Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 76

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 319-324).


Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

mercredi, 5 d’avril, à onze heures. Je suis réduite à dérober quelques momens pour vous écrire, et à faire usage de mes provisions secrètes. On n’a pas manqué d’enlever tout ce qu’on a pu trouver de plumes et de papier dans mon appartement. C’est un récit auquel je reviendrai bientôt. Il n’y a pas plus d’une heure que j’ai porté ma longue lettre au dépôt. J’y ai mis en même tems un billet pour M Lovelace, où, dans la crainte que son impatience ne le porte à quelque témérité, je lui apprends, en quatre lignes, " que l’entrevue est passée, et que je commence à me flatter que la fermeté de mon refus fera perdre courage à M Solmes et à ses protecteurs ". Quoique l’excès de mes fatigues, et la nuit que j’ai passée presque entière à vous écrire, m’aient fait demeurer si long-temps au lit, que je n’ai pu faire partir plutôt ma lettre, j’espère que vous la recevrez assez tôt pour trouver le temps de me répondre ce soir, ou demain de grand matin. Ma plus vive impatience à présent, c’est de savoir si je puis compter ou non sur l’indulgence de votre mère. Vous en sentirez l’importance, si vous considérez qu’ils sont résolus de m’enlever samedi, au plus tard, pour la maison de mon oncle, et peut-être dès demain. Avant que de passer à la nouvelle violence qui m’a fait perdre mon papier et mes plumes, il faut vous informer, en peu de mots, de quelques circonstances qui l’ont précédée. Ma tante, qui semble n’avoir plus d’autre maison que la nôtre, aussi bien que M Solmes et mes deux oncles, est montée chez moi au moment de mon réveil. Elle m’a dit que je ne devais pas faire difficulté d’entendre ce que M Solmes raconte de M Lovelace, ne fût-ce que pour m’éclaircir de plusieurs choses qui me convaincraient de la bassesse de son caractère, et qu’il ne peut jamais faire qu’un mauvais mari : que je serais libre de les expliquer à mon gré, et de les prendre, si je voulais, au désavantage de Solmes ; mais que j’étais d’autant plus intéressée à ne le pas ignorer, qu’il y en avait quelques-unes qui me regardaient personnellement. Je lui ai répondu, que ma curiosité n’était pas fort vive, parce que j’étais sûre qu’elles ne pouvaient être à mon désavantage, et que M Lovelace n’avait aucune raison de m’attribuer l’empressement dont quelques-uns de mes amis avoient eu l’injustice de m’accuser. Il se donnait, m’a-t-elle dit, de grands airs sur l’éclat de sa naissance, et il parlait de notre famille avec mépris, comme s’il croyait se rabaisser par une alliance avec nous. Je suis convenue que, si ce reproche avait quelque fondement, c’était un indigne homme de parler mal d’une famille qui, à l’exception de la pairie, n’était pas inférieure à la sienne. J’ai ajouté que cette dignité même me paroissait jeter moins d’honneur que de honte sur ceux qui n’ont point assez de mérite pour lui prêter autant d’ornement qu’ils en reçoivent d’elle ; qu’à la vérité, l’absurde orgueil de mon frère, qui lui faisait déclarer de toutes parts qu’il ne s’allierait jamais qu’à la haute noblesse, avait pu faire naître des doutes injurieux pour la nôtre : mais que, si j’étais bien sûre que, par une autre sorte d’orgueil, où je ne trouverais que de la bassesse, M Lovelace fût capable de prendre droit d’un avantage accidentel pour nous insulter ou pour s’estimer trop, je le croirais aussi méprisable du côté du jugement, qu’il pouvait l’être par ses mœurs. Elle a pris plaisir à me répéter qu’il s’était donné souvent ces outrageantes libertés, avec l’offre de m’en fournir des preuves qui me surprendroient. J’ai répondu que, quelque certitude qu’elle trouvât dans les preuves, haï comme il l’était de toute notre famille, qui s’emportait ouvertement contre lui dans toutes sortes de lieux, les principes de la justice commune semblaient demander qu’on approfondît à quelle occasion il s’était rendu coupable du crime qu’on lui reprochait, et si les invectives de quelques-uns de mes amis, trop enflés de leurs richesses, qui leur faisaient peut-être mépriser tous les autres avantages, et