il ne le comprend point ? S’il arrivait qu’ayant le malheur d’être à lui, vous lui fissiez voir naturellement un défaut de tendresse, je suis portée à croire qu’il s’en affligerait peu, parce qu’il en aurait plus de liberté à suivre les sordides inclinations qui le dominent. Je vous ai entendu observer, d’après votre Madame Norton, " que toute personne qui est la proie d’une passion dominante, composera volontiers, pour la satisfaire, au prix de vingt autres passions subalternes, dont le sacrifice lui coûtera moins, quoiqu’elles soient plus louables ". Comme je ne dois pas craindre de vous le rendre plus odieux qu’il ne vous l’est déjà, il faut que je vous raconte quelques traits d’une conversation qu’il eut il y a trois jours avec le chevalier Harry Downeton , et dont le chevalier fit hier le récit à ma mère. Vous y trouverez une confirmation de ses principes de gouvernement par la crainte, tels que votre insolente Betty vous les a rapportés d’après lui-même. Sir Harry n’avait pas fait difficulté de lui dire qu’il s’étonnait de le voir obstiné à vous obtenir contre votre inclination. C’est ce qui m’importe peu, répondit-il. Les filles qui affectent tant de réserve, sont ordinairement des femmes passionnées. (l’indigne animal !) et jamais il ne serait fâché, ajouta-t-il avec le secouts d’un peu de méditation, de voir des grimaces sur le visage d’une jolie femme, lorsqu’elle lui donnerait sujet de la tourmenter. D’ailleurs, votre terre, par la commodité de sa situation, le dédommagerait abondamment de tout ce qu’il aurait à souffrir de vos froideurs. Il serait sûr du moins de votre complaisance, s’il ne l’était pas de votre amour ; et plus heureux, à cet égard, que les trois quarts des maris de sa connaissance. (le misérable !) pour le reste, votre vertu est si connue, qu’elle lui donnerait toute la sûreté qu’il pourrait désirer. Ne craignez-vous pas, reprit sir Harry, que, si elle est forcée de vous épouser, elle ne vous regarde du même œil qu’élisabeth De France regarda Philippe Ii, lorsqu’il la reçut sur ses frontières en qualité de mari, lui, dans lequel elle ne s’attendait à trouver qu’un beau-père ; c’est-à-dire, avec plus de crainte et de terreur que de complaisance et d’amour ? Et vous-même, peut-être, vous ne lui ferez pas meilleure mine que ce vieux monarque ne fit à sa princesse. La crainte et la terreur, répliqua l’horrible personnage, ont aussi bonne grâce sur le visage d’une fille promise, que sur celui d’une femme ; et se mettant à rire (oui, ma chère, sir Harry nous assura que le hideux animal avait ri,) il ajouta, que ce serait son affaire d’entretenir cette crainte, s’il avait raison de croire qu’on lui refusât de l’amour ; que, pour lui, il étoit persuadé que si la crainte et l’amour devaient être séparés dans l’état du mariage, l’homme qui savait se faire craindre était le mieux partagé. Si mes yeux avoient la vertu qu’on attribue à ceux du basilic, je n’aurais rien de si pressant que d’aller regarder ce monstre. Ma mère prétend néanmoins que ce serait de votre part un prodigieux mérite, de surmonter votre aversion pour lui. Où est, dit-elle, comme je me suis souvenue qu’on vous l’a déjà demandé, la gloire et la sainteté de l’obéissance, s’il n’en coûte rien pour l’exercer ? Quelle fatalité, ma chère, que votre choix n’ait pas de meilleurs objets ! Ou Scylla

ou Charybde . à toute autre que vous, qui serait traitée avec cette barbarie, je sais quel conseil je donnerais sur le champ. Mais, je l’ai déjà observé, la moindre témérité, une indiscrétion supposée, dans un caractère de la noblesse du vôtre, serait une plaie pour tout le sexe. Tandis que j’espérais quelque chose de l’ indépendance à laquelle j’aurais voulu vous déterminer, cette pensée était une ressource où je trouvais de la consolation. Mais à présent, que vous m’avez si bien prouvé qu’il faut renoncer à ce parti, je m’efforce en vain de trouver quelque expédient. Je veux quitter la plume, pour y penser encore. J’ai pensé, réfléchi, considéré, et je vous proteste que je ne suis pas plus avancée qu’auparavant. Ce que j’ai à dire, c’est que je suis jeune comme vous, que j’ai le jugement beaucoup plus foible et les passions plus fortes. Je vous ai dit anciennement que vous aviez trop offert en proposant de vous réduire au célibat. Si cette proposition était acceptée, la terre, qu’ils auraient tant de regret de voir sortir de la famille, retournerait un jour à votre frère, avec plus de certitude, peut-être, que par la reversion précaire dont M Solmes les flatte. Vous êtes-vous efforcée, ma chère, de faire entrer cette idée dans leurs têtes bizarres ? Le mot tyrannique d’ autorité est la seule objection qu’on puisse faire contre cette offre. N’oubliez pas une considération : c’est que, si vous preniez le parti de quitter vos parens, le respect et l’affection que