Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 74

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 293-297).


Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

mardi matin, à six heures. Le jour est venu. Que n’est-il heureusement fini ? J’ai passé une fort mauvaise nuit. à peine ai-je fermé l’œil un moment, sans cesse occupée de l’entrevue qui s’approche. La distance du tems, à laquelle on a bien voulu consentir, donne à l’assemblée un air solemnel, qui augmente mes alarmes. Comptez qu’un esprit capable de réflexion n’est pas toujours un avantage digne d’envie ; à moins qu’il ne soit accompagné d’une heureuse vivacité telle que la vôtre, qui fait jouir du présent, sans s’inquiéter trop de l’avenir. Mardi à 11 heures. J’ai reçu une visite de ma tante Hervey. Betty, avec son air mystérieux, m’avait dit que j’aurais, à l’heure du déjeûner, une dame que j’attendais peu, en me donnant lieu de croire que ce serait ma mère. Cet avis m’avait tellement émue, qu’un quart-d’heure après, lorsque j’ai entendu les pas d’une femme, que j’ai prise effectivement pour elle, ne pouvant expliquer les motifs de sa visite après une si longue séparation, j’ai laissé voir à ma tante toutes les marques d’un extrême désordre. Quoi, miss, m’a-t-elle dit en entrant, vous paroissez surprise ? En vérité, pour une fille d’esprit, vous vous faites d’étranges idées de rien : et me prenant la main : de quoi vous alarmez-vous ? De bonne foi, ma chère, vous tremblez. Savez-vous que vous ne serez plus propre à voir personne ? Rassurez-vous, chère Clary, en baisant mes joues. Prenez courage. Ces émotions frivoles, à l’approche de l’entrevue, vous feront juger de vos autres aversions, lorsqu’elle sera finie ; et vous rirez vous-même d’avoir pu concevoir des craintes si chimériques. Je lui ai répondu que tout ce qu’on s’imagine fortement, produit dans le temps plus d’effet qu’une simple imagination, quoique les autres puissent n’en pas juger de même : que je n’avais pas pris une heure de sommeil pendant toute la nuit : que l’impertinente à laquelle on m’avait soumise, était venue augmenter mon inquiétude, en me faisant entendre que je devais recevoir la visite de ma mère ; et qu’à ce compte je serais très-peu propre à voir ceux dont la vue ne pouvait m’être agréable. C’étoient là, m’a-t-elle dit, des mouvemens naturels qu’on ne pouvait empêcher. Elle supposait que cette dernière nuit n’avait pas été plus tranquille pour M Solmes que pour moi. à qui donc, madame, une entrevue si pénible des deux côtés doit-elle faire plaisir ? à tous deux, ma chère, comme tous vos amis osent l’espérer, lorsque ces premières agitations seront appaisées. C’est après les commencemens les plus redoutés que j’ai vu souvent naître les plus heureuses conclusions ; et je n’en prévais qu’une, qui sera la satisfaction des deux partis : celle-là, ma nièce, sera la dernière. Là-dessus, elle m’a représenté combien il serait malheureux pour moi de ne me pas laisser persuader par tous mes proches. Elle m’a exhortée à recevoir M Solmes avec la décence qui convenait à mon éducation. La crainte qu’il a de me voir, ne vient, m’a-t-elle dit, que de son respect et de son amour. C’est la meilleure preuve d’une véritable tendresse ; plus sûre du moins que l’ostentation et les bravades d’un amant qui n’a point d’autre titre que son arrogance. J’ai répondu à cette observation, que le naturel demandait particuliérement d’être considéré ; qu’un caractère noble agissait noblement, et ne faisait rien avec bassesse : qu’une ame basse était rampante, lorsqu’elle se proposait quelque avantage ; et d’une fierté insolente, lorsqu’elle avait le pouvoir en main, ou qu’elle n’était pas menée par quelque espérance. J’ai ajouté que ce n’était plus un point à traiter avec moi ; qu’il ne manquait rien aux explications que j’avais eues sur cette matière ; que l’entrevue était une loi dure, qui m’avait été imposée à la vérité par ceux