nuire à leurs propres prétentions de noblesse, pour décrier la sienne, ne l’avoient pas excité à parler d’eux avec le même mépris. En un mot, ai-je conclu, pouvez-vous dire, madame, que la haine ne soit pas aussi envenimée de notre côté que du sien ? Parle-t-il de nous avec moins de ménagement que nous ne parlons de lui ? Et quant à l’objection si souvent répétée, qu’il serait un mauvais mari, croyez-vous qu’il puisse jamais traiter une femme plus mal que je l’ai été, sur-tout par mon frère et par ma sœur ? Ah ! Ma nièce, ah ! Chère Clary, que ce méchant homme a jeté de fortes racines dans votre cœur ! Peut-être vous trompez-vous, madame. Mais en vérité, les pères et les mères qui veulent faire entrer une fille dans leurs idées sur des points de cette nature, devraient se garder soigneusement de hasarder des choses qui puissent lui faire une loi de générosité et d’honneur de prendre parti pour l’homme qu’ils ont en aversion. Cependant, tout examiné, comme j’ai offert de renoncer à lui pour jamais, je ne vois pas d’où vient cette affectation continuelle de me parler de lui, ni pourquoi l’on exigerait que je prêtasse l’oreille aux détails qui le regardent. Mais enfin, ma nièce, vous ne sauriez prétendre qu’il y ait aucun mal à vous laisser raconter par M Solmes ce que M Lovelace a dit de vous. Avec quelque rigueur que vous l’ayez traité, il brûle de vous revoir. Il vous demande en grace de l’entendre sur ce point. Si vous croyez, madame, qu’il soit convenable de l’entendre… oui, chère Clary, a-t-elle interrompu vivement, très-convenable. Ce qu’il dit de moi, madame, vous a-t-il convaincue de la bassesse de M Lovelace ? Oui, ma chère, et que vous êtes obligée de le détester. Eh bien ! Madame, ayez la bonté de me le faire entendre de vous. Il n’est pas besoin que je voie M Solmes, lorsque le récit qu’il veut me faire sera d’un double poids dans votre bouche. Apprenez-moi, madame, ce qu’on a osé dire de moi. Il m’a paru que ma tante était dans le dernier embarras. Cependant, après s’être un peu remise : fort bien, m’a-t-elle dit ; je vois à quel point votre cœur est attaché. J’en suis affligée, miss, car je vous assure qu’on y fera peu d’attention. Vous serez Madame Solmes, et plutôt que vous ne vous y attendez. Si le consentement du cœur et le témoignage de la voix sont nécessaires au mariage, je suis sûre de n’être jamais à M Solmes : et de quels excès mes parens ne seront-ils pas responsables, s’ils emploient la force pour mettre ma main dans la sienne, et pour l’y tenir jusqu’à la fin de la cérémonie ; pendant qu’évanouie d’horreur, je serai peut-être hors d’état de le sentir. Quelle peinture romanesque me faites-vous d’un mariage forcé ? D’autres vous répondraient, ma nièce, que c’est celle de votre propre obstination. C’est à quoi je m’attendrais de la part de mon frère et de ma sœur : mais vous, madame, je suis sûre que vous mettez de la distinction entre l’opiniâtreté et l’antipathie. L’antipathie supposée, ma chère, peut avoir sa source dans une opiniâtreté réelle. Je connais mon cœur, madame, et je souhaiterais que vous le connussiez de même. Mais voyez du moins encore une fois M Solmes. On vous en saura gré, et vous ferez plus que vous ne vous imaginez pour vous. Pourquoi le voir, madame ? Prend-il plaisir à s’entendre déclarer l’aversion que j’ai pour lui ? Se propose-t-il de redoubler l’animosité de mes amis contre moi ? ô ruse, ô cruelle ambition de mon frère ! Ma tante m’a jeté un regard de pitié, comme pour entrer dans le sens de mon exclamation. Cependant elle m’a répondu que mon imagination créait des monstres ; que je supposais de l’animosité, du redoublement… leur animosité redoublera, madame, s’ils s’offensent de me voir déclarer à M Solmes que je le déteste pour mari. M Solmes, m’a-t-elle dit, mérite en vérité de la compassion. Il vous adore. Il est dans une mortelle impatience de vous revoir. Il ne vous trouve que plus charmante, depuis la manière cruelle dont vous l’avez traité. Il ne parle de vous qu’avec transport. Difforme créature ! Ai-je pensé en moi-même. Lui ! Des transports ? Quelle doit être la cruauté de son cœur, ai-je repris, pour se faire un spectacle de