Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 78

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 329-333).


Miss Howe, à Miss Clarisse Harlove.

jeudi matin, 6 d’avril. J’ai reçu vos trois lettres. Je brûlais d’apprendre le succès de l’entrevue, et jamais doute plus intéressant n’a causé de plus vive impatience. Dans la malheureuse situation de ma chère amie, c’est un devoir pour moi d’éclaircir tout ce qui a, de ma part, le moindre air de négligence ou de relâchement. J’avais envoyé Robert, hier de grand matin, dans l’espérance qu’il trouverait quelque chose au dépôt. Il s’arrêta inutilement autour du lieu, jusqu’à dix heures. Ensuite, étant chargé d’une lettre de ma mère, pour M Hunt, auquel il devait la remettre en main propre, avec ordre d’apporter sur le champ la réponse, il ne pût se dispenser d’exécuter sa commission. M Hunt ne rentre jamais chez lui qu’à trois heures, et la distance est considérable du château d’Harlove à sa maison. Robert, avec toute sa diligence, revint si tard qu’il étoit impossible de le renvoyer. Je lui donnai ordre seulement de partir ce matin à la pointe du jour ; et, s’il trouvait quelque lettre, de me l’apporter à toute bride. L’impatience m’a fait passer une fort mauvaise nuit. Je suis demeurée au lit plus long-temps qu’à l’ordinaire ; et je ne faisais qu’en sortir, lorsque Robert m’a remis vos trois lettres. On commençait à m’habiller. J’ai tout interrompu ; et, quoique assez longues, je les ai lues d’un bout à l’autre, en m’arrêtant souvent néanmoins, pour m’emporter à haute voix contre les enragés à qui vous êtes livrée. Que mon cœur les méprise ! Quelle bassesse dans le dessein d’encourager Solmes, par une entrevue pour laquelle ils avoient extorqué votre consentement ! Je suis fâchée, extrêmement fâchée contre votre tante Hervey. Renoncer avec cette mollesse à son propre jugement ! Ne pas rougir même de se rendre l’instrument de la malignité des autres ! Mais voilà le monde. Je les reconnais si bien ! Je ne reconnais pas moins ma mère. Après sa fille, il n’y a personne qui ait plus de part que vous à son estime : cependant tout se réduit à dire : Nancy, n’avons-nous pas assez de nos propres affaires ? Pourquoi nous mêler de celles d’autrui ? D’autrui ! Que ce mot est odieux pour moi, lorsqu’il est question de l’amitié, et d’accorder une protection qui peut être si importante pour une amie, sans qu’il y ait rien d’essentiel à redouter pour soi-même ! Je suis charmée néanmoins de votre courage. Je n’en attendais pas tant de vous ; ni eux, j’en suis sûre : et peut-être n’en auriez-vous pas tant trouvé dans vous-même, si l’avis de Lovelace sur le quartier destiné à la nourrice , n’avait un peu servi à l’exciter. Je ne m’étonne point que le misérable n’en ait que plus d’amour pour vous. Quel honneur d’être le mari d’une telle femme ! Le mariage, après tout, le rendra votre égal. Cet homme-là, comme vous dites, doit être un vrai sauvage. Cependant sa persévérance le rend moins blâmable que ceux de votre famille pour lesquels vous avez le plus de respect. Il est heureux pour moi, comme je l’ai répété souvent, de n’être point exposée à des épreuves de cette nature. Il y aurait long-temps, peut-être, que j’aurais suivi le conseil de votre cousine. Mais c’est une corde que je n’ose toucher. J’aimerai toujours cette excellente fille, pour la tendresse qu’elle vous a marquée. Je ne sais que vous dire de Lovelace, ni que penser de ses promesses et de ses propositions. Il est certain que toute sa famille a pour vous les sentimens d’une haute estime. Les dames jouissent d’une réputation sans tache. Milord M, autant qu’on peut le dire des hommes et des pairs , est un homme d’honneur. à tout autre que vous, je ne ferais pas difficulté de donner des conseils. Mais on a de vous une opinion si relevée ! Votre mérite est d’un