Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 61

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 255-258).


Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

mardi à sept heures du matin. Mon oncle a daigné me répondre. Voici sa lettre, qu’on m’apporte à ce moment, quoiqu’écrite hier, mais apparemment fort tard. Lundi au soir. Miss Clary, vous êtes devenue si hardie, et vous nous apprenez si bien notre devoir, quoique vous remplissiez fort mal le vôtre, qu’il faut nécessairement vous répondre. Personne n’a besoin de votre bien. Est-ce à vous, qui rejetez les conseils de tout le monde, à prescrire un mari pour votre sœur ? Votre lettre à M Solmes est inexcusable. Je vous en ai déjà blâmée. Vos parens veulent être obéis, et la justice veut qu’ils le soient. Cependant votre mère vient d’obtenir que votre départ soit remis à jeudi, quoiqu’elle vous juge indigne de cette grâce et de toute autre marque de son affection. Ne m’écrivez plus. Je ne recevrai pas vos lettres. Vous êtes trop fine pour moi. Que d’ingratitude dans votre cœur et d’égarement dans votre esprit ! Vous voudriez que votre volonté devînt une loi pour tout le monde. Ah ! Que vous êtes changée ! Votre oncle très-mécontent, Jules Harlove. Partir jeudi, pour le château environné de fossés, pour la chapelle, pour recevoir M Solmes ! Je ne puis supporter cette idée. Ils me pousseront au désespoir. Mardi matin, à huit heures. J’ai reçu une nouvelle lettre de M Lovelace. Mon attente, en l’ouvrant, était d’y trouver des plaintes libres et hardies, de ma négligence à lui répondre, pour l’empêcher de passer deux nuits à l’air, dans un temps qui n’est pas extrêmement agréable. Mais, au lieu de plaintes, elle est remplie des plus tendres marques d’inquiétude sur les raisons qui peuvent m’avoir ôté le pouvoir de lui écrire : " serait-ce quelque indisposition ? Aurois-je été renfermée plus étroitement, comme il m’a souvent avertie que je dois m’y attendre ? " il me raconte " que dimanche dernier il a passé tout le jour sous divers déguisemens, errant autour du jardin et des murs du parc ; et que, la nuit suivante, il n’a pas quitté le taillis, d’où il venait essayer à toute heure d’ouvrir la porte de derrière. Cette nuit fut pluvieuse. Il avait un gros rhume, et quelque ressentiment de fièvre. Mouillé, comme il fut toute la nuit, sa voix était presque éteinte ". Pourquoi ne s’emporte-t-il pas dans sa lettre ? Avec le traitement que j’essuie, il est dangereux pour moi d’avoir quelque obligation à la patience d’un homme qui néglige sa santé pour me servir. " il n’a pas trouvé, dit-il, d’autre abri qu’une grosse touffe de lierre, qui s’est formée autour de deux ou trois vieilles têtes de chênes, et qui a bientôt été pénétrée de la pluie. " vous et moi, ma chère, je me souviens qu’un jour de chaleur, nous nous crûmes fort obligées à l’ombrage naturel du même lieu. Je ne puis m’empêcher de convenir que je suis fâchée qu’il ait souffert pour l’amour de moi. Mais c’est à lui-même qu’il doit s’en prendre. Sa lettre est datée d’hier à huit heures du soir. Tout indisposé qu’il est, il me dit " qu’il veillera jusqu’à dix, dans l’espérance que je lui accorderai l’entrevue qu’il me demande si instamment. Ensuite, il a un mille à faire à pied, pour retrouver son laquais et son cheval, et de-là, quatre milles jusqu’à son logement. " " il m’avoue enfin qu’il a dans notre famille un homme de confiance, qui lui a manqué depuis un jour ou deux. Son inquiétude, dit-il, en est plus insupportable, parce qu’il ignore comment je me porte et comment je suis traitée. " cette circonstance me fait deviner qui est le traître. C’est Joseph Léman , l’homme de la maison pour lequel mon frère a le plus de confiance, et qu’il emploie le plus volontiers. Je ne trouve pas ce procédé honorable dans M Lovelace. A-t-il pris cet infame usage de corrompre les domestiques d’autrui, dans les cours étrangères, où il a résidé assez long-temps ? Il m’est venu quelques soupçons sur ce Léman, dans les visites que je rends à ma volière. Ses respects affectés me l’ont fait prendre pour un espion de mon frère ; et, quoiqu’il parût chercher à me plaire en s’éloignant du jardin et de ma basse-cour lorsqu’il me voyait paraître, je m’étonnais que ses rapports n’eussent pas fait diminuer quelque chose de ma liberté. Peut-être cet homme est-il payé des deux côtés, et trahit-il les deux personnes qu’il feint de servir de part et d’autre. On n’a pas besoin de ces méthodes obliques avec de bonnes intentions. Une ame honnête s’indigne également contre le traître et contre ceux qui l’emploient. Il revient à ses instances, pour obtenir une entrevue. " après la défense, dit-il, que je lui ai faite de reparoître au bûcher, il n’ose désobéir à mes ordres ; mais il peut m’apporter des raisons si fortes pour lui permettre de rendre une visite à mon père et à mes oncles, qu’il espère que je les approuverai. Par exemple, ajoute-t-il, il ne doute pas que je ne sois aussi fâchée que lui, de le voir réduit à des pratiques clandestines, qui conviennent mal à un homme de sa naissance et de sa fortune. Mais, si je consens qu’il se présente d’un air ferme et civil, il me promet que rien ne sera capable d’altérer sa modération. Son oncle l’accompagnera, si je le juge à propos ; ou sa tante Lawrance fera la première visite à ma mère, ou à Madame Hervey, ou même à mes deux oncles ; et les conditions qui seront offertes auront quelque poids sur ma