qui étoient en droit d’exiger cette preuve de ma soumission, mais que je n’avais acceptée qu’avec une extrême répugnance, pour faire connaître combien j’étais éloignée de l’esprit de révolte, et que l’antipathie seule avait présidé à toutes mes résolutions : ce qui ne m’en faisait attendre que de nouveaux prétextes pour me traiter encore avec plus de rigueur. Elle m’a reproché une injuste prévention. Elle s’est étendue sur les devoirs d’une fille. Elle m’a fait la grâce de m’attribuer un grand nombre de bonnes qualités, mais auxquelles il manquait celle d’être plus docile, pour couronner toutes les autres. Elle a insisté sur le mérite de l’obéissance, indépendamment de mon goût et de mes propres désirs. à l’occasion de quelques mots par lesquels je lui faisais entendre que tout ce qui s’était passé entre M Solmes et moi n’avait fait qu’augmenter mon aversion, elle n’a pas fait difficulté de me dire, qu’il est d’un naturel facile et disposé à pardonner ; que rien n’approche du respect qu’il a pour moi ; et je ne sais combien d’autres propos de cette nature. De toute ma vie je ne me suis trouvée dans un si noir accès de chagrin. J’en ai fait l’aveu à ma tante, et je lui en ai demandé pardon. Elle m’a répondu que j’excellais donc à le déguiser ; qu’elle ne remarquait en moi que les petits embarras des jeunes personnes, lorsqu’elles voient pour la première fois leurs admirateurs ; nom que celui-ci méritait assez, puisque c’était la première fois, en effet, que j’avais consenti à le voir sous ce titre… mais aussi, que la seconde… quoi, madame ! Ai-je interrompu ; se serait-on figuré que je consente à le voir sur ce pied ? Assurément, Clary. Si vous en êtes si sûre, madame, ne soyez pas surprise que je révoque mon consentement. Je ne veux ni ne puis le voir, s’il s’attend d’être reçu à ce titre. Délicatesse, embarras ; pure délicatesse, ma chère nièce. Avez-vous pu croire qu’une entrevue accordée solemnellement, le jour, le lieu et l’heure réglés, fussent expliqués comme une simple cérémonie, à laquelle il n’y eût point de sens attaché. Je vous déclare, ma chère, que votre père, votre mère, vos oncles et tout le monde, regardent cet engagement comme le premier acte de votre soumission à leurs volontés. Ainsi, gardez-vous de reculer, je vous en conjure ; et faites-vous un mérite de ce que vous ne pouvez plus empêcher. L’horrible monstre !… mille pardons, madame… moi ! Paroître avec un homme de cette espèce, dans la supposition que j’approuve ses vues ; et lui, se présenter à moi dans cette attente ! Mais il est impossible qu’il s’y attende, quelque opinion qu’en aient les autres. La crainte qu’il a de me voir, montre seule combien il est éloigné de s’y attendre. Si ses espérances étoient si hardies, madame, il ne serait pas aussi tremblant que vous le dites. Il espère assurément ; et ses espérances sont fort bien fondées ; mais je vous ai déjà dit que c’est son respect qui lui inspire des craintes. Son respect ! Dites son indignité. Il serait bien étrange qu’il ne se rendît pas la justice que tout le monde lui rend. De là viennent les conditions de son traité. C’est une compensation qu’il offre pour une indignité reconnue. Vous allez trop vîte, ma chère nièce. Ne craignez-vous pas que ce ne soit pousser bien loin l’idée que vous avez de vous-même ? Nous en attachons une très-grande à votre mérite : cependant, vous ne feriez pas mal d’être un peu moins parfaite à vos propres yeux, quand vous le seriez encore plus, au fond, que vos amis ne se le persuadent. Je suis fâchée, madame, qu’on puisse me soupçonner de présomption, lorsque je ne me suppose pas indigne d’un autre mari que M Solmes. J’entends du côté de l’ame et de la personne ; car, pour la fortune, grâces au ciel, je méprise tout ce qu’on peut tirer en sa faveur d’une si misérable source. Elle m’a dit que les discours ne menaient à rien, et que je n’ignorais pas ce que tout le monde attendait de moi. Je