tant de disgrâces, auxquelles il contribue volontairement ! Mais je vois, je vois, madame, que je suis considérée ici comme un oiseau en cage , qu’on pique et qu’on irrite, pour en faire le jouet de mon frère, de ma sœur et de M Solmes. Ils trouvent dans mes peines le sujet d’une joie cruelle. Moi ! Madame, que je voie cet homme-là ? Un homme incapable de pitié ? Je ne le verrai pas, si je puis éviter de le voir. Non, non, je ne le verrai pas. Quel sens votre vivacité vous fait donner à l’admiration dont M Solmes est rempli pour vous ! Tous vos emportemens d’hier, tous vos mépris, n’empêchent pas qu’il ne vous trouve adorable, jusques dans vos rigueurs. Je vous réponds qu’il n’est pas aussi peu généreux, aussi insensible que vous le croyez. Allons, ma chère nièce ; votre père et votre mère s’y attendent ; il faut consentir à le voir encore une fois ; il faut entendre ce qu’il doit vous dire. Comment pourrais-je y consentir, lorsque vous-même, madame, à l’exemple de tous les autres, vous avez expliqué l’entrevue d’hier comme un encouragement pour ses prétentions ; lorsque j’ai déclaré solennellement que, si je consentais à la recevoir, elle pouvait être expliquée dans ce sens ; et lorsque je suis déterminée au contraire à ne le jamais souffrir ? Vous auriez pu, miss, vous dispenser de faire tomber vos réflexions sur moi. Je vois que, d’un côté comme de l’autre, je n’ai pas beaucoup de remerciemens à prétendre. Elle est sortie en courant. Je l’ai rappelée, je l’ai suivie jusqu’à l’escalier ; elle a refusé de m’entendre. Le mouvement précipité qu’elle a fait pour sortir a donné occasion à celui de quelque vil espion qui nous écoutait, et dont j’ai entendu le bruit lorsqu’il s’est retiré. à peine étois-je un peu remise de cette attaque, que l’illustre Betty est entrée : miss, on attend l’honneur de votre compagnie dans votre parloir. Eh qui, Betty ? Que sais-je, miss ? C’est peut-être votre sœur, peut-être votre frère. Je suis sûre qu’ils ne monteront point ici pour vous voir. M Solmes est-il parti ? Je le crois, miss. Voudriez-vous qu’on le fît rappeler ? M’a demandé l’insolente créature. Je suis descendue : et qui pouvais-je trouver dans mon parloir, si ce n’était mon frère et M Solmes, qui s’était caché derrière la porte pour n’être pas vu ; tandis que mon frère m’a conduite par la main jusqu’à la première chaise ? J’ai frémi, comme à la vue d’un spectre. Il est question de vous asseoir, Clary. Et de quoi encore, mon frère ? De quoi, ma sœur ? Il faut vous défaire, s’il vous plaît, de cet air méprisant ; et prendre la peine d’écouter ce que M Solmes va vous dire. Appelée encore pour leur servir de jouet ! Ai-je pensé en moi-même. Mademoiselle, s’est hâté de dire M Solmes, comme s’il eût craint de n’avoir pas le temps de parler, M Lovelace fait profession d’une haine ouverte pour le mariage, et son dessein est de vous perdre d’honneur, si jamais… lâche délateur ! Ai-je interrompu d’un ton fort vif, arrachant ma main de celles de mon frère, qui la tirait insolemment pour la lui offrir ; c’est vous-même qui êtes l’ennemi de mon honneur, si c’est déshonorer une ame libre que de vouloir la forcer. La violente créature, s’est écrié mon frère. Mais vous n’êtes point encore partie, miss, (en résistant aux efforts que je faisais pour me dégager). Que prétendez-vous donc, monsieur, par cette affreuse violence ? Vous retenir ici, miss : et, me voyant prête à lui échapper, il a passé ses bras autour de moi. Faites donc retirer M Solmes. Pourquoi me traiter si cruellement ? Qu’il ne soit pas témoin, pour votre propre honneur, de la barbarie d’un frère pour une sœur qui n’a pas mérité cet indigne traitement. J’ai continué de me débattre avec tant d’ardeur, qu’étant forcé de me laisser libre, il m’a traitée de furie . Voyez, a-t-il dit à M Solmes, quelle force l’opiniâtreté donne à une femme : je n’ai pu la retenir. J’avais déjà volé vers la porte, qui était demeurée ouverte ; et remontant à ma chambre avec la même légèreté, je m’y suis enfermée sous la clé, tremblante en vérité, et toute hors d’haleine. Un quart-d’heure après, Betty est venue frapper brusquement, en me priant à haute voix d’ouvrir, et d’un ton