vous leur portez ne vous permettraient aucun appel contr’eux pour votre justification. Vous auriez par conséquent le public contre vous ; et si Lovelace continuait son libertinage, ou n’en usoit pas bien avec vous, quelle justification pour leur conduite à votre égard, et pour la haine qu’ils lui ont déclarée ! Je demande pour vous au ciel ses plus parfaites lumières. Ce que j’ai à dire encore, c’est qu’avec mes sentimens, je serais capable de tout entreprendre, d’aller dans toutes sortes de lieux, plutôt que de me voir la femme d’un homme que je haïrois, et que je serais sûre de haïr toujours s’il ressemblait à Solmes. Je n’aurais pas souffert non plus tout ce que vous avez essuyé de chagrins et d’outrages ; du moins d’un frère et d’une sœur, si j’avais eu cette patience pour un père et des oncles. Ma mère se persuade qu’après avoir employé tous leurs efforts pour vous assujettir à leurs volontés, ils abandonneront leur entreprise lorsqu’ils commenceront à désespérer du succès. Mais je ne puis être de son opinion. Je ne vois point qu’elle se fonde sur d’autre autorité que sa propre conjecture. Autrement je me serais imaginé, en votre faveur, que c’est un secret entr’elle et votre oncle Antonin. Malheur, à l’un des deux du moins, (j’entends à votre oncle) s’ils en avoient quelque autre entr’eux ! Il faut vous garantir, s’il est possible, d’être menée chez votre oncle. L’homme, le ministre, la chapelle, votre frère et votre sœur présens… vous serez infailliblement forcée de vous donner à M Solmes ; et des sentimens de fermeté, si nouveaux pour vous, ne vous soutiendront point dans une occasion si pressante. Vous reviendrez à votre naturel. Vous n’aurez pour défense que des larmes méprisées, des appels et des lamentations inutiles ; et la cérémonie e sera pas plutôt profanée , si vous me passez cette expression, qu’il faudra sécher vos pleurs, vous condamner au silence, et penser à prendre une nouvelle forme de sentimens, qui puissent vous faire obtenir de votre nouveau maître le pardon et l’oubli de toutes vos déclarations de haine. En un mot, ma chère, il faudra le flatter. Votre conduite passée n’est venue que de la modestie de votre état ; et votre rôle sera jusqu’à la mort, de vérifier son impudente raillerie, que les filles qui affectent le plus de réserve font ordinairement des femmes passionnées . Ainsi, vous commencerez la carrière par un vif sentiment de reconnaissance pour la bonté qui vous aura fait obtenir grâce ; et s’il ne vous force point à le conserver par la crainte, suivant ses principes de gouvernement, je reconnaîtrai alors que je me suis trompée. Cependant, après tout, je dois laisser le véritable point de la question indéterminé, et l’abandonner à votre propre décision, qui dépendra du degré d’emportement que vous verrez dans leurs démarches, ou du danger plus ou moins pressant d’être enlevée pour la maison de votre oncle. Mais je prie encore une fois le ciel de susciter quelque évènement qui puisse vous empêcher d’être jamais à l’un ou à l’autre de ces deux hommes. Puissiez-vous demeurer fille, ma très-chère amie, jusqu’à ce que les puissances favorables au mérite et à la vertu vous amènent un homme digne de vous, ou du moins aussi digne qu’un mortel puisse l’être ! D’un autre côté, je ne voudrais pas qu’avec des qualités si propres à faire l’ornement de l’état conjugal, vous prissiez le parti de vous condamner au célibat. Vous me connaissez incapable de flatterie. Ma langue et ma plume sont toujours les organes de mon cœur. J’ajoute que vous devez vous connaître assez vous-même, par comparaison du moins avec les autres femmes, pour ne pas douter de ma sincérité : en effet, pourquoi voudrait-on qu’une personne qui fait ses délices de découvrir et d’admirer tout ce qu’il y a de louable dans autrui, n’aperçut pas les mêmes qualités dans elle-même, lorsqu’il est certain que, si elle ne les possédait pas, elle ne serait pas capable de les admirer si vivement dans un autre ? Et pourquoi ne pourrait-on pas lui donner les louanges qu’elle donnerait à tout autre qui n’aurait que la moitié de ses propres perfections ? Sur-tout, si elle est incapable de vanité ou d’orgueil, et si elle est aussi éloignée de mépriser ceux qui n’ont pas reçu les mêmes avantages, que de s’estimer trop pour les avoir reçus. S’estimer trop ! Ai-je dit. Eh ! Comment le pourriez-vous jamais ? Pardon, ma charmante amie. Mon admiration, qui ne fait qu’augmenter à chaque lettre que vous m’écrivez, ne doit pas toujours être étouffée par la crainte de vous déplaire ; quoique cette raison soit souvent un frein pour ma plume, lorsque je vous écris, et pour ma langue, lorsque j’ai le bonheur de me trouver avec vous. Je me hâte de finir, pour répondre à votre empressement. Combien de choses néanmoins je pourrais ajouter sur vos dernières confidences ! Anne Howe.