l’ignore, en vérité, lui ai-je répondu : et je ne me persuaderai jamais qu’on ait pu fonder une si étrange attente sur un consentement par lequel j’ai voulu seulement montrer combien j’étais disposée à me soumettre dans tous les points dont l’exécution ne me sera pas impossible. Il m’était aisé, m’a-t-elle dit, de juger quelles étoient les espérances de tout le monde, par les amitiés que j’avais reçues dimanche dernier de mon frère et de ma sœur, et par la tendre visite de mon oncle, quoiqu’à la vérité je ne l’eusse pas reçue avec la reconnaissance que j’avais toujours eue pour son affection ; mais il avait eu la bonté d’attribuer ma froideur au chagrin de ma situation, et au dessein de revenir par degrés, pour n’avoir pas trop à rougir de mes anciennes résistances. Voyez-vous à présent, ma chère amie, toute la bassesse de leurs artifices, dans les ménagemens qui me surprenaient dimanche dernier ? Voyez-vous la raison qui fit permettre au docteur Lewin de me rendre une visite ; mais qui lui fit défendre de toucher le sujet dont je m’imaginais qu’il était venu m’entretenir ? On lui aura fait croire apparemment que la discussion était inutile sur un point qu’on supposait accordé. Voyez aussi sous quels traits mon frère et ma sœur doivent avoir représenté leurs prétendues amitiés, dont ils jugent que l’apparence du moins est nécessaire à leurs vues ; tandis que, sans chercher à les trouver plus mal disposés qu’ils ne sont, je découvris, dans leurs yeux et dans leurs manières, moins d’affection pour moi que de haine. Aussi n’ai-je pu entendre le discours de ma tante sans lever au ciel les yeux et les mains. Je ne sais, lui ai-je dit, quel nom je dois donner à ce traitement, ni quelle fin l’on peut se proposer par des moyens si bas. Mais je n’ignore pas à qui je dois les attribuer. Celui qui peut avoir engagé mon oncle Harlove à jouer un tel rôle dans son injuste entreprise, et se procurer l’approbation de tous mes autres amis, doit avoir assez d’ascendant sur eux pour les porter à toutes sortes de rigueurs contre moi. Ma tante est revenue à me dire, qu’après avoir fait concevoir une juste attente, les propos, les plaintes, les invectives n’étoient plus de saison ; et qu’elle pouvait m’assurer que, si je reculais, mes affaires deviendraient pires que si je ne m’étais jamais avancée. Avancée ! Madame. Quelqu’un au monde peut-il dire que je me sois avancée ? C’est une basse et indigne ruse, qu’on emploie pour me surprendre. Pardon, ma très-chère tante ; je ne vous accuse pas d’y avoir eu part. Mais, dites moi seulement, ma mère ne sera-t-elle pas présente à cette redoutable entrevue ? Ne me fera-t-elle pas cette grace ?… ne fût-ce que pour vérifier… vérifier ! Ma chère. Votre mère et votre oncle Harlove ne voudraient pas, pour tout au monde, se trouver présens dans cette occasion. Eh ! Comment, madame, peuvent-ils donc regarder mon consentement à cette entrevue comme une avance ? Ma tante m’a paru embarrassée de cette réponse. Miss Clary, m’a-t-elle dit, il est difficile de traiter avec vous. Il serait heureux pour vous et pour tout le monde, que vous eussiez autant d’obéissance que d’esprit. Je vous quitte. Je me flatte, madame, que c’est sans colère. Ma seule intention était d’observer que, de quelque manière que l’entrevue réussisse, personne ne peut être trompé dans son attente. ô miss ! Vous me paroissez une jeune personne extrêmement déterminée… M Solmes sera ici à l’heure que vous avez marquée ; et souvenez-vous encore une fois, que de l’après-midi où nous touchons, dépend le repos de votre famille, et votre propre bonheur. Là-dessus, elle m’a quittée. Je m’arrête ici, sans pouvoir pénétrer quand il me sera permis de reprendre la plume, ni ce que j’aurai à vous communiquer dans ma première lettre. Mon agitation est extrême. Nulle réponse du côté de votre mère. Que je commence à douter de ses dispositions ! Adieu, ma meilleure, ma seule amie. Clarisse Harlove.