éclat si singulier ! Quitter la maison de votre père, et vous jeter sous la protection d’une famille, honorable à la vérité, mais dans laquelle il se trouve un homme dont on peut penser que les qualités extraordinaires, les vues et les déclarations, ont engagé votre plus forte estime ! Il me semble que je vous conseillerais plus volontiers de vous rendre secrétement à Londres, et de ne laisser savoir où vous êtes, ni à lui, ni à d’autres qu’à moi, jusqu’au retour de M Morden. à l’égard d’une nouvelle prison chez votre oncle, il n’y faut pas penser, si vous pouvez vous en garantir. Il ne faut pas mollir non plus en faveur de Solmes ; c’est ce qu’il y a de plus certain : non-seulement parce qu’il en est indigne, mais encore parce que vous avez déclaré si ouvertement votre aversion pour lui, qu’elle fait aujourd’hui l’entretien de tout le monde, comme le goût qu’on vous suppose pour l’autre. Ainsi, votre réputation, et la crainte des malheurs qui peuvent arriver, vous obligent de choisir entre Lovelace et le célibat. Si vous vous déterminez pour Londres, hâtez-vous de me le faire savoir. J’espère que nous aurons le temps de prendre de justes mesures pour votre départ, et pour vous procurer un logement qui vous convienne. Il vous sera aisé, pour gagner du tems, de pallier un peu, et d’entrer dans quelque espèce de composition, si vous ne trouvez pas d’autre voie. Poussée comme vous l’êtes, il serait bien étrange que vous ne fussiez pas obligée de rabattre un peu de vos admirables délicatesses. Vous n’aurez que trop reconnu par tout ce que je viens d’écrire, que j’ai mal réussi auprès de ma mère. J’en suis confuse, j’en suis extrêmement mortifiée, et je vous avoue que rien n’est si contraire à mon attente. Nous avons eu là-dessus des discussions fort vives. Mais outre le misérable argument, de ne pas s’embarrasser des affaires d’autrui, elle prétend que votre devoir est d’obéir. " telle a toujours été son opinion, dit-elle, sur le devoir des filles : elle s’est gouvernée elle-même par cette règle ; mon père fut d’abord le choix de sa famille plus que le sien. " voilà ce qu’elle fait valoir sans cesse, en faveur de son Hickman, comme dans le cas de Solmes. Je ne dois pas douter, puisque ma mère le dit, que sa conduite n’ait été gouvernée par ce principe. Mais j’ai une raison de plus pour le croire ; et vous la saurez, quoiqu’il ne me convienne pas trop de vous l’apprendre : c’est que ce mariage, auquel je dois néanmoins l’existence, n’a pas été aussi heureux qu’on peut l’espérer, lorsqu’en se mariant, on se préfère, de part et d’autre, à tout le reste du monde. Je connais quelqu’un qui ne se trouvera pas mieux, je vous assure de cette double politique de ma mère. Puisqu’elle se croit obligée de lui rapporter si soigneusement toutes ses vues, il est juste qu’il souffre de la mortification que j’ai reçue dans un point que j’avais si fort à cœur. Examinez, ma chère, en quoi votre fidèle amie peut vous servir. Si vous y consentez, je proteste que je suis prête à partir secrétement avec vous. Nous aurons le plaisir de vivre et de mourir ensemble. Pensez-y. Tirez parti de cette ouverture, et donnez-moi vos ordres. On m’interrompt… eh ! Que m’importe le déjeuner, au milieu des chères idées dont je suis remplie ? J’ai toujours entendu dire que, pour vivre caché, Londres est le plus sûr endroit de l’univers. Au reste, il n’est rien sorti de ma plume que je ne sois résolue d’exécuter au premier avis. Les femmes aiment à s’engager quelquefois dans la chevalerie errante, comme elles se font honneur d’y exciter les hommes : mais ici, ce que je propose, n’a rien à quoi l’on puisse donner cette couleur. C’est me mettre en état de faire mon devoir, qui est de servir et de consoler une chère et digne amie, dans des infortunes qu’elle n’a pas méritées. C’est m’ennoblir, si vous me