famille. " il me demande en grâce de ne pas lui refuser la permission de voir M Solmes. Son intention n’est pas de lui nuire ni de l’effrayer, mais simplement de lui représenter, d’un ton calme et par de bonnes raisons, les fâcheux effets d’une persévérance inutile. Il renouvelle d’ailleurs la résolution d’attendre mon choix et le retour de M Morden, pour me demander le prix de sa patience. " il est impossible, dit-il, qu’une, au moins, de ces méthodes, n’ait pas quelques succès. Il observe que la présence des personnes même pour lesquelles on est mal disposé, adoucit les ressentimens, qui s’aigrissent au contraire par l’absence. " là-dessus, il recommence ses importunités pour m’engager à l’entrevue qu’il désire. " ses affaires l’appellent nécessairement à Londres ; mais il ne peut quitter l’incommode logement où il se tient caché dans un déguisement indigne de lui, sans être absolument certain que je ne me laisserai point abattre par la force ou par d’autres voies, et que je suis délivrée des insultes de mon frère. L’honneur ne lui en fait pas une loi moins indispensable que l’amour, lorsqu’on publie dans le monde que c’est pour lui que je suis si maltraitée. Mais une réflexion, dit-il, qu’il ne peut s’empêcher de faire, c’est que mes parens n’auraient aucune raison de m’ ôter la liberté par rapport à lui, s’ils savaient comment je le traite lui-même, et à quelle distance je le tiens de moi. Une autre réflexion encore, c’est que, par cette conduite, ils paroissent persuadés qu’il a droit à d’autres traitemens, et qu’ils le croient assez heureux pour les recevoir ; tandis qu’au fond, j’en use avec lui comme ils le doivent souhaiter dans le mouvement de leur haine, à l’exception de la correspondance dont je l’honore, et qui lui est si précieuse, qu’elle lui a fait supporter avec joie mille sortes d’indignités. " il renouvelle ses promesses de réformation. Il sent, dit-il, qu’il a déjà fait une longue et dangereuse course, et qu’il est temps de revenir aux bornes dont il s’est écarté. C’est par la seule conviction, s’il faut l’en croire, qu’un homme qui a mené une vie trop libre est ramené à la sagesse, avant que l’ âge ou les infirmités viennent l’éclairer sur son devoir. " tous les esprits généreux, ajoute-t-il, ont de l’aversion pour la contrainte. Il s’arrête sur cette observation, en regrettant de devoir vraisemblablement toutes ses espérances à cette contrainte ; à cette contrainte, qu’il appelle peu judicieuse , et nullement à mon estime. Cependant il se flatte que je lui fais quelque mérite de son aveugle soumission pour toutes mes volontés ; de sa patience à souffrir les outrages continuels de mon frère, qui s’attaquent à sa famille comme à lui ; de ses veilles, et des dangers auxquels il s’expose, sans égard pour les rigueurs de la saison : circonstance qu’il ne relève qu’à l’occasion du désordre de sa santé, sans quoi, il ne rabaisserait pas la noblesse de sa passion par un vil retour d’attention sur lui-même. " je ne puis dissimuler, ma chère, que ses incommodités m’affligent. Ici, je crains de vous demander ce que vous auriez fait dans la situation où je suis. Mais ce que j’ai fait est fait. En un mot, j’ai écrit. J’ai écrit, ma chère, que je consentais, s’il était possible, à le voir demain au soir, entre neuf et dix heures, près de la grande cascade, au fond du jardin, et que j’aurais soin de tirer le verrou, afin qu’il pût ouvrir la porte avec sa clef ; mais que, si l’entrevue me paroissait trop difficile, ou si je changeais de pensée, je lui en donnerais avis par un autre billet, qu’il devait attendre jusqu’à l’entrée de la nuit. Mardi à 11 heures. J’arrive du bûcher, où je viens de porter mon billet. Quelle diligence que la sienne ! Il l’attendait sans doute ; car à peine avois-je fait quelque pas pour revenir, que mon cœur me reprochant je ne sais quoi, je suis retournée pour le reprendre, dans la vue de le relire et de considérer encore si je devais le laisser partir. J’ai été surprise de ne le plus trouver. Suivant toute apparence, il n’y avait qu’un mur de peu d’épaisseur entre M Lovelace et moi, lorsque j’ai placé mon billet sous la brique. Je suis revenue très-mécontente de moi-même. Cependant, il me semble, ma chère, que je ne ferai pas mal de le voir. Si je m’obstine à le refuser, il est capable de prendre quelque mesure violente. La connaissance qu’il a du traitement que je reçois à son occasion, et par lequel on ne se propose que de lui arracher toutes ses espérances, peut le pousser au désespoir. Sa conduite, dans une occasion où il m’avait surprise avec l’avantage de l’heure et du lieu, ne me laisse à craindre que d’être aperçue du côté du château. Ce qu’il demande n’est pas contraire à la raison, et ne peut nuire à la liberté de mon choix. Il n’est question que de l’assurer, de ma propre bouche, que je ne serai jamais la femme d’un homme que je hais. Si je ne suis pas sûre de pouvoir descendre au jardin sans être aperçue, il faut qu’il s’attende à se trouver seul au rendez-vous. Toutes ses peines et les miennes n’ont pas d’autre source que ses propres fautes. Cette pensée, quelque éloignée que je sois de la tyrannie et de l’arrogance, diminue beaucoup à mes yeux le prix de ce qu’il souffre ; d’autant plus que mes souffrances, qui viennent de la même cause, surpassent assurément les siennes. Betty me confirme que c’est jeudi qu’il faut partir. Elle a reçu ordre de faire ses préparatifs et de m’aider pour les miens.