qui m’a causé autant d’effroi qu’elle paroissait en avoir elle-même. J’ai ouvert. Miséricorde ! M’a-t-elle dit. On n’a jamais vu de pareil tumulte, (marchant de côté et d’autre, et s’éventant avec son mouchoir) : des maîtres et des maîtresses en fureur ; d’autres obstinés ! Un pauvre amant qui se désespère ! Des oncles enragés ! Un… ô dieu ! Dieu ! Quelle sera la fin de cette confusion ? Et pourquoi, s’il vous plaît, tant de trouble ? Parce qu’une jeune demoiselle peut être heureuse, et ne le veut pas ; parce qu’une jeune demoiselle veut un mari, et n’en veut pas. Quel désordre dans une maison où l’on était accoutumé à vivre si tranquille ! Elle a fait durer quelque temps cette scène, sans cesser de parler à elle-même ; tandis que, prenant patience sur ma chaise, et bien persuadée que sa commission ne me serait pas agréable, j’ai attendu la fin de ce beau soliloque. Elle s’est tournée vers moi : je dois faire ce qu’on m’ordonne, m’a-t-elle dit, et ce n’est pas ma faute. Votre colère, miss, ne doit pas tomber sur moi. Mais il faut que j’emporte à ce moment vos plumes et votre encre. Par l’ordre de qui ? De votre père et de votre mère. Qui m’assurera que cet ordre vient d’eux ? Elle allait passer dans mon cabinet. Je l’ai prévenue. Touchez à quelque chose ici, si vous l’osez. Miss Dolly est entrée à l’instant. Hélas ! Oui, chère miss, m’a dit cette tendre amie, les larmes aux yeux ; il faut remettre votre plume et votre encre à Betty ou à moi. Le faut-il, chère cousine ? Je vais donc vous les donner ; mais ce ne sera point à cette effrontée. J’ai remis mon écritoire entre ses mains. Je suis au désespoir, m’a dit la triste miss, de ne vous apporter que des ordres fâcheux : mais votre père ne veut plus vous souffrir dans cette maison. Il a juré que demain, ou samedi au plus tard, vous serez menée chez mon oncle Antonin. On ne vous enlève vos plumes et votre encre que pour vous ôter le moyen d’en avertir personne. Elle m’a quittée d’un air plus triste encore que son discours, chargée de mon écritoire garnie, et d’un paquet de plumes qu’on avait observé dans la recherche d’hier, et qu’elle avait reçu ordre de me demander particuliérement. C’est un bonheur que, n’ayant point eu besoin d’en prendre depuis, parce que j’en ai caché une douzaine d’autres en différens endroits, le paquet se soit trouvé entier ; car je ne doute pas qu’ils n’eussent pris soin de les compter. Betty est demeurée près de moi, pour me raconter que ma mère est à présent aussi animée contre moi qu’aucun autre ; que mon sort est décidé ; que la violence de ma conduite ne m’a laissé aucun défenseur ; que M Solmes se mord les lèvres, murmure, et paraît, dit-elle, rouler plus d’idées dans sa tête qu’il ne lui échappe de paroles. Elle prétend néanmoins que ce cruel persécuteur a pris plaisir à me voir, quoique sûr du tourment qu’il me cause, et qu’il demande à me voir encore. Ne faut-il pas, ma chère, que cet homme soit un vrai sauvage ? Elle dit que mon oncle Harlove a déclaré qu’il m’abandonnait : qu’il prend pitié de M Solmes ; mais qu’il lui recommande néanmoins de ne pas se ressentir un jour de mon mépris : que mon oncle Antonin est d’avis, au contraire, que je dois en porter la peine : que, pour elle, qui appartient aussi à la famille, elle ne me cache pas qu’elle serait volontiers de la même opinion. Comme il ne me reste point d’autre voie que la sienne pour être informée de leurs discours et de leurs desseins, j’ai quelquefois une patience que je n’aurais pas dans d’autres tems pour ses effronteries. Dans le fond, il semble que mon frère et ma sœur l’admettent à tous leurs conseils. Miss Hervey est remontée, à ce moment, pour me demander une provision d’encre qu’ils se sont souvenus d’avoir remarquée dans mon cabinet. Je n’ai pas hésité à la donner. Moins ils me soupçonneront de pouvoir écrire, plus j’espère qu’ils auront de penchant à m’accorder quelque délai. Vous voyez, ma chère, quelle est à présent ma situation. Tout mon espoir, toute ma confiance est dans la faveur de votre mère. Si je perds cette ressource, j’ignore ce que je puis devenir : et qui sait, de momens en momens, à quoi votre malheureuse amie doit s’attendre ?