faites cette grâce, en devenant votre compagne dans l’affliction. J’engagerais ma vie, que nous ne serons pas un mois à Londres sans voir tous les obstacles surmontés, avec l’avantage de n’avoir aucune obligation à toute cette race d’hommes. Je répéterai ce que je crois vous avoir dit plus d’une fois : les auteurs de vos persécutions n’auraient jamais eu la hardiesse de former contre vous leurs systêmes intéressés, s’ils ne s’étoient fiés à l’opinion qu’ils ont de votre douceur. à présent qu’ils ont été trop loin, et qu’ils ont engagé la vieille autorité , (vous me gronderez tant qu’il vous plaira), et les uns et les autres sont dans un embarras égal, pour reculer honnêtement. Lorsque vous serez hors de leurs atteintes, et qu’ils apprendront que je suis avec vous, vous verrez avec quelle confusion ils retireront leurs odieuses cornes. Cependant je regrette que vous n’ayez pas écrit à M Morden aussitôt qu’ils ont commencé à vous maltraiter. Avec quelle impatience je vais attendre s’ils entreprendront de vous conduire chez votre oncle ! Je me souviens que l’intendant congédié de Milord M, donnait à Lovelace six ou sept compagnons, aussi méchans que lui-même, dont le canton se réjouissait toujours d’être délivré. On m’assure qu’il a cette honnête bande actuellement autour de lui. Comptez qu’il ne vous laissera pas mener paisiblement chez votre oncle. à qui vous imaginez-vous que vous appartiendrez, s’il a le bonheur de vous enlever à vos tyrans ? Je tremble pour vous, de la seule supposition d’un combat dont je prévais les suites. Il faut songer qu’il croit se devoir une vengeance ; et c’est ce qui redouble mon chagrin de n’avoir pu obtenir de ma mère la protection que je lui ai demandée si instamment pour vous. Je fais réflexion qu’elle ne déjeûnera pas sans moi. Une querelle a quelquefois ses utilités. Cependant trop et trop peu d’affection sont deux excès qui me déplaisent. Nous venons d’avoir un nouveau démêlé. En vérité, ma chère, elle est d’une… d’une… de quoi dirai-je honnêtement ? d’une difficulté extrême à persuader . Vous devez être bien contente d’un terme si doux. Comment se nommait cet ancien grec, de qui l’on disait qu’il gouvernait Athenes, qu’il étoit gouverné par sa femme, et que sa femme l’était par son fils ? Ce n’a pas été la faute de maman (vous savez que c’est à vous que j’écris), si elle ne gouvernait pas mon père. Pour moi, je ne suis qu’une fille : cependant, lorsque je me suis mis dans la tête de l’emporter sur quelque point, je n’aurais pas cru mon pouvoir aussi borné que je viens de l’éprouver. Adieu, ma très-chère amie ! Nous verrons arriver des temps plus heureux. Ils ne sont pas éloignés. Des cordes si tendues ne peuvent se soutenir long-temps au même point. Il faut qu’elles rompent ou qu’elles se relâchent ; dans l’une ou l’autre supposition, la certitude est préférable à l’état opposé. Je n’ajoute qu’un mot. Ma conscience me dit que vous devez choisir entre ces deux alternatives ; ou de consentir à nous rendre toutes deux secrétement à Londres ; et dans ce cas, je me charge de la voiture, et de vous prendre au même lieu que M Lovelace vous propose pour le carrosse de son oncle : ou de vous mettre sous la protection de Milord M et des dames de sa famille. Vous avez, à la vérité, un troisième parti, en vous supposant absolument déterminée contre Solmes ; c’est de joindre Lovelace, et de vous marier sur le champ. Quel que soit votre choix, vous aurez cette excuse aux yeux du public et à vos propres yeux, que, depuis le premier moment des troubles de votre famille, vous vous serez conduite avec uniformité sur le même principe, qui est de choisir le moindre mal, dans l’espérance d’en éviter un plus grand. Adieu ! Que le ciel inspire à ma chère Clarisse ce qui est le plus digne d’elle ! C’est la prière enflammée de sa fidèle, Anne Howe.